Pas content ! - Au comptoir2024-03-29T14:42:49+01:00Gibusurn:md5:d1aadfbb494e48d249c8fbe4fbd6e772DotclearÀ Philippe Aigrainurn:md5:41fe2bfe9335e1e25899c242648bfd8f2021-07-14T10:16:00+02:002021-08-15T22:42:40+02:00gibusAu comptoir<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/.no_software_patent_tshirt_m.jpg" alt="No Software Patent T-Shirt, juil. 2005" style="display:table; margin:0 auto;" title="No Software Patent T-Shirt, juil. 2005" /></p>
<p>Le 6 juillet 2005, Philippe m'a tenu dans ses bras et embrassé sur la joue.</p> <p>Nous étions en pleurs, avec ces larmes de joie impossibles à contenir lorsque la vie fait cadeau d'une victoire à des compagnons de lutte dans un combat de longue haleine.</p>
<p>Ce jour-là, nous étions à Dijon où nous devions chacun donner une conférence aux Rencontres Mondiales du Logiciel Libre. Mais c'est vers Strasbourg que Philippe et moi portions toutes nos pensées. Là-bas, le Parlement européen, dans une décision historique, rejetait la proposition de directive sur les brevets logiciels. Nous avions été parmi les acteurs qui depuis des années œuvraient pour ce rejet.</p>
<p>C'est par ses écrits sur les brevets logiciels que j'ai connu Philippe.</p>
<p>Philippe était informaticien, un de ceux qui savent ce qu'est l'essence de l'informatique, que les machines de Turing, le lambda-calcul de Church ou les fonctions récursives de Kleene, sont des méthodes mathématiques équivalentes pour décrire ce que fait un programme d'ordinateur. Qu'un brevet logiciel en est une autre formulation, sous la forme d'un droit abjecte par nature, puisqu'il vient confisquer une partie de la connaissance qui réside dans ce programme d'ordinateur.</p>
<p>Les écrits de Philippe sur ce sujet ont fait de lui mon mentor. Son amical baiser de Dijon en a fait avant tout un compagnon.</p>
<p>C'est tout naturellement à lui que nous avons fait appel pour élaborer des propositions positives sur le droit d'auteur dans l'aventure de la Quadrature du Net. Il fut de ceux qui sont parvenus à faire inscrire dans la jurisprudence constitutionnelle que l'accès à Internet est dans notre société une composante nécessaire de la liberté d'expression.</p>
<p>Philippe était un homme de l'écrit. Sous toutes ses formes. Son engagement pour la culture de l'écrit, ou sous toutes ses formes, alliait une pratique qui allait de la poésie aux textes politiques en passant par la modélisation de modèles économiques permettant justement de favoriser la diffusion de la culture.</p>
<p>Car Philippe était un homme de liens. Pour lui, c'est à cela que la connaissance et que la culture devaient œuvrer : tisser des liens entre les gens ! Et il y a si bien contribué, que même la mort ne parvient pas à défaire ceux qu'il avait noués tout autour de lui.</p>https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2021/07/14/A-Philippe-Aigrain#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/67De l’intimité, de l’informatique et de la merde à se tromper de conceptsurn:md5:ad09d2ffdc8c13a827c38261fd4a0ead2018-05-22T17:47:00+02:002019-03-15T11:18:58+01:00gibusAu comptoirinformatiqueinformatologieintimiténumériquevie privée<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/.Pavel_Vasi_ek_Sen_o_intimit__s.jpg" alt="Pavel Vašíček, Sen o intimitě, 2017" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" title="Pavel Vašíček, Sen o intimitě, 2017" />« Vie privée », « numérique », ces termes ont envahi peu à peu les discussions dès que l'on évoque quoi que ce soit pour peu que cela touche de près ou de loin à l'utilisation d'Internet. Jusqu’à devenir aujourd'hui incontournables au fur et à mesure que nos pratiques, qu’elles soient sociales, amicales, amoureuses, professionnelles, administratives, économiques, révolutionnaires, etc., s'appuient sur les réseaux informatiques.</p>
<p>Cela fait des mois – qui se sont depuis accumulés en années – que je ressens le besoin d'écrire au sujet de ces deux expressions afin de clarifier le profond malaise qui me submerge dès que je les entends ou les lis. Réticent à donner une simple opinion sans étudier ces sujets en profondeur, afin d'en offrir une critique qui puisse se prétendre radicale, je me suis jusqu'ici retenu de publier le moindre billet – qui n'aurait su être qualifié autrement que « d’humeur ». Je préférais jusqu’à maintenant réagir lapidairement en interpellant les amis fautifs d'employer sans retenue ces vocables. Intuitivement, je ressentais qu’ils étaient trompeurs – défigurant les concepts qu’ils sont censés représenter – et, pour tout dire, réactionnaires et donc contre-productifs dans une optique révolutionnaire. Il aurait fallu bien des lectures et des recherches pour déconstruire, un tant soit peu sérieusement, ce que la « vie privée » et le « numérique » ont de si fallacieux.</p>
<p>L’occasion m’est cependant donnée d’aborder ces deux thèmes – sans toutefois y travailler autant que cela le mériterait – avec la tenue récente d’un <a href="https://hackingwithcare.in/2018/05/atelier-pudeur-et-chiffrement/" hreflang="fr">atelier de sensibilisation à la protection de nos intimités, organiques et numériques</a>. Ma réaction à l’annonce de cet atelier a en effet été emplie d’affects mêlés, tant de satisfaction que de déception. N’ayant pu m’y rendre, je vais essayer ici d'explorer <em>a minima</em> cette réaction affective afin de dégager – à défaut d’une base théorique solide – quelques pistes de réflexion suffisantes à une critique d’une part de la « vie privée » et du « numérique » d'autre part.</p> <h4>L’intimité contre la vie privée</h4>
<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/.francesca_woodman_s.jpg" alt="Francesca Woodman" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="Francesca Woodman" />La première précision que je me dois d’apporter est que je suis moi-même lié aux deux intervenants de cet atelier, Emily et Yoann, que je considère comme des amis que j’apprécie beaucoup. Je n’ai pourtant rencontré la première qu’à une seule occasion, en prélude à un apéro organisé par La Quadrature du Net, où j’ai pu bénéficier de ses massages particulièrement détendants après une période de travail ardue. Mais je garde un souvenir quasi magique de cette expérience d’abandon à la douceur de ses mains et de sa voix. Quant au second, ayant un temps été embauché par La Quadrature, j’ai pu deviser avec lui autour de bières une poignée de fois. Certainement trop peu pour que nous puissions prétendre bien nous connaître, mais suffisamment pour que je sorte à chaque fois de ces discussions avec le sentiment agréable d’avoir échangé avec quelqu’un d’aussi calme que curieux, à la bonne humeur contagieuse et à l’esprit critique stimulant.</p>
<p>Voilà, ce que je viens d’exposer là, c’est un bout, une partie, un degré d’intimité. Mais on pourrait également voir le précédent paragraphe comme l’exhibition dans l’espace public de ma propre vie privée. Ce serait une erreur ! Et l’on sent bien pourquoi à travers cet exemple. C’est que je n’ai rien dévoilé d’Emily ni de Yoann qu’ils n’aient eux-mêmes déjà rendu public dans le texte annonçant la tenue de leur atelier. D’une part, il est beaucoup moins question d’eux, en tant qu’« individus », que des liens singuliers par lesquels j’y suis attaché. D’autre part, je n’ai donné de ces liens que ce que j’ai estimé pouvoir en dire dans un texte susceptible d’être lu par quiconque ayant accès à Internet. Parler de « vie privée », plutôt que d’« intimité », à propos de cette courte présentation empêcherait de concevoir ces deux distinctions.</p>
<p>Effectivement, le concept de « vie privée » entraîne immédiatement qu’on pose celui-ci en opposition dialectique avec celui de « vie publique ». Intrinsèquement, la « vie privée » suppose que l’on sépare la vie en deux sphères bien distinctes, dont l’une serait privée et l’autre publique. On retrouve ici la bipartition de la Grèce antique entre l’<em>oikos</em>, monde de l’économie familiale et de la nécessité, et la <em>polis</em>, monde du politique et de la liberté. Mais il s’en suit déjà un jugement de valeur attribuant toute noblesse au second par rapport à la vulgarité du premier. Et la réflexion se poursuivant sur cette base rencontre alors la division sexuée fondant le patriarcat, en laissant les femmes gérer la maison tandis que les hommes s’affairent aux tâches concernant la cité. Ceci jusqu’à la scission opérée par le capitalisme, dès ses origines, entre la sphère de la production embauchant la force de travail, principalement masculine, et celle, essentiellement féminine, de la reproduction de cette même force de travail, par la procréation, la nourriture, le repos, etc.</p>
<p>Certes, ces séparations n’ont jamais découpé des parts parfaitement étanches les unes par rapport aux autres. Il est toujours possible de passer de la <em>polis</em> à l’<em>oikos</em> et <em>vice versa</em>. Et le même individu peut très bien exercer à tour de rôle au sein de la société capitaliste des tâches de production ou de reproduction. Mais, de fait, cette division intrinsèquement induite par la notion de « vie privée » oblige à se positionner d’un côté ou de l’autre de la frontière ainsi tracée, à être attiré par un pôle plutôt que par l’autre, bref à choisir son camp en négligeant tout entre-deux. Dès lors, comment soutenir la protection de la « vie privée », sans que cela ne signifie que l’on renonce, dans le même geste, à garantir la défense de tout ce qui pourrait faire partie de la « vie publique » ? Et, en reprenant le raisonnement à sa source, comment définir ce qui fait partie de la « vie privée » – qu’il faudrait donc défendre – par rapport à ce qui appartiendrait à la « vie publique » – qui n’aurait par conséquent aucun besoin de protection ?</p>
<p>Laissons là ces impasses engendrées par des distinctions binaires pour considérer combien une issue est toute trouvée dans le concept d’<em>intimité</em>. En effet, ce dernier est ce que l’on pourrait appeler une grandeur <em>intensive</em>. C’est-à-dire qu’elle s’exprime sous forme de degré, de <em>gradus</em> : telle ou telle action, telle ou telle parole est plus ou moins intime. Il importe peu qu’elles s’adressent à un public large ou relèvent d’un cercle exclusivement privé. Mais, ce qui est fondamental, c’est que, selon l’acte ou la parole, c’est une intimité plus ou moins élevée qui est en jeu. La graduation est infinie et chaque degré nécessite des moyens de protection adaptés. Parler en terme d’« intimité » offre ainsi l’immense avantage d’explorer toute la palette des moyens de sa défense et de sa promotion selon les situations.</p>
<p>Mais ce n’est pas tout ! Car il est une autre distinction qui ne peut être évitée lorsque l’on considère ces actes ou paroles sous l’angle de la « vie privée » : c’est celle entre l’individu et la société. Ce qui fait partie de la vie privée ne concerne en effet que l’individu, ou tout au plus un groupe d’individus – conjoint, famille, amis, collègues, voisins… –, et ne saurait, au contraire, être connu de la « société » – ensemble plus ou moins restreint de l’humanité ou ses représentants juridiques : les États modernes, voire ses acteurs économiques principaux : les entreprises, autrement dit, les sociétés.</p>
<p>Or, comme j’ai déjà pu longuement le détailler, dans la <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2017/09/04/Maintenant-des-armes" hreflang="fr">lecture</a> que je propose de <em>Maintenant</em>, le dernier ouvrage du <em>Comité invisible</em>, il faut bien comprendre combien cette opposition dialectique entre « individu » et « société » est stérile. Combien elle est directement issue d’un mode de pensée prenant racine dans les fondements idéologiques du capitalisme. Et combien lui est préférable une perception en terme de <em>liens</em>.</p>
<p>Justement, là où la « vie privée » prenait forcément comme objet des individus, ce sont les liens qui sont l’objet de l’intimité. L’intimité porte sur les liens qui existent entre les êtres et au sein d’eux-mêmes. C’est ce lien entre amis qui est particulièrement intime, au point qu’il ne peut et ne doit intéresser personne d’autre. C’est, à un degré plus fort de magnitude, ces liens dont la puissance est telle qu’ils parviennent à lier ensemble toutes les parties de mon corps et parallèlement toutes les pensées de mon esprit, qui constituent sans nul doute le plus haut degré d’intimité. Mais c’est aussi ce lien qui m’oppose à des forces que je combats, ou cet autre qui m’attache à des œuvres que j’aime, à des endroits que j’aime habiter, ce sont tous ces liens qui nécessitent une intimité plus ou moins intense, selon qu’ils peuvent et doivent être plus ou moins partagés, selon que leur puissance s’accroît ou décroît lorsqu’ils s’étendent et lient davantage.</p>
<p>Qui plus est un lien s’exprime également avec plus ou moins d’intensité. Toute comme l’intimité, c’est une grandeur intensive. Et il ne serait pas surprenant de découvrir que plus un lien est fort, plus l’intimité dont il est l’objet se doit d’être haute.</p>
<p>Il faudrait étudier plus en avant ce que je viens de tracer comme pistes. Mais on peut d’ores et déjà sentir la richesse qu’apporte le concept d’<em>intimité</em> et avoir envie de déserter les impasses dans lesquelles conduit celui de <em>vie privée</em>. Et l’on comprendra ainsi quelle fût ma joie qu’Emily et Yoann partagent cette <q>intuition […] de mettre un peu de souplesse, de nuances d’intimité, dans le débat sur la protection des données personnelles, parfois caricaturé entre le “tout” ou le “rien à cacher”</q>.</p>
<h4>L’informatique contre le numérique</h4>
<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/.binary-1327512_1280_s.jpg" alt="Gerd Altmann, Binary Humans" style="float:right; margin: 0 0 1em 1em;" title="Gerd Altmann, Binary Humans" />Au contraire, j’ai hélas tiqué que mes amis, dès l’intitulé de l’atelier qu’ils ont animé, tombent dans ce travers d’employer le terme de « numérique ». Le problème est assez différent de celui de l’usage de l’expression « vie privée ». J’ai le sentiment que ce qui est d’abord problématique avec le mot « numérique », c’est qu’il est employé à mauvais escient. On lui fait exprimer des choses qui sortent complètement du sens qu’il est censé envelopper.</p>
<p>Il est de bon ton de se moquer de ceux qui parlent de « digital » : ignorant qu’ils ne font qu’utiliser la traduction anglaise de « numérique », en transposant le mot tel quel en français, ils ne font qu’évoquer ce que ce mot signifie dans notre langue, soit quelque chose de relatif au doigt. Mais l’emploi de « numérique » n’est pas plus heureux. On peut ouvrir n’importe quel dictionnaire français : « numérique » se rapporte bien entendu aux nombres et, dans le domaine informatique, se dit de la représentation de données ou de grandeurs physiques au moyen de chiffres<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2018/05/16/De-l-intimite--de-l-informatique-et-de-la-merde-a-se-tromper-de-concepts#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup>. C’est donc avant tout une histoire de <em>représentation</em> – là-dessus, il serait certainement fructueux de s’appuyer sur les travaux de Walter Benjamin concernant la reproductibilité technique. « Numérique » qualifie une représentation de la réalité au moyen de nombres mathématiques discrets – c’est-à-dire non continus. Le mot désigne une certaine <em>manière</em> d’opérer une <em>abstraction</em>, un <em>mode</em> particulier d‘effectuer une <em>représentation</em>, un <em>moyen</em> spécifique de procéder à une <em>modélisation</em>.</p>
<p>Le <em>summum</em> de l’incongruité est alors atteint avec la substantivation de l’adjectif, lorsque l’on se met à parler « <em>du</em> numérique », à considérer en soi « <em>le</em> numérique », transformant le moyen en fin. La question se déplace du « comment » au « quoi ». Le « numérique » devenant substantif exprime une <em>substance</em>, une <em>entité</em> à part entière. Il faut d’ailleurs mettre au crédit d’Emily et de Yoann d’avoir su éviter cette <em>essentialisation</em> dans la présentation de leur atelier, en n’employant jamais « numérique » en tant que nom, mais uniquement pour qualifier les « intimités », des « outils » ou la « collecte de données » – s’en rapprochant toutefois dangereusement lorsqu’ils évoquent « l’ère numérique » ou des « enjeux numériques ».</p>
<p>Quoi qu’il en soit, il paraît évident que, même employé simplement comme adjectif, ce n’est pas ce mode particulier de représentation de la réalité qui est désigné par « numérique » dans l’usage qui est critiqué ici et qui s’est tant répandu ces derniers temps. C’est bien plutôt le traitement automatisé s’opérant sur les informations que constituent ces données, certes représentées sous forme numérique. Qu’on parle de photographies numériques, de livres numériques, etc., cela ne pose aucun problème. Car on désigne bien un moyen de représentation particulier, comme la photographie argentique ou le livre papier sont issus de moyens de représentation différents. Mais ce que l’on vise, par exemple en parlant d’« outils numériques », ce n’est pas le fait que la matière première dont se nourrissent ces outils soit des nombres. C’est davantage la fonction même de ces outils, qui est de réaliser des opérations sur une modélisation de la réalité et en retour d’agir sur cette même réalité selon les résultats obtenus. Il existe un mot précis pour désigner cette fonction de traitement automatisé des informations, c’est « informatique »<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2018/05/16/De-l-intimite--de-l-informatique-et-de-la-merde-a-se-tromper-de-concepts#wiki-footnote-2" id="rev-wiki-footnote-2">2</a>]</sup>. Et la plupart de ce que l’on qualifie erronément de numérique, devrait en fait être désigné par <em>informatique</em>.</p>
<p>On pourrait penser qu’après tout l’erreur n’est pas si grave puisque l’on s’est juste trompé de mot. Ce serait au pire une maladresse. Et après tout, l’usage maladroit se généralisant, il devient usage courant et, au final, l’erreur n’en est même plus une. Je ne crois pas. Car les mots avec lesquels on exprime une idée charrient avec eux toute une nuée de concepts. <q>L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses</q><sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2018/05/16/De-l-intimite--de-l-informatique-et-de-la-merde-a-se-tromper-de-concepts#wiki-footnote-3" id="rev-wiki-footnote-3">3</a>]</sup>, avertit Spinoza. Mal nommer les choses, c’est immanquablement échouer à saisir la réalité pour ce qu’elle est, s’interdire de voir les enchaînements qui la produisent et se condamner à passer à côté des connexions d’idées qui l’expliquent, pour se retrouver à errer dans un brouillard de confusion. L’analyse et la critique ne peuvent être qu’affaiblies et s’égarer lorsqu’on désigne leur objet par un mot erroné et réducteur.</p>
<p>Comment alerter sur les précautions à prendre dans l’utilisation des outils informatiques – ordinateurs, logiciels, tablettes, téléphones, applications, services en ligne, réseaux de cartes bancaires, contrôles automatisés des titres de transports, fichages biométriques, etc. – , si l’on se borne à les désigner tous ensemble par le vocable « environnement numérique », si ce ne sont que des « enjeux numériques » ? Les questions soulevées par ces pratiques informatiques permettent d’interroger tant les informations qui y sont traitées, leur indépassable incomplétude ou leur intrusivité impudique, que les acteurs qui conçoivent, proposent ou opèrent ces traitements ainsi que leurs motivations et leurs objectifs ; mais aussi les points aveugles de leurs raisonnements algorithmiques, les décisions qu’ils seront à jamais incapables d’explorer, aussi bien que les chemins balisés qu’ils nous forcent à suivre ; ou encore, la destination des résultats qu’ils produisent, le public qui peut y accéder, l’interconnexion avec d’autres systèmes informatisés, leur rôle cybernétique ; et surtout, les conséquences directes ou indirectes que ces pratiques informatiques ont sur nos corps et nos esprits, sur les formes-de-vie qu’elles favorisent, contraignent, empêchent ou détruisent…</p>
<p>En réduisant cela au numérique, ces questions ne se posent même plus. Car on s’est déjà placé du point de vue du modèle sur lequel, <em>in fine</em>, l’outil informatique exécute ses calculs, du point de vue des données brutes représentées par des chiffres, du point de vue de l’abstraction. Celle-ci est validée au lieu d’être questionnée. Et cette validation de l’abstraction entraîne que « le numérique » ne peut être considéré que comme sphère autonome. Non seulement cela diminue l’impact des conséquences de ce qui se passe dans cette sphère – <em>virtuelle</em> – du numérique sur les autres sphères de la réalité mais, en outre, on reproduit, ce faisant, le mécanisme d’abstraction constitutif de l’économie politique, c’est-à-dire du capitalisme. Ce qui n’est pas surprenant : la comptabilité, la mesurabilité étant les conditions <em>sine qua non</em> de l’existence de la valeur économique, qu’il y a-t-il de plus adapté que le « numérique » pour nommer son milieu naturel ?</p>
<p>Voilà la dangereuse pente sur laquelle nous entraîne la pensée lorsqu’elle est formulée en termes de « numérique ». Celle au fond de laquelle on oublie que l’informatique, comme toute science ou technologie moderne, est issue du mode de connaissance scientifique propre au capitalisme. En cela même, elle doit être critiquée. Ce qui ne signifie pas le rejet dogmatique de toute connaissance qu’elle a pu produire. Mais plutôt qu’il faille la percevoir telle qu’elle est : non pas une sphère technique, isolée ou, pire, un sous-ensemble de la sphère économique, mais en considérant également ses aspects sociologique, historique, éthique, politique ou philosophique. Et savoir reconnaître quelles connaissances peuvent être subversives. J’ai bien peur que ce soit justement cette perception qu’escamote l’emploi de « numérique » au lieu d’« informatique ».</p>
<h4>S’extirper de la merde</h4>
<p><img src="https://pascontent.sedrati.xyz/public/twin_peaks_dr_amp_shovel_your_way_out_of_the_shit.gif" alt="Twin Peaks, Dr Amp, Shovel your way out of the shit" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="Twin Peaks, Dr Amp, Shovel your way out of the shit" />Ce billet arrivant à son terme, même si – encore une fois – les réflexions abordées mériteraient d’être approfondies, j’espère tout de même avoir été au-delà des simples opinions et convaincu que les discours basés sur la « vie privée » ou le « numérique » étaient à tout le moins questionnables.</p>
<p>S’il est une certitude, c’est que le capitalisme parvient à survivre en grande partie parce qu’il a su instiller un mode de pensée et les mots pour l’exprimer. Même une pensée se voulant critique à son égard, mais reprenant sans recul ses propres mots, ne parvient qu’à s’embourber dans ce mode de pensée qu’elle croyait combattre et finit par être engloutie, récupérée et retournée à son profit. En adoptant la perspective de l’intimité plutôt que celle de la vie privée – comme le font très bien Emily et Yoann – et en désertant le vocable « numérique » pour désigner les concepts qui relèvent de l’informatique, n’est-ce pas déjà faire un pas de côté qui permette de penser plus clairement ? N’est-ce pas s’extirper du bourbier qui encrasse jusqu’à nos manières de penser ?</p>
<div class="footnotes"><h4>Notes</h4>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2018/05/16/De-l-intimite--de-l-informatique-et-de-la-merde-a-se-tromper-de-concepts#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1">1</a>] <a href="http://www.cnrtl.fr/definition/num%C3%A9rique" hreflang="fr">Lilen-Morvan</a>, 1976 : <q>Qui désigne ou représente des nombres ou des grandeurs physiques au moyen de chiffres.</q><br /><a href="https://academie.atilf.fr/9/consulter/numérique" hreflang="fr">Dictionnaire de l’académie française</a>, 9<sup>e</sup> édition : <q>Se dit, par opposition à <em>Analogique</em>, du codage, du stockage, de la transmission d’informations ou de grandeurs physiques sous forme de chiffres ou de signaux à valeur discrète (ou discontinue). Par ext. Se dit de la représentation d’informations, de données sous forme de chiffres.</q><br /><a href="https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/num%c3%a9rique/55253" hreflang="fr">Larousse</a> (en ligne) : <q>Se dit de la représentation d’informations ou de grandeurs physiques au moyen de caractères, tels que des chiffres, ou au moyen de signaux à valeurs discrètes. Se dit des systèmes, dispositifs ou procédés employant ce mode de représentation discrète, par opposition à analogique.</q><br /><a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000842020&pageCourante=50625" hreflang="fr">Arrêté du 22/12/1981</a> sur proposition de la commission de terminologie de l’informatique : <q>Se dit, par opposition à “analogique”, de la représentation discrète de données ou de grandeurs physiques au moyen de caractères (des chiffres généralement) ; se dit aussi des systèmes, dispositifs ou procédés employant ce mode de représentation.</q></p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2018/05/16/De-l-intimite--de-l-informatique-et-de-la-merde-a-se-tromper-de-concepts#rev-wiki-footnote-2" id="wiki-footnote-2">2</a>] <a href="http://www.cnrtl.fr/definition/informatique" hreflang="fr">Bulletin officiel de l’éducation nationale</a>, 26 févr. 1981, n°8, <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000842020&pageCourante=50625" hreflang="fr">Arrêté du 22/12/1981</a> sur proposition de la commission de terminologie de l’informatique et <a href="https://academie.atilf.fr/9/consulter/informatique" hreflang="fr">Dictionnaire de l’académie française</a>, 9<sup>e</sup> édition : <q>Science du traitement rationnel, notamment par machines automatiques, de l’information considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines technique, économique et social.</q><br /><a href="https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/informatique/42996" hreflang="fr">Larousse</a> (en ligne) : <q>Science du traitement automatique et rationnel de l’information considérée comme le support des connaissances et des communications.</q></p>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2018/05/16/De-l-intimite--de-l-informatique-et-de-la-merde-a-se-tromper-de-concepts#rev-wiki-footnote-3" id="wiki-footnote-3">3</a>] Baruch Spinoza, <em>Éthique</em>, traduction Bernard Pautrat, Paris, Points, 2014, II, Proposition 7</p></div>
https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2018/05/16/De-l-intimite--de-l-informatique-et-de-la-merde-a-se-tromper-de-concepts#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/50L'opposition au fétichisme mérite mieux que la dialectique des politiques de l'offre et de la demandeurn:md5:a4824c6ca8039a756b386a580ee68b062014-10-19T23:36:00+02:002014-10-21T10:08:46+02:00gibusAu comptoircapitalisme démocratiqueinsurrection<p>En lisant ce soir un <a href="http://paigrain.debatpublic.net/?p=8952">billet</a> sur le blog de <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Aigrain" hreflang="fr">Philippe Aigrain</a>, je n'ai pu m'empêcher de penser au <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/09/20/Muscle-ton-jeu-Fredo-Lordon-ou-la-sortie-du-capitalisme">dernier</a> que j'ai moi-même écrit, dans lequel je reprochais à Frédéric Lordon sa pusillanimité à pousser sa réflexion jusqu'au bout et réclamer explicitement une sortie du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a>.</p>
<p>Il me semble en effet qu'à la question initiale posée par le billet de Philippe Aigrain – soit la recherche d'une explication à l'absence d'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/insurrection">insurrection</a> face aux manifestations désastreuses de la politique gouvernementale actuelle – il est un peu rapide d'écarter d'un revers de la main la « force des institutions ».</p> <p>Car si l'on poursuit la lecture de ce billet, ce qui s'en dégage est une critique de l'opposition dialectique entre une politique de l'offre et une politique de la demande, tant les deux termes de l'opposition portent chacun sur un objet abstrait quantifiable, au mépris de toute réalisation qualitative concrète.</p>
<p>Or cette critique, elle n'est pas celle de la politique du gouvernement actuel, pas plus d'ailleurs que de tous ceux qui l'ont précédé. Elle s'adresse davantage au noyau de l'ordre socio-économique dans lequel nous vivons depuis plus de deux siècles – soit le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/11/12/Premieres-mesures-revolutionnaires-on-a-raison-de-se-revolter">capitalisme démocratique</a>. En effet la caractéristique principale du système capitaliste étant de faire toujours plus d'argent avec de l'argent, le corollaire qui suit immédiatement est que peu importe ce que cet argent – en tant qu'équivalent universel abstrait – représente concrètement . Pour le dire en termes marxiens, peu importe la valeur d'usage des marchandises, seule leur valeur d'échange compte pour l'accroissement du capital.</p>
<p>Et le fétichisme <em>de la marchandise</em> dénoncé par Marx semble avoir peu à voir avec le « fétichisme de la demande » – critiqué dans ce billet avec justesse mais en se limitant au côté incantatoire du fétichisme. Alors que le fétichisme de la marchandise n'est rien d'autre que cette soumission des comportements humains à une abstraction dont ils sont pourtant à l'origine : l'argent, la marchandise, la valeur, le travail abstrait, etc. voilà les catégories qui sont au cœur du capitalisme démocratique et qui toutes sont des abstractions faisant fi de toute qualité concrète de ce dont elles sont l'expression, mais qui cependant dirigent la quasi totalité de la vie sociale soumise à leurs totems.</p>
<p>Quoi de plus naturel par conséquent que les politiques de l'offre et celles de la demande se rejoignent dans leur désintéressement complet de ce sur quoi offre ou demande doivent porter ? Mais il ne suffit pas alors d'invoquer l'absence d'alternative crédible pour expliquer le consentement inouï grâce auquel ces politiques fétichisantes continuent à se perpétrer.</p>
<p>Tout d'abord, il faudrait clairement poser que si de telles alternatives peuvent exister, elles ne peuvent constituer rien de moins qu'une libération de ce fétichisme de la marchandise, de l'argent, de la valeur et du travail abstrait, c'est-à-dire qu'elles se situent impérativement dans le cadre d'une sortie du capitalisme démocratique. Des « politiques économiques ou socio-économiques qui visent le mieux-être, le sens d'agir pour quelque chose, la qualité des rapports humains, le développement de chacun, l'enrichissement culturel » pourraient bien constituer de telles alternatives… si elles ne tombaient pas dans le piège de toujours se situer dans un contexte centré explicitement sur l'économie, alors qu'une sortie du capitalisme implique impérativement de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/02/25/Premieres-mesures-revolutionnaires-marginaliser-l-argent-eradiquer-l-economie">marginaliser l'argent et d'éradiquer l'économie</a>. Il devient alors hors de propos de distinguer des pratiques non-marchandes alors qu'il s'agit de se libérer du fétichisme de la marchandise. De même se demander ce qu'on fait de la démocratie n'a plus lieu d'être si l'on considère que ce terme désigne la forme de gouvernement <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/09/19/Va-faire-tes-devoirs-ptit-con-vote">la plus adéquate</a> au développement du capitalisme.</p>
<p>Mais surtout, il faut bien reconnaître que si l'on poursuit la réflexion menée sur ce billet et qu'on élargit ainsi la critique de la politique du gouvernement actuel à celle de la totalité sociale de l'ordre capitaliste, c'est à un problème d'un degré de magnitude infiniment plus élevé auquel on est confronté. Il serait finalement assez simple de proposer des alternatives à la politique du gouvernement actuel, tant que ces alternatives ne sortent pas de l'ordre capitaliste – c'est même là le rôle qu'est censé tenir le système électoral. C'est une toute autre tâche et d'une autre ampleur que de proposer des alternatives à une sortie du capitalisme démocratique. Et ce serait d'ailleurs une erreur de faire une telle proposition sous une forme programmatique détaillée, conduisant non seulement au danger bien connu de la soumission à une « avant-garde éclairée », mais faisant surtout replonger sous une forme ou une autre de fétichisme.</p>
<p>Car il faut bien reconnaître que la colonisation de l'imaginaire par l'idéologie capitaliste est d'une puissance telle, qu'il n'est pas aisé de recréer une métaphysique critique capable de la supplanter. Bref, que la « force des institutions » s'efforcera de persister dans son être et n'aura de cesse d'accroître sa puissance d'agir, à moins qu'elle ne rencontre une borne à ce désir illimité. Soit que cette borne soit externe – écologique ou énergétique par exemple, mais également insurrectionnelle, mais alors ne pouvant provenir que d'un désir contraire suffisamment puissant, c'est-à-dire d'un refus suffisamment partagé de l'idéologie du capitalisme démocratique, du subjectivisme qu'elle impose, de ses principes maîtres de division du travail et de concurrence, ainsi que de ses catégories de base – argent, valeur, marchandise, travail abstrait, capital, etc. Soit que cette borne soit interne, née de la contradiction congénitale du capitalisme qui ne reconnaît comme richesse que la (sur-)valeur crée par le (sur-)travail humain abstrait alors que les impératifs de la concurrence le poussent à un accroissement de productivité rendant de plus en plus superflu ce même travail humain abstrait.</p>https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/10/19/L-opposition-au-fetichisme-merite-mieux-que-la-dialectique-des-politiques-de-l-offre-et-de-la-demande#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/28Muscle ton jeu, Fredo - Frédéric Lordon ou la sortie du capitalismeurn:md5:fa4a5a3265b024cde9f6ac624efd9c7d2014-09-22T23:42:00+02:002014-09-23T00:23:48+02:00gibusAu comptoircapitalisme démocratiquefétichismeLordonSpinozavaleuréconomie<p>J'aime beaucoup <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Lordon" hreflang="fr">Frédéric Lordon</a>. Principalement lorsque dans ses <a href="http://www.fredericlordon.fr/textes/recherche/sciences_sociales/index_ss.html">recherches universitaires</a>, il applique des concepts spinozistes à l'analyse de l'ordre socio-économique actuel. Cela procure par exemple une base théorique solide à la <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/01/03/Pour-en-finir-avec-le-desir-de-travail">critique du travail</a>. Mais, j'aime également lire « l'autre Lordon », celui qui commente l'actualité politique et économique. Notamment parce je trouve sa prose délectable. Car, bien que lui-même revendique volontiers cette dissociation identitaire, je ne suis pas sûr qu'il y ait lieu de la faire. Le Lordon universitaire se prénomme Frédéric et Lordon reste le patronyme du Frédéric chroniquant la vie politico-économique. D'ailleurs ses études spinozistes transparaissent assez nettement dans les papiers où il expose son interprétation de l'actualité. Et il y a dans ce dernier exercice, un tel humour stylé permettant de délivrer avec panache des critiques assassines envers tout ce et tout ceux qu'il convient de tancer lorsque l'on est « de gauche ». Bref, il existe indéniablement un sentiment de connivence avec Frédéric <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Lordon">Lordon</a>.</p>
<p>Cependant, même la pensée lordonienne doit être soumise à son tour à la critique. Car il faut bien avouer que sa pusillanimité à proposer franchement une sortie du capitalisme, tout en prenant soin à ne pas disqualifier un tel but radical, voire à suggérer timidement que cet objectif est tout à fait souhaitable, commence à lasser. Son dernier <a href="http://www.editionslesliensquiliberent.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=85">livre</a>, <em>La Malfaçon - Monnaie européenne et souveraineté démocratique</em>, illustre parfaitement cet agacement. Il s'agit en fait d'un recueil d'articles, que Lordon a précédemment publiés sur son <a href="http://blog.mondediplo.net/-La-pompe-a-phynance-">blog</a>, décrivant avec acuité les dérives du système politico-économique européen, mais se contentant d'en tirer la nécessité de mesures d'adaptation dont, il est vrai, on ne peut nier qu'elles sont proposées afin d'atténuer la violence du <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a> sur le « peuple ». L'ouvrage est d'ailleurs précédé d'une longue introduction où Lordon tente de se prémunir de toute critique l'accusant de ne pas envisager carrément la sortie de ce système, en arguant que s'il ne conteste pas cet objectif, ce dernier est si radical qu'il ne peut être visé que sur le long terme et que les propositions qu'il avance ont pour but d'adoucir la souffrance qu'il faudrait endurer jusqu'à ce terme éloigné.</p>
<p>Dans cette obstination de Lordon à se limiter à n'avancer que des propositions qui, au final, ne représentent rien de plus qu'un espoir de retour du bon vieux keynésianisme, il y a toutefois plus qu'un désir d'agir dans l'urgence. On peut en effet y déceler une lacune essentielle dans sa critique de l'ordre social capitaliste. Justement, Frédéric Lordon signe un très long <a href="http://www.monde-diplomatique.fr/2014/09/LORDON/50752">article</a> dans le numéro de septembre 2014 du <em>Monde diplomatique</em>, exposant sa vision de ce qu'est véritablement la « gauche » et ce qu'il conviendrait de faire pour tout parti gouvernemental s'en réclamant. C'est l'occasion de mettre en lumière dans cet article – que l'on pourra <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/09/20/Muscle-ton-jeu-Fredo-Lordon-ou-la-sortie-du-capitalisme#article-lordon-diplo">consulter</a> dans son intégralité à la fin du présent billet – ce qui fait exactement qu'on a envie de lui dire : « Allez Frédéric, lâche-toi un peu ! Va jusqu'au bout de ton analyse du capitalisme démocratique ! Et tires-en la conséquence inévitable que tes mesurettes n'y changeront rien et ne pourront même plus s'appliquer. Dis-le bon sang : il faut s'occuper dès à présent de penser la sortie du capitalisme ! »</p> <p>Il n'y a certes pas grand chose à redire à l'objectif explicite de cet article de <q>mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l'idée qu'elle est à l'époque du capitalisme mondialisé</q>. On peut même s'entendre avec Frédéric Lordon sur la définition qu'il avance : <q>Égalité et démocratie vraie, voilà l'idée qu'est la gauche</q>. Et l'on n'objectera pas plus au constat qu'<q>égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l'emprise sans limite du capital – compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d'intérêt</q>.</p>
<p>Encore faut-il s'entendre sur les mots. On ne saurait ainsi désigner par « démocratie vraie » autre chose qu'une libre, entière et immédiate détermination des principes de fonctionnement et d'évolution de la société par ceux-là mêmes qui ont librement et sans médiation décidé de faire société – ce qui, au passage, invite au concept subversif de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/08/28/Et-la-fraternit%C3%A9%C2%A0-Bordel%C2%A0%21">fraternité</a>. Toute autre signification irait à l'inverse de « l'idée de gauche » en aliénant les êtres humains sous une forme ou une autre de <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/f%C3%A9tichisme">fétichisme</a>. Mais Lordon ne dit rien dans cet article de ce qu'il entend par « démocratie vraie ».</p>
<p>Si l'on peut bien lui accorder, pour ce qu'il ne dit pas explicitement, qu'il le pense implicitement et voir ainsi dans la « démocratie vraie » qu'il invoque pour caractériser l'idée de gauche, cette autodétermination immédiate et entière, il devient difficile de le suivre lorsque sa pensée s'écarte de ce qu'il énonce pourtant noir sur blanc. Lordon a beau jeu de constater que l'idée de gauche, ainsi qu'il la définit, ne peut se réaliser sous l'emprise du capital, non seulement en tant que « classe », mais aussi – et surtout, devrait-on dire – comme système. Mais toute la suite de son article dément cette double désignation en n'attaquant plus exclusivement que la classe capitaliste – et encore, seulement une certaine classe de capitalistes : les méchants banquiers et autres « preneurs d'otages » du capitalisme néo-libéral mondialisé et financiarisé.</p>
<p>Qu'on en juge plutôt à l'acharnement de Frédéric Lordon à rechercher une <q>responsabilité des torts [causés] à la collectivité</q>. L'entreprise est juste et souhaitable, mais le problème est que Lordon tend en permanence à personnifier ce responsable. Sont désignés du doigt : <q>cohorte des experts et éditorialistes</q>, <q>banques</q>, <q>banque-finance</q>, <q>capital financier privé</q>, <q>Cercle des économistes</q>, <q>troupe éditorialiste décérébrée</q>, <q>idéologues libéraux</q>, <q>postures d'universitaires</q>, <q>entreprise</q> – entendue comme propriété d'actionnaires et sous la conduite de dirigeants –, <q>capital</q> en tant qu'opposé aux <q>salariés</q> et seul à <q>l'initiative de la production, du lancement des projets et de l'investissement</q>, autrement dit <q>capital privé</q> et <q>gouvernants prêts à tout lui accorder</q>, <q>capital comme groupe social</q> ou <q>capitalistes</q>. La palme de la culpabilisation incarnée revenant sans doute au trio <q>Hollande-Moscovivi-Sapin</q> assimilé aux <q>trois petits <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Judensau">cochons</a> (ils sont ronds, ils sont roses, et on pourrait en faire des tirelires)</q>.</p>
<p>Tous les méfaits du capitalisme se résumeraient ainsi à une lutte <q>de la multitude non capitaliste contre une autre, celle de la “profitation”</q>. Or il y a là une grossière erreur à opposer un camp du capitalisme contre l'autre. C'est ne pas voir que dans la structure même du capitalisme démocratique, les salariés, le prolétariat, la « multitude non capitaliste », ne sont pas moins un rouage s'évertuant à faire tourner le système et à le reproduire que ne le sont banquiers, investisseurs, chefs d'entreprises, capitalistes financiers ou industriels, bref toute cette « multitude de la profitation ». C'est ne pas voir que ces derniers sont tout autant soumis au dictat du capital, en tant que logique sociale, c'est-à-dire en tant que « sujet automate » (Marx), que ne le sont les premiers. Certes, il ne s'agit pas de nier qu'une minorité tire parti de ce système en exploitant la majorité, mais il n'y a pas lieu de voir là une quelconque volonté subjective. Contrairement à ce qu'écrit Frédéric Lordon, il n'existe aucun regroupement coupable de méchants capitalistes qui aurait un quelconque <q>désir happ[ant] et asservi[ssant] la société</q>. Pas plus qu'aucune ligue des banquiers et financiers rapaces – et pourquoi pas juifs ? à l'insu sans nul doute de Lordon, sa stigmatisation ayant des relents de l'antisémitisme condamnant le sale capitalisme de l'argent improductif s'opposant au bon capitalisme travailleur productif – qui aurait un <q>projet d'emprise totale sur la société</q> pour <q>se la subordonner entièrement</q>.</p>
<p>Car le capital, comme groupe social, est <em>forcé</em> par le capital, en tant que logique sociale, de pratiquer la <q>destruction créatrice</q>. Sans quoi aucune <em><a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/valeur">valeur</a></em> ne serait créée. De même que le « capital fictif » (Marx), le <q>capital financier privé</q>, est <em>contraint</em> de se gonfler en bulles de titres de crédits – ou pour le dire comme Lordon, de se laisser aller à <q>ses tendances incoercibles à l'abus</q> pour assurer <q>le financement de l'économie</q>. Sans quoi, le cadavre de l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/%C3%A9conomie">économie</a> ne pourrait plus planer comme un zombie sur la totalité sociale, comme c'est le cas aujourd'hui.</p>
<p>Mais cela, Frédéric Lordon ne le voit pas – ou feint de ne pas le voir ? –, cet aveuglement devenant particulièrement perceptible dans son analyse des limites du capitalisme : <q>Que le capital vise l'emprise totale, la chose découle du processus même de l'accumulation, dont la nature est d'être indéfinie. Aucune limite n'entre dans son concept – ce qui signifie que les seules bornes qu'il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l'opposition politique. Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s'opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l'effort de la productivité sans fin. En extension, par l'envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu'ici intouchées, à la manière dont, après l'Asie, l'Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation</q>.</p>
<p>Comment Lordon peut-il pointer si justement l'accroissement intensif et extensif du capitalisme, invoquer à raison <q>l'effort de la productivité sans fin</q>, tout en passant à côté de ce que cette augmentation de productivité signifie pour la substance même du capital, c'est-à-dire pour la création de « survaleur par le travail social abstrait » (Marx) ? Car le capitalisme, tout en maintenant d'un côté le travail humain comme seul fondement de ce qu'il considère comme richesse la <em>valeur</em>, réduit constamment d'un autre côté le rôle du travail humain dans le processus de production de <em>valeur</em>, rendant superflus toujours plus d'êtres humains pour sa propre reproduction. Il s'agit là d'une contradiction interne du capital. Ce qui conduit à constater une limite interne à celui-ci. Et la crise actuelle – qui dure depuis la fin du fordisme et du keynésianisme et dont l'issue fatale est sans cesse à la fois repoussée et amplifiée par le gonflement de bulles financières toujours plus énormes – est toute entière due à ce que cette borne interne a été atteinte depuis l'accroissement sans précédent de la productivité, introduit par la révolution informationnelle.</p>
<p>Pourtant Frédéric Lordon dispose des outils théoriques permettant de saisir cette contradiction interne. Lui qui invoque avec profit le concept spinoziste de « <em>conatus</em> », soit l'effort de chaque chose de perséverer dans son être, pour assimiler le capital à une puissance, et d'en déduire : <q>Or il est d'une puissance de poursuivre indéfiniment son élan affirmatif tant qu'elle ne rencontre pas une puissance plus forte et opposée qui la détermine au contraire – et la tient à la mesure</q>. Il devrait pousser plus en profondeur son analyse et réaliser que le capital n'est pas ce que <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/Spinoza">Spinoza</a> appelle un « corps simple », mais un « Individu », c'est-à-dire un corps composé de multiples parties ou puissances individuelles, s'affectant les unes les autres selon un certain rapport. Ainsi en est-il de l'effort de productivité sans fin, qu'identifie bien Lordon. Mais également du désir essentiel d'accroître infiniment ce qui crée de la <em>valeur</em> – ce qui s'exprime couramment par le principe bien connu de « faire toujours plus d'argent avec de l'argent ». Et ces deux puissances se rencontrent au sein du capitalisme et constituent son être <em>pour autant qu'elles se composent sous un certain rapport</em>. C'est ce qui a permis l'évolution du capitalisme jusqu'à l'apogée du fordisme : la compétitivité accrue a permis un accroissement de la quantité globale de <em>valeur</em> en inondant une étendue toujours plus grande de la société d'un nombre toujours plus important de marchandises. Mais dès lors qu'un certain degré de productivité est atteint, la baisse de la quantité de travail humain, c'est-à-dire de <em>valeur</em>, contenue dans une marchandise singulière ne peut plus être compensée par une production et une consommation massive. Le rapport entre les puissances intrinsèques du capitalisme est alors complètement modifié. Au point que l<em>'Individu</em> qu'elles composaient ne peut plus exister en temps qu<em>'Individu</em>. Bref, le capitalisme s'auto-détruit lorsqu'il rencontre sa limite interne, née de la contradiction interne des puissances qui le composent. <em>C. Q. F. D.</em></p>
<p>Voir ceci éviterait à Lordon de s'en tenir à de vaines propositions keynésiennes – <q>restriction des mobilités</q>, <q>limitation du tribut actionnarial par un impôt</q>, <q>définanciarisation de l'économie</q>, <q>protectionnisme raisonné</q> – qui au final reviennent toutes à vouloir modifier le partage des richesses. Intention noble s'il en est, mais vouée à l'échec dès lors que se tarit ce qui est considéré comme richesse par le capitalisme.</p>
<p>Ainsi ce n'est pas avec une redéfinition de la répartition de la richesse que l'on peut parvenir à imposer l'<q>égalité et la démocratie vraie</q>, mais bien plutôt en redéfinissant ce que l'on considère comme richesse. L'« idée de la gauche » revient ainsi à abandonner la <em>valeur</em> comme seul critère de richesse, afin d'assoir cette dernière sur d'autres bases qui restent à définir : la satisfaction des nécessités vitales, le bien être social, le temps libéré, le degré de connaissance, ou pourquoi pas l'atteinte de la « béatitude » au sens spinoziste du terme… Cette définition de la richesse, impliquant un dépassement complet du capitalisme, est précisément la tâche que devrait s'assigner « la gauche ».</p>
<p>On aimerait tant que Frédéric Lordon se résolve enfin à reconnaître qu'il est justement temps de <q>préjug[er] du sort à faire au capitalisme en tant que tel</q>, qu'il ne s'agit plus de simplement <q>laisse[r] ouvert, mais d'une ouverture spécialement accueillante, le débat de son renversement</q> et qu'il ne se contente plus de seulement <q>songer déjà, non pas seulement à en minimiser le règne, mais à l'abolir</q>. Allez encore un petit effort et il va y parvenir !</p>
<p><hr id="article-lordon-diplo" /></p>
<blockquote><p><strong>La gauche ne peut pas mourir</strong></p>
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<small>Par Frédéric Lordon (Économiste, auteur de La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014)</small></p>
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<em>Malgré l'échec de sa politique libérale, le président François Hollande n'en démord pas : « Il n'y a pas d'échappatoire. » Redoutant de devoir bientôt payer le prix d'une telle obstination, un nombre croissant de socialistes et d'écologistes réclament un coup de barre à gauche.</em></p>
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Dans le débat public ne circulent pas que des sottises : également des poisons. De toutes les navrances complaisamment relayées par la cohorte des experts et éditorialistes, la plus toxique est sans doute celle qui annonce avec une gravité prophétique la fin des catégories « droite » et « gauche », et le dépassement définitif de leur antinomie politique. On n'a pas assez remarqué la troublante proximité formelle, et la collusion objective, du « ni droite ni gauche » de l'extrême droite et du « dépassement de la droite et de la gauche » (« qui ne veulent plus rien dire ») de l'extrême centre.</p>
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Étonnante ironie qui veut qu'on pense identiquement dans le marais et dans le marécage, le second poursuivant son fantasme de réconciliation unanimitaire sous le primat de l'identité nationale éternelle, le premier sous l'égide du cercle de la raison gestionnaire telle qu'elle fait « nécessairement » l'accord général – et il faudra sans doute encore un peu de temps pour que le commentariat médiatique, qui défend avec acharnement cette unanimité-là, prenne conscience de ce qu'il a formellement en commun avec ceux qui défendent l'autre.</p>
<p>
Passe alors un premier ministre qui vaticine que <em>« oui, la gauche peut mourir »</em> (Déclaration de M. Manuel Valls devant le conseil national du Parti socialiste, 14 juin 2014), trahissant visiblement sous la forme d'une sombre prédiction son propre sombre projet, et la cause semble entendue. À plus forte raison quand lui emboîtent le pas quelques intellectuels déprimés : <em>« La gauche est déjà morte ; ce qui en survit est soit pathétique, soit parodique ; si on s'occupait d'autre chose ? »</em>, déclare Régis Debray au <em>Nouvel Observateur</em> (3 juillet 2014). Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l'une qui confond la gauche, comme catégorie politique générale, avec ses misérables réalisations partidaires, l'autre qui, par paraphrase, devrait remettre en tête que si tu ne t'occupes pas de la gauche, c'est la droite qui s'occupera de toi.</p>
<p>
Il y a de quoi s'étonner en tout cas que « gauche » soit ainsi implicitement rabattu sur « Parti socialiste », parti dont il est maintenant solidement avéré qu'il n'a plus rien que de droite. Et s'il est vrai que ce dernier peut mourir – on pourrait même dire : s'il est souhaitable qu'il meure –, la gauche, elle, est d'une autre étoffe et, partant, d'une autre longévité. Car elle est une idée. Égalité et démocratie vraie, voilà l'idée qu'est la gauche. Et il faut être aveugle, intoxiqué ou bien dépressif pour se laisser aller à croire que cette idée est passée : non seulement elle n'a pas fini de produire ses effets, mais en vérité elle a à peine commencé. Bref, elle est encore entièrement à faire entrer dans la réalité.</p>
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Rétablir la polarité droite-gauche, contre le poison de la dénégation, suppose alors de mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l'idée qu'elle est à l'époque du capitalisme mondialisé. Or cette circonstance tient en un énoncé assez simple : égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l'emprise sans limite du capital – compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d'intérêt.</p>
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Que le capital vise l'emprise totale, la chose découle du processus même de l'accumulation, dont la nature est d'être indéfinie. Aucune limite n'entre dans son concept – ce qui signifie que les seules bornes qu'il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l'opposition politique. Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s'opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l'effort de la productivité sans fin. En extension, par l'envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu'ici intouchées, à la manière dont, après l'Asie, l'Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation.</p>
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<strong>Refuser la souveraineté du capital, ne pas le laisser régner</strong></p>
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Le capital, à la fois compris comme logique générale et comme groupe social, est une puissance. Or il est d'une puissance de poursuivre indéfiniment son élan affirmatif tant qu'elle ne rencontre pas une puissance plus forte et opposée qui la détermine au contraire – et la tient à la mesure. C'est pourquoi, en l'absence de toute opposition significative, il ne faut pas douter que le capital n'ait autre chose en vue que la mise sous coupe réglée de la société tout entière – soit une tyrannie, douce sans doute, sucrée à la consommation et au divertissement, mais une tyrannie quand même.</p>
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Cela étant bien posé, ce qu'est la gauche s'en déduit aisément. La gauche, c'est une situation par rapport au capital. Être de gauche, c'est se situer d'une certaine manière vis-à-vis du capital. Et plus exactement d'une manière qui, ayant posé l'idée d'égalité et de démocratie vraie, ayant reconnu que le capital est une tyrannie potentielle et que l'idée n'a aucune chance d'y prendre quelque réalité, en tire la conséquence que sa politique consiste en <em>le refus de la souveraineté du capital</em>. Ne pas laisser le capital <em>régner</em>, voilà ce qu'est être de gauche.</p>
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Les événements ouverts par la crise financière de 2007-2008 offrent une illustration particulièrement parlante à cette manière de poser le problème, repérable en une pluralité d'instances : les banques, le « pacte de responsabilité» (<em>lire l'article de Martine Bulard page 17</em>), l'assurance- chômage. Car en chacune de ces occasions, on peut voir le fond du capital, c'est-à-dire son projet d'emprise totale sur la société, sa manière de se la subordonner entièrement – et, par symétrie, en quoi consiste être de gauche.</p>
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Pour légitime qu'il ait été, le sentiment de scandale né du sauvetage des banques en 2009 était mal placé. Ce n'est pas qu'il ait fallu sauver les banques en soi qui était scandaleux ; c'est qu'on les ait sauvées sans la moindre contrepartie, en les munissant d'un blanc-seing implicite pour la reprise bonasse de leurs petits (grands) trafics. Il fallait sauver les banques, en effet, sauf à nous détruire nous-mêmes ; car les banques occupent une position telle dans la structure sociale du capitalisme que leur chute généralisée, abattant non seulement tout le système du crédit mais surtout le système des paiements, et volatilisant toutes les encaisses monétaires du public, était vouée à entraîner dans l'abîme en moins de quelques jours la totalité de la production et des échanges – c'est-à-dire à nous ramener en l'équivalent économique de l'état de nature.</p>
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La conclusion à tirer de cet état de fait n'était pourtant pas qu'il fallait se contenter de sauver les banques, merci, au revoir. Elle était qu'après les avoir tirées du gouffre, <em>et nous avec</em>, il n'était plus possible de les laisser prendre le risque de nous y entraîner de nouveau. En d'autres termes, si l'on fait vraiment l'analyse que les banques occupent dans la structure d'ensemble du capitalisme cette position névralgique depuis laquelle leurs excès exposent systématiquement la société à l'alternative de les rattraper à ses frais ou de mourir avec elles, il s'ensuit : premièrement, la qualification adéquate de cet état de fait comme prise d'otages structurelle ; deuxièmement, une réponse de gauche qui, voyant cet effet implacable des structures, conclut qu'il faut impérativement changer les structures.</p>
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Si, en effet, la capture – de la société tout entière – est ainsi rendue inévitable dans la configuration présente de la banque-finance, alors il ne peut plus être toléré d'abandonner le financement de l'économie au capital financier privé et à ses tendances incoercibles à l'abus. Au sauvetage de 2009, il ne pouvait donc y avoir de contrepartie moindre que la déprivatisation intégrale du système bancaire, d'abord sous la forme de la nationalisation, puis de sa socialisation – pour tenir au loin les preneurs d'otages.</p>
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Il suffit de poser le problème en ces termes pour apercevoir la qualification adéquate qu'appelle la politique Hollande-Moscovici-Sapin en cette matière de « réforme bancaire » : au mieux démissionnaire, au pire collaboratrice. Il est vrai que, dans un de ces moments de relâchement qu'autorise la chaleur de l'entre-soi – c'était au raout aixois annuel du Cercle des économistes, qui réunit traditionnellement tout ce qu'il y a de commis au système –, le dernier des trois petits cochons (ils sont ronds, ils sont roses, et on pourrait en faire des tirelires) a lâché le morceau, quoique sans aller jusqu'au bout puisque le fond de sa pensée véritable demande une ultime permutation des mots : « Notre bonne amie, c'est la finance » (<em>« Notre amie, c'est la finance : la bonne finance »</em>, a déclaré M. Michel Sapin le 6 juillet 2014 aux Rencontres économiques d'Aix-en-Provence).</p>
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Que ces trois-là, comme d'ailleurs la troupe éditorialiste décérébrée, réservent la « prise d'otages » aux postiers et aux cheminots, il n'y a maintenant plus lieu d'en être surpris. Il n'y a pas davantage à l'être quand tous ensemble célèbrent le « pacte de responsabilité » et ledit socialisme de l'offre dont l'axiome central tient que, le salut étant dans l'«entreprise», il faut tout lui accorder et sans la moindre réserve. Tout accorder au preneur d'otages, n'est-ce pas là une riche idée ? – car ce sont formellement les mêmes mécanismes du chantage et de l'ultimatum qui sont à l'œuvre bien au-delà de la seule enclave bancaire, en fait dans la logique profonde du capital tout court.</p>
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Le capital prend en otages les salariés individuellement, puisque la vente de la force de travail est la seule solution praticable dans une économie à travail divisé où nul ne peut pourvoir aux réquisits de sa reproduction matérielle hors de l'échange marchand. Quand l'accès à la monnaie est le point de passage obligé de la simple survie, et que cet accès n'est possible que sous la forme du salaire, il apparaît que le fond du salariat, c'est le pistolet sur la tempe. Et s'il arrive que les salariés l'oublient au point que pareille présentation leur paraîtrait tout à fait outrancière, parce que le capitalisme s'est avisé d'enrichir leurs existences laborieuses en affects joyeux – ceux, extrinsèques, de la consommation et ceux, intrinsèques, de la « réalisation de soi » dans le travail –, s'il arrive donc qu'ils l'oublient, il arrive aussi que brutalement ils s'en ressouviennent, lorsque les masques tombent et que le harcèlement, ou le licenciement, s'impose sans phrases.</p>
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<strong>De la « destruction créatrice » les idéologues ne retiennent que le second terme</strong></p>
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Mais le capital prend aussi en otages les salariés collectivement, puisque, de sa position dans la société économique, il lui revient l'initiative de la production, du lancement des projets et de l'investissement – dont il peut fort bien décider la « grève » lorsque, après avoir prononcé un « à mes conditions ou rien », il estime qu'on n'a pas encore assez fait droit à ses desiderata. Et c'est vrai !, la place du capital lui autorise bien ce genre de rapport avec la société tout entière, rapport de forces qui somme celle-ci de déférer à potentiellement toutes ses exigences – « ou alors je m'en vais ». Car c'est maintenant là le fond du discours que le capital tient à la société, à plus forte raison à l'époque de la mondialisation, qui lui a ouvert les plus vastes possibilités de déplacement et d'arbitrage stratégiques. « Qu'on baisse les cotisations, ou je m'en vais » ; « qu'on flexibilise le marché du travail, ou je m'en vais » ; « qu'on me laisse payer ce que je veux de dividendes aux uns et de stock-options aux autres, ou je m'en vais ».</p>
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Détenteur de fait des intérêts matériels de toute la société, dont il règle par ses initiatives les conditions de prospérité ou de paupérisation, comment le capital privé, puissance sans frein, n'en abuserait-il pas pour réclamer sans fin, sous peine de blocage de l'économie, et cela d'autant plus qu'il ne trouve en face de lui que des gouvernants prêts à tout lui accorder ? Inutile de chercher quelque chose comme un terme raisonnable à la revendication du capital, qui, une fois la chose obtenue, n'y reviendrait plus et se remettrait honnêtement au travail : il n'y en a pas – aussi vrai qu'illimité veut dire sans limite. En témoigne assez l'interminable liste de ce que le capital a gagné depuis trente ans – et aussi la prodigieuse accélération de ses gains au moment pourtant de sa faillite historique ! Et au moment où une chose qui ose encore s'appeler « gauche » est au pouvoir.</p>
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Car, au terme de l'analyse qui précède, être de gauche, c'est précisément refuser de se laisser prendre dans ce chantage chronique, c'est-à-dire transformer les structures qui arment ce chantage et déterminent la position de force du capital dans la société, en envisageant par exemple : 1. la restriction des mobilités qui lui offrent sa latitude stratégique (délocalisations, mouvements de capitaux, implantation des sièges, accès aux zones offshore); 2. la limitation du tribut actionnarial par un impôt de type SLAM (Lire « Enfin une mesure contre la démesure de la finance : le SLAM ! », <em>Le Monde diplomatique</em>, février 2007), plafonnant la rémunération totale des actionnaires; 3. la définanciarisation de l'économie, d'une part en fermant la Bourse (Lire « Et si on fermait la Bourse... », <em>Le Monde diplomatique</em>, février 2010), et puis en envisageant, sur le mode de la récommune (Par dérivation analogique de la république, <em>res publica</em>, la récommune est la <em>res communa</em>, la chose commune à un collectif, dont tous les membres du collectif, par conséquent, ont le droit de décider. Un collectif de production, par exemple, une « entreprise », est en soi une récommune. Récommune est donc le nom de l'entrée du principe démocratique dans la vie économique. <em>Cf. La Crise de trop. Reconstruction d'un monde failli.</em> Fayard, Paris, 2009.), la destitution de la propriété financière comme principe de commandement de la production; 4. un protectionnisme raisonné qui mette un coup d'arrêt à la concurrence sauvage non seulement des salariés mais des formes de vie, etc.</p>
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Contester la souveraineté du capital, c'est aussi le reconduire à la responsabilité des torts qu'il cause à la collectivité, et dont il voudrait tout ignorer. Des torts qui n'ont rien de circonstanciel, mais participent de sa nature profonde comme force de remise en mouvement permanent de toute la division du travail, c'est-à-dire de destruction et de déclassement autant que d'innovation. Marx et Engels en leur temps n'avaient pas manqué de voir que <em>« le bouleversement continuel de la production, l'ébranlement ininterrompu de toutes les catégories sociales, l'insécurité et le mouvement éternels distinguent l'époque bourgeoise de toutes celles qui l'ont précédée » (Manifeste du Parti communiste)</em>.</p>
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Rien ne peut prémunir ex ante contre les dégâts d'une sorte de processus de transition permanent, cet oxymore typique du capitalisme même ; et, supposé que les bénéfices de ce qu'il impulse finissent par venir, ils ne viennent jamais assez tôt pour compenser en temps réel les destructions qui, elles, n'attendent pas pour se matérialiser. L'Afrique entrera dans la mondialisation et fera à la Chine le même mal que cette dernière a fait à l'Europe, le MP3 déclasse les CD qui avaient déclassé le vinyle, l'argentique est coulé par le numérique, les appareils photographiques par les smartphones : le mouvement même du capitalisme est une déstabilisation perpétuellement relancée qui n'en finit pas de laisser sur son chemin une cohorte d'éclopés.</p>
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Sans doute le capital comme groupe social s'adonne-t-il avec passion au jeu du capital comme logique générale, ce jeu même que Joseph Schumpeter avait célébré sous le nom de <em>« destruction créatrice »</em>. Si les idéologues libéraux n'ont retenu que le second des deux mots pour nourrir leur apolo- gétique, il est temps de leur rappeler le vrai sens, non tronqué, de l'expression complète, à savoir que le capital détruit autant qu'il crée – et même qu'il crée sans cesse sur ses propres ruines. Mais les capitalistes voudraient pouvoir se livrer tout entiers à leur passion «créatrice» sans qu'on vienne les ramener à ses conséquences destructrices, et vivre en paix leur désir de « faire » (c'est-à-dire d'exploiter).</p>
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Contre cette hémiplégie intellectuelle intéressée, voilà alors quel pourrait être le sens véritable d'un «pacte de responsabilité»; non pas la misérable reddition sans condition de la Droite complexée, mais la position d'une analyse et des conclusions logiques qui s'ensuivent : si le capital est bien par sa nature même <em>« bouleversement continuel de la production »</em>, si le déclassement induit par la « transition permanente » est nécessairement l'effet de l'énergie désirante qu'investissent les capitalistes dans leur «jeu», alors le capital est intégralement comptable des destructions qu'entraînent ses « créations ».</p>
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C'est donc une chose de voir l'Unedic comme une assurance contre les accidents des trajectoires individuelles d'emploi, neutralisation « mutualiste » bien faite pour en laisser inaperçus tous les enjeux fondamentaux ; c'en est une autre de la poser comme la contrepartie impérative dont la société assortit l'acceptation (temporaire) du jeu du capital. Peugeot, Alstom, Fralib, Continental, Goodyear, etc., ce sont les effets du jeu auquel les capitalistes, dont l'existence matérielle est hors de tout danger, s'adonnent avec passion : le jeu de la concurrence, le jeu du déplacement du capital, le jeu des fusions-acquisitions, en somme l'ivresse de la mondialisation considérée comme excitant <em>Kriegspiel</em> et comme aventure existentielle.</p>
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L'idée de la gauche n'a que deux siècles, elle est de prime jeunesse</p>
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Le capital s'adonne ? Le capital paye ses dégâts ! Voilà le principe – <em>de responsabilité</em> – auquel il faut le ramener sans cesse. Tant que la société doit souffrir que sa reproduction matérielle en passe par le capital, et que le capital fait de ses enjeux vitaux à elle la matière de son désir à lui, elle doit à la protection de ses intérêts supérieurs de ne pas se laisser happer complètement dans ce désir ni asservir par lui, et de poser à quelles restrictives conditions elle tolérera cette capture.</p>
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Ces conditions d'ailleurs n'ont rien que d'élémentaire. Un groupe social particulier est autorisé à convertir l'intérêt général en son jeu existentiel propre : si exorbitant état de fait ne peut aller sans ses dues contreparties. Le capital doit payer pour tout ce qu'il brise en «s'amusant». Indemnisation des chômeurs et des intermittents, compensation des baisses de revenu, réparation des flexibilisations, des précarités et des rythmes de vie brisés : il faut lui rappeler de quelle faveur il jouit s'il était tenté de l'oublier, et qu'il paye sans discuter. Au lieu de quoi on l'exempte de 40 milliards d'impôts et de cotisations ! Et, pis encore, dégoûtante ironie, sous le nom de «pacte de responsabilité», méprisable antiphrase qui bénit en fait toutes les irresponsabilités.</p>
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Il faut donc rappeler sans cesse cette trivialité qu'être de gauche suppose de ne pas admettre le capital comme une évidence n'ayant même plus à être questionnée pour se contenter de passer la serpillière fiscale dans les coins. Le rapport au capital qui signe la <em>situation</em> caractéristique de la gauche est donc un rapport politique de puissance, un rapport qui conteste un règne et affirme une souveraineté, celle de la multitude non capitaliste, contre une autre, celle de la « profitation » – pour reprendre l'expression des grévistes guadeloupéens lors de leur mouvement de 2009.</p>
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On aura noté que cette idée de la gauche, laissant évidemment de côté les supplétifs de la gauche de droite, englobe assez large, puisqu'elle ne préjuge pas du sort à faire au capitalisme en tant que tel et laisse ouvert, mais d'une ouverture spécialement accueillante, le débat de son renversement. Affirmer une souveraineté anticapitaliste, ce peut donc être prendre acte, sous le poids de la réalité contemporaine, de la présence du capital, mais pour le désarmer de ses élans d'emprise intégrale. Et ce peut être tout aussi bien songer déjà, non pas seulement à en minimiser le règne, mais à l'abolir – par exemple par la généralisation et la légalisation du principe récommunal, ou bien par l'arme du défaut sur la dette publique tel que, mettant instantanément les banques à bas, il nous offre la possibilité de les ramasser pour rien et de les refaire à notre façon, d'abord par nationalisation-saisie, ensuite par mutation sous l'espèce d'un système socialisé du crédit (« Notre stratégie du choc », dans <em>La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique</em>, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014).</p>
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Il reste la question de l'échelle territoriale pertinente où poser ce rapport de situation avec le capital. Nationale, européenne, autre? Il est assez clair que le choc des souverainetés et l'engagement d'un rapport de puissances où la gauche trouve sa définition supposent, du côté qui conteste l'imperium du capital, une densité politique, densité d'interactions concrètes, de débats, de réunions, d'actions organisées, dont on voit mal que, reposant sur la communauté de langue, elle ne trouve son lieu privilégié dans l'espace national.</p>
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En juin dernier, la Coordination des intermittents et précaires d'Ile-de-France (CIP-IDF) envahit le chantier de la Philharmonie de Paris pour y rencontrer des travailleurs, évidemment clandestins pour bon nombre d'entre eux et venus d'une multitude de pays. À la peur que leur inflige leur condition ultraprécarisée s'ajoute l'impossibilité totale de se parler, de se comprendre, donc de se coordonner et de lutter. Et c'est une masse inconsistante et désemparée qui se trouve offerte au despotisme patronal, lequel sait très bien diviser linguistiquement pour mieux régner. C'est donc là un cas presque pur d'internationalisme prolétarien en situation. Et, de fait, un cas de totale impuissance.</p>
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Au risque de froisser la sensibilité des cadres altermondialistes, bi- ou trilingues, habitués des voyages et portés à penser que leurs capacités sont universellement partagées, l'action internationale, qui est tout à fait possible, et même tout à fait souhaitable, ne saurait avoir la même densité et, partant, la même extension, ni le même impact, que l'action <em>d'abord</em> nationale. Laquelle n'exclut certainement pas, au contraire, les vertus complémentaires de la contagion et le renfort de l'émulation transfrontière. Il ne se formera donc pas <em>une</em> gauche – qui serait d'emblée postnationale. Il se formera <em>des</em> gauches, localement ancrées et cependant hautement désireuses de se parler et de s'épauler.</p>
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Il n'y a que les postures d'universitaires, inconscients de la particularité de leur position sociale, pour ignorer à ce point les conditions concrètes de l'action concrète. Et pour renvoyer d'un mouvement de mépris tout ce qui s'élabore dans l'espace national, soit, en passant, la quasi-totalité des luttes <em>effectives</em> – et non rêvées – qui s'y mènent. C'est-à-dire pour poursuivre éternellement la chimère de l'« international », cet espace indéterminé et sans forme, quand la politique anticapitaliste ne peut être qu'inter/-/nationale.</p>
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Nul n'ignore la vivacité de ces débats, mais peu importe, ils ne sont pas l'essentiel. Comme toujours d'ailleurs, ils trouveront leur résolution dans le mouvement réel des choses, qui inventeront leurs modalités en se faisant. Mais qui les inventeront sur le fond d'un projet de souveraineté au service d'une idée. Un projet de souveraineté, puisque tel est bien le nom qu'appelle l'affirmation collective d'une forme de vie et d'un «décider en commun », spécialement quand il se pose à l'encontre d'un règne oppressif comme celui du capital.</p>
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Sauf la rage identitaire qui pense pouvoir fondre, et faire disparaître, la gauche et la droite dans la francité éternelle, sauf l'aveuglement du parti des gestionnaires qui, croyant « dépasser la gauche et la droite », ne fait que reproduire la droite, sauf les confusions médiatiques de la gauche et de ses partis, sauf l'action néfaste de quelques « assassins politiques » qui, tout en feignant de le redouter, n'ont rien tant en vue que de tuer la gauche, cette idée ne peut pas mourir. Elle n'a que deux siècles, elle est de prime jeunesse, le cours des choses ne cesse de lui donner raison, le scandale du temps présent l'appelle impérieusement. L'avenir lui appartient.</p></blockquote>https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/09/20/Muscle-ton-jeu-Fredo-Lordon-ou-la-sortie-du-capitalisme#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/26Va faire tes devoirs, p'tit con : vote !urn:md5:801c14c1aa63e391ea9f5e3f6956dbbd2014-09-18T22:35:00+02:002017-12-08T19:14:40+01:00gibusAu comptoirabstentioncapitalisme démocratiquevote<p>Suite au <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/vote">vote</a> à l'Assemblée nationale du <a href="https://presumes-terroristes.fr/">projet de loi sur la lutte contre le terrorisme</a>, une amie se désolait que celui-ci, et plus encore les débats qui l'ont précédé, mettaient en lumière la convergence dans le sacrifice des libertés des partis de la majorité – qui, ayant maintenant largement fait preuve qu'ils n'ont plus rien de gauche, sont priés d'être nommés « droite complexée » – et de ceux de l'opposition – dont on a depuis longtemps admis devant l'évidence qu'ils se situaient dans la « droite décomplexée ».</p>
<p>Lui faisant remarquer que malgré ce flagrant étalage de la dangerosité des partis politiques, quels qu'ils soient, elle continuait d'aller voter, je me suis vu répondre que c'était là un devoir. L'argument est tellement dénué de toute intelligence que je n'avais pas songé à l'aborder dans le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/08/11/Voter-tue">billet</a> de fond que j'ai déjà consacré à l'<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/abstention">abstention</a>. Mais puisque visiblement c'est un argument qu'on ose encore soulever, j'y répondrai rapidement ici, sur un ton plus léger, inaugurant ainsi une nouvelle catégorie de billets, plus courts, réagissant à l'actualité.</p> <p>Ainsi donc, voter serait un devoir ? Ah, bon ? C'est intéressant ça. Mais encore ? Un devoir par rapport à quoi ? À qui ? Si c'est un devoir, c'est que l'on doit le faire pour satisfaire une exigence. Mais qui ou qu'est-ce qui impose cette exigence ?</p>
<p>On peut déjà écarter, tout au moins en France, le fait que voter soit imposé par l'État, la classe dominante ou le droit. Aucune loi ne punit celle ou celui qui ne voterait pas et fort heureusement on ne risque pas d'avoir la tête tranché si l'on s'abstient d'accomplir ce prétendu devoir. C'est donc que l'exigence serait imposée par autre chose.</p>
<p>Typiquement, il pourrait s'agir d'une éthique. S'abstenir contreviendrait à l'éthique… Mais quelle éthique, au fait ? L'éthique citoyenne, pardi ! Mais ce serait là une tautologie, le commandement principiel d'une éthique citoyenne, si tant est qu'une telle éthique puisse exister, reposerait justement sur le vote. Et l'on n'aurait rien expliqué du tout.</p>
<p>Descendons alors d'un niveau dans la critique théorique et admettons que voter soit exigé par la morale. Il serait immoral de ne pas voter. Mais alors quelle étrange morale, qui commanderait à celles et ceux qui s'en revendiquent de respecter une manière bien particulière – en l’occurrence le vote – de se départir de leurs facultés de décider pour eux-même ! Car il s'agit bien là de l'objectif du vote<sup>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/09/19/Va-faire-tes-devoirs-ptit-con-vote#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup> : déléguer son pouvoir à des élus censés ensuite représenter l'opinion de leurs électeurs et faire valoir leurs décisions – qu'on présuppose d'ailleurs entièrement exprimées <em>a priori</em> au moment même de l'acte de vote. Une morale bien amorale en effet ! Qui empêcherait quiconque s'y soumettrait de décider quoi que ce soit d'important sans passer par la médiation de représentants. Mais qui peut bien décider de sacrifier son pouvoir de décision à une telle morale ? On ne saurait répondre ! Puisque pour décider de se soumettre à une telle morale, il conviendrait auparavant d'élire ceux qui prendraient la décision à sa place. Bref la morale ne tient pas non plus la route comme <em>ideal suspect</em> imposant un devoir de voter.</p>
<p>À tout bien réfléchir, il est un responsable tout désigné pouvant imposer de voter. Il s'agit bien entendu du système même qui reçoit par l'intermédiaire du vote la pleine approbation de ceux que ce système soumet à sa propre logique et à ses propres lois. Ce système porte un nom que j'ai déjà longuement développé sur ce blog : le <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/tag/capitalisme%20d%C3%A9mocratique">capitalisme démocratique</a>. Car l'individu économique soumis aux règles capitalistes et l'individu citoyen se pliant au « devoir » démocratique ne font qu'un. Le devoir de voter fait bel et bien partie de ces lois et règles du capitalisme. Il est ce par quoi la synthèse sociale totalitaire – au sens où elle englobe l'ensemble de la vie – opérée par le capitalisme peut légitimement se déployer. Sans vote, pas de soumission volontaire aux règles du travail abstrait – c'est-à-dire du travail, quel qu'il soit, comme moyen obligé pour se procurer les ressources nécessaires à sa propre vie. Obtenir une telle soumission demanderait de recourir à la force contre la volonté de ceux que l'on veut soumettre, c'est-à-dire recourir à l'esclavagisme direct, et l'on sortirait alors du capitalisme, mais par une porte de sortie que personne ne souhaite rouvrir – et dont les battants ne peuvent d'ailleurs plus fonctionner en sens inverse, une fois la porte franchie. Même ceux assoiffés de pouvoir qui auraient des velléités esclavagistes ont compris depuis longtemps qu'une telle soumission directe par la force était le moyen le plus sûr de fragiliser leur pouvoir. Rien de telle que la démocratie pour gouverner tranquillement, on l'a déjà <a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2013/07/25/Le-poids-de-l-ordre-social-voltairien">vu</a> ! Le vote organise ainsi et légitime la servitude volontaire au système capitaliste.</p>
<p>Alors oui, c'est un devoir de voter si l'on s'abandonne à l'ordre social capitaliste. Mais est-ce bien là un choix de s'y soumettre sans réfléchir ? La liberté ne consiste-t-elle pas davantage à contester cet ordre même ?</p>
<div class="footnotes"><h4>Note</h4>
<p>[<a href="https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/09/19/Va-faire-tes-devoirs-ptit-con-vote#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1">1</a>] Je parle bien entendu du vote électoral permettant de choisir des représentants, le vote permettant de donner son avis sur telle ou telle question est une autre chose. Et à l'heure où j'écris ce billet, les <a href="https://twitter.com/Araeslhora/status/512149812574425088/photo/1">Écossais</a> peuvent joyeusement en faire l'expérience.</p></div>
https://pascontent.sedrati.xyz/index.php/post/2014/09/19/Va-faire-tes-devoirs-ptit-con-vote#comment-formhttps://pascontent.sedrati.xyz/index.php/feed/atom/comments/27