janv.032014
Pour en finir avec le désir de travail
dans la catégorie Ressources
Au point où nous sommes parvenus – l'indispensable disjonction du travail et de la possibilité d'exister – et avant d'aborder le sujet suivant – l'abolition de l'économie –, qui lui est intimement lié, il me paraît nécessaire de revenir sur l'objection majeure à la critique radicale de l'emploi salarié. Cette critique d'ordre métaphysique revient en fait simplement à opposer à une disparition du travail, un désir de travailler qui nous habiterait quasi-ontologiquement et ferait du travail, sinon l'essence, tout au moins un élément déterminant de la réalisation de soi, par conséquent inattaquable et indépassable.
Il n'est pas question de nier ce « désir de travail ». Cette opinion qui le brandit est on ne peut plus sérieuse, car elle est profondément ancrée. Parlez avec n'importe qui de supprimer le travail, vous aurez toutes les chances de vous heurter soit à une incompréhension frisant l'horreur que vous ne touchiez là à l'inconcevable, soit à un refus catégorique débouchant sur une véritable déclaration d'amour envers le travail. C'est bel et bien là l'une des plus grandes victoires du capitalisme démocratique d'être parvenu à ce que le « désir de travail » soit si parfaitement intériorisé, que ceux-là mêmes qui en subissent les souffrances – pire : ceux-là même qui sont conscients des afflictions que leur cause le travail – en deviennent les plus vaillants défenseurs.
J'ai commencé à répondre à cette objection en montrant, avec Dominique Méda, qu'on ne saurait revendiquer que le travail produit de l'autonomie alors qu'il est intrinsèquement hétéronome, principalement par sa fonction et sa caractéristique première, car le travail est avant tout économique. Il faut sans doute poursuivre cette réfutation et l'approfondir. Car, en présence d'un état d'esprit si profondément enraciné, il ne s'agit de rien de moins que d'en appeler à un changement de mentalité.
Et pour défaire un imaginaire si prégnant, il faut bien toute la puissance des concepts mis à disposition par la philosophie. J'ai déjà effleuré ce que le conatus et les affects, tels que définis dans la philosophie de Spinoza, pouvaient apporter à une réfutation en règle de l'objection considérant que si personne n'est obligé de travailler, nos besoins naturels ne pourraient être satisfaits. Dans une démonstration magistrale, Frédéric Lordon montre, en s'appuyant sur ces mêmes concepts, combien le « désir de travail » ne saurait être vu comme expression d'un « libre arbitre » – dont l'existence est d'ailleurs hautement discutable – mais plutôt comme le produit structurel du capitalisme démocratique. L'évolution du capitalisme – dont Lordon distingue trois phases : pré-fordien, fordiste et néo-libéral – aboutit clairement à cette construction de l'imaginaire faisant du « désir de travail » le vecteur privilégié de la réalisation de soi.
Outre ses talents clairvoyants d'économiste et de philosophe, la dextérité littéraire de Frédéric Lordon rend son propos largement accessible – et ce, malgré la rudesse des concepts et du raisonnement philosophique utilisés. Il est donc temps de s'effacer pour laisser place à de larges citations d'un article intitulé Pour un structuralisme des passions, paru dans la revue Tracés 3/2013 (n° HS-13), p. 49-72 (DOI : 10.4000/traces.5694) et qui est une version remaniée d’un chapitre de l'ouvrage La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Seuil, coll. « L'ordre philosophique », 2013, 284 p., ISBN : 978-2-02-111983-1.
La démonstration est longue, car elle nécessite d'expliciter les concepts employés et leur applicabilité aux sciences sociales, mais le raisonnement est limpide, pour peu qu'on soit attentif au chemin qu'il emprunte. Armons-nous donc de patience pour nous en délecter, le jeu en vaut la chandelle !
D’une possible intervention de la philosophie (spinoziste) en science sociale
[…] Spinoza nomme « conatus » cet effort que chaque chose déploie « pour persévérer dans son être » (Éthique, III, 6) […] Spinoza n’établit pas seulement en son principe l’effort de la persévérance dans l’être, il montre que cet effort est l’essence actuelle de la chose (Éthique, III, 7), et plus loin encore, dans le cas de la chose humaine, que cette essence n’est rien d’autre que le désir : « Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose » (Éthique, III, Définition des affects, 1). Cette formule, comme souvent un peu obscure à force d’être rigoureuse, suggère que le conatus, force d’activité générique et intransitive, c’est-à-dire telle quelle sans objet, a besoin d’une affection, a besoin d’être affecté, pour trouver ses orientations concrètes et être déterminé comme désir de poursuivre tel objet plutôt que tel autre. Ce sont donc les affections par les choses extérieures, et les affects qui s’ensuivent, qui mettent les corps en mouvement, faisant d’eux des corps concrètement désirants, par là déterminés à accomplir des choses particulières. Si l’action est d’abord, phénoménologiquement, corps en mouvement, jusque dans les actes dits de parole qui supposent bien d’émettre physiquement des sons, alors il n’est pas un mouvement de corps qui n’exprime et la puissance conative du désir et ses déterminations particulières par des affections et des affects.
Dire cela ne condamne à aucune régression subjectiviste ou psychologiste, car ce sont toujours les causes extérieures des affections, insiste Spinoza, qui déterminent les énergies désirantes individuelles à leurs poursuites particulières. Or la plupart de ces choses extérieures que nous rencontrons, qui nous affectent et qui nous meuvent, sont sociales, ou dotées de qualités sociales. Elles peuvent avoir le caractère abstrait de structures, d’institutions ou de rapports sociaux. Le rapport salarial et la mise en mouvement des corps laborieux, par exemple, se prêtent ainsi idéalement à l’exposition d’un structuralisme des passions qui réalise à sa façon le dépassement de l’antinomie du subjectivisme et de l’objectivisme, en tenant aussi bien le bout des individus, c’est-à-dire des corps en action, que celui des structures au sein desquelles ces mouvements trouvent leurs déterminations affectives.
Structures capitalistes et affects salariaux
Que le corps salarié, comme d’ailleurs tout corps agissant, soit un corps en mouvement, la chose est assez évidente. Il suffit de songer très prosaïquement à la mise en branle qu’il s’inflige au réveil, à ses manières de s’apprêter et de prendre le chemin du travail, à ses tensions et à ses empressements. Or un corps en mouvement est un corps désirant, c’est-à-dire un corps qui a été déterminé à désirer les fins du mouvement. Il faut alors se demander quelles affections – quelles choses extérieures – ont produit les affects qui ont été les opérateurs de cette détermination à se mouvoir. En l’occurrence la réponse est à trouver dans les structures du rapport salarial telles que Marx en a dégagé les formes élémentaires, à savoir :
1. une économie marchande dans laquelle la division du travail a atteint une profondeur telle que nul ne peut plus envisager de pourvoir par lui-même à ses besoins matériels fondamentaux, et où chacun par conséquent doit s’inscrire dans la spécialisation productive et en passer par les complémentarités de l’échange marchand, avec son médium spécifique, la monnaie ;
2. le fait que le capitalisme ré-exprime à sa manière cette nécessité générique imposée par la simple économie marchande, quand, à la suite du processus d’accumulation primitive et de l’appropriation privative des moyens de production, la réduction des non-propriétaires au dénuement total ne leur laisse aucune autre solution d’accès à l’argent que la vente de la force de travail, nécessité transfigurée par la constitution juridique (et morale) des individus dénués en sujets contractants, libres propriétaires d’une force de travail marchandisable.
C’est l’ensemble de ces éléments structurels, créateurs de ce qu’on pourrait appeler la situation salariale, qui affecte concrètement les individus, en les prenant d’ailleurs par les réquisits les plus fondamentaux du conatus comme effort de persévérance dans l’être, c’est-à-dire ici effort de persévérance dans l’être matériel et biologique, effort de conserver la vie même. Accéder à l’argent pour pouvoir entrer dans l’échange marchand et ainsi pourvoir aux données élémentaires de la reproduction matérielle, cela, en effet, est bien un désir – au plus près du conatus compris en sa forme la plus simple comme désir de vivre et survivre. Et lorsque la nécessité de l’accès à l’argent ne peut plus se donner satisfaction que sous la forme du salaire, puisque tous les autres moyens de l’insertion dans la circulation marchande ont été retirés, alors elle détermine, mais par le jeu de toutes ses structures (capitalistes), un désir de l’emploi salarié.
Le tout premier régime historique de la mobilisation salariale ne va pas au-delà de cette base, constitutive en quelque sorte des formes élémentaires du rapport salarial : seul l’aiguillon de la faim y détermine la mise en mouvement vers le travail. On se gardera donc bien de comprendre le mot désir sous les connotations euphoriques qui accompagnent ses usages ordinaires, car il peut être désir d’éviter un mal – en l’occurrence le mal du dépérissement matériel – bien plus que celui de poursuivre positivement un bien. C’est donc peu dire que les premières formes historiques de la mobilisation salariale sont environnées d’affects tristes – la crainte de la misère jusqu’à la mort.
Peur de mourir et désir de vivre : c’est bien en tout cas un certain régime de désirs et d’affects qu’installent les formes élémentaires du rapport salarial. Et l’on aperçoit en toute généralité à cette occasion que ce régime de désirs et d’affects vient comme doubler les structures du régime d’accumulation ou, pour mieux dire, que les structures du régime d’accumulation s’expriment sous l’espèce d’un certain régime de désirs et d’affects. Changent les structures économiques du régime d’accumulation, et change son régime dual de désirs et d’affects. Ce sont des transformations que l’histoire donne notoirement à voir, car la force évolutionnaire du capitalisme réside précisément dans sa capacité à avoir dépassé ses formes élémentaires.
Ainsi, par exemple, la grande crise des années trente débouche-t-elle in fine (et par guerre mondiale interposée…) sur l’ouverture d’une phase inédite de l’accumulation connue sous le nom de fordisme, dont les structures diffèrent du tout au tout de celles qui ont précédé, et soutiennent un nouveau régime de croissance forte et stable. Mais il s’agit moins ici de s’appesantir sur la macroéconomie du fordisme que d’en souligner les effets passionnels. À cette nouvelle structure du régime d’accumulation, en effet, correspond un nouveau régime de désirs et d’affects, sensiblement différent du précédent. Non pas que les affects tristes de la mise au travail, de la subordination salariale et du labeur abrutissant aient entièrement disparu – pour les deux premiers au moins, ils sont le fond même du rapport salarial et, quelle que soit sa forme, y font sentir leur présence d’arrière-plan, à plus ou moins grande distance. Mais d’une part la dynamique économique d’ensemble du fordisme – croissance régulière, plein-emploi, progression rapide des revenus salariaux – fait régresser les affects tristes de la précarité vitale en créant les conditions non seulement de la reproduction mais du développement matériel des salariés. Et surtout, d’autre part, ce nouveau régime d’accumulation a pour propriété d’inclure dans son régime passionnel les affects joyeux liés à l’entrée du salariat dans la consommation de masse, c’est-à-dire à la satisfaction à une échelle inédite du désir d’objets marchands. Non plus seulement donc l’aiguillon de la faim et la menace sur la vie nue, mais le miroitement de la marchandise et la poussée du désir acquisitif : c’est authentiquement un nouveau régime de désirs et d’affects et, comme on sait, sa contribution historique à la légitimation et à la stabilisation politique du capitalisme aura été considérable.
Imaginaire, significations, affects
Pour la première fois peut-être, en tout cas du côté du travail, le fordisme fait surgir un imaginaire collectif positif du capitalisme autour des valeurs sociales de la marchandise et de la consommation. Comme l’ont en effet noté les sociologies critiques dès les années 1960, la consommation de masse a produit l’un des remaniements les plus profonds et les plus structurants de l’imaginaire collectif contemporain, le désir d’acquisition des biens marchands se trouvant déchaîné par l’extension des possibilités de consommation, pour être institué comme une norme de vie. La consommation de masse et son imaginaire propre auront donc été au principe d’une extension considérable de la vie passionnelle du capitalisme, ou du capitalisme considéré dans son régime de désirs et d’affects – et, il faut bien le reconnaître, de son point de vue, la production de ces attachements passionnels à et par la marchandise aura été une immense réussite. On jugera d’ailleurs de sa puissance, puissance de rayonnement et d’attraction, au rôle qu’il a sans doute joué dans l’effondrement des régimes socialistes, qui ne pouvaient s’enclaver hermétiquement au point de ne rien laisser passer du spectacle des biens marchands exposés au-dehors, ni par conséquent prévenir tout emballement du désir mimétique au-dedans. […]
L’énergie du conatus coulée/conformée dans les structures
À l’image de son régime de désirs et d’affects, et du seul fait qu’il s’y trouve inclus, l’imaginaire du capitalisme ne cesse de se renouveler. De même qu’il a ajouté aux seules perspectives de la misère à endiguer les images réjouissantes de la vie au milieu des objets marchands, le capitalisme néolibéral enrichit l’imaginaire fordien en s’efforçant d’ajouter aux affects joyeux extrinsèques de la consommation les affects joyeux intrinsèques de la « réalisation de soi » dans et par le travail salarié. Et c’est bien en effet un enrichissement à ses yeux puisque dans le régime de désirs et d’affects du salariat, il ne devrait plus entrer seulement d’accéder à des satisfactions transitives, hétérogènes à l’activité laborieuse elle-même – le travail comme moyen purement instrumental d’accéder à l’argent, simple médium de l’acquisition des biens marchands –, mais il devrait aussi entrer d’investir l’activité en elle-même et pour elle-même, élevée du statut de moyen à celui de fin, et devenue intransitive, c’est-à-dire désirable en soi. Ainsi le néolibéralisme entreprend-il de modifier le régime de désirs et d’affects hérité du fordisme [hypostase de commodité qui ne dispense nullement en principe de reconstituer les enchaînements de cette entreprise, d’ailleurs pour en souligner la nature de dynamique politique – transformer les formes institutionnelles, c’est intrinsèquement une affaire de politique – et en dernière analyse, passionnelle, et ce même si le jeu des passions peut prendre des formes très variées : insurrections, guerres, ou transformations silencieuses sous contrôle oligarchique (c’est bien à cette dernière modalité que s’apparente la transition post-fordienne vers le néolibéralisme)] pour faire entrer les salariés dans un nouveau régime de mobilisation, plus intense – évidemment… –, dans lequel l’activité, jadis indifférente, devient l’objet, non plus médiat mais immédiat, du désir. Se rendre à l’entreprise, en épouser les fins, s’approprier ses tâches, faire de ses assignations des horizons personnels, les éprouver comme des occasions parmi les plus hautes d’effectuation de ses propres puissances, en faire la part centrale de sa propre existence, toutes ces choses deviennent – ou doivent devenir – intrinsèquement désirables. Ainsi le régime néolibéral de la mobilisation salariale vise-t-il à reconfigurer les désirs individuels pour les aligner sur le désir-maître du capital. Le fordisme avait bien réussi à introduire des affects joyeux, ceux de la consommation marchande, dans le jeu passionnel du capitalisme, mais le détour de médiation était encore trop long. Le néolibéralisme entreprend de le raccourcir pour viser la pleine coïncidence du désir des individus et du désir de l’institution [ou, si l’on refuse cette hypostase, des hommes qui l’incarnent]. Et – bien que sans doute pas dans toutes les fractions du salariat – il y parvient ! L’imaginaire de la marchandise s’enrichit alors d’un imaginaire de la réalisation de soi par la vie salariale, et peut-être faut-il attendre cette extension à une partie du salariat du désir de faire industriel autrefois réservé au capital pour mieux apercevoir le capitalisme comme un certain régime historique d’investissement conatif.
Si en effet le conatus est une énergie générique et intransitive, un élan de puissance tel quel en suspension et sans objet, alors sa détermination à des poursuites particulières lui vient nécessairement du dehors, et seules des affections par des choses extérieures l’orientent concrètement vers tel objet ou bien tel autre. Mais les « choses extérieures » qui ont le pouvoir de l’affecter et de le déterminer à des actions particulières sont pour l’essentiel des structures sociales, ou bien inscrites dans des structures sociales. Ce sont par exemple les structures sociales du capitalisme, dans ses configurations historiques successives, qui donnent aux hommes de l’époque capitaliste les objets où leurs énergies conatives vont s’investir, qui déterminent les mouvements de corps salariés, d’abord pour lutter contre le dépérissement, ensuite pour les joies extrinsèques de la consommation marchande, enfin pour les joies intrinsèques de la vie accomplie ou de la vocation réalisée dans et par le travail. Et cela comme, avant elles, les structures sociales du féodalisme avaient offert d’autres objets, déterminé d’autres poursuites : pour les guerriers celle de la gloire au combat, pour les seigneurs celle de la munificence, et pour tous celle du salut – et l’objet désiré entre tous du capitalisme, l’argent, est alors vil entre tous… Ce renversement indique assez l’arbitraire des objets élus par le conatus et montre comment cet arbitraire est tranché par la configuration particulière des grandes structures sociales. […]
Les expressions locales des structures globales
[…] Sans doute peut-il y avoir des affects communs : les structures et les institutions sociales ont précisément ce pouvoir d’affection à grande échelle, c’est-à-dire le pouvoir d’affecter tous – la circonscription du « tous » définissant l’extension même du pouvoir de l’institution : les structures et les institutions du champ scientifique n’affectent que le « tous » des scientifiques et pas au-delà ; les structures et les institutions de l’État, elles, affectent le « tous » de la nation. Produit par une puissance d’échelle globale, l’affect commun demeure pourtant un affect communément éprouvé par la multitude discrète des individus qui vivent sous l’imperium de l’institution considérée – c’est-à-dire par chacun d’eux localement. Ainsi les structures du rapport salarial, structures globales s’il en est, affectent-elles communément, mais séparément, chacun des salariés en son corps.
Si attentive qu’elle soit au poids, peut-être même à l’exclusivité – au moins en dernière analyse –, des déterminations structurales, une science sociale ne fera donc pas l’économie du passage par la localité des corps affectés, corps saisis par les rapports sociaux et les formes institutionnelles. Ce sont toutes les structures de l’échange marchand, de la division du travail, de la propriété privée des moyens de production et de la double séparation qui sont à l’œuvre et visibles dans chaque corps salarié, individuellement. Présentes, donc, en chacun des individus, mais chaque fois réfractées différemment puisque « des hommes différents peuvent être affectés de différentes manières par un seul et même objet, et un seul homme peut être affecté par un seul et même objet de différentes manières en des moments différents » (Éthique, III, 51).
La multitude salariale n’a en effet rien d’homogène, elle se distribue tout au long des chaînes hiérarchiques, selon les secteurs industriels, la taille des entreprises, évidemment selon les trajectoires propres des individus, etc., toutes choses parfaitement connues de la sociologie et par lesquelles on peut tenir ensemble : une affection commune (celle du rapport salarial en ses structures) et la (les) réfraction(s) de cette affection commune au travers des diverses complexions individuelles socialement constituées. D’où résultent : des affects communs – tous les corps salariés se mettent en mouvement chaque jour pour une activité nommée « travail » –, des affects communs de niveaux inférieurs, par groupes de salariés aux mêmes caractéristiques sociales – déterminant des complexions semblables (par exemple, les cadres de l’informatique ont des manières communes qui les distinguent des ouvriers de l’automobile) –, des affects plus idiosyncratiques aussi (amour ou détestation du travail salarié par exemple).
Mais l’expression locale des structures globales, par corps affectés interposés, demande l’introduction d’un tiers terme, dont on peut d’ailleurs deviner la nécessité à la relecture de la proposition III, 51 de l’Éthique : des hommes peuvent être affectés différemment par un seul et même objet. Or on nommerait à peine « un objet » une entité aussi abstraite qu’un rapport social, comme le rapport salarial par exemple. C’est que le rapport social lui-même se réalise concrètement dans des interactions sociales. Ainsi le salarié n’a-t-il pas affaire au « rapport salarial », mais à un patron, non pas le patron générique du rapport mais un patron particulier hic et nunc, bel et bien un « objet » capable d’en affecter d’autres de manières variées (mais à qui cette capacité – cette puissance – ne vient que du rapport social dont il est la réalisation, l’incarnation locale). Des interactions institutionnelles, on pourrait donc dire qu’elles sont l’apparaître phénoménologique des rapports sociaux – très prosaïquement : ce qui se donne à voir lorsqu’on va dans les institutions. On y observe un employé qui interagit avec son employeur, un élève avec son professeur, un fidèle avec son pasteur, un militaire avec son supérieur… Pour toute leur diversité dans leur genre, ces interactions ne sont jamais que les effectuations d’un même rapport social : toutes les interactions employés/employeurs effectuent le rapport salarial, les interactions élèves/professeurs le rapport magistral, fidèle/curé le rapport pastoral, soldat/officier le rapport militaire, etc. C’est par les interactions institutionnelles, telles qu’elles mettent en scène des « objets » (des personnes), que s’opèrent non seulement l’effectuation mais la localisation des rapports sociaux, et par là les affections concrètes dont les corps individuels sont affectés – donc in fine l’expression locale des structures globales qui soutiennent chacun de ces rapports. En arrière-plan de toute interaction employé/employeur particulière, il y a bien l’intégralité des structures du rapport salarial, avec toute la profondeur de leur développement historique, mais tout ce développement ne se réalise que dans la localité des multiples interactions concrètes conçues comme rencontres d’objets déterminés [de même par exemple que la forme institutionnelle « Code de la route » se réalise dans la rencontre de l’objet-conducteur et de l’objet-feu rouge (ou de l’objet-gendarme)].
Passions mécontentes, mouvements centrifuges et crises institutionnelles
Le passage par la distinction des rapports et des interactions qui les effectuent est spécialement utile pour lever l’objection indéfiniment opposée à toute forme de structuralisme, à savoir l’ignorance de l’histoire et l’incapacité dynamique. Rendre le monde des structures sociales aux puissances d’agir individuées qui les habitent était sans doute la première étape de leur remise en mouvement. Mais il faut y ajouter la médiation des interactions qui effectuent concrètement les rapports. Car ces effectuations n’ont rien de mécanique. Elles sont ex ante sous-déterminées : on sait grosso modo ce qu’une interaction employeur/employé va produire, ou ce qu’elle est censée produire – de l’assignation hiérarchique, du commandement et de l’exécution –, mais on ne sait rien a priori du détail et des modalités de cette production. Or, dans le cadre du rapport à effectuer, ce détail peut varier considérablement. Aussi les interactions effectuent-elles toujours les rapports de manière ouverte et créative : il y a autant de styles patronaux que d’individus patrons et, symétriquement, chaque salarié particulier fait parler sa propre complexion idiosyncratique, rétivité ou docilité, inclination à mettre ses dispositions au service de l’entreprise ou indifférence, résignation aux abus de pouvoir ou entrée en rébellion, etc. Rien de tout cela n’est écrit de toute éternité dans la définition du rapport ou dans son essence, et ce sont les effectuations concrètes, locales, qui, dans l’interaction institutionnelle, ajoutent un supplément de détermination affective, imprédictible ex ante. Sans doute j’entre dans l’interaction avec mon employeur déjà normalisé sous le rapport salarial – par construction – et affecté par ses déterminations structurales – la nécessité de la vie matérielle à reproduire, l’impératif de l’accès à l’argent, la dépossession des moyens de production, etc. Mais cet employeur concret, qui est le mien hic et nunc, m’affecte supplémentairement et particulièrement : par exemple, il sait me donner envie de travailler avec lui et pour lui… ou bien il m’est haïssable. Le supplément passionnel de l’interaction vient donc s’ajouter aux affects génériques du rapport conformément à l’arithmétique des compositions affectives : « Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer » (Éthique, IV, 7). Ainsi les affects se composent-ils positivement ou négativement, raison pour quoi d’ailleurs la fluctuatio animi (flottement de l’âme), dit Spinoza, est la condition passionnelle humaine par excellence, oscillations entre affects contraires produits par un seul et même objet. Pour osciller cependant, les balances affectives finissent par pencher dans un certain sens, toujours selon la loi de l’affect le plus puissant, et par là à déterminer à faire quelque chose. Des affects d’interaction bien composés avec ceux du rapport salarial ajoutent de la joie au sentiment de la nécessité matérielle, parfois même jusqu’à faire complètement oublier cette dernière – et le rapport, aidé par ses effectuations mêmes, se reproduit d’autant plus facilement. Mais l’interaction qui n’ajoute que des passions tristes détruit, elle, la base affective du rapport. Parfois jusqu’au point de faire passer à la balance affective un seuil de l’intolérable, déterminant l’individu à un mouvement d’échappement – c’est-à-dire à s’extraire de l’interaction. Évidemment chaque complexion affective (que Spinoza nomme ingenium) a ses seuils propres. Certains, par résignation ou par endurance, supportent des affections attristantes qui en feraient basculer d’autres dans la fuite ou bien la rébellion. Il est cependant des affections qui font passer leurs seuils à un grand nombre, et transforment alors des divergences individuelles en mouvement collectif.
La démonstration pourrait s'arrêter ici pour ce qu'il en est de l'imaginaire du « désir de travail ». Cependant, il serait fort dommage d'interrompre là ce raisonnement alors qu'il atteint la question fondamentale d'examiner ce qui est susceptible de provoquer un changement de mentalités, ce qui peut faire basculer de la soumission à un ordre social vers son renversement, bref : ce qui est capable de faire se soulever une insurrection.
Spinoza, dans le Traité politique, nomme indignation l’irréductible quant-à-soi qui à un moment fait dire « pas au-delà de ça, tout plutôt que ça ». Elle était définie dans l’Éthique (III, Définition des affects, XX) comme la tristesse qui naît par émulation affective au spectacle d’une tristesse causée à autrui. Elle est maintenant le nom générique du mécontentement politique, et par là l’indicatrice de la limite du pouvoir d’affecter de l’institution, la réponse à la question de savoir jusqu’où s’étend le pouvoir de l’institution de faire vivre des individus sous ses rapports – et par conséquent le seuil de sa viabilité politique. Car s’il est vrai que l’institution, par exemple l’entreprise, peut faire faire bien des choses à ses sujets, elle ne peut cependant pas leur faire faire n’importe quoi :
Bien que nous disions que les hommes relèvent non de leur droit mais de celui de la Cité, nous n’entendons pas que les hommes perdent la nature humaine pour en adopter une autre ; ni par conséquent que la Cité ait le droit de faire que les hommes s’envolent, ou – ce qui est tout aussi impossible – que les hommes considèrent comme honorable ce qui provoque le rire ou le dégoût ; mais nous voulons dire qu’il existe certaines circonstances dont la présence inspire aux sujets la crainte et le respect, et dont la disparition supprime la crainte et le respect, et en même temps qu’eux la Cité. (Traité politique, IV, 4)
Tout compte dans cette citation où l’on pourrait voir le concentré des propriétés dynamiques d’un structuralisme des passions. Tout compte, à commencer par le fait qu’extraite d’un traité nominalement politique, elle n’en donne pas moins les outils permettant de penser très généralement les ordres institutionnels quelle que soit leur nature – et du Traité politique de Spinoza, il s’avère qu’on peut faire une lecture comme théorie générale des institutions sociales. Penser les ordres institutionnels donc, mais surtout leurs crises. Car une institution, quelle qu’elle soit, n’est que la stabilisation temporaire d’un certain rapport de puissances, celui-là même qu’elle établit avec les individus tenus (à tenir) en son empire. L’imperium de l’institution n’est pas autre chose que l’affect commun qu’elle réussit à produire pour déterminer les individus à vivre selon sa norme – et que Spinoza nomme obsequium, affect de reconnaissance de l’autorité institutionnelle et d’obéissance à ses commandements : ainsi l’obsequium salarial produit-il en tous les normalisés le mouvement de se lever tous les matins pour « aller au travail » et y faire ce à quoi on a été assigné. Mais, comme tout affect, cet affect commun n’est déterminant qu’à la condition de ne pas être réprimé ou supprimé par un affect contraire et d’intensité supérieure (Éthique, IV, 7). À des degrés divers, s’étalant de la reproduction en régime à la crise ouverte, le rapport de puissance entre l’obsequium institutionnel et les affects contraires, réactionnels, que font le plus souvent naître la subordination et le commandement, ce rapport de puissance entre l’institution et ses sujets est toujours sous tension. Aussi l’imperium institutionnel est-il incapable de stabilisation définitive, fragilité intrinsèque et horizon permanent de crise dont Spinoza donne les termes à propos de cette institution canonique qu’est l’État : « […] je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où par la puissance il l’emporte sur eux ». Il n’y a pas d’institution pour l’éternité, car les institutions doivent faire avec les individus qui les habitent – et n’en pensent pas moins. Leur rétivité à se laisser normaliser, à plus forte raison l’abus de pouvoir auquel sont le plus souvent enclines les institutions en la figure de ceux qui les dirigent, tentation de tout pouvoir de s’étendre indéfiniment, sont autant de risques avec lesquels chaque institution doit compter, risque de franchir le seuil invisible de l’indignation, cette irréductible souveraineté de conscience qui un jour fait basculer dans le mécontentement ouvert et affranchit du commandement institutionnel :
[…] les actions auxquelles il est impossible d’amener personne, que ce soit par des récompenses ou par des menaces, ne tombent pas sous le droit de la Cité. Personne par exemple ne peut céder sa faculté de juger : quelles récompenses, quelles menaces peuvent en effet amener un homme à croire que le tout n’est pas plus grand que la partie, que Dieu n’existe pas […] et de manière générale à croire quelque chose de contraire à ce qu’il sent ou à ce qu’il pense ? (TP, III, 8)
Ainsi il y a des bornes aux normalisations que l’institution peut obtenir de ses sujets, des bornes dont le franchissement conduit l’institution à pécher – c’est-à-dire à accomplir ce qui peut causer sa propre destruction. Il existe par exemple certaines circonstances dont la présence inspire aux salariés la crainte et le respect de l’employeur, et dont la disparition supprime la crainte et le respect, et en même temps qu’eux l’obéissance salariale. « Indignation » est cet affect politique générique dont Spinoza fait le moteur de toutes les séditions. Pourvu bien sûr qu’il soit partagé à suffisamment grande échelle pour, affect commun réactionnel, se poser contre l’affect commun institutionnel.
Rien donc ne peut figer la dynamique collective des affects – et partant garantir la pérennité aux ordres institutionnels qui en procèdent. Et voilà où un structuralisme spinozien des passions peut renouer avec le changement et l’histoire : en ce point où le ratage des interactions institutionnelles qui effectuent les rapports structuraux fait renaître l’indignation et nourrit l’antagonisme des affects communs. Par le court-circuit d’une métonymie confondant le processus générateur et l’effet engendré, on pourrait donc dire qu’un rapport social, une structure, une institution ne sont pas autre chose que de l’affect commun. Mais ce qu’un affect commun soutient, un autre affect commun, contraire et plus puissant, peut le défaire. Un structuralisme des passions est donc nécessairement un structuralisme dynamique puisque les pôles de puissance individués ne sont tenus à un ordre institutionnel que par des balances affectives dont rien, jamais, ne permet d’exclure qu’elles viennent à être modifiées, soit que le cumul d’affects tristes en longue période fasse passer à un nombre suffisant de ses sujets leur point d’intolérable, soit qu’un incrément de domination imprudent le rende odieux à tous – et l’histoire est pleine de ces petits événements, de ces micro-abus qui précipitent sans crier gare une sédition de grande ampleur, effet en apparence sans commune mesure avec sa cause, alors qu’il a été préparé par des cumuls de longue date. La dynamique des affects collectifs est donc toujours susceptible de bifurcation, et le principe formel de l’affect commun qui soutenait l’institution, de connaître alors une repolarisation inverse pour entraîner une contestation, parfois jusqu’à sa destruction. Mais la limite de ce qui peut être dit en toute généralité est vite atteinte, et seule la clinique affective d’une situation institutionnelle donnée peut trancher quant à la formation, contingente a priori, d’une dynamique centrifuge des passions collectives… ou bien à la stagnation dans l’obsequium. La rareté des éruptions affectives anti-institutionnelles atteste en elle-même les exigeantes conditions requises par la formation d’un affect commun séditieux, c’est-à-dire d’un affect commun suffisamment intense pour vaincre les obsequia individuels, ce compte (passionnel) que chacun trouve dans sa situation de normalisé.
Sédition et crises, ou le déterminisme passionnel poursuivi dans de nouvelles directions
Mais que ce soit dans la reproduction ou dans la crise, la question demeure toujours la même : à quelles sortes de mouvements les puissances conatives sont-elles affectivement déterminées ? Poser une question de cette nature offre en tout cas le moyen de sortir de l’antinomie des structures minérales vouées à la reproduction et de l’agency supposée toujours libre et capable de tout si elle le « veut » (on ne comprend d’ailleurs guère qu’elle ne « veuille » pas plus souvent...). Dès lors qu’elles sont habitées par des pôles de puissance, il y a de l’agency dans les structures, mais de l’agency contrainte, déterminée la plupart du temps à effectuer les mouvements requis par la normalisation institutionnelle… mais aussi parfois à s’en échapper si d’aventure les courants d’affects collectifs viennent à tourner. Tenant les deux bouts de la chaîne, indûment réputés contradictoires, on pourrait donc répondre ainsi à la question, posée en mai 1968, de savoir si « ce sont les structures qui descendent dans la rue ». La réponse est que ce sont d’abord des corps individuels désirants qui y descendent, mais qu’ils n’y descendent que pour avoir été affectés d’une certaine manière dans et par les structures, c’est-à-dire, et ce sans aucun paradoxe, qu’ils y descendent pour s’en prendre aux structures qui les y ont fait descendre – parce qu’elles ont fini par se rendre odieuses.
Ni nécessaire ni impossible, la bifurcation dans le régime affectif collectif d’une institution, quand elle se produit, est un événement engendré de l’institution et qui remet en cause l’institution. C’est ici que se brise l’alliance réputée indestructible du changement historique et de la liberté. Car si les conatus peuvent se mettre à faire des choses qu’ils ne faisaient pas jusqu’ici, à aucun moment pourtant ils ne cessent d’être déterminés à leurs actions particulières successives. La philosophie du sujet et les sciences sociales qui s’en prévalent ont toujours cru être à leur meilleur avec les épisodes révolutionnaires ou les processus de crise – supposés hors d’atteinte de tout point de vue structuraliste. Contestations et révoltes seraient les propres du libre-arbitre et de lui seul, rébellions accessibles seulement à des âmes inconditionnées. Là où le déterminisme aurait partie liée à l’asservissement, les remises en mouvement de l’histoire attesteraient les triomphes de la liberté – c’est-à-dire son irréductibilité. Mais c’est méconnaître la variété des choses auxquelles les hommes peuvent être déterminés. Devenir séditieux n’est pas faire un saut miraculeux hors de l’ordre causal mais seulement se trouver déterminé à faire autre chose. Les séditions ou les révolutions ne sont pas des moments bénis de suspension de l’enchaînement des causes et des effets, ou de recouvrement par les hommes d’un pouvoir de création inconditionnée. C’est toujours le jeu nécessaire des puissances et des passions, mais poursuivi dans d’autres directions. De nouvelles affections ont produit de nouveaux affects qui ont déterminé de nouveaux mouvements – centrifuges maintenant. Au lieu de faire, par exemple, les gestes de l’obsequium salarial, les corps s’échappent et se meuvent différemment : vers le piquet de grève, le bureau du directeur à séquestrer, ou bien la rue. Mais c’est bien quelque chose – le mot de trop, le licenciement abusif, le plan social injuste –, et les affects qui se sont ensuivis, qui les y a envoyés. Il n’est besoin d’invoquer aucune interruption du déterminisme pour comprendre ce genre de mouvements, il convient plutôt d’analyser finement comment se sont constituées les nouvelles formations d’affects, et comment l’état des structures a facilité ou entravé leur opération.
Passé ainsi au crible de l'analyse spinoziste, le récent succès populaire de l'indignation, au-delà des mouvements sporadiques qui s'en sont revendiqués, n'est-il pas le signe prometteur de l'imminence d'une insurrection sur laquelle porte ce blog ? Ce billet étant le premier de l'année, c'est en tout cas le meilleur vœux que je puisse former pour 2014 !