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DELE1966 Le bergsonisme

Gilles DELEUZE, Le bergsonisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.

DELE1966.1 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 5 : Beaucoup de philosophes à cet égard semblent tomber dans un cercle : conscients de la nécessité de porter l’épreuve du vrai et du faux au-delà des solutions, dans les problèmes eux-mêmes, ils se contentent de définir la vérité ou la fausseté d’un problème par sa possibilité ou son impossibilité de recevoir une solution.

DELE1966.2 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 9 : L’idée de désordre apparaît quand, au lieu de voir qu’il y a deux ou plusieurs ordres irréductibles (par exemple celui de la vie et celui du mécanisme, l’un étant présent quand l’autre n’est pas là), on retient seulement une idée générale d’ordre, qu’on se contente d’opposer au désordre et de penser en corrélation avec l’idée de désordre.

DELE1966.3 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 11 : Bergson montre bien que l’intelligence est la faculté qui pose les problèmes en général (l’instinct serait plutôt une faculté de trouver des solutions). Mais seule l’intuition décide du vrai et du faux dans les problèmes posés, quitte à pousser l’intelligence à se retourner contre elle-même.

DELE1966.4 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 30-31 : L’important, c’est que la décomposition du mixte nous révèle deux types de “multiplicité”. L’une est représentée par l’espace (ou plutôt, si nous tenons compte de toutes les nuances, par le mélange impur du temps homogène) : c’est une multiplicité d’extériorité, de simultanéité, de juxtaposition, d’ordre, de différenciation quantitative, de différence de degré, une multiplicité numérique, discontinue et actuelle. L’autre se présente dans la durée pure ; c’est une multiplicité interne, de succession, de fusion, d’organisation, d’hétérogénéité, de discrimination qualitative ou de différence de nature, une multiplicité virtuelle et continue, irréductible au nombre.

DELE1966.5 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 79 : Retenons sommairement les traits principaux de la théorie d’Einstein, telle que Bergson la résume : tout part d’une certaine idée du mouvement qui entraîne une contraction des corps et une dilatation de leur temps ; on en conclut à une dislocation de la simultanéité, ce qui est simultané dans un système fixe cessant de l’être pour un système mobile ; bien plus, en vertu de la relativité du repos et du mouvement, en vertu de la relativité du mouvement même accéléré, ces contractions d’étendue, ces dilatations de temps, ces ruptures de simultanéité deviennent absolument réciproques ; il y aurait en ce sens une multiplicité de temps, une pluralité des temps, à vitesses d’écoulement différentes, tous réels, chacun propre à un système de référence ; et comme il devient nécessaire, pour situer un point, d’indiquer sa position dans le temps aussi bien que dans l’espace, la seule unité du temps consiste à être une quatrième dimension de l’espace ; c’est précisément ce bloc Espace-Temps qui se divise actuellement en espace et en temps d’une infinité de manières, chacune propre à un système.

DELE1966.6 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 80 : Que la durée, c’est-à-dire le temps, soit essentiellement multiplicité, jamais Bergson ne renoncera à cette idée. Mais le problème est : quel type de multiplicité ? On se souvient que Bergson opposait deux types de multiplicités, les multiplicités actuelles, numériques et discontinues, et les multiplicités virtuelles, continues et qualitatives. Il est certain que dans la terminologie de Bergson, le Temps d’Einstein est de la première catégorie. Ce que Bergson reproche à Einstein, c’est d’avoir confondu les deux types de multiplicité, et, par là, d’avoir renouvelé la confusion du temps avec l’espace. C’est seulement en apparence que la discussion porte sur : le temps est-il un ou multiple ? Le vrai problème est “quelle est la multiplicité propre au temps ?”

DELE1966.7 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 87 : Seule l’hypothèse du Temps unique, selon Bergson, rend compte de la nature des multiplicités virtuelles. En confondant les deux types, multiplicité spatiale actuelle et multiplicité temporelle virtuelle, Einstein a seulement inventé une nouvelle manière de spatialiser le temps. Et l’on ne peut nier l’originalité de son espace-temps, la conquête prodigieuse qu’il représente pour la science (jamais on n’avait poussé si loin la spatialisation, ni de cette manière). Mais cette conquête est celle d’un symbole pour exprimer les mixtes, non pas celle d’un vécu capable d’exprimer, comme dirait Proust, “un peu de temps à l’état pur”. L’Être, ou le Temps, est une multiplicité ; mais précisément il n’est pas “multiple”, il est Un, conformément à son type de multiplicité.

DELE1966.8 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 91 : Dans l’intelligence, on doit donc distinguer la forme et le sens : elle a sa forme dans la matière, elle trouve sa forme avec la matière, c’est-à-dire dans le plus détendu, mais elle a et trouve son sens dans le plus contracté, par lequel elle domine et utilise la matière. On dirait donc que sa forme la sépare de son sens, mais que ce sens est toujours présent en elle, et doit être retrouvé par l’intuition. C’est pourquoi enfin Bergson refuse toute genèse simple, qui rendrait compte de l’intelligence à partir d’un ordre déjà supposé de la matière, ou qui rendrait compte des phénomènes de la matière à partir de catégories supposées de l’intelligence. 11 ne peut y avoir qu’une genèse simultanée de la matière et de l’intelligence. Un pas pour l’une, un pas pour l’autre : l’intelligence se contracte dans la matière en même temps que la matière se détend dans la durée ; toutes deux trouvent dans l’étendue la forme qui leur est commune, leur équilibre ; quitte à ce que l’intelligence à son tour pousse cette forme à un degré de détente que la matière et l’étendue n’auraient jamais atteint par elles-mêmes – celle d’un espace pur.

DELE1966.9 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 94 : La durée n’est que le degré le plus contracté de la matière, la matière est le degré le plus détendu de la durée. Mais aussi bien, la durée est comme une nature naturante, et la matière, une nature naturée. Les différences de degré sont le plus bas degré de la Différence ; les différences de nature sont la plus haute nature de la Différence.

DELE1966.10 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 97 : Ainsi quand la vie se divise en plante et animal, quand l’animal se divise en instinct et en intelligence, chaque côté de la division, chaque ramification, emporte avec soi le tout, sous un certain aspect, comme une nébulosité qui l’accompagne, témoignant de son origine indivise. Et 1l y a une auréole d’instinct dans l’intelligence, une nébuleuse d’intelligence dans l’instinct ; un rien d’animé dans les plantes, un rien de végétatif chez les animaux. La différenciation est toujours l’actualisation d’une virtualité qui persiste à travers ses lignes divergentes actuelles.

DELE1966.11 Cf. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 108-109 : Mais nous devons, dans une autre oscillation, nous réjouir que Tout ne soit pas donné. Tel est le thème constant du bergsonisme, depuis le début : la confusion de l’espace et du temps, l’assimilation du temps à l’espace, nous font croire que tout est donné, ne serait-ce qu’en droit, ne serait-ce que sous le regard d’un Dieu. Et c’est bien le tort commun du mécanisme et du finalisme. L’un suppose que tout est calculable en fonction d’un état ; l’autre, que tout est déterminable en fonction d’un programme : de toute façon le temps n’est plus là que comme un écran qui nous cache l’éternel, ou qui nous livre successivement ce qu’un Dieu ou une intelligence surhumaine verraient en un seul coup. Or cette illusion est inévitable, dès que nous spatialisons le temps. Dans l’espace, en effet, il suffit de disposer d’une dimension supplémentaire à celles où se passe un phénomène, pour que le mouvement en train de se faire nous apparaisse comme une forme toute faite. Si nous considérons le temps comme une quatrième dimension de l’espace, cette quatrième dimension sera donc supposée contenir en bloc toutes les formes possibles de l’univers ; et le mouvement dans l’espace, aussi bien que l’écoulement dans le temps, ne seront plus que des apparences liées aux trois dimensions. Mais en vérité, que l’espace réel n’ait que trois dimensions, que le Temps ne soit pas une dimension de l’espace, signifie ceci : il y a une efficacité, une positivité du temps, qui ne fait qu’un avec une “hésitation” des choses, et, par là, avec la création dans le monde. Qu’il y ait un Tout de la durée, c’est certain. Mais ce tout est virtuel. Il s’actualise d’après des lignes divergentes ; mais précisément ces lignes ne forment pas un tout pour leur compte, et ne ressemblent pas à ce qu’elles actualisent.

DEGU1972 L’Anti-Œdipe

Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, L’Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972/1973.

DEGU1972.1 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 40 : Le problème du socius a toujours été celui-ci : coder les flux du désir, les inscrire, les enregistrer, faire qu’aucun flux ne coule qui ne soit tamponné, canalisé, réglé.

DEGU1972.2 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 41 : Mais la machine capitaliste, en tant qu’elle s’établit sur les ruines plus ou moins lointaines d’un État despotique, se trouve dans une situation toute nouvelle : le décodage et la déterritorialisation des flux.

DEGU1972.3 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 41 : Il naît en effet de la rencontre entre deux sortes de flux, flux décodés de production sous la forme du capital-argent, flux décodés du “travailleur libre”. Aussi, contrairement aux machines sociales précédentes, la machine capitaliste est-elle incapable de fournir un code qui couvre l’ensemble du champ social. À l’idée même du code, elle a substitué dans l’argent une axiomatique des quantités abstraites qui va toujours plus loin dans le mouvement de la déterritorialisation du socius. Le capitalisme tend vers un seuil de décodage qui défait le socius au profit d’un corps sans organes, et qui, sur ce corps, libère les flux du désir dans un champ déterritorialisé.

DEGU1972.4 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 41 : Le décodage des flux, la déterritorialisation du socius forment ainsi la tendance la plus essentielle du capitalisme. Il ne cesse de s’approcher de sa limite, qui est une limite proprement schizophrénique.

DEGU1972.5 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 42 : Le capitalisme instaure ou restaure toutes sortes de territorialités résiduelles et factices, imaginaire ou symboliques, sur lesquelles il tente, tant bien que mal, de recoder, de tamponner les personnes dérivées des quantités abstraites.

DEGU1972.6 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 42 : Marx appelait loi de la tendance contrariée le double mouvement de la baisse tendancielle du taux de profit et l’accroissement de la masse absolue de plus-value. Comme corollaire de cette loi, il y a le double mouvement du décodage ou de la déterritorialisation des flux, et de leur re-territorialisation violente et factice. Plus la machine capitaliste déterritorialise, décodant et axiomatisant les flux pour en extraire la plus-value, plus ses appareils annexes, bureaucratiques et policiers, re-territorialisent à tour de bras tout en absorbant une part croissante de plus-value.

DEGU1972.7 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 92 : Tout est sur le corps sans organes, et ce qui est inscrit, et l’énergie qui inscrit.

DEGU1972.8 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 155 : La schizophrénie comme processus, c’est la production désirante, mais telle qu’elle est à la fin, comme limite de la production sociale déterminée dans les conditions du capitalisme.

DEGU1972.9 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 163 : les machines sociales précapitalistes sont inhérentes au désir en un sens très précis : elles codent les flux du désir. Coder le désir – et la peur, l’angoisse des flux décodés –, c’est l’affaire du socius. Le capitalisme est la seule machine sociale, nous le verrons, qui s’est construite comme telle sur des flux décodés, substituant aux codes intrinsèques une axiomatique des quantités abstraites en forme de monnaie.

DEGU1972.10 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 164 : D’une certaine manière, le capitalisme a hanté toutes les formes de société, mais il les hante comme leur cauchemar terrifiant, la peur panique qu’elles ont d’un flux qui se déroberait à leurs codes.

DEGU1972.11 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 174 : Un flux est codé pour autant que des détachements de chaîne et des prélèvements de flux s’opèrent en correspondance, s’étreignent et s’épousent.

DEGU1972.12 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 180 : les rangs sont inséparables du codage territorial primitif, comme les castes du surcodage étatique impérial ; tandis que les classes sont relatives au processus de production industrielle et marchande décodée dans les conditions du capitalisme.

DEGU1972.13 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 192 : Pour que des flux soient codables, il faut que leur énergie se laisse quantifier et qualifier – il faut que des prélèvements de flux se fassent en rapport avec des détachements de chaîne – il faut que quelque chose passe, mais aussi que quelque chose soit bloqué, et que quelque chose bloque ou fasse passer.

DEGU1972.14 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 207-208 : En second lieu pourtant, la limite relative n’est que la formation sociale capitaliste, parce qu’elle machine et fait couler des flux effectivement décodés, mais en substituant au codes une axiomatique comptable encore plus oppressive. Si bien que le capitalisme, conformément au mouvement par lequel il contrarie sa propre tendance, ne cesse d’approcher du mur, et de reculer le mur en même temps.

DEGU1972.15 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 261 : L’État était d’abord cette unité abstraite intégrant des sous-ensembles fonctionnant séparément ; il est maintenant subordonné à un champ de forces dont il coordonne les flux, et dont il exprime les rapports autonomes de domination et de subordination. Il ne se contente plus de surcoder des territorialités maintenus et briquetées, il doit constituer, inventer des codes pour les flux déterritorialisés de l’argent, de la marchandise et de la propriété privée.

DEGU1972.16 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 262 : On a pu montrer l’existence d’une évolution analogue pour la machine technique lorsqu’elle cesse d’être unité abstraite ou système intellectuel, régnant sur des sous-ensembles séparés, pour devenir rapport subordonné à un champ de forces s’exerçant comme système physique concret.

DEGU1972.17 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 264 : C’est maintenant à l’État de recoder tant bien que mal, par des opérations régulières ou exceptionnelles, le produit des flux décodés.

DEGU1972.18 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 265-266 : le capitalisme et sa coupure ne se définissent pas simplement par des flux décodés, mais par le décodage généralisé des flux, la nouvelle déterritorialisation massive, la conjonction des flux déterritorialisés.

DEGU1972.19 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 268-269 : D’abord, l’échange simple inscrit les produits marchands comme les quanta particuliers d’une unité de travail abstrait. C’est le travail abstrait posé dans le rapport d’échange qui forme la synthèse disjonctive du mouvement apparent de la marchandise, puisqu’il se divise dans les travaux qualifiés auxquels correspond tel ou tel quantum déterminé. Mais c’est seulement lorsqu’un “équivalent général” apparaît comme monnaie qu’on accède au règne de la quantitas, laquelle peut avoir toutes sortes de valeurs particulières ou valoir pour toutes sortes de quanta. Cette quantité abstraite n’en doit pas moins avoir une valeur particulière quelconque, si bien qu’elle n’apparaît encore que comme un rapport de grandeur entre quanta.

DEGU1972.20 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 270 : Nous ne sommes plus dans le domaine du quantum ou de la quantitas, mais dans celui du rapport différentiel en tant que conjonction, qui définit le champ social immanent propre au capitalisme et donne à l’abstraction comme telle sa valeur effectivement concrète, sa tendance à la concrétisation.

DEGU1972.21 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 275 : C’est chaque passage de flux qui est une déterritorialisation, chaque limite déplacée, un décodage.

DEGU1972.22 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 276 : toute machine technique suppose des flux d’un type particulier : des flux de code à la fois intérieurs et extérieurs à la machine, formant les éléments d’une technologie et même d’une science.

DEGU1972.23 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 277 : La véritable axiomatique est celle de la machine sociale elle-même, qui se substitue aux anciens codages, et qui organise tous les flux décodés, y compris les flux de code scientifique et technique, au profit du système capitaliste et au service de ses fins.

DEGU1972.24 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 278 : là où les flux sont décodés, les flux particuliers de code qui ont pris une forme technologique et scientifique sont soumis à une axiomatique proprement sociale bien plus sévère que toutes les axiomatiques scientifiques, mais bien plus sévère aussi que tous les anciens codes ou surcodages disparus : l’axiomatique du marché capitaliste mondial.

DEGU1972.25 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 280 : Nous trouvons ici une nouvelle détermination du champ d’immanence proprement capitaliste : non seulement le jeu des rapports et coefficients différentiels des flux décodés, non seulement la nature des suites que le capitalisme reproduit à une échelle toujours plus large en tant que limites intérieures, mais la présence de l’anti-production dans la production même.

DEGU1972.26 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 280-281 : Certes, le savant n’a en tant que tel aucune puissance révolutionnaire, il est le premier agent intégré de l’intégration, refuge de mauvaise conscience, destructeur forcé de sa propre créativité.

DEGU1972.27 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 281-282 : Ainsi se trouvent bouclés les trois segments de la reproduction capitaliste toujours élargie, qui définissent aussi bien les trois aspects de son immanence : 1°) celui qui extrait la plus-value humaine à partir du rapport différentiel entre flux décodés de travail et de production, et qui se déplace du centre à la périphérie, en gardant pourtant au centre de vastes zones résiduelles ; 2°) celui qui extrait la plus-value machinique, à partir d’une axiomatique des flux de code scientifique et technique, aux endroits de “pointe” du centre ; 3°) celui qui absorbe ou réalise ces deux formes de la plus-value de flux, en garantissant l’émission des deux, et en injectant perpétuellement de l’anti-production dans l’appareil à produire.

DEGU1972.28 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 286-287 : Il n’en reste pas moins que l’écriture joue typiquement le rôle d’un archaïsme dans le capitalisme, l’imprimerie-Gutenberg étant alors l’élément qui donne à l’archaïsme une fonction actuelle. Mais l’usage capitaliste du langage est en droit d’une autre nature, et se réalise ou devient concret dans le champ d’immanence propre au capitalisme lui-même, lorsqu’apparaissent les moyens techniques d’expression qui correspondent au décodage généralisé des flux, au lieu de renvoyer encore sous une forme directe ou indirecte au surcodage despotique. Tel nous semble le sens des analyses de Mac Luhan : avoir montré ce qu’était un langage des flux décodés, par opposition à un signifiant qui garrotte et surcode les flux. D’abord tout est bon pour le langage non signifiant : aucun flux phonique, graphique, gestuel, etc., n’est privilégié dans ce langage qui reste indifférent à sa substance ou à son support comme continuum amorphe ; le flux électrique peut être considéré comme la réalisation d’un tel flux quelconque en tant que tel. Mais une substance est dite formée lorsqu’un flux entre en rapport avec un autre flux, le premier définissant alors un contenu, et le second, une expression. Les flux déterritorialisés de contenu et d’expression sont dans un état de conjonction ou de présupposition réciproque, qui constitue des figures comme unités ultimes de l’un et de l’autre. Ces figures ne sont nullement du signifiant, ni même des signes comme éléments minimaux du signifiant ; ce sont des non-signes, ou plutôt des signes non signifiants, des points-signes à plusieurs dimensions, des coupures de flux, des schizes qui forment des images par leur réunion dans un ensemble, mais qui ne gardent aucune identité d’un ensemble à un autre. Les figures, c’est-à-dire les schizes ou coupures-flux, ne sont pas du tout “figuratives” ; elles le deviennent seulement dans une constellation particulière qui se défait au profit d’une autre. Trois millions de points par seconde transmis par la télévision, dont quelques-uns seulement sont retenus. Le langage électrique ne passe pas par la voix ni l’écriture ; l’informatique s’en passe, ou cette discipline bien nommée la fluidique opérant par jets de gaz ; l’ordinateur est une machine de décodage instantané et généralisé. […] Ce quadrillage de la production par l’information manifeste une fois de plus que l’essence productive du capitalisme ne fonctionne ou ne “parle” que dans le langage des signes que lui imposent le capital marchand ou l’axiomatique du marché.

DEGU1972.29 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 291 : La civilisation se définit par le décodage et la déterritorialisation des flux dans la production capitaliste. Tous les procédés sont bons pour assurer ce décodage universel : la privatisation qui porte sur les biens, les moyens de production, mais aussi sur les organes de l’“homme privé” lui-même ; l’abstraction des quantités monétaires, mais aussi de la quantité de travail ; l’illimitation du rapport entre le capital et la force de travail, et aussi entre les flux de financement et les flux de revenus ou moyens de paiement ; la forme scientifique et technique prise par les flux de code eux-mêmes ; la formation de configurations flottantes à partir de lignes et de points sans identité discernable.

DEGU1972.30 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 291 : Si décoder veut sans doute dire comprendre un code et le traduire, c’est plus encore le détruire en tant que code, lui assigner une fonction archaïque, folklorique ou résiduelle, qui fait de la psychanalyse et de l’ethnologie deux disciplines appréciées dans nos sociétés modernes.

DEGU1972.31 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 295-296 : Autant de raisons pour définir le capitalisme par une axiomatique sociale, qui s’oppose à tous égards aux codes. D’abord, la monnaie comme équivalent général représente une quantité abstraite indifférente à la nature qualifiée des flux. Mais l’équivalence renvoie elle-même à la position d’un illimité : dans la formule A-M-A, “la circulation des l’argent comme capital possède son but en elle-même, car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir ; le mouvement du capital n’a donc pas de limites” [ Marx, Le Capital, I, 2, ch. 4, Pléiade I, p. 698].

DEGU1972.32 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 298 : Les rapports différentiels tels qu’ils sont remplis par la plus-value, l’absence de limites extérieures telle qu’elle est “remplie” par l’élargissement des limites internes, l’effusion de l’anti-production dans la production telle qu’elle est remplie par l’absorption de la plus-value, constituent les trois aspects de l’axiomatique immanente du capitalisme.

DEGU1972.33 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 299 : Mais une axiomatique n’est nullement par elle-même une simple machine technique, même automatique ou cybernétique.

DEGU1972.34 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 299 : L’État capitaliste est le régulateur des flux décodés comme tels, en tant qu’ils sont pris dans l’axiomatique du capital.

DEGU1972.35 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 306 : Les sociétés modernes civilisées se définissent par des procès de décodage et de déterritorialisation. Mais, ce qu’elles déterritorialisent d’un côté, elles le re-territorialisent de l’autre. Ces néo-territorialités sont souvent artificielles, résiduelles, archaïques ; seulement, ce sont des archaïsmes à fonction parfaitement actuelle, notre manière moderne de “briqueter”, de quadriller, de réintroduire des fragments de code, d’en ressusciter d’anciens, d’inventer des pseudo-codes ou des jargons.

DEGU1972.36 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 309 : d’une part, le capitalisme ne peut procéder qu’en développant sans cesse l’essence subjective de la richesse abstraite, produire pour produire, c’est-à-dire “la production comme une fin en soi, le développement absolu de la productivité sociale du travail” ; mais d’autre part et en même temps, il ne peut le faire que dans le cadre de son propre but limité, en tant que mode de production déterminé, “production pour le capital”, “mise en valeur du capital existant” [ Marx, Le Capital, III, 3, conclusions, Pléiade II, pp. 1031-1032].

DEGU1972.37 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 321-322 : Marx disait : le mérite de Luther, c’est d’avoir déterminé l’essence de la religion, non plus du côté de l’objet, mais comme religiosité intérieure ; le mérite d’Adam Smith et de Ricardo, c’est d’avoir déterminé l’essence ou la nature de la richesse, non plus comme nature objective, mais comme essence subjective abstraite et déterritorialisée, activité de production en général. Mais, comme cette détermination se fait dans les conditions du capitalisme, ils objectivent à nouveau l’essence, l’aliènent et la re-territorialisent, cette fois sous forme de la propriété privée des moyens de production. Si bien que le capitalisme est sans doute l’universel de toute société, mais seulement dans la mesure où il est capable de mener jusqu’à un certain point sa propre critique, c’est-à-dire la critique des procédés par lesquels il ré-enchaîne ce qui, en lui, tendait à se libérer ou à apparaître librement [ Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, Pléiade I, pp. 258-261].

DEGU1972.38 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 328 : La révolution génétique se fit lorsqu’on découvrit qu’il n’y a pas transmission de flux à proprement parler, mais communication d’un code ou d’une axiomatique, d’une combinatoire informant les flux.

DEGU1972.39 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 329 : Mais nous avons vu en ce sens qu’il y avait deux grands types d’investissement social, ségrégatif et nomadique, comme deux pôles du délire : un type ou pôle paranoïaque fascisant qui investit la formation de souveraineté centrale, la surinvestit en en faisant la cause finale éternelle de toutes les autres formes sociales de l’histoire, contre-investit les enclaves ou la périphérie, désinvestit toute libre figure du désir – oui, je suis des vôtres, et de la classe et de la race supérieure. Et un type ou un pôle schizo-révolutionnaire, qui suit les lignes de fuite du désir, passe le mur et fait passer les flux, monte ses machines et ses groupes en fusion dans les enclaves ou à la périphérie, procédant à l’inverse du précédent : je ne suis pas des vôtres, je suis éternellement de la race inférieure, je suis une bête, un nègre.

DEGU1972.40 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 356-357 : De même que Ricardo fonde l’économie politique ou sociale en découvrant le travail quantitatif au principe de toute valeur représentable, Freud fonde l’économie désirante en découvrant la libido quantitative au principe de toute représentation des objets et des buts du désir. Freud découvre la nature subjective ou l’essence abstraite du désir, comme Ricardo la nature subjective ou l’essence abstraite du travail, par-delà toute représentation qui les rattacherait à des objets, des buts, ou même des sources en particulier. Freud est donc le premier à dégager le désir tout court, comme Ricardo “le travail tout court”, et par là la sphère de la production qui déborde effectivement la représentation. Et, tout comme le travail subjectif abstrait, le désir subjectif abstrait est inséparable d’un mouvement de déterritorialisation, qui découvre le jeu des machines et des agents sous toutes les déterminations particulières qui liaient encore le désir ou le travail à telle ou telle personne, à tel ou tel objet dans le cadre de la représentation.

DEGU1972.41 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 357 : Car le mythe et la tragédie sont des systèmes de représentations symboliques qui ramènent encore le désir à des conditions extérieures déterminées comme à des codes objectifs particuliers – le corps de la terre, le corps despotique – et qui contrarient ainsi la découverte de l‘essence abstraite subjective.

DEGU1972.42 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 359 : l’opération de décodage dans la psychanalyse ne peut plus signifier ce qu’elle signifie dans les sciences de l’homme, à savoir découvrir le secret de tel ou tel code, mais défaire les codes pour atteindre à des flux quantitatifs et qualitatifs de libido qui traversent le rêve, le fantasme, les formations pathologiques aussi bien que le mythe, la tragédie et les formations sociales.

DEGU1972.43 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 359 : le lien de la psychanalyse avec le capitalisme n’est pas moins profond que celui de l’économie politique. Cette découverte des flux décodés et déterritorialisés, c’est la même qui se fait pour l’économie politique et dans la production sociale, sous forme du travail abstrait subjectif, et pour la psychanalyse et dans la production désirante, sous forme de libido abstraite subjective.

DEGU1972.44 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 360 : la découverte d’une activité de production en général et sans distinction, telle qu’elle apparaît dans le capitalisme, est inséparablement celle de l’économie politique et de la psychanalyse, par-delà les systèmes déterminées de représentation.

DEGU1972.45 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 360 : le capitalisme a bien pour limite les flux décodés de la production désirante, mais ne cesse de les repousser en les liant dans une axiomatique qui prend la place des codes.

DEGU1972.46 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 360-361 : Le capitalisme est inséparable du mouvement de la déterritorialisation, mais ce mouvement, il le conjure par des re-territorialisations factices et artificielles.

DEGU1972.47 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 361 : l’essence subjective abstraite n’est découverte par le capitalisme que pour être à nouveau enchaînée, aliénée, non plus il est vrai dans un élément extérieur et indépendant comme objectité, mais dans l’élément lui-même subjectif de la propriété privée

DEGU1972.48 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 361 : le capitalisme implique bien l’écroulement des grandes représentations objectives déterminées, au profit de la production comme essence intérieure universelle, mais il ne sort pas pour cela du monde de la représentation, il opère seulement une vaste conversion de ce monde en lui donnant la forme nouvelle d’une représentation subjective infinie.

DEGU1972.49 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 361-362 : c’est dans l’intériorité de son mouvement que le capitalisme exige et institue non seulement une axiomatique sociale, mais une application de cette axiomatique à la famille privatisée. Jamais la représentation n’assurerait sa propre conversion sans cette application qui la creuse, la fend et la rabat sur elle-même.

DEGU1972.50 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 362 : le Travail subjectif abstrait, tel qu’il est représenté dans la propriété privée a pour corrélat le Désir subjectif abstrait, tel qu’il est représentée dans la famille privatisée.

DEGU1972.51 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 362 : La psychanalyse est la technique d’application, dont l’économie politique est l’axiomatique.

DEGU1972.52 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 382-383 : C’est que le décodage et la déterritorialisation des flux définit le processus même du capitalisme, c’est-à-dire son essence, sa tendance et sa limite externe. Mais nous savons que le processus ne cesse pas d’être interrompu, ou la tendance contrariée, ou la limite déplacée, par des re-territorialisations et représentations subjectives qui opèrent aussi bien au niveau du capital comme sujet (l’axiomatique) qu’au niveau des personnes qui l’effectuent (application de l’axiomatique).

DEGU1972.53 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 383 : Inversement, dans toutes les re-territorialisations du capitalisme, on pourra trouver la forme de l’aliénation sociale en acte, pour autant qu’elles empêchent les flux de fuir le système, et maintiennent le travail dans le cadre axiomatique de la propriété, et le désir dans le cadre appliqué de la famille

DEGU1972.54 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 391 : La chaîne est le réseau des disjonctions incluses sur le corps sans organes, en tant qu’elles recoupent les connexions productives ; elle les fait passer au corps sans organes lui-même, et par là canalise ou “codifie” les flux.

DEGU1972.55 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 391 : Nous avons vu qu’un code impliquait deux choses – l’une ou l’autre, ou les deux ensemble : d’une part une spécification du corps plein comme territorialité de support, d’autre part l’érection d’un signifiant despotique dont dépend toute la chaîne. L’axiomatique à cet égard a beau s’opposer profondément aux codes, puisqu’elles travaille sur des flux décodés, elle ne peut elle-même procéder qu’en opérant des re-territorialisations et en ressuscitant l’unité signifiante.

DEGU1972.56 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 391-392 : Mais il en est tout autrement de la chaîne proprement moléculaire : en tant que le corps sans organes est un support non spécifique et non spécifié qui marque la limite moléculaire des ensembles molaires, la chaîne n’a plus d’autre fonction que de déterritorialiser les flux et de leur faire passer le mur du signifiant. Donc de défaire les codes. La fonction de la chaîne n’est plus de coder les flux sur un corps plein de la terre, du despote ou du capital, mais au contraire de les décoder sur le corps plein sans organes. C’est une chaîne de fuite, et non plus de code.

DEGU1972.57 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 392 : Précisément, l’ambiguïté de ce que les biologistes appellent code génétique est apte à nous faire comprendre une pareille situation : car si la chaîne correspondante forme effectivement des codes, pour autant qu’elle s’enroule en configurations molaires exclusives, elle défait les codes en se déroulant suivant une fibre moléculaire qui inclut toutes les figures possibles.

DEGU1972.58 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 403 : C’est que, sur fond d’écroulement des grandes objectités, les flux décodés et déterritorialisés du capitalisme sont, non pas repris ou récupérés, mais immédiatement saisis dans une axiomatique sans code qui les rapporte à l’univers de la représentation subjective. Or cet univers a pour fonction de scinder l’essence subjective (identité de nature) en deux fonctions, celle du travail abstrait aliéné dans la propriété privée qui reproduit les limites intérieures toujours élargies, et celle du désir abstrait aliéné dans la famille privatisée qui déplace des limites intériorisées toujours plus étroites. C’est la double aliénation travail-désir qui ne cesse d’accroître et de creuser la différence de régime au sein de l’identité de nature.

DEGU1972.59 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 413 : Mais tout est objectif ou subjectif, comme on veut. La distinction n’est pas là : la distinction à faire passe dans l’infra-structure économique elle même et ses investissements.

DEGU1972.60 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 445 : les flux décodés de connaissance sont d’abord liés dans les axiomatiques proprement scientifiques, mais celles-ci expriment une hésitation bi-polaire. L’un des pôles est la grande axiomatique sociale qui retient de la science ce qui doit être retenu en fonction des besoins du marché et des zones d’innovation technique, le grand ensemble social qui fait des sous-ensembles scientifiques autant d’applications qui lui sont propres et lui correspondent, bref, l’ensemble des procédés qui ne se contentent pas de ramener les savants à la “raison”, mais qui prévient toute déviance de leur part, leur impose des buts, et qui fait de la science et des savants une instance parfaitement assujettie à la formation de souveraineté (exemple, la façon dont l’indéterminisme n’a été toléré que jusqu’à un point, puis ordonné à faire sa réconciliation avec le déterminisme). Mais l’autre pôle est le pôle schizoïde, au voisinage duquel les flux de connaissance schizophrénisent, et fuient non seulement à travers l’axiomatique sociale, mais passent à travers leurs propres axiomatiques, engendrant des signes de plus en plus déterritorialisés, figures-schizes qui ne sont plus figuratives ni structurées, et reproduisent ou produisent un jeu de phénomènes sans but ni fin : la science comme expérimentation, au sens précédemment défini.

DEGU1972.61 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 446-447 : Dans la formation de souveraineté capitaliste (corps plein du capital-argent comme socius), la grande axiomatique sociale a remplacé les codes territoriaux et les surcodages despotiques qui caractérisaient les formations précédentes ; aussi un ensemble grégaire, molaire, s’est-il formé, dont l’assujettissement n’a pas d’égal. Nous avons vu sur quelles bases fonctionnait cet ensemble : tout un champ d’immanence qui se reproduit à une échelle toujours plus grande, qui ne cesse de multiplier ses axiomes autant qu’il en a besoin qui se remplit d’images et d’images d’images, à travers lesquelles le désir est déterminé à désirer sa propre répression (impérialisme), – un décodage et une déterritorialisation sans précédent, qui instaurent une conjugaison comme système de rapports différentiels entre les flux décodés et déterritorialisés, de telle façon que l’inscription et la répression sociales n’ont même plus besoin de porter directement sur les corps et les personnes, mais les précèdent au contraire (axiomatique, régulation et application), – une plus-value déterminée comme plus-value de flux, dont l’extorsion ne se fait pas par simple différence arithmétique entre deux quantités homogènes et de même code, mais précisément par rapports différentiels entre grandeurs hétérogènes qui ne sont pas à la même puissance : flux de capital et flux de travail comme plus-value humaine dans l’essence industrielle du capitalisme, flux de financement et flux de paiement ou de revenus dans l’inscription monétaire du capitalisme, flux de marché et flux d’innovation comme plus-value machinique dans le fonctionnement commercial et bancaire du capitalisme (plus-value comme premier aspect de l’immanence), – une classe dominante d’autant plus impitoyable qu’elle ne met pas la machine à son service, mais est la servante de la machine capitaliste : classe unique en ce sens, se contentant pour son compte de tirer des revenus qui, si énormes soient-ils, n’ont qu’une différence arithmétique avec les revenus-salaires des travailleurs, tandis qu’elle fonctionne plus profondément comme créatrice, régulatrice et gardienne du grand flux non approprié, non possédé, incommensurable avec les salaires et les profits, qui marque à chaque instant les limites intérieures du capitalisme, leur déplacement perpétuel et leur reproduction à une échelle élargie (jeu des limites intérieures comme deuxième aspect du champ d’immanence capitaliste, défini par le rapport circulaire “grand flux de financement-reflux des revenus salariaux-afflux du profit brut”), – l’effusion de l’anti-production dans la production, comme réalisation ou absorption de la plus-value, de telle manière que l’appareil militaire, bureaucratique et policier se trouve fondé dans l’économie même, qui produit directement des investissements libidinaux de la répression de désir (anti-production comme troisième aspect de l’immanence, exprimant la double nature du capitalisme, produire pour produire, mais dans les conditions du capital).

DEGU1972.62 Cf. Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 448-449 : Tout est dément dans le système : c’est que la machine capitaliste se nourrit de flux décodés et déterritorialisés ; elle les décode et déterritorialise encore davantage, mais en les faisant passer dans un appareil axiomatique qui les conjugue, et qui, aux points de conjugaisons, produit des pseudo-codes et des re-territorialisations artificielles. C’est en ce sens que l’axiomatique capitaliste ne peut pas se passer de susciter toujours de nouvelles territorialités et de ressusciter de nouveaux Urstaat despotiques. Le grand flux mutant du capital est pure déterritorialisation quand il se convertit en reflux de moyens de paiement. Le tiers-monde est déterritorialisé par rapport au centre du capitalisme, mais appartient au capitalisme, en est une pure territorialité périphérique. Les investissements préconscient de classe et d’intérêt fourmillent.

DEGU1980 Mille plateaux

Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux : Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

DEGU1980.1 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 11-12 : La logique binaire et les relations bi-univoques dominent […] même l’informatique.

DEGU1980.2 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 25 : les modèles correspondants sont tels qu’un élément n’y reçoit ses informations que d’une unité supérieure, et une affectation subjective, de liaisons préétablies. On le voit bien dans les problèmes actuels d’informatique et de machines électroniques, qui conservent encore la plus vieille pensée dans la mesure où ils confèrent le pouvoir à une mémoire ou à un organe central.

DEGU1980.3 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 32 : Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états.

DEGU1980.4 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 81 : Au contraire, la linéarité temporelle de l’expression de langage renvoie non seulement à une succession, mais à une synthèse formelle de la succession dans le temps, qui constitue tout un surcodage linéaire et fait apparaître un phénomène inconnu des autres strates : la traduction, la traductibilité, par opposition aux inductions ou transductions précédentes.

DEGU1980.5 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 81 : Le monde scientifique (Welt, par opposition à l’Umwelt animale) apparaît en effet comme la traduction de tous les flux, particules, codes et territorialités des autres strates dans un système de signes suffisamment déterritorialisés, c’est-à-dire dans un surcodage propre au langage.

DEGU1980.6 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 87 : il y a des formes d’expression sans signes (par exemple, le code génétique n’a rien à voir avec un langage).

DEGU1980.7 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 89 : Le plan de consistance est l’abolition de toute métaphore ; tout ce qui consiste est Réel. Ce sont des électrons en personne, de véritables trous noirs, des organites en réalité, d’authentiques séquences de signes. Seulement, ils sont arrachés à leurs strates, déstratifiés, décodés, déterritorialisés, et c’est cela qui permet leur voisinage et leur mutuelle pénétration dans le plan de consistance.

DEGU1980.8 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 90 : les strates sont des retombées, des épaississements sur un plan de consistance partout présent, partout premier, toujours immanent.

DEGU1980.9 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 91 : Non seulement la machine abstraite a des états différents simultanés qui rendent compte de la complexité de ce qui se passe sur le plan de consistance – mais elle ne doit pas être confondue avec ce qu’on appelle agencement machinique concret. La machine abstraite tantôt se développe sur le plan de consistance dont elle construit les continuums, les émissions et les conjugaisons, tantôt reste enveloppée dans une strate dont elle définit l’unité de composition et la force d’attraction ou de préhension. L’agencement machinique est tout à fait différent, bien qu’en rapport étroit : d’abord, il opère sur une strate les coadaptations de contenu et d’expression, il assure les relations bi-univoques entre segments de l’un et de l’autre, il pilote les divisions de la strate en épistrates et parastrates ; ensuite, d’une strate à une autre, il assure le rapport avec ce qui est substrate, et les changements d’organisation correspondants ; enfin, il est tourné vers le plan de consistance, parce qu’il effectue nécessairement la machine abstraite sur telle ou telle strate, et entre les strates, et dans le rapport des strates avec le plan.

DEGU1980.10 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 100 : Le schéma le plus général de l’informatique pose en principe une information maximale idéale, et fait de la redondance une simple condition limitative qui diminue ce maximum théorique pour l’empêcher d’être recouvert par le bruit.

DEGU1980.11 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 179 : on ne confondra pas le diagrammatisme avec une opération de type axiomatique. Loin de tracer des lignes de fuite créatrices et de conjurer les traits de déterritorialisation positive, l’axiomatique barre toutes les lignes, les soumet à un système ponctuel, et arrête les écritures algébriques et géométriques qui fuyaient de toutes parts.

DEGU1980.12 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 179-180 : Hilbert et de Broglie furent des hommes politiques autant que des savants : ils ont remis de l’ordre. Mais une axiomatisation, une sémiotisation, une physicalisation ne sont pas un diagramme, c’en est même le contraire. Programme de strate contre diagramme du plan de consistance. Ce qui n’empêche pas le diagramme de reprendre son chemin de fuite, et d’essaimer de nouvelles machines abstraites singulières (c’est contre l’axiomatisation que se fait la création mathématique des fonctions improbables, et contre la physicalisation que se fait l’invention matérielle des particules introuvables). Car la science en tant que telle est comme toute chose, il y a en elle autant de folie qui lui est propre que de mises et remises en ordre, et le même savant peut participer des deux aspects, avec sa folie propre, sa police propre, ses signifiances, ses subjectivations, mais aussi ses machines abstraites – en tant que savant. “Politique de la science” désigne bien ces courants intérieurs à la science, et non pas seulement les circonstances extérieures et facteurs d’État qui agissent sur elle, et lui font faire ici des bombes atomiques, là des programmes trans-spatiaux, etc. Ces influences ou déterminations politiques externes ne seraient rien si la science elle-même n’avait ses propres pôles, ses oscillations, ses strates et ses déstratifications, ses lignes de fuite et ses remises en ordre, bref les événements au moins potentiels de sa propre politique, toute sa “polémique” à elle, sa machine de guerre intérieure (dont font partie historiquement les savants contrariés, persécutés ou empêchés). Il ne suffit pas de dire que l’axiomatique ne tient pas compte de l’invention et de la création ; il y a en elle une volonté délibérée d’arrêter, de fixer, de se substituer au diagramme, en s’installant à un niveau d’abstraction figée, déjà trop grand pour le concret, trop petit pour le réel. Nous verrons en quel sens c’est un niveau “capitaliste”.

DEGU1980.13 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 181-182 : Un régime de signes n’a pas seulement deux composantes. Il y a en fait quatre composantes, qui font l’objet de la Pragmatique. La première, c’était la composante générative, qui montre comment la forme d’expression, sur une strate langagière, fait toujours appel à plusieurs régimes combinés, c’est-à-dire comment tout régime de signes ou toute sémiotique est concrètement mixte. Au niveau de cette composante, on peut faire abstraction des formes de contenu, mais d’autant mieux qu’on met l’accent sur les mélanges de régimes dans la forme d’expression : on n’en conclura donc pas à la prédominance d’un régime qui constituerait une sémiologie générale et unifierait la forme. La seconde composante, transformationnelle, montrait comment un régime abstrait peut être traduit dans un autre, se transformer dans un autre, et surtout se créer à partir d’autres. Cette seconde composante est évidemment plus profonde, parce qu’il n’y a aucun régime mixte qui ne suppose de telles transformations d’un régime à un autre, soit passées, soit actuelles, soit potentielles (en fonction d’une création de nouveaux régimes). Là encore, on fait ou on peut faire abstraction du contenu, puisqu’on s’en tient à des métamorphoses intérieures à la forme d’expression, même si celle-ci ne suffit pas à en rendre compte. Or la troisième composante est diagrammatique : elle consiste à prendre les régimes de signes ou les formes d’expression pour en extraire des signes-particules qui ne sont plus formalisés, mais constituent des traits non formés, combinables les uns avec les autres. C’est là le sommet de l’abstraction, mais aussi le moment où l’abstraction devient réelle ; tout y passe en effet par des machines abstraites-réelles (nommées et datées). Et si l’on peut faire abstraction des formes de contenu, c’est parce que l’on doit en même temps faire abstraction des formes d’expression, puisqu’on ne retient que des traits non formés des unes et des autres. D’où l’absurdité d’une machine abstraite purement langagière. Cette composante diagrammatique est évidemment plus profonde à son tour que la composante transformationnelle : les transformations-créations d’un régime de signes passent en effet par l’émergence de machines abstraites toujours nouvelles. Enfin, une dernière composante proprement machinique est censée montrer comment les machines abstraites s’effectuent dans des agencements concrets, qui donnent précisément une forme distincte aux traits d’expression, mais pas sans donner aussi une forme distincte à des traits de contenu – les deux formes étant en présupposition réciproque, ou ayant une relation nécessaire non formée, qui empêche une fois de plus la forme d’expression de se prendre pour suffisante (bien qu’elle ait son indépendance ou sa distinction proprement formelle).

DEGU1980.14 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 182 : 1) Composante générative : étude des sémiotiques mixtes concrètes, de leurs mélanges et de leurs variations. 2) Composante transformationnelle : étude des sémiotiques pures, de leurs traductions-transformations et de la création de nouvelles sémiotiques. 3) Composante diagrammatique : étude des machines abstraites, du point de vue des matières sémiotiquement non formées en rapport avec des matières physicalement non formées. 4) Composante machinique : étude des agencements qui effectuent les machines abstraites, et qui sémiotisent les matières d’expression, en même temps qu’elles physicalisent les matières de contenu.

DEGU1980.15 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 182-183 : L’ensemble de la pragmatique consisterait en ceci : faire le calque des sémiotiques mixtes dans la composante générative ; faire la carte transformationnelle des régimes, avec leurs possibilités de traduction et de création, de bourgeonnement sur les calques ; faire le diagramme des machines abstraites mises en jeu dans chaque cas, comme potentialités ou comme surgissements effectifs ; faire le programme des agencements qui ventilent l’ensemble et font circuler le mouvement, avec ses alternatives, ses sauts et mutations.

DEGU1980.16 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 214 : les déterritorialisations relatives (transcodage) se reterritorialisent sur une déterritorialisation absolue à tel ou tel égard (surcodage).

DEGU1980.17 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 219-220 : La théorie de l’information se donne un ensemble homogène de messages signifiants tout faits qui sont déjà pris comme éléments dans des relations bi-univoques, ou dont les éléments sont organisés d’un message à l’autre d’après de telles relations. En second lieu, le tirage d’une combinaison dépend d’un certain nombre de choix binaires subjectifs qui croissent en proportion du nombre des éléments. Mais la question est : toute cette bi-univocisation, toute cette binarisation (qui ne dépend pas seulement, comme on le dit, d’une plus grande facilité pour le calcul) supposent déjà l’étalement d’un mur ou d’un écran, l’installation d’un trou central ordinateur sans lesquels aucun message ne serait discernable, aucun choix effectuable. Il faut déjà que le système trou noir-mur blanc quadrille tout l’espace, dessine ses arborescences ou ses dichotomies, pour que le signifiant et la subjectivité puissent seulement rendre concevable la possibilité des leurs. La sémiotique mixte de signifiance et de subjectivation a singulièrement besoin d’être protégée contre toute intrusion du dehors. Il faut même qu’il n’y ait plus d’extérieur : aucune machine nomade, aucune polyvocité primitive ne doit surgir, avec leurs combinaisons de substances d’expression hétérogènes. Il faut une seule substance d’expression comme condition de toute traductibilité. On ne peut constituer des chaînes signifiantes procédant par éléments discrets, digitalisés, déterritorialisés, qu’à condition de disposer d’un écran sémiologique, d’un mur qui les protège. On ne peut opérer des choix subjectifs entre deux chaînes ou à chaque point d’une chaîne qu’à la condition qu’aucune tempête extérieure n’entraîne les chaînes et les sujets. On ne peut former une trame de subjectivités que si l’on possède un œil central, trou noir qui capture tout ce qui excéderait, tout ce qui transformerait les affects assignés non moins que les significations dominantes.

DEGU1980.18 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 268 : Voilà comment l’on pourrait distinguer la ligne à segments et le flux à quanta. Un flux mutant implique toujours quelque chose qui tend à échapper aux codes, à s’échapper des codes ; et les quanta sont précisément des signes ou des degrés de déterritorialisation sur le flux décodé. Au contraire, la ligne dure implique un surcodage qui se substitue aux codes défaillants, et les segments sont comme des reterritorialisations sur la ligne surcodante ou surcodée.

DEGU1980.19 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 269 : De ce point de vue, dès lors, nous devons introduire une différence entre deux notions, la connexion et la conjugaison des flux. Car si la “connexion” marque la manière dont des flux décodés et déterritorialisés se relancent les uns les autres, précipitent leur fuite commune, et additionnent ou échauffent leur quanta, la “conjugaison” de ces mêmes flux indique plutôt leur arrêt relatif, comme un point d’accumulation qui bouche ou colmate maintenant les lignes de fuite, opère une reterritorialisation générale, et fait passer les flux sous la dominance de l’un d’eux capable de les surcoder.

DEGU1980.20 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 272 : l’appareil d’État n’est ni la géométrie ni l’axiomatique : il est seulement l’agencement de reterritorialisation qui effectue la machine de surcodage dans telles limites et dans telles conditions.

DEGU1980.21 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 447-448 : Enfin le modèle est problématique, et non plus théorématique : les figures ne sont considérées qu’en fonction des affections qui leur arrivent, sections, ablations, adjonctions, projections. On ne va pas d’un genre à ses espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent et le résolvent. Il y a là toutes sortes de déformations, de transmutations, de passages à la limite, d’opérations où chaque figure désigne un “événement” beaucoup plus qu’une essence : le carré n’existe plus indépendamment d’une quadrature, le cube d’une cubature, la droite d’une rectification. Tandis que le théorème est de l’ordre des raisons, le problème est affectif, et inséparable des métamorphoses, générations et créations dans la science elle-même.

DEGU1980.22 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 448 : Les mathématiques ne cesseront pas d’être traversées par cette tension ; et, par exemple, l’élément axiomatique se heurtera à un courant problématique, “intuitionniste” ou “constructiviste”, qui fait valoir un calcul des problèmes très différent de l’axiomatique et de toute théorématique

DEGU1980.23 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 449 : Si bien que le plus important, c’est peut-être les phénomènes de frontière où la science nomade exerce une pression sur la science d’État, et où inversement la science d’État s’approprie et transforme les données de la science nomade.

DEGU1980.24 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 449 : l’État ne s’approprie pas cette dimension de la machine de guerre sans la soumettre à des règles civiles et métriques qui vont étroitement limiter, contrôler, localiser la science nomade, et lui interdire de développer ses conséquences à travers le champ social

DEGU1980.25 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 451 : C’est moins l’absence d’équations qui caractérise cette science que le rôle très différent qu’elles ont éventuellement : au lieu d’être de bonnes formes absolument qui organisent la matière, elles sont “générées”, comme “poussées” par le matériau, dans un calcul qualitatif d’optimum.

DEGU1980.26 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 455 : on ne peut plus comprendre les rapports science-technique, science-pratique, puisque la science nomade n’est pas une simple technique ou pratique, mais un champ scientifique dans lequel le problème de ces rapports se pose et se résout tout autrement que du point de vue de la science royale.

DEGU1980.27 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 456 : Fixer, sédentariser la force de travail, régler le mouvement du flux de travail, lui assigner des canaux et conduits, faire des corporations au sens d’organismes, et, pour le reste, faire appel à une main-d’œuvre forcée, recrutée sur les lieux (corvée) ou chez les indigents (ateliers de charité), – ce fut toujours une des affaires principales de l’État, qui se proposait à la fois de vaincre un vagabondage de bande, et un nomadisme de corps.

DEGU1980.28 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 456 : La riposte de l’État, c’est gérer les chantiers, faire passer dans toutes les divisions du travail la distinction suprême de l’intellectuel et du manuel, du théorique et du pratique, copiée sur la différence “gouvernants-gouvernés”.

DEGU1980.29 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 456 : On ne dira pas seulement qu’il n’y a plus besoin d’un travail qualifié : il y a nécessité d’un travail non qualifié, d’une déqualification du travail. L’État ne confère pas un pouvoir aux intellectuels ou concepteurs, il en fait au contraire un organe étroitement dépendant, qui n’a d’autonomie qu’en rêve, mais qui suffit pourtant à retirer toute puissance à ceux qui ne font plus que reproduire ou exécuter.

DEGU1980.30 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 457 : La science royale n’est pas séparable d’un modèle “hylémorphique”, qui implique à la fois une forme organisatrice pour la matière, et une matière préparée pour la forme ; on a souvent montré comment ce schéma dérivait moins de la technique ou de la vie que d’une société divisée en gouvernants-gouvernés, puis intellectuels-manuels. Ce qui le caractérise, c’est que toute la matière est mise du côté du contenu, tandis que toute la forme passe dans l’expression. Il semble que la science nomade soit plus sensible immédiatement à la connexion du contenu et de l’expression pour eux-mêmes, chacun de ces deux termes ayant forme et matière. C’est ainsi que pour la science nomade la matière n’est jamais une matière préparée, donc homogénéisée, mais est essentiellement porteuse de singularités (qui constituent une forme de contenu). Et l’expression n’est pas davantage formelle, mais inséparable de traits pertinents (qui constituent une matière d’expression).

DEGU1980.31 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 457 : Ainsi, du point de vue de cette science qui se présente aussi bien comme art et comme technique, la division du travail existe pleinement, mais n’emprunte pas la dualité forme-matière (même avec des correspondances bi-univoques). Elle suit plutôt les connexions entre des singularités de matière et des traits d’expression, et s’établit au niveau de ces connexions, naturelles ou forcées. C’est une autre organisation du travail, et du champ social à travers le travail.

DEGU1980.32 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 458 : La recherche de lois consiste à dégager des constantes, même si ces constantes sont seulement des rapports entre variables (équations). Une forme invariable des variables, une matière variable de l’invariant, c’est ce qui fonde le schéma hylémorphique. Mais le dispars comme élément de la science nomade renvoie à matériau-forces plutôt qu’à matière-forme. Il ne s’agit plus exactement d’extraire des constantes à partir de variables, mais de mettre les variables elles-mêmes en état de variation continue. S’il y a encore des équations, ce sont des adéquations, des inéquations, des équations différentielles irréductibles à la forme algébrique, et inséparables pour leur compte d’une intuition sensible de la variation. Elles saisissent ou déterminent des singularités de la matière au lieu de constituer une forme générale. Elles opèrent des individuations par événements ou heccéités, et non par “objet” comme composé de matière et de forme ; les essences vagues ne sont pas autre chose que des heccéités.

DEGU1980.33 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 461 : Il y a des sciences ambulantes, itinérantes, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d’“accident” (problèmes).

DEGU1980.34 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 461-462 : Mais ce n’est vrai que dans la mesure où les démarches et les processus ambulants sont nécessairement rapportés à un espace strié, toujours formalisés par la science royale qui les destitue de leur modèle, les soumet à son propre modèle, et ne les laisse subsister qu’à titre de “technique” ou “science appliquée”.

DEGU1980.35 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 462 : C’est le triomphe du logos ou de la loi sur le nomos. Mais, justement, la complexité de l’opération témoigne des résistances qu’elle doit vaincre. Chaque fois que l’on réfère la démarche et le processus ambulants à leur modèle propre, les points retrouvent leur position de singularités qui exclut toute relation bi-univoque, le flux retrouve son allure curviligne et tourbillonnaire qui exclut tout parallélisme de vecteurs, l’espace lisse reconquiert les propriétés de contact qui ne le laissent plus être homogène et strié. Il y a toujours un courant par lequel les sciences ambulantes ou itinérantes ne se laissent pas complètement intérioriser dans les sciences royales reproductives. Et il y a un type de savant ambulant que les savants d’État ne cessent de combattre, ou d’intégrer, ou de s’allier, quitte à lui proposer une place mineure dans le système légal de la science et de la technique.

DEGU1980.36 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 463 : la “connaissance approchée” reste soumise à des évaluations sensibles et sensitives qui lui font poser plus de problèmes qu’elle n’en résout : le problématique reste son seul mode. Ce qui appartient au contraire à la science royale, à son pouvoir théorématique ou axiomatique, c’est d’arracher toutes les opérations aux conditions de l’intuition pour en faire de véritables concepts intrinsèques ou “catégories”. C’est même pourquoi la déterritorialisation dans cette science implique une reterritorialisation sur l’appareil des concepts.

DEGU1980.37 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 463 : En vertu de toutes leurs démarches, les sciences ambulantes dépassent très vite les possibilités du calcul : elles s’installent dans cet en-plus qui déborde l’espace de reproduction, elles se heurtent vite à des difficultés insurmontables de ce point de vue, qu’elles résolvent éventuellement par une opération dans le vif. Les solutions sont censées venir d’un ensemble d’activités qui les constituent comme non autonomes. Il n’y a que la science royale, au contraire, pour disposer d’une puissance métrique qui définit l’appareil des concepts ou l’autonomie de la science (y compris de la science expérimentale).

DEGU1980.38 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 463-464 : les sciences ambulantes se contentent d’inventer des problèmes, dont la solution renverrait à tout un ensemble d’activités collectives et non scientifiques, mais dont la solution scientifique dépend au contraire de la science royale, et de la manière dont la science royale a d’abord transformé le problème en le faisant passer dans son appareil théorématique et son organisation du travail. Un peu comme l’intuition et l’intelligence selon Bergson, où seule l’intelligence a les moyens scientifiques de résoudre formellement les problèmes que l’intuition pose, mais que celle-ci se contenterait de confier aux activités qualitatives d’une humanité qui suivrait la matière…

DEGU1980.39 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 479 : L’État en effet ne se sépare pas, partout où il le peut, d’un procès de capture sur des flux de toutes sortes, de populations, de marchandises ou de commerce, d’argent ou de capitaux, etc.

DEGU1980.40 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 482 : L’existence nomade implique nécessairement les éléments numériques d’une machine de guerre.

DEGU1980.41 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 484 : À plus forte raison, les formes modernes de l’État ne se sont pas développées sans utiliser tous les calculs qui surgissaient à la frontière de la science mathématique et de la technique sociale (tout un calcul social à la base de l’économie politique, de la démographie, de l’organisation du travail, etc.). Cet élément arithmétique d’État a trouvé son pouvoir spécifique dans le traitement des matières quelconques : matières premières, matière seconde des objets travaillés, ou l’ultime matière constituée par la population humaine. Mais toujours le nombre a servi ainsi à maîtriser la matière, à en contrôler les variations et les mouvements, c’est-à-dire à les soumettre au cadre spatio-temporel de l’État, – soit spatium impérial, soit extensio moderne.

DEGU1980.42 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 485 : le nombre est d’autant plus indépendant de l’espace que l’espace est indépendant d’une métrique.

DEGU1980.43 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 486 : Bien plus, l’usage du nombre comme numéro, comme élément statistique, appartient au nombre nombré d’État, non pas au nombre nombrant.

DEGU1980.44 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 486 : Le nombre nombrant s’oppose à la fois aux codes lignagers et au surcodage d’État.

DEGU1980.45 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 495 : le principe de toute technologie est de montrer qu’un élément technique reste abstrait, tout à fait indéterminé, tant qu’on ne le rapporte pas à un agencement qu’il suppose.

DEGU1980.46 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 498 : Aussi les arts martiaux ne se réclament-ils pas d’un code, comme d’une affaire d’État, mais de voies, qui sont autant de chemins de l’affect

DEGU1980.47 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 498 : Un mouvement de décodage traverse la machine de guerre, tandis que le surcodage soude l’outil à une organisation du travail et de l’État (on ne désapprend pas l’outil, on ne peut qu’en compenser l’absence).

DEGU1980.48 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 502 : Se forment des techniciens souterrains, aériens, sous-marins, qui appartiennent plus ou moins à l’ordre mondial, mais qui inventent et amassent involontairement des charges de savoir et d’action virtuels, utilisables par d’autres, minutieux, cependant faciles à acquérir, pour de nouveaux agencements.

DEGU1980.49 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 527 : un mouvement artistique, scientifique, “idéologique”, peut être une machine de guerre potentielle, précisément dans la mesure où il trace un plan de consistance, une ligne de fuite créatrice, un espace lisse de déplacement, en rapport avec un phylum.

DEGU1980.50 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 533 : Tel est le régime de signes de l’État : le surcodage ou le Signifiant. C’est un système d’asservissement machinique

DEGU1980.51 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 536 : s’il y a langage, c’est d’abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue. Le langage est fait pour cela, pour la traduction, non pour la communication.

DEGU1980.52 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 539-540 : En effet, l’État procède autrement : c’est un phénomène d’intra-consistance. Il fait résonner ensemble des points, qui ne sont pas forcément déjà des villes-pôles, mais des points d’ordre très divers, particularités géographiques, ethniques, linguistiques, morales, économiques, technologiques… Il fait résonner la ville avec la campagne. Il opère par stratification, c’est-à-dire forme un ensemble vertical et hiérarchisé qui traverse les lignes horizontales en profondeur. Il ne retient donc tels et tels éléments qu’en coupant leurs relations avec d’autres éléments devenus extérieurs, en inhibant, ralentissant ou contrôlant ces relations ; si l’État a lui-même un circuit, c’est un circuit intérieur qui dépend d’abord de la résonance, c’est une zone de récurrence qui s’isole ainsi du reste du réseau, quitte à contrôler d’autant plus strictement les rapports avec ce reste.

DEGU1980.53 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 541 : Il faut donc étendre l’hypothèse de mécanismes à la fois anticipateurs et inhibiteurs : ces mécanismes jouent dans les villes “contre” l’État et “contre” le capitalisme, et pas seulement dans les sociétés primitives. Finalement, c’est par la forme-État et non par la forme-ville que le capitalisme triomphera : quand les États occidentaux seront devenus des modèles de réalisation pour une axiomatique des flux décodés, et auront, à ce titre, réassujetti les villes.

DEGU1980.54 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 544 : Dans la mesure où le capitalisme constitue une axiomatique (production pour le marché), tous les États et toutes les formations sociales tendent à devenir isomorphes, au titre de modèles de réalisation : il n’y a qu’un seul marché mondial centré, le capitaliste, auquel participent même les pays dits socialistes.

DEGU1980.55 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 549 : En termes seulement descriptifs, nous opposerons donc les agencement sériels, itinérants ou territoriaux (qui opèrent avec des codes) ; et les agencements sédentaires, d’ensemble ou de Terre (qui opèrent avec un surcodage).

DEGU1980.56 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 560 : L’État archaïque ne surcode pas, sans libérer aussi une grande quantité de flux décodés qui vont lui échapper. Rappelons que “décodage” ne signifie pas l’état d’un flux dont le code serait compris (déchiffré, traductible, assimilable), mais au contraire, en un sens plus radical, l’état d’un flux qui n’est plus compris dans son propre code, qui échappe à son propre code.

DEGU1980.57 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 563 : La plus-value n’est plus une plus-value de code (surcodage), mais devient une plus-value de flux.

DEGU1980.58 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 563 : l’opération du “signifiant” impérial fait place à des processus de subjectivation ; l’asservissement machinique tend à être remplacé par un régime d’assujetissement social.

DEGU1980.59 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 564-565 : C’est que la pression des flux dessine en creux le capitalisme, mais qu’il faut pour le réaliser toute une intégrale des flux décodés, toute une conjugaison généralisée qui déborde et renverse les appareils précédents. Et en effet, quand il s’agit pour Marx de définir le capitalisme, il commence par invoquer l’avènement d’une seule Subjectivité globale et non qualifiée, qui capitalise tous les processus de subjectivation, “toutes les activités sans distinction” : “l’activité productrice en général”, “l’essence subjective unique de la richesse…”. Et ce Sujet unique s’exprime maintenant dans un Objet quelconque, non plus dans tel ou tel état qualitatif : “Avec l’universalité abstraite de l’activité créatrice de richesse, on a en même temps l’universalité de l’objet en tant que richesse, le produit tout court ou le travail tout court, mais, en tant que travail passé, matérialisé.” [Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, Pléiade I, p. 258.] La circulation constitue le capital comme subjectivité adéquate à la société tout entière. Or, justement, cette nouvelle subjectivité sociale ne peut se constituer que dans la mesure où les flux décodés débordent leurs conjonctions, et atteignent à un niveau de décodage que les appareils d’Etat ne peuvent plus rattraper : il faut d’une part que le flux de travail ne soit plus déterminé dans l’esclavage ou le servage, mais devienne travail libre et nu ; il faut d’autre part que la richesse ne soit plus déterminée comme foncière, marchande, financière, et devienne capital pur, homogène et indépendant. Et, sans doute, ces deux devenirs au moins (car d’autres flux aussi concourrent) font intervenir beaucoup de contingences, et de facteurs différents sur chacune des lignes. Mais c’est leur conjugaison abstraite en une fois qui constituera le capitalisme, fournissant l’un à l’autre un sujet-universel et un objet-quelconque. Le capitalisme se forme quand le flux de richesse non qualifié rencontre le flux de travail non qualifié, et se conjugue avec lui. C’est ce que les conjonctions précédentes, encore qualitatives ou topiques, avaient toujours inhibé (les deux principaux inhibiteurs, c’étaient l’organisation féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes). Autant dire que le capitalisme se forme avec une axiomatique générale des flux décodés.

DEGU1980.60 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 566 : Le droit cesse d’être le surcodage des coutumes, comme dans l’empire archaïque ; il n’est plus un ensemble de topiques, comme dans les États évolués, les cités et les féodalités ; il prend de plus en plus la forme directe et les caractères immédiats de l’axiomatique, comme on le voit dans notre “code” civil.

DEGU1980.61 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 566 : certains aspects fondamentaux qui rapprochent le Code civil d’une axiomatique plutôt que d’un code : 1°) la prédominance de la forme énonciative sur l’impérative, et sur les formules affectives (damnation, exhortation, admonestation, etc.) ; 2°) la prétention du Code à former un système rationnel complet et saturé ; 3°) mais, en même temps, la relative indépendance des propositions, qui permet d’ajouter des axiomes.

DEGU1980.62 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 567-568 : il faut rappeler ce qui distingue une axiomatique de tout le genre des codes, surcodages et recodages : l’axiomatique considère directement des éléments et des rapports purement fonctionnels dont la nature n’est pas spécifiée, et qui se réalisent immédiatement à la fois dans des domaines très divers, tandis que les codes sont relatifs à ces domaines, énoncent des rapports spécifiques entre éléments qualifiés, qui ne peuvent être ramenés à une unité formelle supérieure (surcodage) que par transcendance et indirectement. Or l’axiomatique immanente, en ce sens, trouve dans les domaines qu’elle traverse autant de modèles dits de réalisation. On dira de même que le capital comme droit, comme élément “qualitativement homogène et quantitativement commensurable”, se réalise dans des secteurs et moyens de production (ou que le “capital global” se réalise dans le “capital parcellisé”). Ce ne sont pourtant pas les différents secteurs qui servent eux seuls de modèles de réalisation, ce sont les États, dont chacun groupe et combine plusieurs secteurs, d’après ses ressources, sa population, sa richesse, son équipement, etc. Avec le capitalisme, les États ne s’annulent donc pas, mais changent de forme et prennent un nouveau sens : modèles de réalisation d’une axiomatique mondiale qui les dépasse. Mais dépasser, ce n’est nullement se passer de…

DEGU1980.63 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 568 : Il appartient ainsi à la déterritorialisation d’État de modérer la déterritorialisation supérieure du capital, et de fournir à celui-ci des reterritorialisations compensatoires.

DEGU1980.64 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 568 : les États ne sont plus du tout les paradigmes transcendants d’un surcodage, mais les modèles de réalisation immanents pour une axiomatique des flux décodés. Encore une fois, le mot “axiomatique” est si peu une métaphore ici qu’on retrouve littéralement à propos de l’État les problèmes théoriques que posent les modèles dans une axiomatique. Car les modèles de réalisation, si divers soient-ils, sont censés être isomorphes par rapport à l’axiomatique qu’ils effectuent ; toutefois, cette isomorphie, compte tenu des variations concrètes, se concilie avec les plus grandes différences formelles. Bien plus, une même axiomatique semble bien pouvoir comporter des modèles polymorphes, non seulement en tant qu’elle n’est pas encore “saturée”, mais comme éléments intégrants de sa saturation [Les livres d’introduction à la méthode axiomatique soulignent un certain nombre de problèmes. Soit le beau livre de Robert Blanché, L’axiomatique, P. U. F. Il y a d’abord la question de l’indépendance respective des axiomes, et de la saturation ou non du système (§§ 14 et 15). En second lieu, les “modèles de réalisation”, leur hétérogénéité, mais aussi leur isomorphie par rapport à l’axiomatique (§ 12). Et puis l’éventualié d’une polymorphie des modèles, non seulement dans un système non saturé, mais même dans une axiomatique saturée (§§ 12, 15, 26). Et puis, encore, la question des “propositions indécidables” auxquelles se heurte une axiomatique (§ 20). Enfin, la question de la “puissance”, qui fait que les ensembles infinis non démontrables débordent l’axiomatique (§ 26 et la puissance du continu). Ce sont tous ces aspects qui fondent la confrontation de la politique avec une axiomatique.].

DEGU1980.65 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 571-572 : l’assujettissement social, comme corrélat de la subjectivation, apparaît beaucoup plus dans les modèles de réalisation de l’axiomatique que dans l’axiomatique elle-même.

DEGU1980.66 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 572 : Quant à l’axiomatique même, dont les États sont modèles de réalisation, elle restaure ou réinvente, sous de nouvelles formes devenues techniques, tout un système d’asservissement machinique.

DEGU1980.67 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 572 : Mais c’est bien la réinvention d’une machine dont les hommes sont les parties constituantes, au lieu d’en être les ouvriers et les usagers assujettis. Si les machines motrices ont constitué le deuxième âge de la machine technique, les machines de la cybernétique et de l’informatique forment un troisième âge qui recompose un régime d’asservissement généralisé : des “systèmes hommes-machines”, réversibles et récurrents, remplacent les anciennes relations d’assujettissement non réversibles et non récurrentes entre les deux éléments ; le rapport de l’homme et de la machine se fait en termes de communication mutuelle intérieure, et non plus d’usage ou d’action, Dans la composition organique du capital, le capital variable définit un régime d’assujettissement du travailleur (plus-value humaine) ayant pour cadre principal l’entreprise ou l’usine ; mais, quand le capital constant croît proportionnellement de plus en plus, dans l’automation, on trouve un nouvel asservissement, en même temps que le régime du travail change, que la plus-value devient machinique et que le cadre s’étend à la société tout entière.

DEGU1980.68 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 572 : L’ergonomie distingue les systèmes “homme-machine” (ou postes de travail) et les systèmes “hommes-machines” (ensembles communicants d’éléments humains et non humains). Or ce n’est pas seulement une différence de degré, le second point de vue n’est pas une généralisation du premier : “La notion d’information perd son aspect anthropocentrique”, et les problèmes ne sont pas d’adaptation, mais de choix d’un élément humain ou non humain suivant le cas. Cf. Maurice de Montmollin, Les systèmes hommes-machines, P. U. F. La question n’est plus d’adapter, même sous violence, mais de localiser : où est ta place ? Même les infirmités peuvent servir, au lieu d’être corrigées ou compensées. Un sourd-muet peut être essentiel dans un système de communication “hommes-machines”.

DEGU1980.69 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 573 : Dans l’asservissement machinique, il n’y a que des transformations ou des échanges d’informations dont les uns sont mécaniques et les autres humains.

DEGU1980.70 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 573 : Car l’informatique est aussi la propriété des États qui se montent en systèmes hommes-machines.

DEGU1980.71 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 574 : Il est certain que tous les flux décodés, quels qu’ils soient, sont aptes à former une machine de guerre contre l’État.

DEGU1980.72 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 574-575 : les États modernes du troisième âge restaurent bien l’empire le plus absolu, nouvelle “mégamachine”, quelle que soit la nouveauté ou l’actualité de la forme devenue immanente, en réalisant une axiomatique qui fonctionne par asservissement machinique autant que par assujettissement social

DEGU1980.73 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 575 : les deux forces, c’est surcodage des flux codés, et traitement des flux décodés. Le contrat est une expression juridique de ce deuxième aspect : il apparaît comme le procès de subjectivation, dont l’assujettissement est le résultat.

DEGU1980.74 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 576 : Car une axiomatique en science n’est nullement une puissance transcendante, autonome et décisoire, qui s’opposerait à l’expérimentation et à l’intuition. D’une part, elle a des tâtonnements, des expérimentations, des modes d’intuition qui lui sont propres. Les axiomes étant indépendants les uns des autres, peut-on ajouter des axiomes, et jusqu’à quel point (système saturé) ? Retirer des axiomes, et jusqu’à quel point (système “affaibli”) ? D’autre part, il appartient à l’axiomatique de se heurter à des propositions dites indécidables, ou d’affronter des puissances nécessairement supérieures qu’elle ne peut pas maîtriser [Ce sont les deux grands problèmes de l’axiomatique, historiquement : la rencontre avec des propositions “indécidables” (des énoncés contradictoires sont également indémontrables) ; la rencontre avec des puissances d’ensembles infinis qui échappent par nature au traitement axiomatique (“le continu, par exemple, ne peut pas être conçu axiomatiquement dans sa spécificité structurale, puisque toute axiomatique qu’on en donnera comportera un modèle dénombrable” ; cf. Robert Blanché , L’axiomatique, P. U. F., p. 80.].

DEGU1980.75 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 576 : Enfin, l’axiomatique ne constitue pas une pointe de la science, mais beaucoup plus un point d’arrêt, une remise en ordre, qui empêche les flux sémiotiques décodés, mathématiques et physiques, de fuir de toutes parts. Les grands axiomaticiens sont des hommes d’État de la science, qui colmatent les lignes de fuite si fréquentes en mathématiques, qui prétendent imposer un nouveau nexum, même provisoire, et font une politique officielle de la science.

DEGU1980.76 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 576 : L’école “intuitionniste” (Brouwer, Heyting, Griss, Bouligand, etc.) a une grande importance mathématique, non parce qu’elle a fait valoir des droits irréductibles de l’intuition, ni même parce qu’elle élaborait un constructionnisme très nouveau, mais parce qu’elle développe une conception des problèmes, et d’un calcul des problèmes, qui rivalise intrinsèquement avec l’axiomatique et procède avec d’autres règles (notamment à propos du tiers exclu).

DEGU1980.77 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 576-589 : Ce sont les caractères réels de l’axiomatique qui font dire que le capitalisme et la politique actuelle sont littéralement une axiomatique. […] 1. Adjonction, soustraction. – Les axiomes du capitalisme ne sont évidemment pas des propositions théoriques, ni des formules idéologiques, mais des énoncés opératoires qui constituent la forme sémiologique du Capital, et qui entrent comme parties composantes dans les agencements de production, de circulation et de consommation. Les axiomes sont des énoncés premiers, qui ne dérivent pas d’un autre ou ne dépendent pas d’un autre. En ce sens, un flux peut faire l’objet d’un ou plusieurs axiomes (l’ensemble des axiomes constituant la conjugaison des flux) ; mais il peut aussi ne pas avoir d’axiomes propres, et son traitement n’être qu’une conséquence des autres axiomes ; il peut enfin rester hors champ, évoluer sans limites, être laissé à l’état de variation “sauvage” dans le système. Il y a dans le capitalisme une tendance à ajouter perpétuellement des axiomes. […] 2. Saturation. – […] Le capitalisme est bien une axiomatique parce qu’il n’a d’autres lois qu’immanentes. Il aimerait à faire croire qu’il se heurte aux limites de l’Univers, à l’extrême limite des ressources et des énergies. Mais il ne se heurte qu’à ses propres limites (dépréciation périodique du capital existant), et ne repousse ou ne déplace que ses propres limites (formation d’un capital nouveau, dans de nouvelles industries à fort taux de profit). C’est l’histoire du pétrole et du nucléaire. Et les deux à la fois : c’est en même temps que le capitalisme se heurte à ses limites et qu’il les déplace, pour les poser plus loin. On dira que la tendance totalitaire, restreindre les axiomes, correspond à l’affrontement des limites, tandis que la tendance social-démocrate correspond au déplacement des limites. Or l’une ne va pas sans l’autre, soit en deux lieux différents mais coexistants, soit à des moments successifs mais étroitement liés, toujours en prise l’une sur l’autre, et même l’une dans l’autre, constituant la même axiomatique. […] 3. Modèles, isomorphie. […] 4. La puissance. […] 5. Tiers indu. […] 6. Minorités. […] 7. Propositions indécidables.

DEGU1980.78 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 590 : la loi la plus profonde du capitalisme : il ne cesse de poser et de repousser ses propres limites, mais il ne le fait qu’en suscitant lui-même autant de flux en tous sens qui échappent à son axiomatique. Il ne s’effectue pas dans les ensembles dénombrables qui lui servent de modèles sans constituer du même coup des ensembles non dénombrables qui traversent et bouleversent ces modèles. Il n’opère pas la “conjugaison” des flux décodés et déterritorialisés sans que les flux n’aillent encore plus loin, n’échappent à l’axiomatique qui les conjugue comme aux modèles qui les reterritorialisent, et ne tendent à entrer dans des “connexions” qui dessinent une nouvelle Terre, qui constituent une machine de guerre dont le but n’est plus ni la guerre d’extermination ni la paix de la terreur généralisée, mais le mouvement révolutionnaire (connexion des flux, composition des ensembles non dénombrables, devenir-minoritaire de tout le monde). Ce n’est pas une dispersion ou un émiettement : nous retrouvons plutôt l’opposition d’un plan de consistance avec le plan d’organisation et de développement du capital, ou avec le plan socialiste bureaucratique.

DEGU1980.79 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 590-591 : En ce sens, ce que nous appelons “propositions indécidables”, ce n’est pas l’incertitude des conséquences qui appartient nécessairement à tout système. C’est au contraire la coexistence ou l’inséparabilité de ce que le système conjugue, et de ce qui ne cesse pas de lui échapper suivant des lignes de fuite elles-mêmes connectables. L’indécidable est par excellence le germe et le lieu des décisions révolutionnaires. Il arrive qu’on invoque la haute technologie du système mondial d’asservissement ; mais même, ou surtout, cet asservissement machinique abonde en propositions et mouvements indécidables qui, loin de renvoyer à un savoir de spécialistes assermentés, donnent autant d’armes au devenir de tout le monde, devenir-radio, devenir-électronique, devenir-moléculaire… Il n’y a pas de lutte qui ne se fasse à travers toutes ces propositions indécidables, et qui ne construise des connexions révolutionnaires contre les conjugaisons de l’axiomatique.

DEGU1980.80 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 639-640 : Un agencement est d’autant plus proche de la machine abstraite vivante qu’il ouvre et multiplie les connexions, et trace un plan de consistance avec ses quantificateurs d’intensités et de consolidation. Mais il s’en éloigne à mesure qu’il substitue aux connexions créatrices des conjonctions qui font blocage (axiomatique), des organisations qui font strate (stratomètres), des reterritorialisations qui font trou noir (segmentomètres), des conversions en lignes de mort (déléomètres).

DEGU1980.81 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 640 : Il y a des types de machines abstraites qui ne cessent de travailler les unes dans les autres, et qui qualifient les agencements

DEGU1980.82 Cf. Deleuze & Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 640 : machines abstraites surcodantes ou axiomatiques, qui procèdent aux totalisations, homogénéisations, conjonctions de fermeture

DELE1988 Le pli

Gilles DELEUZE, Le pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988.

DELE1988.1 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 5-6 : Il faut une “cryptographie” qui, à la fois, dénombre la nature et déchiffre l’âme, voit dans les replis de la matière et lit dans les plis de l’âme [Sur la cryptographie comme “art d’inventer la clef d’une chose enveloppée”, cf. Fragment Un livre sur l’art combinatoire… (Couturat, Opuscules). Et Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, chap. 17, § 8 : les replis de la Nature et les “abrégés”.].

DELE1988.2 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 11-12 : Le tort du mécanisme, ce n’est pas d’être trop artificiel pour rendre compte du vivant, mais de ne pas l’être assez, de ne pas être assez machiné. Nos mécanismes en effet sont composés de parties qui ne sont pas des machines à leur tour, tandis que l’organisme est infiniment machiné, machine dont toutes les parties ou pièces sont des machines, seulement “transformée par de différents plis qu’elle reçoit”.

DELE1988.3 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 12 : On dirait qu’entre l’organique et l’inorganique il y a une différence de vecteur, le second allant vers des masses de plus en plus grandes où opèrent des mécanismes statistiques, le premier vers des masses de plus en plus petites et polarisées où s’exercent une machinerie individuante, une individuation interne.

DELE1988.4 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 14 : Il n’y a pas universalité, mais ubiquité du vivant.

DELE1988.5 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 18 : Mais, là encore, les lois mécaniques ou le déterminisme extrinsèque (le choc) expliquent tout sauf l’unité d’un mouvement concret, si variable et irrégulier soit-il. L’unité de mouvement est toujours affaire d’une âme, presque d’une conscience, comme Bergson le redécouvrira.

DELE1988.6 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 26 : c’est une conception très moderne de l’objet technologique : elle ne renvoie même pas aux débuts de l’ère industrielle où l’idée du standard maintenait encore un semblant d’essence et imposait une loi de constance (“l’objet produit par les masses et pour les masses”), mais à notre situation actuelle, quand la fluctuation de la norme remplace la permanence d’une loi, quand l’objet prend place dans un continuum par variation, quand la productique ou la machine à commande numérique se substituent à l’emboutissage. Le nouveau statut de l’objet ne rapporte plus celui-ci à un moule spatial, c’est-à-dire à un rapport forme-matière, mais à une modulation temporelle qui implique une mise en variation continue de la matière autant qu’un développement continu de la forme.

DELE1988.7 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 51 : C’est déjà l’aventure de Leibniz avec son arithmétique binaire : en un et zéro Leibniz reconnaît le plein et le vide à la manière chinoise ; mais Leibniz baroque ne croit pas au vide, qui lui semble toujours rempli d’une matière repliée, si bien que l’arithmétique binaire superpose les plis que le système décimal, et la Nature elle-même, cache dans des vides apparents. Les plis sont toujours pleins dans le Baroque et chez Leibniz [Leibniz comptait sur son arithmétique binaire pour découvrir une périodicité dans des séries de nombres : périodicité que la Nature cacherait peut-être “dans ses replis”, comme pour les nombres premiers (Nouveaux essais, IV, chap. 17, § 13).].

DELE1988.8 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 107 : Car c’est avec Leibniz que surgit en philosophie le problème qui ne cessera de hanter Whitehead et Bergson : non pas comment atteindre à l’éternel, mais à quelles conditions le monde objectif permet-il une production subjective de nouveauté, c’est-à-dire une création ? Le meilleur des mondes n’avait pas d’autre sens : ce n’était pas le moins abominable ou le moins laid, mais celui dont le Tout laissait possible une production de nouveauté, une libération de véritables quanta de subjectivité “privée”, fût-ce au prix de la soustraction des damnés. Le meilleur des mondes n’est pas celui qui reproduit l’éternel, mais celui où se produit le nouveau, celui qui a une capacité de nouveauté, de créativité : conversion téléologique de la philosophie.

DELE1988.9 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 111 : Les mathématiques modernes en ce sens ont pu développer une conception fibrée, d’après laquelle les “monades” expérimentent des chemins dans l’univers et entrent dans des synthèses associées à chaque chemin. C’est un monde de captures plutôt que de clôtures.

DELE1988.10 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 119 : Aussi le calcul différentiel est-il le mécanisme psychique de la perception, l’automatisme qui, à la fois, plonge dans l’obscur et détermine le clair, inséparablement : sélection des petites perceptions obscures et tirage de la perception claire. Un tel automatisme doit être saisi de deux façons, universellement et individuellement.

DELE1988.11 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 120 : il appartient au clair de sortir de l’obscur, comme à travers un premier filtre auquel succéderont beaucoup de filtres, pour le distinct et le confus, etc. En effet, les rapports différentiels jouent vraiment un rôle de filtre, et déjà d’une infinité de filtres, puisqu’ils laissent passer les seules petites perceptions capables de fournir une perception relativement claire dans chaque cas.

DELE1988.12 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 122 : si le vivant implique une âme, c’est parce que les protéines témoignent déjà d’une activité de perception, de discrimination et distinction, bref, d’une “force primitive” que les impulsions physiques et les affinités chimiques ne peuvent pas expliquer (“forces dérivatives”).

DELE1988.13 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 125 : Toute perception est hallucinatoire, parce que la perception n’a pas d’objet. La grande perception n’a pas d’objet, et ne renvoie même pas à un mécanisme physique d’excitation qui l’expliquerait du dehors : elle renvoie seulement au mécanisme exclusivement psychique des rapports différentiels entre petites perceptions qui la composent dans la monade [Monadologie, § 17 : “La perception et ce qui en dépend, est inexplicable par des raisons mécaniques… Ainsi, c’est dans la substance simple, et non dans le composé ou dans la machine qu’il la faut chercher.”]. Et les petites perceptions n’ont pas d’objet, et ne renvoient à rien de physique : elles renvoient seulement au mécanisme métaphysique et cosmologique d’après lequel le monde n’existe pas hors des monades qui l’expriment, est donc nécessairement plié dans les monades, les petites perceptions étant ces petits plis comme représentants du monde (et non représentations d’objet).

DELE1988.14 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 128-129 : Il arrive souvent à Leibniz de mettre en question le statut du calcul différentiel, et d’y voir seulement une fiction commode et bien fondée. À cet égard, la question n’est pas celle de l’infini actuel ou des infiniment petits, qui valent aussi bien pour la matière que pour les perceptions obscures (elles se “ressemblent”). La question est plutôt : le calcul différentiel est-il adéquat à l’infiniment petit ? Et la réponse est négative, dans la mesure où l’infini actuel ne connaît pas de plus grand tout ni de plus petites parties, et ne tend pas vers des limites. Les rapports différentiels interviennent seulement pour extraire des petites perceptions obscures une perception claire : le calcul est donc exactement un mécanisme psychique, et, s’il est fictif, c’est au sens où ce mécanisme est celui d’une perception hallucinatoire. Le calcul a bien une réalité psychologique, mais n’a pas ici de réalité physique. Il ne peut être question de le supposer dans ce à quoi la perception ressemble, c’est-à-dire d’en faire un mécanisme physique, sauf par convention et en redoublant la fiction. Les mécanismes physiques sont des flux d’infiniment petits, qui constituent des déplacements, croisements et accumulations d’ondes, ou des “conspirations” de mouvements moléculaires. Quand Leibniz définira les caractères essentiels des corps, il en assignera deux, la puissance de diminuer à l’infini, en vertu de leurs parties infiniment petites, et la puissance d’être toujours en flux, d’avoir des parties qui ne cessent d’arriver et de s’en aller.

DELE1988.15 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 129-130 : Il y a donc une grande différence entre la causalité physique toujours extrinsèque, qui va d’un corps à tous ceux dont il reçoit l’effet à l’infini dans l’univers (régime de l’influx ou de l’interaction universelle), et la causalité psychique toujours intrinsèque, qui va de chaque monade pour son compte aux effets de perception de l’univers qu’elle produit spontanément, indépendamment de tout influx d’une monade à une autre. À ces deux causalités correspondent deux calculs, ou deux aspects du calcul que nous devons distinguer même s’ils sont inséparables : l’un renvoie au mécanisme psycho-métaphysique de la perception, l’autre, au mécanisme physico-organique de l’excitation ou de l’impulsion. Et ce sont comme deux moitiés.

DELE1988.16 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 130-131 : On pourrait peut-être en tirer des conséquences concernant l’interprétation respective du calcul chez Leibniz et chez Newton. Il est notoire qu’ils ne l’ont pas conçu de la même façon. Or, en déterminant les grandeurs d’après les vitesses des mouvements ou accroissements qui les engendrent (“fluxions”), Newton invente un calcul adéquat au mouvement d’une matière fluente, et même à ses effets sur un organe. Mais, en considérant que ces flexions s’évanouissent dans la grandeur croissante qu’elles composent, Newton laisse intacte la question de savoir où subsistent les différents composants. Au contraire, le calcul de Leibniz, fondé sur la détermination réciproque des “différentielles”, est strictement inséparable d’une Âme, en tant que l’âme seule conserve et distingue les petits composants. Le calcul de Leibniz est adéquat au mécanisme psychique, autant que celui de Newton au mécanisme physique, et la différence des deux est aussi bien métaphysique que mathématique. Il ne serait pas faux de dire que le calcul de Leibniz ressemble à celui de Newton : en effet, il ne s’applique à la matière que par ressemblance, mais on se rappelle que c’est le ressemblant qui est modèle, c’est lui qui dirige ce à quoi il ressemble.

DELE1988.17 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 134-135 : En effet, si l’on assimile l’objet, c’est-à-dire le monde, à l’équation primitive d’une courbe d’inflexion infinie, on obtient la position ou le point de vue respectif des monades comme forces primitives, par une simple règle des tangentes (vecteurs de concavité), et l’on extrait de l’équation des rapports différentiels qui sont présents dans chaque monade entre petites perceptions, de telle manière que chacune exprime toute la courbe de son point de vue. C’est donc une première partie, un premier moment de l’objet, l’objet comme perçu ou le monde comme exprimé. Mais la question subsiste de savoir quelle est l’autre partie qui correspond maintenant à l’équation de départ : ce ne sont plus de purs rapports, mais des équations différentielles et des intégrations qui déterminent les causes efficientes de la perception, c’est-à-dire qui concernent une matière et des corps auxquels la perception ressemble. Tel est le second moment de l’objet, non plus l’expression, mais le contenu.

DELE1988.18 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 135-136 : C’est comme si l’équation du monde devait être tracée deux fois, une fois dans les esprits qui la conçoivent plus ou moins distinctement, une autre fois dans une Nature qui l’effectue, sous forme de deux calculs. Et sans doute ces deux calculs s’enchaînent ou se continuent, ils sont complémentaires et doivent être homogénéisés. Ce pourquoi Leibniz peut présenter le choix du monde ou des monades comme opérant déjà par un calcul de maximum et de minimum ; la différence des deux moitiés n’en subsiste pas moins, puisque dans un cas ce sont les rapports différentiels qui déterminent un maximum de quantité d’être, tandis que dans l’autre cas c’est le maximum (ou le minimum) qui détermine les rapports dans l’équation. […] La grande équation, le monde a donc deux niveaux, deux moments ou deux moitiés, l’une par laquelle il est enveloppé ou plié dans les monades, l’autre, engagé ou replié dans la matière. Si l’on confond les deux, c’est tout le système qui s’écroule, mathématiquement non moins que métaphysiquement.

DELE1988.19 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 139 : Toutes ces lois sont comme statistiques, parce qu’elles concernent des collections, amas, organismes, et non plus des êtres individuels. Aussi n’expriment-elles pas les forces primitives des êtres individuels, mais elles distribuent des forces dérivatives dans les masses, forces élastiques, forces d’attraction, forces plastiques, qui déterminent dans chaque cas les liaisons matérielles. La grande différence ne passe donc pas entre l’organique et l’inorganique, mais traverse l’un comme l’autre en distinguant ce qui est être individuel et ce qui est phénomène de masse ou de foule, ce qui est forme absolue et ce qui est figure ou structure massives, molaires.

DELE1988.20 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 148 : Finalement, une monade a pour propriété, non pas un attribut abstrait, mouvement, élasticité, plasticité, mais d’autres monades, comme une cellule, d’autres cellules, ou un atome, d’autres atomes. Ce sont des phénomènes de subjugation, de domination, d’appropriation qui remplissent le domaine de l’avoir, et celui-ci se trouve toujours sous une certaine puissance (ce pourquoi Nietzsche se sentira si proche de Leibniz). Avoir ou posséder, c’est plier, c’est-à-dire exprimer ce que l’on contient “dans une certaine puissance”. Si le Baroque a souvent été rapporté au capitalisme, c’est parce qu’il est lié à une crise de la propriété, qui apparaît à la fois avec la montée de nouvelles machines dans le champ social et la découverte de nouveaux vivants dans l’organisme.

DELE1988.21 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 158 : Il est vrai que la tendance s’épuise dans l’instant, ce qui semble contredire l’éternité de la monade et l’unité de la trajectoire. Mais l’instantanéité de la tendance signifie seulement que l’instant lui-même est tendance, non pas atome, et qu’il ne disparaît pas sans passer dans l’autre instant : ce pourquoi il appartient à la tendance, ou à l’unité intérieure de mouvement, d’être recréée, reconstituée à chaque instant, suivant un mode d’éternité particulier. La tendance n’est pas instantanée sans que l’instant ne soit tendance au futur. La tendance ne cesse pas de mourir, mais elle n’est morte que le temps pendant lequel elle meurt, c’est-à-dire instantanément, pour être recréée l’instant suivant.

DELE1988.22 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 161 : il n’y a qu’un seul et même monde, exprimé d’une part par les âmes qui l’actualisent, d’autre part par les corps qui le réalisent, et qui n’existe pas lui-même hors de ses exprimants.

DELE1988.23 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 170-171 : Walter Benjamin fit faire à la compréhension du Baroque un progrès décisif lorsqu’il montra que l’allégorie n’était pas un symbole raté, une personnification abstraite, mais une puissance de figuration tout à fait différente de celle du symbole : celui-ci combine l’éternel et l’instant, presque au centre du monde, mais l’allégorie découvre la nature et l’histoire suivant l’ordre du temps, elle fait de la nature une histoire et transforme l’histoire en nature, dans un monde qui n’a plus de centre. Si nous considérons le rapport logique d’un concept et de son objet, nous voyons qu’il y a deux manières de le dépasser, l’une symbolique et l’autre allégorique. Tantôt nous isolons, purifions ou concentrons l’objet, nous coupons tous ses liens qui le rattachent à l’univers, mais par là nous l’exhaussons, nous le mettons en contact non plus avec son simple concept, mais avec une Idée qui développe esthétiquement ou moralement ce concept. Tantôt au contraire c’est l’objet même qui est élargi suivant tout un réseau de relations naturelles, c’est lui qui déborde son cadre pour entrer dans un cycle ou une série, et c’est le concept qui se trouve de plus en plus resserré, rendu intérieur, enveloppé dans une instance qu’on peut dire “personnelle” à la limite : tel est le monde en cône ou en coupole, dont la base toujours en extension ne se rapporte plus à un centre, mais tend vers une pointe ou un sommet.

DELE1988.24 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 175-176 : En effet, dans un texte-programme qui semble reprendre de près un texte néo-pythagoricien de Nicolas de Cues, Leibniz suggère trois caractères : Existence, Nombre et Beauté. L’unité harmonique n’est pas celle de l’infini, mais celle qui permet de penser l’existant comme découlant de l’infini ; c’est une unité numérique, pour autant qu’elle enveloppe une multiplicité (“exister n’est rien d’autre qu’être harmonique”) ; elle se continue dans le sensible pour autant que les sens l’appréhendent confusément, esthétiquement. La question de l’unité harmonique devient celle du nombre “le plus simple”, comme dit Nicolas de Cues, selon lui le nombre irrationnel. Mais, bien qu’il arrive aussi à Leibniz de rapprocher l’irrationnel et l’existant, ou de considérer l’irrationnel comme nombre de l’existant, il lui semble possible de découvrir une série infinie de rationnels enveloppés ou cachés dans l’incommensurable, sous une forme particulière. Or, cette forme la plus simple, c’est celle du nombre inverse ou réciproque, quand un dénominateur quelconque se rapporte à l’unité numérique comme numérateur : 1/n inverse de n. Que l’on considère les différentes apparitions du mot “harmonique”, elles renvoient constamment à des nombres inverses, ou réciproques : le triangle harmonique des nombres, inventé par Leibniz pour compléter le triangle arithmétique de Pascal ; la moyenne harmonique, qui conserve la somme des inverses ; mais aussi la division harmonique, la circulation harmonique, et ce qu’on découvrira plus tard comme les harmoniques d’un mouvement périodique.

DELE1988.25 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 177-178 : Aussi la monade est-elle l’existant par excellence. C’est que, conformément à la tradition pythagoricienne et platonicienne, la monade est bien nombre, unité numérique. La monade selon Leibniz est bien le nombre le plus “simple”, c’est-à-dire le nombre inverse, réciproque, harmonique : elle est miroir du monde parce qu’elle est l’image inversée de Dieu, le nombre inverse de l’infini, 1/∞ au lieu de ∞/1 (de même que la raison suffisante est l’inverse de l’identité infinie). […] Le nombre inverse a des caractères spéciaux : il est infini ou infiniment petit, mais aussi individuel, distributif, par opposition au nombre naturel qui est collectif. Les unités prises comme numérateurs ne sont pas identiques entre elles, puisqu’elles reçoivent de leurs dénominateurs respectifs une marque distinctive. C’est pourquoi l’harmonie ne confirme pas du tout l’hypothèse d’une âme du monde ou d’un esprit universel, mais témoigne au contraire pour l’irréductibilité des “souffles particuliers” distribués dans des tuyaux divers ; l’âme du monde implique une confusion propre au panthéisme, entre le nombre et son inverse, Dieu et la monade. Le mathématicien Robinson a proposé de considérer la monade leibnizienne comme un nombre infini très différent des transfinis, comme une unité entourée d’une zone d’infiniment petits qui réfléchit la série convergente du monde. Et en effet la question est de savoir comment l’unité d’un numérateur se combine à la fois avec l’infini du dénominateur (1/∞) et pourtant avec une valeur variable distinctive (1/n, valant nécessairement pour 1/2, 1/3, ou 1/4…) : chaque monade exprime le monde, mais “n’exprime pas également toutes choses, autrement il n’y aurait point de distinction entre les âmes”. Nous avons vu comment Leibniz pouvait pour son compte opérer la conciliation : chaque monade exprime le monde (1/∞), mais n’exprime clairement qu’une zone particulière du monde (1/n, n ayant dans chaque cas une valeur précise). Chaque monade inclut le monde comme une série infinie d’infiniment petits, mais ne peut constituer de rapports différentiels et d’intégrations que sur une portion limitée de la série, si bien que les monades elles-mêmes entrent dans une série infinie de nombres inverses. Chaque monade, dans sa portion de monde ou dans sa zone claire, présente donc des accords, pour autant qu’on appelle “accord” le rapport d’un état avec ses différentielles, c’est-à-dire avec les rapports différentiels entre infiniment petits qui s’intègrent dans cet état. D’où le double aspect de l’accord, en tant qu’il est le produit d’un calcul intelligible dans un état sensible. Entendre le bruit de la mer, c’est plaquer un accord, et chaque monade se distingue intrinsèquement par ses accords : les monades sont des nombres inverses, et les accords sont leurs “actions internes”.

DELE1988.26 Cf. Deleuze, Le pli, op. cit., p. 184 : L’harmonie est deux fois préétablie : en vertu de chaque expression, de chaque exprimant qui ne doit rien qu’à sa propre spontanéité ou intériorité, et en vertu de l’exprimé commun qui constitue le concert de toutes ces spontanéités expressives. C’est comme si Leibniz nous livrait un message important sur la communication : ne vous plaignez pas de ne pas avoir assez de communication, il y en a toujours assez, comme une quantité constante et préétablie dans le monde, comme une raison suffisante.

DELE1990 Pourparlers

Gilles DELEUZE, Pourparlers 1972-1990, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990.

DELE1990.1 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 27 : Oui, comme beaucoup d’autres, nous annonçons le développement d’un fascisme généralisé. On n’a encore rien vu, il n’y a aucune raison pour que le fascisme ne se développe pas. Ou plutôt : ou bien une machine révolutionnaire se montera, capable de prendre en charge le désir et les phénomènes de désir, ou bien le désir restera manipulé par les forces d’oppression, de répression, et menacera, même du dedans, les machines révolutionnaires.

DELE1990.2 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 30-31 : L’opposition exclusive et contraignante entre signifiant et signifié est hantée par l’impérialisme du Signifiant tel qu’il émerge avec la machine d’écriture. Tout se rapporte alors en droit à la lettre. C’est la loi même du surcodage despotique. Notre hypothèse est celle-ci : ce serait le signe du grand Despote (l’âge de l’écriture) qui, en se retirant, laisse une plage décomposable en éléments minimaux et en rapports réglés entre ces éléments. Cette hypothèse rend compte au moins du caractère tyrannique, terroriste, castrateur, du signifiant. C’est un énorme archaïsme, qui renvoie aux grands empires.

DELE1990.3 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 31 : Nous sommes purement fonctionnalistes : ce qui nous intéresse, c’est comment quelque chose marche, fonctionne, quelle machine.

DELE1990.4 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 35-36 : le concept doit dire l’événement, et non plus l’essence.

DELE1990.5 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 227 : À chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle.

DELE1990.6 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 232 : Les différents internats ou milieux d’enfermement par lesquels l’individu passe sont des variables indépendantes : on est censé chaque fois recommencer à zéro, et le langage commun de tous ces milieux existe, mais est analogique. Tandis que les différents contrôlats sont des variations inséparables, formant un système à géométrie variable dont le langage est numérique (ce qui ne veut pas dire nécessairement binaire). Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre.

DELE1990.7 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 234 : Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l’accès à l’information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des “dividuels”, et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des “banques”.

DELE1990.8 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 234 : Les vieilles sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges ; mais les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec le danger passif de l’entropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l’actif, le piratage et l’introduction de virus.

DELE1990.9 Cf. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 236 : Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle.

BLAN1955 L’Axiomatique

Robert BLANCHÉ, L’axiomatique, Paris, Presses Universitaires de France, 1955.

BLAN1955.1 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 62 : Par un changement brusque d’attitude qu’on pourrait comparer à celui qui affecte la conscience devant une figure ambiguë, la pensée, au lieu de traverser les symboles pour viser, par leur intermédiaire, les choses symbolisées, s’arrête maintenant aux symboles eux-mêmes, remettant à plus tard leur interprétation éventuelle et leur retirant, pour le moment, leur fonction de symboles, afin de les prendre comme objets derniers.

BLAN1955.2 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 73 : il est impossible de mener jusqu’à son terme final l’œuvre d’axiomatisation, la réduction de l’intuitif par sa résorption dans le logique : toujours il subsiste quelque chose d’antérieur, un intuitif préalable.

BLAN1955.3 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 77 : Ainsi obtient-on, avec l’axiomatique, une importante économie de pensée : on rassemble plusieurs théories en une seule, on pense le multiple dans l’un.

BLAN1955.4 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 78 : À ces avantages qu’offrent déjà, à quelque degré, les premières axiomatiques, viennent naturellement se combiner, dans les axiomatiques formalisées, ceux de tout calcul symbolique : sûreté, objectivité. Le caractère aveugle et quasi mécanique de ses démarches n’est pas son moindre intérêt : il permet de les faire exécuter par une machine, et de réserver ainsi l’esprit pour les opérations du niveau supérieur. Par la symbolisation et la formalisation des théories, et à la faveur des isomorphismes ainsi révélés, les grandes calculatrices américaines sont en train de devenir, sinon de vraie “machines à penser”, du moins des auxiliaires scientifiques dont les aptitudes dépassent très largement l’exécution des opérations ou problèmes purement numériques.

BLAN1955.5 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 87 : En réalité, le formalisme ne peut fonctionner sans s’alimenter, de part et d’autre, à l’intuition.

BLAN1955.6 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 88 : (I) Rappelons que deux ensemble sont dits avoir même puissance lorsqu’on peut établir entre leurs éléments une correspondance bi-univoque (c’est-à-dire qu’à tout éléments de l’un correspond un et un seul élément de l’autre, et réciproquement) ; que, pour des ensembles finis, avoir même puissance se ramène à avoir même nombre d’éléments ; que, pour des ensembles infinis, la plus faible puissance est celle du dénombrable (la suite indéfinie des nombres naturels) ; que la puissance du continu (celle, par exemple, des points d’une ligne, ou de l’ensemble des nombres réels) est supérieure à celle du dénombrables ; enfin, qu’on peut toujours construire un ensemble dont la puissance surpasse celle d’un ensemble quelconque.

BLAN1955.7 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 89 : Si, maintenant, les systèmes qu’elle [l’axiomatique] réunit peuvent n’être pas isomorphes, c’est donc qu’elle laisse échapper certaines particularités des structures et qu’elle ne suffit plus à différencier celles-ci. Pour les distinguer, un recours à l’intuition sera nécessaire.

BLAN1955.8 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 89 : De la théorie l’intuition se réfugie dans la métathéorie, puis de celle-ci, réduite à son tour à un système formel, dans la méta-métathéorie, et ainsi sans fin : toujours le maniement du symbolisme exige un survol de l’esprit. Les théorèmes de Gödel ont rendu la chose manifeste aux formalistes eux-mêmes.

BLAN1955.9 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 97 : Les différences entre logicisme et axiomatisme se sont aujourd’hui presque évanouies, au point que les deux tendances se composent chez certains auteurs comme Quine.

BLAN1955.10 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 97 : En transportant les problèmes sur le plan des constructions symboliques, le formalisme hilbertien parle un langage accessible à l’intuitionniste ; tandis que ce dernier est décidément entré, à la suite de Heyting (1930), dans la voie de l’axiomatique formelle.

BLAN1955.11 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 103 : La vieille distinction entre science rationnelle et science empirique, lieu commun de l’épistémologie depuis l’époque de Bacon, mérite sans doute d’être conservée, mais à la condition qu’on cesse d’y confondre deux acceptions qui ne se recouvrent que partiellement, et que l’axiomatique permet de dégager clairement l’une de l’autre. Ou bien on l’entend comme une nette dichotomie, et alors elle ne divise pas les sciences en deux classes, elle marque une dualité intérieure à chaque science. Ou bien l’on veut ainsi distribuer les diverses sciences, mais dans ce cas la séparation est indécise et relative, comme celle d’une assemblée d’hommes qu’on répartirait en grands et petits. L’opposition des sciences formelles et des sciences du réel n’est justifiable que dans la mesure où, superposant ces deux distinctions, on appelle formelles celles qui, ayant atteint les premières un haut degré d’abstraction, se prêtent par excellence à un traitement axiomatique, et sciences du réel celles qui, moins avancées, se laissent difficilement détacher des interprétations concrètes. Ce faisant, on caractérise moins deux espèces de sciences que deux types idéaux qui se réalisent inégalement dans les diverses sciences ou, mieux encore, deux pôles de la pensée scientifique.

BLAN1955.12 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 104 : La méthode axiomatique n’est pas seulement un procédé technique des mathématiciens ; on peut y trouver une illustration particulièrement suggestive, de la manière dont procède la pensée dans la connaissance. En lui appliquant les notions dont elle fait elle-même usage, on dirait qu’elle nous apporte, des opérations cognitives, un modèle concret, sur lequel on peut essayer une lecture abstraire.

BLAN1955.13 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 105-106 : Le concret ne se définit que comme une vection. De la géométrie de Hilbert on peut remonter à celle d’Euclide, de celle-ci à la géométrie des Orientaux, de cette dernière à d’autres formes plus primitives : on va ainsi en direction du concret, on n’atteint jamais un concret pur, privé de toute conceptualisation, comme celui que l’empirisme feint d’étaler devant l’esprit. […] Un abstrait n’est dernier que provisoirement. Et il n’est jamais pensé seul, jamais présenté à l’esprit comme sur un tableau. Il n’apparaît que réalisé dans un modèle, fût-ce seulement le modèle symbolique. Pas plus que de contenu informe, nous ne connaissons de forme pure.

BLAN1955.14 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 106 : Les notions un peu vagues de la théorie de la connaissance – concept et intuition, forme et contenu – s’y précisent dans la corrélation qu’elle [la pensée axiomatique] établit entre la structure abstraite et la réalisation concrète, entre le schéma et le modèle.

BLAN1955.15 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 107 : le logicisme, l’idée d’une science rationnelle qui ne présupposerait plus rien, se voit démenti par la régression axiomatique qui, si loin qu’elle pousse, trouve toujours devant soi un “antérieur” non assimilé.

BLAN1955.16 Cf. Blanché, L’axiomatique, op. cit., p. 108 : Et rien ne manifeste mieux son [l’esprit] activité que l’établissement ou l’aperception d’une correspondance analogique entre le schéma symbolique et le modèle concret.

TIQQ2003 Tout a failli, vive le communisme !

Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, Paris, La fabrique éditions, 2003.

TIQQ2003.1 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 33 : Tout comme le réseau des relations de pouvoir finit par former un épais tissu qui traverse les appareils et les institutions, sans se localiser exactement en eux, de même l’essaimage des points de résistance traverse les stratifications sociales et les unités individuelles. Et, c’est sans doute, le codage stratégique de ces points de résistance qui rend possible une révolution.”, Michel Foucault, La volonté de savoir.

TIQQ2003.2 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 33 : L’Empire n’exclut rien, substantiellement, il exclut seulement que quoi que ce soit se présente à lui comme autre, se dérobe à l’équivalence générale.

TIQQ2003.3 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 47 : Le grand malentendu, ici, c’est que l’autonomie n’était pas l’attribut revendiqué par des sujets – quel ennui terne et démocratique ç’aurait été, s’il s’était agi de revendiquer son autonomie en tant que sujet –, mais par des devenirs.

TIQQ2003.4 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 48 : L’essentiel est, dans chaque nouvelle direction que nous donnons à notre mouvement, d’accroître notre puissance, de toujours suivre la ligne d’accroissement de puissance, afin de gagner en force de déterritorialisation, afin d’être sûr qu’on ne nous arrêtera pas de sitôt.

TIQQ2003.5 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 229 : C’est dire que la cybernétique n’est pas, comme on voudrait l’entendre exclusivement, la sphère séparée de la production d’informations et de la communication, un espace virtuel qui se surimposerait au monde réel. Elle est bien plutôt un monde autonome de dispositifs confondus avec le projet capitaliste en tant qu’il est un projet politique, une gigantesque “machine abstraite” faite de machines binaires effectuées par l’Empire, forme nouvelle de la souveraineté politique, il faudrait dire une machine abstraite qui s’est fait machine de guerre mondiale.

TIQQ2003.6 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 232 : Le geste cybernétique s’affirme par une dénégation de tout ce qui échappe à la régulation, de toutes les lignes de fuite que ménage l’existence dans les interstices de la norme et des dispositifs, de toutes les fluctuations comportementales qui ne suivraient pas in fine des lois naturelles.

TIQQ2003.7 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 239 : Internet est donc le résultat d’une transformation nomadique de la stratégie militaire.

TIQQ2003.8 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 240 : Il faut se figurer les sciences de cette époque comme des territoires déchirés entre la restauration néopositiviste et la révolution probabiliste, puis tâtonnant vers un compromis historique pour que la loi soit redéfinie depuis le chaos, le certain depuis le probable.

TIQQ2003.9 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 240 : En tant que savoir, elle [la cybernétique] réunit un ensemble de discours hétérogènes qui font l’épreuve commune du problème pratique de la maîtrise de l’incertitude. Si bien qu’ils expriment fondamentalement, dans leurs divers domaines d’application, le désir qu’un ordre soit restauré et, plus encore, qu’il sache tenir.

TIQQ2003.10 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 241-242 : Elle [la cybernétique] prétend que le contrôle d’un système s’obtient par un degré optimal de communication entre ses parties. Cet objectif réclame d’abord l’extorsion continue d’informations, processus de séparation des étants de leurs qualités, de production de différences. Autrement dit, la maîtrise de l’incertitude passe par la représentation et la mémorisation du passé. L’image spectaculaire, la codification mathématique binaire – celle qu’invente Claude Shanon dans Mathematical Theory of Communication l’année même où s’énonce l’hypothèse cybernétique – d’un côté, l’invention de machines de mémoire qui n’altèrent pas l’information et l’incroyable effort pour leur miniaturisation – c’est la fonction stratégique déterminante des nanotechnologies actuelles – de l’autre, conspirent à créer de telles conditions au niveau collectif. Ainsi mise en forme, l’information doit retourner ensuite vers le monde des étants, les reliant les uns aux autres, à la manière dont la circulation marchande garantit leur mise en équivalence. La rétroaction, clef de la régulation du système, réclame maintenant une communication au sens strict. La cybernétique est le projet d’une recréation du monde par la mise en boucle infinie de ces deux moments, la représentation séparant, la communication reliant, la première donnant la mort, la seconde mimant la vie.

TIQQ2003.11 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 243 : L’unité des avancées cybernétiques provient d’une méthode, c’est-à-dire qu’elle s’est imposée comme méthode d’inscription du monde, à la fois rage expérimentale et schématisme proliférant. Elle correspond à l’explosion des mathématiques appliquées consécutive au désespoir causé par l’Autrichien Kurt Gödel lorsqu’il démontra que toute tentative de fondation logique des mathématiques, et par là d’unification des sciences, était voué à l’“incomplétude”. Avec l’aide d’Heisenberg, plus d’un siècle de justification positiviste vient de s’effondrer. C’est Von Neumann qui exprime à l’extrême cet abrupt sentiment d’anéantissement des fondements. Il interprète la crise logique des mathématiques comme la marque de l’imperfection inéluctable de toute création humaine. Il veut par conséquent établir une logique qui sache enfin être cohérente, une logique qui ne saurait provenir que de l’automate !

TIQQ2003.12 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 244 : La cybernétique transporte le processus de rationalisation commun à la bureaucratie et au capitalisme à l’étage de la modélisation totale. Herbert Simon, le prophète de l’Intelligence Artificielle, reprend dans les années 1960 le programme de Von Neumann afin de construire un automate de pensée. Il s’agit d’une machine dotée d’un programme, appelé système expert, qui doit être capable de traiter l’information afin de résoudre les problèmes que connaît chaque domaine de compétence particulier, et, par association, l’ensemble des problèmes pratiques rencontrés par l’humanité ! Le General Problem Solver (GPS), créé en 1972, est le modèle de cette compétence universelle qui résume toutes les autres, le modèle de tous les modèles, l’intellectualisme le plus appliqué, la réalisation pratique de l’adage préféré des petits maîtres sans maîtrise suivant lequel “il n’y a pas de problèmes ; il n’y a que des solutions”⋅

TIQQ2003.13 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 255 : Converti en idéologie, le libéralisme sert de couverture à un ensemble de pratiques techniques et scientifiques nouvelles, une “deuxième cybernétique” diffuse, qui efface délibérément son nom de baptême. Depuis les années soixante le terme même de cybernétique s’est fondu dans des termes hybrides.

TIQQ2003.14 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 256 : D’un côté, on s’est rendu compte de l’importance de l’information comme facteur de production distinct du travail et du capital et décisif pour la “croissance” sous la forme de connaissances, d’innovations techniques, de compétences distribuées. De l’autre, le secteur spécialisé de la production d’informations n’a cessé d’augmenter sa taille. C’est au renforcement réciproque de ces deux tendances que le capitalisme présent doit d’être qualifié d’économie de l’information.

TIQQ2003.15 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 257 : La logique marchande-cybernéticienne, ou “néolibérale”, s’étend à toute l’activité, y compris non-encore marchande, avec le soutien sans faille des États modernes.

TIQQ2003.16 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 263 : Après 1945, la cybernétique fournit au capitalisme une nouvelle infrastructure de machines – les ordinateurs – et surtout une technologie intellectuelle qui permettent de réguler la circulation des flux dans la société, d’en faire des flux exclusivement marchands.

TIQQ2003.17 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 264 : Pour advenir, tout échange requiert des “investissements de forme” – une information sur et une mise en forme de ce qui est échangé –, un formatage qui rend possible la mise en équivalence avant qu’elle n’ait effectivement lieu, un conditionnement qui est aussi une condition de l’accord sur le marché.

TIQQ2003.18 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 266 : Le secteur du contrôle s’autonomise parce que s’impose la nécessité de contrôler le contrôle, les flux marchands étant doublés par des flux d’informations dont la circulation et la sécurité doivent à leur tour être optimisées.

TIQQ2003.19 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 281 : Il faut comprendre l’idéal de démocratie directe, de démocratie participative comme désir d’une expropriation générale par le système cybernétique, de toute l’information contenue dans ses parties. La demande de transparence, de traçabilité, est une demande de circulation parfaite de l’information, un progressisme dans la logique de flux qui régit le capitalisme cybernétique.

TIQQ2003.20 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 286 : Face à l’hypothèse cybernétique unifiante, l’axiome abstrait d’un antagonisme potentiellement révolutionnaire – lutte des classes, “communauté humaine” (Gemeinwesen) ou “social-vivant” contre Capital, general intellect contre processus d’exploitation, “multitude” contre “Empire”, “créativité” ou “virtuosité” contre travail, “richesse sociale” contre valeur marchande, etc. – sert en définitive le projet politique d’une plus grande intégration sociale.

TIQQ2003.21 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 309 : On appelle “bruit”, un comportement qui échapperait au contrôle tout en restant indifférent au système, ce qui par conséquent ne peut pas être traité par une machine binaire, réduit à un 0 ou à un 1. Ces bruits, ce sont les lignes de fuite, les errances des désirs qui ne sont pas encore rentrés dans le circuit de la valorisation, le non-inscrit.

TIQQ2003.22 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 318 : Mais l’important est que la pratique du brouillage, telle que Burroughs la conçoit, et après lui les hackers, est vaine si elle ne s’accompagne pas d’une pratique organisée de renseignements sur la domination. Cette nécessité est renforcée du fait que l’espace dans lesquels [sic !] la révolte invisible pourrait avoir lieu n’est pas le désert dont parle Lawrence. L’espace électronique d’Internet non plus n’est pas l’espace lisse et neutre dont parle les idéologues de l’âge de l’information. […] Virtuels ou réels, les espaces de l’Empire sont structurés en territoires, striés par les cascades de dispositifs qui tracent les frontières puis les effacent lorsqu’elles deviennent inutiles, dans un balayage constant qui est le moteur même des flux de circulation. Et dans un tel espace structuré, territotialisé et déterritorialisé, la ligne de front avec l’ennemi ne peut pas être aussi nette que dans le désert de Lawrence. Le caractère flottant du pouvoir, la dimension nomade de la domination exigent par conséquent un surcroît d’activité de renseignement, ce qui signifie une organisation de la circulation des savoirs-pouvoirs.

TIQQ2003.23 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 322-323 : la révolution devrait consister dans une réappropriation des outils technologiques les plus modernes, réappropriation qui devrait permettre de contester la police sur son propre terrain, en créant un contre-monde avec les mêmes moyens que ceux qu’elle emploie. La vitesse est ici conçue comme une des qualités importantes pour l’art politique révolutionnaire. Mais cette stratégie implique d’attaquer des forces sédentaires. Or sous l’Empire celles-ci tendent à s’effriter tandis que le pouvoir impersonnel des dispositifs devient nomade et traverse en les faisant imploser toutes les institutions.

TIQQ2003.24 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 324 : En deçà ou au-delà de la vitesse et de la lenteur de la communication, il y a l’espace de la rencontre qui permet de tracer une limite absolue à l’analogie entre le monde social et le monde physique.

TIQQ2003.25 Cf. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, op. cit., p. 339 : L’autonomie dont je parle, elle, n’est pas temporaire ni simplement défensive. Elle n’est pas une qualité substantielle. Elle ne part pas de l’unité supposée du Sujet mais engendre des multiplicités. Elle ne s’attaque pas aux seules formes sédentaires du pouvoir, comme l’État, pour ensuite surfer sur ses formes circulantes, “mobiles”, “flexibles”. Elle se donne les moyens de durer comme de se déplacer, de se retirer comme d’attaquer, de s’ouvrir comme de se fermer, de relier les corps muets comme les voix sans corps. Elle pense cette alternance comme le résultat d’une expérimentation sans fin. “Autonomie” veut dire que nous faisons grandir les mondes que nous sommes. L’Empire, armé de la cybernétique, revendique l’autonomie pour lui seul en tant que système unitaire de la totalité : il est contraint d’anéantir ainsi toute autonomie dans ce qui lui est hétérogène. Nous disons que l’autonomie est à tout le monde et que la lutte pour l’autonomie doit s’amplifier. La forme actuelle que prend la guerre civile est d’abord celle d’une lutte contre le monopole de l’autonomie. Cette expérimentation-là sera le “chaos fécond”, le communisme, la fin de l’hypothèse cybernétique.

COMI2014 À nos amis

COMITÉ INVISIBLE, À nos amis, Paris, La Fabrique éditions, 2014.

COMI2014.1 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 110-111 : Dans les années 1980, Terry Winograd, le mentor de Larry Page, un des fondateurs de Google, et Fernando Florès, l’ancien ministre de l’Économie de Salvador Allende, écrivaient au sujet de la conception en informatique qu’elle est “d’ordre ontologique. Elle constitue une intervention sur l’arrière-fond de notre héritage culturel et nous pousse hors des habitudes toutes faites de notre vie, affectant profondément nos manières d’être. […] Elle est nécessairement réflexive et politique.” On peut en dire autant de la cybernétique.

COMI2014.2 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 111-112 : En réalité, le capitalisme cybernétisé pratique une ontologie, et donc une anthropologie, dont il réserve la primeur à ses cadres. Le sujet occidental rationnel, conscient de ses intérêts, aspirant à la maîtrise du monde et gouvernable par là, laisse place à la conception cybernétique d’un être sans intériorité, d’un selfless self, d’un Moi sans Moi, émergent, climatique, constitué par son extériorité, par ses relations. Un être qui, armé de son Apple Watch, en vient à s’appréhender intégralement à partir du dehors, à partir des statistiques qu’engendre chacune de ses conduites. Un Quantified Self qui voudrait bien contrôler, mesurer et désespérément optimiser chacun de ses gestes, chacun de ses affects. Pour la cybernétique la plus avancée, il n’y a déjà plus l’homme et son environnement, mais un être-système inscrit lui-même dans un ensemble de systèmes complexes d’informations, sièges de processus d’auto-organisation ; un être dont on rend compte en partant de la voie moyenne du bouddhisme indien plutôt que de Descartes. “Pour l’homme, être vivant équivaut à participer à un large système mondial de communication”, avançait Wiener en 1948.

COMI2014.3 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 114 : “Je” partage ma géolocalisation, mon humeur, mes avis, mon récit de ce que j’ai vu aujourd’hui d’incroyable ou d’incroyablement banal. J’ai couru ; j’ai immédiatement partagé mon parcours, mon temps, mes performances et leur autoévaluation. Je poste en permanence des photos de mes vacances, de mes soirées, de mes émeutes, de mes collègues, de ce que je vais manger comme de ce que je vais baiser. J’ai l’air de ne rien faire et pourtant je produis, en permanence, de la donnée. Que je travaille ou pas, ma vie quotidienne, comme stock d’informations, reste intégralement valorisable. J’améliore en continu l’algorithme.

COMI2014.4 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 114 : En fouinant dans les bases de données produites et mises à jour en permanence par la vie quotidienne des humains connectés, il [le gouvernement présent] cherche les corrélations qui permettent d’établir non pas des lois universelles, ni même des “pourquoi”, mais des “quand”, des “quoi”, des prédictions ponctuelles et situées, des oracles.

COMI2014.5 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 115 : L’objet de la grande récolte des informations personnelles n’est pas un suivi individualisé de l’ensemble de la population. Si l’on s’insinue dans l’intimité de chacun et de tous, c’est moins pour produire des fiches individuelles que de grandes bases statistiques qui font sens par le nombre. Il est plus économe de corréler les caractéristiques communes des individus en une multitude de “profils”, et les devenirs probables qui en découlent. On ne s’intéresse pas à l’individu présent et entier, seulement à ce qui permet de déterminer ses lignes de fuite potentielles.

COMI2014.6 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 118-119 : À défaut d’avoir réussi à faire des ordinateurs capables d’égaler l’homme, on a entrepris d’appauvrir l’expérience humaine jusqu’au point où la vie n’offre guère plus d’attrait que sa modélisation numérique.

COMI2014.7 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 119 : La vertu des hackers a été de partir de la matérialité de l’univers réputé virtuel.

COMI2014.8 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 126 : La figure du hacker s’oppose point par point à la figure de l’ingénieur, quelles que soient les tentatives artistiques, policières ou entrepreneuriales de la neutraliser. Là où l’ingénieur vient capturer tout ce qui fonctionne pour que tout fonctionne mieux, pour le mettre au service du système, le hacker se demande “comment ça marche ?” pour en trouver les failles, mais aussi pour inventer d’autres usages, pour expérimenter. Expérimenter signifie alors : vivre ce qu’implique éthiquement telle ou telle technique. Le hacker vient arracher les techniques au système technologique pour les en libérer. Si nous sommes esclaves de la technologie, c’est justement parce qu’il y a tout un ensemble d’artefacts de notre existence quotidienne que nous tenons pour spécifiquement “techniques” et que nous considérons à jamais comme de simples boîtes noires dont nous serions les innocents usagers.

COMI2014.9 Cf, Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 127 : Comprendre comment marche n’importe lequel des appareils qui nous entourent comporte un accroissement de puissance immédiat, nous donnant prise sur ce qui ne nous apparaît dès lors plus comme un environnement, mais comme un monde agencé d’une certaine manière et sur lequel nous pouvons intervenir. Tel est le point de vue hacker sur le monde.

MAYE1990 Pour une économie de l’information

Anne MAYÈRE, Pour une économie de l’information, Paris, CNRS Éditions, 1990.

MAYE1990.1 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 17-18 : La plupart de ces analyses considèrent l’information comme une “donnée” dans tous les sens du terme, au sens le plus mathématique d’un objet de traitement et au sens d’une accessibilité immédiate et certaine. En cela cette définition est proche de celle des ingénieurs qui se sont préoccupés de la transmission technique de l’information. Dans cette approche des ingénieurs, la question du sens de l’information n’a pas d’importance : l’attention porte sur la probabilité d’apparition d’un message, et son acquisition par le récepteur est censée être instantanée.

MAYE1990.2 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 25 : L’information au sens de la théorie de la communication n’a pas de rapport direct avec le contenu ou la signification des messages.

MAYE1990.3 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 26 : C’est à ce passage du contenant au contenu, de la forme au sens de l’information que vont se consacrer certains biologistes affrontés à la notion d’information à partir des découvertes de la biologie moléculaire. L’angle d’approche, très différent, les amène à privilégier les deux niveaux non intégrés par la théorie de C.E. Shannon. Alors que la théorie de C.E. Shannon est centrée sur la question de la transmission de l’information – et plus précisément sur le problème de la transmission fidèle des signaux dans une voie – les questions premières deviennent celle de la signification et de l’efficacité des messages. L’apport des biologistes dans une théorie de l’information, nous l’aborderons à partir des travaux de Henri Atlan et Henri Laborit, soit deux auteurs qui ont plus particulièrement cherché à approfondir les perspectives ouvertes par les convergences entre théorie des systèmes, cybernétique et théorie de l’information. Le projet de Henri Atlan se veut être un dépassement de la théorie de C.E. Shannon à partir d’un changement de perspective. Une information non pas isolée mais insérée dans un système, ce dans une réflexion qui réintroduit l’observateur. Henri Laborit se situe quant à lui au niveau du rôle de l’information dans l’organisation des systèmes vivants.

MAYE1990.4 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 34 : H. Laborit se propose de fournir une vision dynamique de l’organisation des systèmes vivants à partir des théories de l’information, de la théorie des systèmes et de la cybernétique. Il se situe de ce point de vue en rupture totale avec la théorie mathématique de l’information avec laquelle il ne cherche pas à établir de liaison. L’angle d’approche est autre : la théorie de Shannon est une théorie des communications qui permet à l’ingénieur d’éviter que le bruit ne fasse perdre une partie de l’information transmise dans un message alors que ce qui intéresse le biologiste c’est la structure même du message. Seules la transcription, la traduction du message génétique présentent une certaine analogie avec l’information des informaticiens. L’apport fondammental pour H. Laborit de la théorie des systèmes, de la théorie de l’information et de la cybernétique tient à ce qu’elles ont permis de comprendre que ce que les systèmes vivants ajoutaient à la matière inerte n’était ni masse ni énergie mais seulement de l’information.

MAYE1990.5 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 41 : le troisième point soulignés par ces auteurs [les chercheurs de Palo Alto] dans l’apport de la cybernétique concerne la “découverte” de la rétroaction, c’est-à-dire la substitution de liaision circulaires complexes aux notions causales linéaires antérieurement dominantes. Rétroaction et circularité constituent le modèle de causalité qui convient le mieux à une théorie des systèmes en interaction. Elles remettent en cause le modèle classique “action-réaction” qui consiste en fait en une ponctuation subjective dans la séquence de faits, dont l’analogie peut être trouvée dans le concept de “suite infinie alternée” en mathématiques. Elles déplacent l’objet du questionnement, de l’étude de l’origine et du résultat, sur la nature spécifique du processus d’interaction. Ainsi pour la compréhension de l’interaction humaine, il s’agit non pas d’expliquer le comportement, de lui conférer un sens, mais plutôt d’identifier un modèle de cette interaction, ce modèle étant défini par la manifestation de redondances.

MAYE1990.6 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 44-45 : Un message sous son aspect d’“indice” transmet une information : c’est le contenu du message. Il peut avoir pour objet tout ce qui communicable ; la question de savoir si telle information est vraie ou fausse, valable, non valable ou indécidable n’entre pas à ce niveau en ligne de compte. L’aspect “ordre”, par contre, désigne la manière dont on doit entendre le message, et donc en fin de compte la relation entre les partenaires. C’est une information sur l’information, c’est-à-dire une méta-information. Il ressort de cette analyse de l’aspect pragmatique de l’échange d’information que l’information ne se suffit pas à elle-même. Elle nécessite, pour être opérationnelle c’est-à-dire pour être véritablement une information pour le récepteur, une information liée, “information sur l’information” qui porte sur ses domaines et conditions d’utilisation. Cette méta-information porte notamment sur la décidabilité de l’information. La question de la décidabilité de l’information souligne le fait que toute information comporte une part d’incertitude, comme toute perception, et parce qu’un individu ou un système acquiert une bonne part de son information de l’extérieur et qu’il ne peut la vérifier, sauf à mettre en cause son économie de fonctionnement. Cette incertitude est accrue lorsque la relation porte sur un résultat à venir et met en jeu sa présivibilité. Pour les auteurs [les chercheurs de Palo Alto], c’est ce qui fait que dans les relations humaines, toute prévision est liée, d’une manière ou d’une autre, au phénomène de la confiance, quel que soit le type de cette confiance. Cette question de la décidabilité de l’information dépasse le cadre des relations entre individus ou entre systèmes pour concerner l’ensemble des échanges d’information entre un organisme et son milieu. En effet l’impact du milieu sur un organisme renferme un ensemble d’instructions dont le sens n’est pas immédiatement clair : c’est à l’organisme de les décoder du mieux qu’il peut, et cela en tenant compte du fait que ses propres réactions affectent en retour le milieu. C’est en cela que, pour les auteurs, la formule de Norbert Wiener selon laquelle le monde “pouvait être considéré comme d’innombrables messages personnels” ne permet pas de supputer un fonctionnement identique entre l’ordinateur et l’organisme vivant. En effet les données et le programme de l’ordinateur sont présenté dans un langage que la machine “comprend” parfaitement, alors que l’organisme vivant est contraint à l’interprétation, et donc à la gestion d’une incertitude.

MAYE1990.7 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 45-46 : Une autre dimension importante de l’analyse développée par ces auteurs [les chercheurs de Palo Alto] consiste à dégager une relation étroite entre aspects et types de communication. Dans cette relation, aux deux aspects de la communication, contenu et relation, indice et ordre, sont associés deux types de communication : communication digitale et communication analogique. Ces deux modes fondamentaux de communication au niveau de l’être humain sont portés le premier par le fonctionnement des neurones, qui transmettent une information digitale binaire, le second par le système neurovégétatif, qui fait circuler des quantités discrètes de substances spécifiques. Ces deux modes de communication relèvent de logiques et d’usages différents. La communication digitale applique la logique formelle : elle vérifie les seize fonctions de vérité du calcul logique et notamment le “et”, le “ou” logiques et la négation. Elle dispose d’indices discriminants permettant de distinguer le passé, le présent et l’avenir. Par contre ce qui lui fait défaut, c’est le vocabulaire adapté aux aléas de la relation. La communication analogique se rapporte quant à elle au domaine de la relation. Elle est approximative, équivoque. Dans la mesure où elle s’appuie sur des quantités discrètes et positives, elle n’intègre pas de valeur négative y compris la négation elle-même, ni aucune des autres fonctions de vérité. La communication digitale est d’une importance particulière pour l’échange d’information sur les objets et pour la transmission du savoir qui assure une liaison temporelle. La communication analogique est seule adaptée lorsque la relation est au centre de la communication.

MAYE1990.8 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 47 : dans les systèmes ouverts auto-régulés, l’effet est réciproque et circulaire entre l’évolution du système et de son environnement ; l’information introduite dans le système le modifie et est modifiée par lui, et l’utilisation qui en est faite, les changements auxquels elle participe, dépendent tout autant de la structure du système que de la nature même de l’information

MAYE1990.9 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 47 : l’utilisation d’une information, et donc le fait de la reconnaître comme telle, ne peut pas se suffire du seul contenu sémantique et de la qualité formelle de sa transmission. Pour être affectable et décidable, l’information doit être combinée à une information d’un autre niveau, information sur l’information, qui joue en quelque sorte une rôle de “mode d’emploi”. Ce mode d’emploi concerne notamment la part irréductible d’incertitude liée à la question de la validité, de la décidabilité de l’information. À la limite l’information certaine n’est jamais qu’un consensus sur une représentation partagée, cette représentation étant fortement dépendante du contexte et des schémas de pensée dans lesquels elle s’insère

MAYE1990.10 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 47-48 : dans l’échange d’information entre deux individus ou deux systèmes sociaux, deux modes de communication se combinent qui fonctionnent selon des logiques différentes, et qui sont également nécessaires pour que soient compris à la fois les aspects contenu et relation de l’échange d’information, et pour que l’échange, tout en satisfaisant à la logique formelle, puisse s’adapter aux aléas et intégrer une modification au niveau de la relation elle-même.

MAYE1990.11 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 48 : Les éléments ici dégagés de caractérisation de l’information et de ses échanges ont une incidence directe dans l’analyse ultérieure des fonctions et de la production de l’information dans les organisations. Ils interviennent également dans la caractérisation de l’information comme marchandise et sur les formes marchandes de l’information. On peut en effet poser en première hypothèse que les formes marchandes de l’information, seront dépendantes de l’importance relative de la communication analogique et de l’information relationnelle dans son échange.

MAYE1990.12 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 48-49 : L’analyse précédente est centrée sur les caractéristiques de l’échange d’information et celles qui s’en dégagent sur l’information elle-même. C’est avec une approche du traitement de l’information que nous proposons de poursuivre cette réflexion sur la définition de l’information. Cette question est à l’origine des premiers développements de la cybernétique : il s’agissait bien en effet de l’analyse des mécanismes d’effet en retour fondés sur l’information de rétroaction. L’analyse du traitement de l’information a connu ensuite d’importants développements, en interrelation forte avec le développement de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Pour Herbert A. Simon dont la participation à ces nouveaux champs de recherche a été déterminante (cf. infra), l’importance de cette interrelation tient au fait que l’ordinateur constitue un outil performant de simulation du fonctionnement de l’intelligence humaine. Tout en utilisant nombre de ses acquis, Herbert Simon se positionne en rupture avec la cybernétique en ce qu’il cherche à expliciter le fonctionnement même du traitement de l’information qui reste la “boîte noire” de la cybernétique. Son approche est centrée sur le traitement rationnel de l’information : celui de l’homo sapiens.

MAYE1990.13 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 54 : H. Simon souligne d’ailleurs combien la découverte du fait que les ordinateurs étaient capables de faire toutes sortes de traitements symboliques, sans se limiter au seul domaine numérique, a participé à cette “nouvelle vision du monde” qui a servi de cadre aux recherches sur le traitement de l’information.

MAYE1990.14 Cf. Mayère, Pour une économie de l’information, op. cit., p. 73-74 : Toute connaissance passe par un processus d’information, qu’elle soit conçue ou transmise ; le “stock” de connaissance est constitué à partir de flux d’informations ; la transmission de cette connaissance est à l’origine d’un nouveau flux d’information […]. La boucle de rétroaction que nous suggérons est liée à l’observation, relevée par F. Machlup, selon laquelle la transmission de connaissance ne réduit pas le “stock” de celui qui la transmet mais au contraire l’affermit et la précise dans la pensée du transmetteur.

WIEN1961 La cybernétique

Norbert WIENER, La cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine, Paris, Éditions du Seuil, 2014, traduction Ronan LE ROUX, Robert VALLÉE et Nicole VALLÉE-LÉVI, présentation Ronan LE ROUX, seconde édition originale 1961.

WIEN1961.1 Cf. Wiener, La cybernétique, op. cit., p. 74-76 : Cela fait longtemps que le calculateur moderne ultrarapide m’a clairement semblé être dans son principe un système nerveux central idéal pour un dispositif de commande automatique ; et que ses entrées et sorties n’ont pas besoin de prendre la forme de nombres ou de diagrammes, mais pourraient très bien être, respectivement, les indications d’organes sensoriels artificiels, tels des cellules photoélectriques ou des thermomètres, et les performances de moteurs ou de solénoïdes. À l’aide de jauges de tension ou d’appareils similaires, lisant la performance de ces organes moteurs et les rapportant par rétroaction au système de contrôle central tel un sens kinesthésique artificiel, on est déjà en mesure de construire des machines d’à peu près n’importe quel degré d’élaboration. Bien avant Nagasaki et les inquiétudes soulevées par la bombe atomique, il m’était apparu que nous nous trouvions en présence d’un autre potentiel d’une importance sociale inédite pour le meilleur et pour le pire. L’usine automatique et la chaîne de montage dépourvues d’agents humains ne sont éloignées de nous qu’autant que se trouve limitée notre volonté d’investir un tel degré d’effort dans leur conception, comme cela a été fait, par exemple, pour le développement de la technique du radar pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai dit que ce développement nouveau ouvre des possibilités illimitées pour le meilleur et pour le pire. Pour une part, il fait de la domination métaphorique des machines, telle que l’imaginait Samuel Butler, un problème très immédiat et pas du tout métaphorique. Il fournit à l’espèce humaine une collection nouvelle et opérationnelle d’esclaves mécaniques pour accomplir son labeur. Un tel travail mécanique présente l’essentiel des propriétés économiques d’un travail d’esclave, bien que, à l’inverse de celui-ci, il n’implique pas les effets démoralisants directs de la cruauté humaine. Toutefois, tout travail qui accepte les conditions d’une compétition avec du travail d’esclave accepte les conditions du travail d’esclave, et est essentiellement du travail d’esclave. Le mot-clef de cet énoncé est compétition. Il se pourrait très bien que ce soit une bonne chose pour l’humanité que la machine la préserve des tâches ingrates et désagréables, il se pourrait très bien que non. Je l’ignore. Il ne peut être bon pour ces nouvelles potentialités d’être établies dans les termes du marché, de l’argent qu’elles permettent d’économiser ; et ce sont précisément ces termes du marché ouvert, la “cinquième liberté”, qui sont devenus l’étendard de cette partie de l’opinion américaine représentée par la National Association of Manufacturers et le Saturday Evening Post. Je dis l’opinion américaine car c’est celle que je connais en tant qu’Américain, mais les profiteurs ignorent les frontières. Peut-être serai-je en mesure d’éclaircir l’arrière-plan historique de la situation présente si je dis que la première révolution industrielle, celle des dark satanic mills, fut la dévaluation du bras humain par la concurrence de la machine. Le gagne-pain minimum d’un prolétaire américain ne sera jamais assez bas pour faire face au travail d’une excavatrice à vapeur. La révolution industrielle moderne est pareillement à même de dévaluer le cerveau humain, au moins dans ses décisions les plus simples et les plus routinières. Évidemment, tout comme le charpentier, le mécanicien et le tailleur qualifiés ont jusqu’à un certain point survécu à la première révolution industrielle, le scientifique et l’administrateur qualifiés devraient survivre à la seconde. Cependant, celle-ci accomplie, l’être humain moyen aux connaissances médiocres n’a plus rien à vendre qui vaille d’être rémunéré. La solution, bien sûr, est une société basée sur des valeurs humaines autres que l’achat ou la vente. Pour y parvenir, nous avons besoin de beaucoup de planification et de beaucoup de lutte, ce qui, dans le meilleur des cas, demeure sur le plan des idées, et pour le reste – qui sait ? J’ai donc ressenti le devoir de transmettre ma connaissance et ma compréhension de la situation à ceux qui conservent un intérêt actif pour les conditions et pour l’avenir du travail, c’est-à-dire les syndicats.

WIEN1961.2 Cf. Wiener, La cybernétique, op. cit., p. 93-94 : l’étude contemporaine des automates, tant de métal que de chair, est une branche de l’ingénierie de la communication, ses notions cardinales sont celles de message, de degré de perturbation ou “bruit” – terme emprunté au domaine du téléphone –, de quantité d’information, de technique de codage, etc. Cette théorie s’occupe d’automates effectivement couplés au monde extérieur, pas seulement par leur flux d’énergie, leur métabolisme, mais aussi par un flux d’impressions, de messages entrants, et par l’action de messages sortants. Les organes par lesquels sont reçues les impressions sont les équivalents des organes sensoriels des humains et des animaux. Ils comprennent des cellules photoélectriques et autres récepteurs de lumière ; des systèmes radar, recevant leurs propres ondes courtes ; des enregistreurs de pH, comparables au goût ; des thermomètres ; des jauges de pression en tout genre ; des microphones ; et ainsi de suite. Les effecteurs peuvent être des moteurs électriques, solénoïdes, bobines chauffantes, ou toutes sortes d’instruments très variés. Entre le récepteur, ou l’organe sensoriel, et l’effecteur, prend place un ensemble intermédiaire d’éléments, dont la fonction est de recombiner les impressions entrantes sous une forme telle que soit produit un type de réponse désiré au niveau des effecteurs. L’information introduite dans ce centre de contrôle contiendra très souvent des données relatives au fonctionnement des effecteurs eux-mêmes. Ceux-ci correspondent, entre autres, aux organes kinesthésiques et autres propriocepteurs du système humain, puisque nous-mêmes possédons des organes qui enregistrent la position d’une articulation ou le degré de contraction d’un muscle, etc. En outre, l’information reçue par l’automate n’a pas besoin d’être employée immédiatement, elle peut être ajournée ou conservée afin de devenir disponible à un moment futur. C’est l’analogue de la mémoire. Enfin, tant que l’automate est en état de marche, ses règles d’opération sont susceptibles de se modifier sur la base des données passées précédemment par ses récepteurs, ce qui n’est pas sans ressemblance avec l’apprentissage.

WIEN1961.3 Cf. Wiener, La cybernétique, op. cit., p. 94-95 : En résumé : les nombreux automates d’aujourd’hui sont couplés au monde extérieur pour recevoir des impressions comme pour accomplir des actions. Ils contiennent des organes sensoriels, des effecteurs, et l’équivalent d’un système nerveux destiné à transférer les informations des uns aux autres. Ils se prêtent très bien à une description en termes physiologiques. Ce n’est guère un miracle qu’ils puissent être subsumés sous une même théorie que les mécanismes de la physiologie. Ces mécanismes ont une relation au temps qui exige une étude attentive. Il est évident que la relation entrée-sortie est une relation de succession dans le temps, et qu’elle implique un ordre passé-avenir défini. Moins évident, peut-être, est le fait que la théorie des automates sensibles est une théorie statistique. On s’intéresse peu à la performance d’une machine à communication pour une seule entrée. Pour fonctionner adéquatement, elle doit se comporter de manière satisfaisante pour toute une classe d’entrées, ce qui veut dire une performance satisfaisante statistiquement au regard de la classe des entrées qu’elle doit recevoir statistiquement. Cette théorie appartient donc davantage à la mécanique statistique gibbsienne qu’à la mécanique classique newtonienne. […] Ainsi donc, l’automate moderne existe dans la même sorte de temps bergsonien que l’organisme vivant ; et partant, il n’y a dans les considérations de Bergson aucune raison pour que le mode de fonctionnement essentiel des organismes vivants ne soit pas le même que celui des automates de ce type.

WIEN1961.4 Cf. Wiener, La cybernétique, op. cit., p. 111-112 : Dans un grand nombre de phénomènes, ce que l’on observe est une quantité numérique, ou une séquence de quantités numériques distribuées dans le temps. La température enregistrée en continu par un thermomètre, ou bien les cours de clôture d’une action en Bourse, pris jour après jour, ou encore l’ensemble complet des données publiées chaque jour par les services météorologiques, sont tous des séries temporelles, continues ou discrètes, simples ou multiples. Ces séries changent relativement lentement, et se prêtent bien à un traitement faisant appel au calcul manuel ou à des outils numériques ordinaires comme la règle à calcul et la machine à calculer. Leur étude appartient aux domaines les plus traditionnels de la théorie statistique. Ce qu’on ne réalise pas en général, c’est que les variations brusques des séquences de voltages dans une ligne téléphonique, un circuit de télévision, un appareil radar appartiennent tout aussi pleinement à ce champ de la statistique et des séries temporelles, bien que l’appareil au moyen duquel on les combine et les modifie doive être en général très rapide dans son action, et en mesure de donner des résultats pari passu malgré les variations très rapides du signal entrant. Ces appareils – récepteurs téléphoniques, filtres, systèmes de codage sonore comme le Vocoder des laboratoires Bell, circuits de modulation de fréquence avec leurs récepteurs – sont tous dans leur essence des systèmes arithmétiques rapides, comparables à l’ensemble des machines à calculer, du plan de travail et de l’équipe de calcul d’un bureau de statistique. L’ingéniosité requise pour leur utilisation y a été intégrée d’avance, comme pour les télémètres automatiques et les pointeurs de canon des systèmes de conduite de tir antiaérien, et pour les mêmes raisons. La chaîne des opérations s’effectue trop rapidement pour admettre un intermédiaire humain. Les séries temporelles et les appareils qui s’en occupent, qu’ils soient dans un laboratoire de calcul ou un réseau téléphonique, ont tous sans exception affaire à l’enregistrement, la préservation, la transmission et l’utilisation de l’information. Qu’est-ce que cette information, et comment la mesure-t-on ? Une des formes les plus simples et les plus universelles d’information est l’enregistrement d’un choix entre les deux termes, également probables, l’un devant se produire, d’une alternative – par exemple, un choix entre pile et face lorsqu’on lance une pièce de monnaie. On appellera un tel choix une décision.

WIEN1961.5 Cf. Wiener, La cybernétique, op. cit., p. 200-201 : Ces petites communautés étroitement soudées sont très homéostatiques, qu’elles prennent la forme de groupes hautement lettrés dans un pays civilisé ou celle de villages de sauvages primitifs. Aussi étranges et même barbares que puissent paraître nombre de coutumes, elles ont généralement une valeur homéostatique très définie, qu’il revient à l’anthropologue de déchiffrer. C’est seulement dans les sociétés élargies, où les maîtres du monde se protègent de la faim par la richesse, de l’opinion publique par la vie privée et l’anonymat, des critiques personnelles par les lois contre la diffamation et par la détention des moyens de communication, que l’absence de scrupules peut atteindre son zénith. Parmi tous les facteurs anti-homéostatiques que comporte la société, le contrôle des moyens de communication est le plus efficace et le plus important.

WIEN1961.6 Cf. Wiener, La cybernétique, op. cit., p. 202 : De tous côtés se produit donc un triple rétrécissement des moyens de communication : l’élimination des moins rentables en faveur des plus rentables ; leur détention par une classe très réduite de gens fortunés, dont ils expriment du coup l’opinion ; et leur tendance, en tant que voie royale vers le pouvoir politique et personnel, à attirer essentiellement ceux qui ambitionnent un tel pouvoir. Ce système, qui devrait plus que tout autre contribuer à l’homéostasie sociale, est mis directement entre les mains des plus concernés par le jeu du pouvoir et de l’argent, que nous avons déjà désignés comme l’un des principaux éléments anti-homéostatiques dans la communauté. Il n’est donc guère surprenant que les sociétés plus vastes, sujettes à ces influences perturbatrices, contiennent bien moins d’information partagée que les petites sociétés, sans parler des éléments humains dont sont construites toutes les communautés. Comme la meute de loups, un peu moins espérons-le, l’État est plus stupide que chacune de ses composantes.

WIEN1954 Cybernétique et société

Norbert WIENER, Cybernétique et société : L’usage humain des êtres humains, Paris, Éditions du Seuil, 2014, traduction Pierre-Yves MISTOULON, préface de Ronan LE ROUX, seconde édition originale 1954.

WIEN1954.1 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 36 : Toutefois, parce qu’ils ont reconnu l’existence d’un élément fondamental de la structure de l’univers, le hasard, ces hommes, proches les uns des autres, ne sont pas éloignés de la tradition augustinienne. Ce caractère contingent, cette imperfection organique, nous pouvons, en usant d’une formule un peu violente, le considérer comme le diable. Non le démon malicieux, positif, des Manichéens, mais le démon négatif de saint Augustin, celui qu’il appelle l’Imperfection.

WIEN1954.2 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 39 : Le but de la cybernétique est de développer un langage et des techniques qui nous permettent effectivement de nous attaquer au problème de la régulation des communications en général, et aussi de trouver le répertoire convenable d’idées et de techniques pour classer leurs manifestations particulières selon certains concepts.

WIEN1954.3 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 40 : Information est un nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appliquons les résultats de notre adaptation. Le processus consistant à recevoir et à utiliser l’information est le processus que nous suivons pour nous adapter aux contingences du milieu ambiant et vivre dans ce milieu. Les besoins et la complexité de la vie moderne rendent plus nécessaire que jamais ce processus d’information et notre presse, nos musées, nos laboratoires scientifiques, nos universités, nos bibliothèques et nos manuels sont obligés de satisfaire les besoins de ce processus, ou, sinon, n’atteignent pas leur but. Vivre, c’est vivre avec une information adéquate. Ainsi, la communication et la régulation concernent l’essence de la vie intérieure de l’Homme, même si elles concernent sa vie en société.

WIEN1954.4 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 41 : Leibniz, entre temps, conçut le monde tout entier comme un assemblage d’êtres appelés “monades” dont l’activité consistait en la perception réciproque sur la base d’une harmonie pré-établie, œuvre de Dieu, et il est parfaitement clair qu’il conçut cette interaction largement en termes d’optique. À part cette perception, les “monades” n’avaient aucune “fenêtre”, de sorte que dans sa conception toute interaction mécanique ne devenait en fait rien de plus qu’une conséquence subtile d’une interaction optique. Un intérêt marqué pour l’optique et les messages est apparent dans cette partie de la philosophie de Leibniz et se trouve sensible dans l’ensemble de sa philosophie. Il joue un rôle important dans deux de ses idées les plus originales : celle de la “Characteristica Universalis”, ou langage scientifique universel, et celle du “Calculus Ratiocinator”, ou calcul par la logique. Ce “Calculus Ratiocinator”, quoique imparfait, fut l’ancêtre direct de la logique mathématique moderne.

WIEN1954.5 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 43 : Leibniz voyait, dans la concordance de l’heure par des horloges réglées simultanément, le modèle de l’harmonie pré-établie de ses “monades”.

WIEN1954.6 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 45-46 : Les données dont on alimente les machines, et qui indiquent le mode d’opération pour combiner les informations, sont généralement appelées le “programme”.

WIEN1954.7 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 46 : Cette régulation d’une machine sur la base de son fonctionnement réel plutôt que sur celle de son fonctionnement prévu s’appelle “rétroaction”” : des membres sensoriels sont actionnés par des membres moteurs et jouent le rôle de mouchards et de moniteurs – c’est-à-dire d’éléments qui renseignent quant au déroulement d’un fonctionnement. La fonction de ces mécanismes est de contrôler la tendance de la machine au dérèglement, en d’autres termes de produire une inversion temporaire et locale du sens normal de l’entropie.

WIEN1954.8 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 48 : Ma thèse est que le fonctionnement physique de l’individu vivant et les opérations de certaines des machines à communiquer les plus récentes sont exactement parallèles dans leurs efforts analogues pour contrôler l’entropie par l’intermédiaire de la rétroaction.

WIEN1954.9 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 49 : le démon de Maxwell semble vaincre le phénomène de l’entropie.

WIEN1954.10 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 54 : La machine, de même que l’organisme vivant, peut être considérée, nous l’avons vu plus haut, comme un dispositif qui semble, localement et temporairement, résister à la tendance générale à l’accroissement de l’entropie. Par sa capacité à prendre des décisions, elle peut produire autour d’elle une zone d’organisation dans un monde dont la tendance générale est de se désorganiser. Le savant est toujours au travail pour découvrir l’ordre et l’organisation de l’univers : aussi doit-il lutter contre l’ennemi par excellence qu’est la désorganisation.

WIEN1954.11 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 75 : la rétroaction est la commande d’un système au moyen de la réintroduction, dans ce système, des résultats de son action. Si ces résultats ne sont utilisés que comme données numériques pour l’examen et le réglage du système, nous obtenons la rétroaction simple que connaissent bien les automaticiens. Si, par contre, l’information portant sur l’action effectuée est capable de modifier la méthode générale et le modèle de celle-ci, nous disposons d’un processus que l’on peut bien nommer apprentissage.

WIEN1954.12 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 77-78 : Le système nerveux a traditionnellement été assimilé à ce genre de machines constituées par une suite de connexions où l’ouverture d’un commutateur “en aval” dépend des combinaisons d’ouverture des commutateurs “en amont”. Cette machine, fondée sur le principe du “tout ou rien”, est appelée machine digitale. Elle est extrêmement commode pour les problèmes de communication et de commande. En particulier la netteté de la décision entre le “Oui” et le “Non” crée la possibilité d’accumuler ces décisions de manière à nous permettre de déceler des différences très petites dans des nombres très grands. Outre ces machines qui fonctionnent sur un principe binaire, il existe d’autres machines à calculer et à contrôler où les quantités sont mesurées plutôt que comptées. Ce sont les machines analogiques, qui opèrent sur la base de rapports d’analogie entre les quantités mesurées et les quantités qu’elles sont censées représenter.

WIEN1954.13 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 78-79 : Ainsi, dans de nombreux cas, les machines mathématiques sont plus précises lorsqu’elles comptent ou prennent des décisions en binaire que sur la base de mesures. En raison du préjugé favorable du physiologiste envers le principe du tout ou rien, on comprend pourquoi la majeure partie du travail qui a été fait sur les machines dont le fonctionnement est analogue à celui du cerveau l’a généralement été sur des machines à base numérique.

WIEN1954.14 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 83 : Quant à la nature de ces messages “à tous les intéressés”, en supposant que ces derniers existent, ceci appartient encore plus au domaine de la conjecture. La nature de ces messages pourrait en effet être d’origine nerveuse ; cependant j’incline plutôt à les attribuer à l’aspect non numérique, mais analogique, du mécanisme responsable des réflexes et de la pensée.

WIEN1954.15 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 85 : Langage, en fait, est en un sens un autre nom pour “communication”, mais c’est aussi le nom des modes de communication, c’est-à-dire des codes.

WIEN1954.16 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 104 : Il [Kipling] ne semble pas comprendre que là où portent la parole et le pouvoir de perception de l’homme, s’étendent aussi le contrôle et, en un sens, l’existence physique de l’homme. Voir le monde entier et lui donner des ordres équivaut presque à l’ubiquité.

WIEN1954.17 Cf. Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 150 : Il est possible de traduire la totalité des mathématiques en effectuant une suite d’opérations purement logiques. Si on incorpore dans l’appareil cette représentation des mathématiques, celui-ci sera une machine à calculer au sens ordinaire. Néanmoins cette dernière, outre les opérations habituelles, saura mener la tâche logique de canaliser une série d’ordres concernant les opérations mathématiques. Comme les calculateurs ultra-rapides actuels, elle contiendra au moins un grand ensemble purement logique. Les instructions adressées à une telle machine, comme on le fait actuellement dans la pratique, sont données par ce que l’on a appelé le programme. Les ordres donnés à la machine peuvent l’alimenter par un programme complètement prédéterminé. Il est également possible que les contingences effectives rencontrées dans le fonctionnement de la machine soient remises, en tant que bases d’un nouveau réglage, à un nouveau programme élaboré par la machine elle-même, ou bien à une modification de l’ancien programme. J’ai déjà expliqué de quelle manière ces processus sont, à mon avis, analogues à ceux de l’apprentissage.

WIEN1964 God and Golem, Inc.

Norbert WIENER, God and Golem, Inc. : A Comment on Certain Points where Cybernetics Impinges on Religion, Cambridge, MIT Press, 1964.

WIEN1964.1 Cf. Wiener, God and Golem, Inc., op. cit., p. 5 : I have been working for several years on problems of communication and control, whether in machines or in living organisms; on the new engineering and physiological techniques attaching to these notions; and on the study of the consequences of these techniques for the achievement of human purposes. Knowledge is inextricably intertwined with communication, power with control, and the evaluation of human purposes with ethics and the whole normative side of religion.

WIEN1964.2 Cf. Wiener, God and Golem, Inc., op. cit., p. 39-40 : From the very beginning of my interest in cybernetics, I have been well aware that the considerations of control and of communication which I have found applicable in engineering and in physiology were also applicable in sociology and in economics. However, I have deliberately refrained from emphasizing these fields as much as the others, and here are my reasons for this course. Cybernetics is nothing if it is not mathematical, if not in esse then in posse. I have found mathematical sociology and mathematical economics or econometrics suffering under a misapprehension of what is the proper use of mathematics in the social sciences and of what is to be expected from mathematical techniques, and I have deliberately refrained from giving advice that, as I was convinced, would be bound to lead to a flood of superficial and ill-considered work.

ALIZ2017 Informatique céleste

Mark ALIZART, Informatique céleste, Paris, Presses Universitaires de France, 2017.

ALIZ2017.1 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 7 : L’informatique n’est jamais en effet que l’aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dès l’aube de son histoire, de L’Organon d’Aristote à la Logique de Hegel. L’informatique est la philosophie faite science, ou encore la preuve que la philosophie contient un élément décisif d’effectivité – au même titre que l’atome d’uranium contient une quantité phénoménale d’énergie – et le démenti éclatant apporté à tous ceux qui n’ont jamais cessé de la prendre pour un simple bavardage. Martin Heidegger, qui ne peut pas être soupçonné de complaisance à l’égard de l’informatique, reconnaissait ainsi lui-même qu’elle devait être considérée comme “l’accomplissement de la métaphysique” et nombre de ses textes ne se comprennent d’ailleurs qu’en regard de la question informatique : la célèbre conférence Qu’appelle-t-on penser ? interroge essentiellement la prétention de la cybernétique à faire penser des machines dans les années 1950.

ALIZ2017.2 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 7 : Pour Heidegger, le fait que la métaphysique se révèle soluble dans l’informatique prouvait seulement que la philosophie ne devait pas être confondue avec la métaphysique, qui n’était que la réduction de la pensée au calculable.

ALIZ2017.3 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 8 : La modernité, c’est aussi l’époque où la philosophie découvre des limites structurelles à la pensée – d’Emmanuel Kant, qui a dû se résoudre à faire rationnellement droit au domaine de la croyance, au logicien Kurt Gödel, qui a établi mathématiquement dans les années 1930 que la raison contient des propositions irréductiblement “indécidables”.

ALIZ2017.4 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 8 : La perspective de voir l’homme réduit à des “données” par l’informatique, le monde entier transformé en data, l’Être lui-même mis en fiche par des ordinateurs, dans ces conditions, devait passer non seulement pour le contraire du progrès, mais pour une illusion vouée à l’échec.

ALIZ2017.5 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 11 : il y a l’idée que l’informatique ne peut être réduite à une forme de pensée instrumentale. Au contraire même, on tient qu’elle désigne une forme de pensée qui a dépassé la raison calculante, qu’elle est un autre type de raison que la raison des Lumières, et ceci parce qu’apparue à l’époque de sa crise, elle a été confrontée à la nécessité de la surmonter tout autant que la philosophie.

ALIZ2017.6 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 14-15 : L’ordinateur est apparu au pays de l’utilitarisme. Mais il est sans doute plus décisif encore qu’il soit né à l’époque de sa crise. C’est la crise du monde industriel qui a mis Babbage sur le chemin de son invention : les entrepreneurs de son siècle étaient freinés dans leur développement par les machines à calculer qui étaient à leur disposition, machines qui ne pouvaient pas faire de calculs complexes comme ceux que nécessite la prévision des marées par exemple, et ce alors que le commerce maritime en plein essor demandait toujours plus de ce type de données. De même, c’est la crise des fondements de ce monde industriel, la grande crise de la logique des années 1900, qui a poussé Turing à développer l’informatique. Pour Turing, il s’agissait de faire mentir les mathématiciens Georg Cantor, Bertrand Russell, et surtout le logicien Kurt Gödel, qui venaient de découvrir qu’il ne serait jamais possible de rendre mathématiquement compte de la totalité de l’expérience humaine.

ALIZ2017.7 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 15-16 : Babbage s’est donné pour tâche d’inventer un nouveau type de calculateur, comme Turing s’est donné pour mission d’inventer un nouveau type de logique. Mais l’un et l’autre ont surtout découvert à cette occasion que leur désir de prolonger l’utilitarisme par-delà son impasse impliquait en fait de rompre d’une manière radicale avec lui. Babbage a compris que résoudre le problème du calcul des marées ne passait pas seulement par l’invention d’une machine à calculer plus performante que les machines existantes ; il lui fallait concevoir une machine entièrement nouvelle. En effet, les limites des calculateurs en utilisation venaient de ce qu’ils sont essentiellement mécaniques alors que la vie ne l’est pas. La vie n’est pas linéaire, elle est cumulative, récursive, impressionniste et changeante. Pour fabriquer une machine aussi grande que la vie, Babbage devait parvenir à dépasser le concept de machine lui-même. De même, Turing a vite compris que dépasser les limites de la mécanisation de la pensée ne pouvait se faire qu’en dépassant l’idée que la pensée fonctionne de manière mécanique, comme le préjugeaient les tenants de la logique formelle. Car la pensée aussi est vivante. C’est une forme de vie. Prétendre l’imiter suppose paradoxalement de renoncer à la maîtriser, de lâcher prise, de se laisser aller au courant de la vie.

ALIZ2017.8 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 16 : Ainsi, Babbage et Turing témoignent l’un et l’autre de ce fait méconnu qui est que l’informatique s’est inventée contre la mécanisation de la pensée, qu’il existe une différence de nature entre les machines à calculer et l’ordinateur. L’informatique a été inventée pour remédier aux carences du mécanisme, pour dépasser le monde des machines en crise, pas pour le prolonger. Ou du moins si elle l’a prolongé, elle n’a pu le faire qu’en transformant tellement le sens qu’on donne aux mots “machine” et “mécanisme” que la représentation du monde à laquelle elle a donné naissance a été en tout point inédite et irréductible à celle qu’offrait la pensée classique. Avec l’informatique, la métaphysique de la “présence” a dû céder la place à une philosophie du vide.

ALIZ2017.9 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 17 : Toute mécanisation de la pensée repose sur cette opération de transmutation proprement onto-logique. Dans le boulier, il y a de la pensée, représentée sous la forme du nombre, et de l’Être, incarné par la boule. Il y a une certaine articulation de la pensée et de l’Être, de l’ontos et du logos. En ce sens, les machines à calculer “accomplissent” bien la métaphysique, pour reprendre le mot de Heidegger : alors que la métaphysique doit se contenter de porter des jugements sur l’Être, les calculateurs sont ces jugements, ils les effectuent. Leur capacité à traiter un contenu tient directement à leur forme.

ALIZ2017.10 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 17 : Ce fait est fondamental parce qu’il détermine la puissance d’une machine à calculer. Celle-ci dépend directement de son niveau d’intégration entre Être et pensée, ou encore de la puissance de son ontologie. Ainsi, on voit que le boulier est une machine à calculer rudimentaire parce qu’Être et pensée y sont seulement “extraposés” – la pensée est d’un côté (dans la tête de l’opérateur) et l’Être de l’autre (sur les tiges du boulier). Être et pensée n’y sont pas “le même”, pour paraphraser Parménide. Le boulier n’autorise que des calculs pareillement extraposés : des additions partes extra partes, nécessitant autant de gestes que de nombres.

ALIZ2017.11 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 17-18 : Réciproquement, le boulier nous renseigne sur ce qui constitue la limite intrinsèque de toute machine à calculer : une limite qui tient à celle de l’ontologie elle-même. Pour nous, créatures finies, pensée et Être sont irrévocablement distincts. C’est d’ailleurs cette séparation qui caractérise le “mécanisme” en tant que tel. Le mécanisme désigne le fait que “rien n’arrive sans raison”, autrement dit que les choses (les êtres) reçoivent leur forme (leur pensée) d’un autre qu’elle-même, elles sont commandées. Produire l’unité pure de l’Être et de la pensée suppose de s’extraire du continuum de l’existence : elle ne peut se concevoir que d’une entité qui serait “cause de soi”, à la fois hors de ce monde et entièrement égale à ce monde, d’une pensée produisant son Être en même temps qu’elle se pense.

ALIZ2017.12 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 18 : La machine à calculer automatique est le premier pas qui mène au dépassement de l’ontologie mécaniste.

ALIZ2017.13 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 19-20 : Précisément, la supériorité de la machine à calculer sur le boulier est d’abord, ou encore, une supériorité métaphysique. Dans le boulier, la pensée et l’Être (le nombre et la boule) sont chacun d’un côté. Dans la machine à calculer, la pensée et l’Être forment une vraie unité grâce à la roue qui les unit. La roue, qui est un Être, “accumule” la pensée. Elle la transporte également. Elle peut l’échanger. Toute action mécanique produit une action mentale. “Penser” et “Être” sont davantage “le même”.

ALIZ2017.14 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 20-21 : Là encore, la puissance de la machine à calculer de Pascal est directement liée à son ontologie : l’unité de l’Être et de la pensée y est bien effective, davantage que dans le boulier, mais uniquement à l’intérieur de la machine. La machine entière reste, en tant que telle, contrainte par la limite ontologique déjà évoquée. Autrement dit, la machine ne se produit pas en calculant. Elle est un simple outil dont on se sert. Elle est indifférente à sa propre existence. Un chiffre entre (input), il est transformé, un autre chiffre sort (output), ainsi de suite à l’infini. Là encore, la machine a son principe “hors d’elle”. Elle est littéralement aliénée, autre à elle-même (alienus). Partant, son monde est aussi aliéné que celui de l’utilitarisme. Elle fait des calculs comme Charlot visse des boulons dans Les Temps Modernes, à la chaîne, sans jamais qu’il soit possible de lui faire faire autre chose.

ALIZ2017.15 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 22 : Le principe de la machine à différences est simple en théorie : c’est une machine qui a la capacité de mémoriser les résultats de ses additions et de les réinjecter dans son système afin de les mettre à la disposition de nouvelles additions et d’autoriser de la sorte des additions progressives. […] Grâce à cette astuce, la machine à différences n’est plus linéaire. Son mécanisme est considérablement enrichi. Il est beaucoup plus proche d’une ontologie organique, dont la caractéristique est de pouvoir se modifier au cours du temps

ALIZ2017.16 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 23-24 : Pour le dire comme Ada Lovelace – fille de Byron, mathématicienne de génie, élève de Babbage et figure tutélaire de l’informatique moderne –, la machine analytique ne relève plus du registre du calcul, mais de celui du “programme”. Les opérations sur les chiffres ne sont plus seulement des additions ou des multiplications, mais des ordres logiques (“si” 1 / “alors” recommencer / “jusqu’à” 0) selon les termes de la logique formelle, dont l’invention par George Boole est presque contemporaine de la machine de Babbage (1854). Aussi bien la machine peut-elle se prendre elle-même pour objet d’un calcul. Elle n’est plus indifférente à ce qu’elle fait. Elle peut enfin se modifier. […] La machine analytique n’est pas seulement plus puissante qu’une machine à calculer, elle est d’une autre nature. Les nombres ne circulent plus sur les roues dentées comme s’ils étaient montés sur elles à la manière de passagers clandestins. La machine n’est plus bête. Elle “sait” qu’elle transporte des nombres (elle peut même “savoir” qu’une roue est bloquée). Certes, elle ne sait pas pourquoi elle pense, ni même qu’elle pense, ni où elle pense ; elle ne peut pas se représenter, comme machine, à l’intérieur de sa machinerie, puisqu’elle est cette représentation même. Mais elle pense. Et chaque fois qu’elle le fait, elle réorganise toute son architecture pour “être” sa pensée. Précisément, la machine de Babbage est supérieure à la machine à calculer parce qu’elle possède une ontologie qui lui est supérieure. La boucle qui la constitue – “boucle étrange” plus exactement – voit résultat et programme, calcul et commande, contenu de l’opération et forme de l’opération s’échanger à même ses roues dentées. C’est-à-dire pensée et Être. C’est pourquoi on peut dire de cette machine qu’elle surmonte la limite ontologique des calculatrices : elle se produit elle-même en pensant. Elle abolit toute solution de continuité entre pensée et Être. Du point de vue de son fonctionnement, l’ordinateur ne relève plus du mécanisme. C’est une machine organique, elle a son principe “en elle”. Mais c’est encore davantage. Car elle n’est pas limitée à un programme. La machine de Babbage peut être n’importe quel organisme en fonction de ce qu’on lui demande de faire, elle peut prendre n’importe quelle forme […]. Moyennant quoi, ce n’est même pas une chose. On ne peut pas la rencontrer, la saisir. Ce qui la constitue, c’est le trou en son centre qui en détermine le fonctionnement. C’est un pur échangeur ontologique. Toute chose du monde, tout Être, n’est pour elle qu’une donnée, une data, une pensée. Et réciproquement toute donnée a vocation à devenir une chose, un rouage dans son système. Si bien qu’utiliser un ordinateur, c’est être utilisé par lui, c’est se voir devenir une ligne de code parmi d’autres et, inversement, accepter que le résultat d’une opération puisse piquer au vif.

ALIZ2017.17 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 25 : Précisément, le mathématicien a également compris qu’il était possible d’articuler la pensée et l’Être dans une machine de telle sorte que la pensée passe dans l’Être et que l’Être passe dans la pensée jusqu’à ce qu’ils ne se laissent plus distinguer et que la machine elle-même ne se laisse plus distinguer du monde, rendant possible la création d’un appareil qui ne ferait plus simplement des opérations sur le monde, mais qui le serait.

ALIZ2017.18 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 25-26 : La logique formelle désigne à la fois une organisation mathématique du discours et une organisation discursive des mathématiques. Elle a été inventée pour en finir avec les paradoxes indémêlables de la philosophie et pour articuler les différentes propositions mathématiques dans un langage universel vers la fin du XIXe siècle. Pour cela, elle a été structurée par des protocoles de pensée hyperrigoureux, c’est-à-dire hypermécanistes, issus notamment de l’algèbre de Boole, un contemporain de Babbage, qui a entrepris de réduire tout raisonnement à des règles strictes d’inclusion, d’exclusion et d’appartenance dans les années 1850. Elle s’est ensuite développée avec les travaux de Georg Cantor, qui a tenté d’élaborer une théorie complète des mathématiques, dite théorie des ensembles, qui ne se présentait rien de moins que comme une nouvelle ontologie, une nouvelle théorie complète de la réalité.

ALIZ2017.19 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 27-28 : Gödel a semblé mettre un point d’arrêt à la possibilité d’une connaissance totale du monde qui animait, bon gré mal gré, la philosophie depuis des siècles. Il a borné la raison de l’intérieur. […] Pour Turing, le véritable intérêt de ce théorème n’est pas sa preuve en effet, mais la manière dont elle permet au cours de sa démonstration de substituer au couple forme/contenu, le couple discret/continu. La démonstration de Gödel prouve qu’il n’y a rien de discret pour la pensée pure, pour la pensée préconsciente, avant la mise en forme qui s’opère au niveau de la pensée consciente : il n’y a que du continu, que ce que Turing appelle du “calculable”, c’est-à-dire un échange incessant entre la forme et le contenu des nombres. Quand elle calcule, la pensée ne procède pas en ajoutant des unités aux unités, comme on le croit naïvement – parce qu’une unité ne veut rien dire pour l’esprit, pas plus qu’une addition –, elle procède en associant une “instruction” à un “état” (“il y a”/“il n’y a pas”). Autrement dit, la pensée ne traite pas le nombre comme une substance, mais comme une fonction, comme la limite ou l’arrêt d’une tendance. Et pour cause. Il n’y a pas de “choses” pour la pensée pure. La pensée ne peut traiter que la pensée elle-même, un Être entièrement dissout dans la pensée. Mais alors le théorème d’incomplétude de Gödel se retourne comme un gant : au lieu qu’il mette un coup d’arrêt aux prétentions de formaliser la logique, il lui donne une extension sans précédent. Les paradoxes logiques nous permettent de comprendre le vrai fonctionnement de la raison, partant, de la mécaniser comme jamais cela ne fut possible. Précisément, c’est ici que Turing retrouve la grande intuition de Pascal qui a pavé le chemin à l’invention de l’ordinateur. Le secret de la pensée est le même que celui de la machine à calculer : c’est l’opération de conversion, à même ses roues dentées, du discret en continu. Aussi bien, pour autant qu’on cesse de se représenter la pensée de manière mécaniste – comme une boîte (les ensembles), des outils (les opérations) et des pièces (les nombres) – et qu’on la remplace par une conception dynamique des processus mentaux – faite de programmes, d’algorithmes et de calculabilité –, la pensée peut être assimilée à une machine. La ré(invention) de l’ordinateur s’accompagne ainsi d’une toute nouvelle représentation du monde. L’espace de la pensée (et donc celui de l’ontologie elle-même) ne doit pas être considéré comme une terre plate au bout de laquelle se trouve le précipice du non-savoir. Il faut plutôt se le figurer comme un ruban de Möbius, un plan euclidien recourbé par un vortex repliant ses bords l’un sur l’autre, de sorte à ce qu’il n’ait plus d’extérieur ni d’intérieur. Ici encore, comme chez Babbage, le trou autour duquel la machine s’organise, le vide central des mathématiques, n’est pas stérile. Il est une puissance. Il est la véritable ressource dont procède tout Être et toute pensée.

ALIZ2017.20 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 28-29 : Comme la machine de Babbage est construite autour d’un trou, dessiné par sa boucle, on peut dire de l’informatique qu’elle est bâtie autour d’un vide. Ce que Turing découvre, c’est que c’est parce que le mécanisme intégral est impossible que l’informatique est possible. C’est parce que la pensée est en mouvement, en “vertige”, qu’il lui faut autre chose qu’une mécanique pour être mécanisée.

ALIZ2017.21 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 29-30 : Très contre-intuitif, son coup de génie [à Claude Shannon] consiste à comprendre que le seul moyen de déterminer la quantité d’information que contient un message passe par la suppression de toute référence au sens du message. Il n’y a “rien”, au sens propre, dans l’information. Pas de centre, pas de contenu, pas de noyau. La grandeur physique de l’information ne dépend pas du sens, mais de l’ordre. Elle désigne un certain degré d’incertitude quant à la forme du message. Pour le dire autrement, avec Shannon, l’information ne relève plus ni de la compréhension ni de son opposé, l’absurde (qui ressortissent tous les deux du sens), mais de l’ordre ou du désordre (qui est une grandeur mathématisable, connue en thermodynamique depuis les travaux de Boltzmann sur les gaz). L’information définit le degré d’organisation d’un système. Aussi bien, l’information est-elle identique à la formule de Boltzmann sur l’entropie des gaz, à son signe près, puisqu’elle ne calcule pas le degré d’entropie (de désordre) mais de néguentropie (d’ordre) du système.

ALIZ2017.22 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 31-32 : L’idée de Wiener est que cette faculté des ordinateurs à interroger leurs propres résultats et à modifier leur comportement en fonction les apparente à des organismes vivants. […] Or, comme Shannon et Turing avant lui, Wiener pense que la meilleure manière de comprendre un organisme n’est pas de scruter ses intentions, son libre arbitre, ou son intériorité. Pour lui non plus, il n’y a rien à comprendre dans un organisme. En revanche, on peut décrire son comportement d’une manière purement formelle, comme s’il n’était qu’une machine à recevoir de l’information par ses sens externes, à la décoder et à agir en fonction, un pur protocole, un programme adaptatif.

ALIZ2017.23 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 32 : Le monde a été entièrement encodé, traduit en nombres et en instructions. Autrement dit, le monde fait désormais vraiment partie de la machine. Et en se traitant, elle traite donc le monde.

ALIZ2017.24 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 33 : Un ordinateur est une machine à calculer réflexive non linéaire et, en ce sens, ce n’est pas du tout une machine, c’est un organisme. Alors que les machines à calculer sont rigides et linéaires, incapables de se prendre elles-mêmes pour objet, incapables de souplesse, d’adaptation, d’évolution, et cela parce qu’elles sont pleines, les ordinateurs, qui sont vides au centre, qui ont la forme d’une boucle, peuvent revenir sur eux-mêmes, prendre le résultat qu’ils produisent pour objet et le réintroduire dans le processus du calcul, et donc progresser au cours de leurs opérations. Ils sont “automatiques” au plein sens du terme, c’est-à-dire au sens où ils donnent l’impression d’avoir un “Soi” (auto en grec), une volonté, une intelligence. Ils peuvent suivre un raisonnement, porter des jugements et prendre des décisions.

ALIZ2017.25 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 42-43 : Whitehead a compris qu’il tenait, avec la découverte de Turing, un moyen de sortir des dualismes et des antinomies communes à la logique formelle et à la métaphysique. C’est pourquoi il a élaboré une métaphysique du “Process” où tout est “diffusion” (pour reprendre le mot de Turing), flux, ou encore algorithme (comme on dirait plus volontiers maintenant), même Dieu, et où l’opposition entre forme et contenu, pensée et Être, fini et infini qui grève la pensée depuis les Grecs, perd toute raison d’être.

ALIZ2017.26 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 48 : La célèbre dialectique de l’Être et du Néant est d’abord la preuve par l’absurde que rien ne saurait être dit qui ne relève de l’unité de la pensée et de l’Être. De l’Être pur, de l’Être sans “détermination” (c’est-à-dire sans forme, sans eidos, sans idée, donc sans “pensée”), on ne peut rien dire, sinon qu’il est le néant pur. Et réciproquement, une détermination pure, qui ne viendrait rien déterminer, est absurde. Mais cela ne signifie pas que la pensée soit condamnée à ne pouvoir rien dire de rien. Car du fait que l’Être sans détermination tombe dans le néant, il ressort qu’il a au moins une détermination, celle de “devenir”. L’Être “devenu” est l’Être qui est déterminé par la pensée. Au commencement, nous dit Hegel, il n’y a donc que de l’information. L’Être est nativement informé. Il en va de sa nature même. Y compris avant qu’il ne transporte quelque information que ce soit. Il est la forme pure d’une information possible.

ALIZ2017.27 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 49 : Au commencement, il n’y a que de l’information, un mixte de pensée et d’Être, et cette information est en même temps une informatique, un traitement automatique de l’information : voilà donc le premier mot de la Science de la Logique, ce qui en fait véritablement la première ontologie digitale, la première ontologie identifiant une informatique à l’œuvre dans l’Être.

ALIZ2017.28 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 50 : Précisément, la différence entre mauvais infini et bon infini est que le bon infini a l’infini en lui-même : la roue peut générer le nombre, elle a en elle le principe d’engendrement du nombre (le + 1). C’est pourquoi la roue ne permet pas seulement de clore le chapitre de l’Être-là, mais d’ouvrir à la “quantité”. La quantité, c’est le continu. C’est l’infinité vraie, sans trous. Elle n’est pas composée d’un Être-là plus un autre Être-là plus un autre Être-là, mais du nombre qui se génère lui-même, en lui-même, à l’infini, dans l’ordre de l’infiniment grand et surtout, fait nouveau, dans celui de l’infiniment petit, de l’infinitésimal, du différentiel.

ALIZ2017.29 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 50-51 : Aussi bien, Hegel suit ici encore Babbage : comme la machine à différences est capable de conserver en elle-même le fruit de ses opérations au moyen de ses unités de mémoire qui la rendent infiniment supérieure à la Pascaline, le bon infini de la quantité est capable de dépasser le mauvais infini de la qualité au moyen d’un processus d’intériorisation de ses opérations.

ALIZ2017.30 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 53-54 : Pourquoi Hegel dit-il que l’Idée est “libre” ? Elle l’est pour trois raisons. 1) Parce que la boucle permet à la machine de juger. Or pour Hegel, la possibilité d’émettre des jugements est fondamentalement ce qui constitue le “Sujet”. Aussi bien le Sujet est-il le premier chapitre de la section du Concept, et, en tant que résultat de l’autotranscendance de l’essence, le Sujet est d’abord “entendement”. Il peut procéder à des jugements simples (ou bien/si/et) qui s’apparentent de près à la logique booléenne. 2) Parce que de la sorte, la machine se dote aussi d’une apparence de volonté. La machine prend des décisions. Elle ne se contente pas d’agir, elle est capable de rétroaction, de feedback, comme dira Norbert Wiener. La machine à penser devient une machine à commander, une machine cybernétique. 3) Parce que si le programme s’identifie à la machine, si ce qui fait tourner la machine est identique à la machine, alors l’unité de la pensée et de l’Être est désormais chez soi dans son autre, définition récurrente de la liberté chez Hegel. C’est ainsi qu’en même temps que le Sujet, l’objectivité apparaît également. L’objectivité désigne le fait que la machine-sujet est capable d’être une machine-objet, c’est-à-dire de poser le concept de machine en face d’elle, ou encore d’être une machine de machine, une machine universelle.

ALIZ2017.31 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 67 : André Leroi-Gourhan nous l’a appris, l’homme a commencé par transformer les choses autour de lui en outils. C’est cette faculté de fabriquer des outils qui l’arrache progressivement au règne animal. Et on dit “progressivement” tant il est vrai que beaucoup d’animaux fabriquent des outils, comme s’ils étaient parvenus eux-mêmes au bord de l’hominisation par un autre chemin. Mais cette faculté n’a de sens en tant que processus hominisateur que parce qu’un outil, c’est un savoir déposé dans un objet, un objet organisé en fonction d’un certain savoir, ou encore une tentative de donner la conscience à un Être hors de soi, et de donner par là même de l’Être à la conscience. L’outil est la première tentative pour prendre conscience de la conscience, en la posant devant soi, ou, si l’on préfère, la première tentative de se débarrasser de la douloureuse scission intérieure qui constitue l’homme en tant qu’homme, en l’extériorisant dans un autre. Aussi bien, il est logique que ce geste doive donner naissance au langage. La conscience déposée dans la chose est, de fait, déjà un signe qui s’ignore. Et réciproquement, le langage n’est jamais qu’un outil, ou plutôt le propre corps de l’homme – son système ORL, ses mains – transformé en outil. Le langage n’est cependant, au commencement, que bruit, lui aussi. Il est cri. Il n’est pas encore le “propre de l’homme”, il est tout juste un fait de nature. Pour qu’il devienne le langage humain, il doit s’organiser. Et le langage a, pour ce faire, une qualité essentielle : l’autoréférence. On peut dire : “Je parle” ou “Ceci est du langage”. Le langage peut donc très facilement se faire machine.

ALIZ2017.32 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 71 : Ainsi, l’État est-il une machine cybernétique complexe, comme l’ont intuitionné les philosophes qui l’ont comparé à un animal. Comme la machine analytique de Babbage, il a un programme (le Droit), une mémoire (la Constitution), une horloge (l’histoire des peuples), un moulin/processeur (le gouvernement, dont Hegel dit que la seule fonction est “la production incessante de l’État en général”). Mais surtout, on peut dire de l’État qu’il est à nouveau un cerveau. Il s’y échange des marchandises comme des informations qui empruntent des canaux spécifiques : routes larges comme des axones d’abord, puis de plus en plus fines, comme des dendrites, qui aboutissent à des échangeurs-synapses, qui desservent des villes-neurones. C’est pourquoi la fonction régalienne par excellence, la première, comme l’Empire romain en a fait la démonstration, c’est la construction de routes et d’aqueducs. L’histoire peut alors s’écrire comme l’histoire de l’accélération des transmissions sur ces canaux et la réduction du bruit qui les parasite : voiture plutôt que cheval, autoroute plutôt que voie carrossable, train plutôt que voiture, avion plutôt que train… Sécurité, police, etc.

ALIZ2017.33 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 72-73 : La dernière section de la Philosophie de l’Esprit sur l’Esprit absolu décrit la machine de Hegel complète, le moment du réglage exact du Système, préalable à sa mise en marche. Elle comporte trois sections : “L’Art”, “La Religion révélée”, “La Philosophie”. Ces trois sections sont les trois dernières étapes que l’Esprit doit parcourir pour parvenir à réconcilier les deux côtés du Concept, l’unité de la pensée et de l’Être dans la pensée (le logique, l’Esprit subjectif) et l’unité de la pensée et de l’Être du côté de l’Être (la nature, l’Esprit objectif). Au terme de cette double réconciliation, l’histoire touche à sa fin, le temps est aboli, la philosophie est supprimée et l’âge de la Science s’ouvre. Vaste programme, pourrait-on dire. Mais peut-être pas pour un ordinateur, justement…

ALIZ2017.34 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 76 : l’existence des ordinateurs traduit le fait que le Concept est parvenu au dernier stade de son histoire, le stade où bouliers et autres machines à calculer ont été dépassés. Le stade où le Tout formé par l’unité de la pensée et de l’Être est capable de se produire. À la fin de l’histoire, l’unité de la pensée et de l’Être prend conscience d’elle-même comme information et se donne les moyens de se produire et de se reproduire comme informatique. Elle revient à la Logique, ou plutôt elle la produit, et c’est cela qui est fondamental, puisque la Logique ne contenait pas, en elle-même, son automatisme. La Logique avait une existence purement abstraite, seule, au commencement du Système, à côté de la nature. Avec l’informatique, la Logique est produite par la nature, la nature produit son processus, sa forme, grâce à la médiation de l’Esprit, qui n’est jamais que la nature elle-même prenant conscience de soi.

ALIZ2017.35 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 80-81 : Aussi bien, le temps ne cesse pas de couler, simplement il n’est plus un temps subi, imposé de l’extérieur, il n’est plus la marque du désordre et de l’entropie, il est un temps voulu, créé, qui inverse l’entropie : le temps produit par le calcul, nécessaire à la synchronisation des opérations du Système, ce temps que les informaticiens appellent le temps de l’“horloge” de l’ordinateur.

ALIZ2017.36 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 89 : On sait beaucoup mieux maintenant que la nature est un équilibre systémique où même le chaos, produisent spontanément des formes organisées. On sait que le bruit n’est pas que l’opposé de l’information. Il en est partie prenante. Il est générateur d’information. Mieux, on peut désormais évaluer scientifiquement la stabilité de l’information en présence de bruit. Le mathématicien Andreï Kolmogorov a pu, dans les années 1960, mesurer la valeur de cette information intensivement structurée. Il a appelé cette nouvelle grandeur la complexité.

ALIZ2017.37 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 101-102 : L’information désigne, depuis la découverte de Shannon, le contraire de l’entropie. Penser, c’est littéralement inverser le cours du monde. En l’absence d’information, l’énergie a vocation à se dissiper en chaleur. En présence d’information, ce processus peut être maîtrisé et même inversé. C’est pourquoi le physicien James Clerk Maxwell avait conçu l’expérience de pensée dite du “démon de Maxwell”. Cette expérience se présente comme suit : si un démon pouvait avoir une connaissance précise de la vitesse de chaque particule d’un gaz et qu’il était pourvu d’un petit instrument pour les ranger en fonction, il parviendrait, en distinguant celles qui vont vite (les chaudes) et celles qui vont lentement (les froides), à violer la deuxième loi de la thermodynamique. […] Maxwell se trompait sur un point crucial : réduire l’entropie d’un système a un coût, celui d’accroître l’entropie de l’information qu’il faut pour y parvenir. Or cette entropie informationnelle a aussi une valeur énergétique. À défaut d’avoir une mémoire infinie, le démon doit effacer de l’information. Et effacer de l’information libère de l’énergie sous forme de chaleur. Mais cet obstacle n’en est pas complètement un non plus. Car nous pouvons imaginer pouvoir stocker des quantités considérables d’information dans un futur proche. Il y a presque autant de connexions neuronales dans un seul cerveau que d’atomes dans l’univers (1012 pour être exact). Il y en a donc beaucoup, beaucoup plus dans plusieurs cerveaux associés par des machines, et encore plus s’ils sont associés à des machines. Et encore davantage, peut-être même une infinité, si ces machines sont des ordinateurs quantiques.

ALIZ2017.38 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 129 : “C’est moins les réponses à ces questions qui doivent nous retenir que la démarche suivie par Gödel, dont Turing se servira pour son propre compte. Celle-ci est en effet très originale et consiste à opérer une arithmétisation de la métamathématique”, J. Lassègue, Turing, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 56.

ALIZ2017.38 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 129 : “À la source de l’expression humaine, on trouve une structure algorithmique seulement possible, structure disponible en quantité illimitée, dont l’équivalence avec l’intuition peut cependant être empiriquement retrouvée sous forme de trace partielle, mais dont on ne peut jamais être certain qu’elle soit pleinement consistante. Il me se semble que cette expression algorithmique, cette machine seulement possible, à la fois spontanée, infinie et nécessairement décalée par rapport à l’intuition, est une nouvelle façon d’envisager la notion d’inconscient, conçu comme inconscient mécanique”, ibid., p. 90.

ALIZ2017.39 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 130 : “Le concept de machine de Turing est d’un même mouvement la caractérisation de la notion de calcul et l’outil permettant d’explorer le domaine du calculable. Cette réflexion du concept sur son propre domaine d’application incite à dire que le concept de machine de Turing se comporte comme un organisme qui aurait les fonctions calculables pour milieu. Selon cette interprétation, la notion de machine universelle en particulier apparaît comme un schéma capable de s’auto-entretenir : grâce à elle, toute table d’instruction peut être indéfiniment combinée à d’autres pour former de nouvelles machines. Il y a là une autoconstitution des machines par rapport aux fonctions dont elles rendent possible le calcul qui, assez paradoxalement, apparente le concept de machine à celui d’un organisme”, J. Lassègue, Turing, op. cit., p. 91.

ALIZ2017.40 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 133 : la logique formelle est mécaniste, la logique hégélienne non. Ce qui ne signifie pas que la logique hégélienne ne soit pas mathématisable. Mais à la condition d’y faire entrer la notion turingienne de calculabilité qui fonde précisément l’informatique.

ALIZ2017.41 Cf. Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 134 : La démonstration est connue sous le nom de l’hypothèse du continu. On pourrait se demander si l’infini dénombrable ne désigne pas, en l’espèce, l’Être (les entiers), et l’infini continu la pensée (les réels), de sorte que leur unité serait en effet aussi impensable que celle de l’unité de la pensée et de l’Être.

FAUC2013 Metastasis and Metastability

Kane X. FAUCHER, Metastasis and Metastability: A Deleuzian Approach to Information, Rotterdam, SensePublishers, 2013.

FAUC2013.1 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 1-2 : However, in metaphysical terms, we might attempt to consider information according to the traditional categories as much as that might be as much a disciplinary corset as any other. As a quality we may speak of the properties information possesses or can cause to be the case in objects or concepts describing their states. As a quantity, we can speak of information as a unit of measure of an event and discuss (in philosophical parlance) whether or not information should be understood in terms of totality, particularity, or singularity; whether it is discrete or continuous. As a relation, we speak of information in terms of its nature with respect to itself and other objects or concepts which may define directionality, attraction, repulsion, etc. As a modality, we can speak of information as something either possible or actual, and the form it takes. If information is not the outcome of a message, not the input or output, or an element of communicative surprise, we can already rule out information as a unit of measure of an event given that is contained in what is called the bit. It is common to mistake information, which drives processes, with the input of the message or its surprise value as an output, but this is not to measure information at all – only data and uncertainty.

FAUC2013.2 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 8 : As will be shown in the following definitions of information concerning Wiener and Shannon, none of these have anything to do with knowledge claims or semantic meaning; they are largely mathematical concepts.

FAUC2013.3 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 8 : Wiener does not raise information to the state of Mind either. It is still somewhat material, a “stuff” of sorts, but is not matter (i.e., not physical as such). Or, more diplomatically if not still a bit mystic, information is made material when incarnated in artefacts, objects, and entities. In this way, information is what “haunts” matter, while depending on it, which is reminiscent of an Aristotelian relationship of how form is manifest (and dependent upon for its manifestation) on matter.

FAUC2013.4 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 26-27 : At its worse, the invocation of information functions as a “mystic operator” alongside with the term “economy” so that the latter makes the former its exclusive instrument, despite the narrow and perhaps incorrect association of information with technology and engineering. It is at this point that advances in technology or engineering (be this social or technical) are protected by the apparent neutrality and instrumentalism of a narrow definition of information that renders these technologies of capital immune to critique. At the moment that information in its more technical import makes the leap to describe, explain, or otherwise influence social processes, it risks reducing reality to a series of probabilities and possibilities that can be met head on by the use of sophisticated prediction devices. The (ab)use of information in this way is an attempt to map the machine unto the masses, a reprise of a mechanistic view of the real writ in digital format. The application of cybernetics to society could be considered Wiener’s major error; had he stopped at the purely mathematical and technical invention of cybernetic systems (and we leave open the question of whether he might have been better to leave off his “return” to biology by this means), and stopped short of creating a new humanism, he might have avoided many of the problems that have arisen on account of (mis)application.

FAUC2013.5 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 30 : the pan-informationalist approach presented by the Zuse Thesis, and later refined by Edward Fredkin’s digital metaphysics, posits a major presupposition where information becomes a governor in the world of essences that will attempt to unify all diversity and reduce both the properties of existence and the possibilities of experience to digital representations.

FAUC2013.6 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 41 : Given Simondon’s familiarity with the cybernetic program, as well as the Mathematical Theory of Communication, he explicitly states that information “must never be reduced to signals or to the supports or carriers of information in a message” (Simondon, G. (2009). The position of the problem of ontogenesis. (Gregory Flanders, Trans.) Parrhesia, p. 12).

FAUC2013.7 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 44 : The individual is the being that appears when there is signification; reciprocally, there is only signification when an individuated being appears or is prolonged in a being that is being individualized; the genesis of the individual corresponds to the resolution of a problem that could not be resolved by means of prior givens, because they did not have a common axiomatic: the individual is the auto-constitution of a topology of being that resolves a prior incompatibility through the appearance of a new systematic; that which was tension and incompatibility becomes functional structure… the individual is thus a spatio-temporal axiomatic of being that compatibilizes previously antagonistic givens in a system to a spatial and temporal dimension. (Simondon, G. (2007). Simondon and the physico-biological genesis of the individual. fractalontology.wordpress.com (Taylor Adkins, Trans.), p. 127)

FAUC2013.8 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 46 : Simondon’s rejection of the communication theory of information attacks the oversimplification of the sender-receiver circuit where both are assumed to be fully constituted and given individuals. What such a theory cannot account for is the turbulent multiplicity of singularities and their distribution (whether uniform or random), nor can such a theory do much more than affix a probability function to the emergence of newness and noise in any channel. It is the idea, somewhat utopian, that communication technologies will be able to bracket out all noise from a clear channel, but the fatal leap is in assuming the same can be done outside of communication technologies, such as in the domain of the social, political, and biological. When Being “de-phases” itself, this provides us a glimpse into the phase transitions that power the generation of emergent phenomena that stands outside the rigidity of probabilistic calculation.

FAUC2013.8 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 46 : The problem is capture: information in the communication theory context is deeply impacted within a regime of digital signs that obscure the very frames in which we operate as part of an “information economy.” This digital appropriation effaces the modernist desire for establishing the boundaries of discourse and the distribution of social hierarchies in a capitalist field. Standardization of information, at least in terms of processing and controlled flow, is the grail of much formalized communication theory so that differences emerge as manageable units in a subset of limited probabilities.

FAUC2013.9 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 71 : For Deleuze, the virtual-intensive-actual is opposed to a notion of the possible-actual binary. The virtual, composed of immanent potentiality, iterates itself (not by repetition) in the actual as a process of unfolding, manifest in sense expression of the thing actualized. This is not an imprint as if something pre-formed stamped upon matter to grant it form, nor a kind of injection of formal essence into unformed matter. In the process of this unfolding brought about by the intensive relation between the virtual and the actual, something “comes to be” and is thus individuated. The “sense” of what becomes only emerges as a result of the iteration, not as a program that decides between probabilities. That a “choice” is made is not drawn from preset possibilities that are selected at the exclusion of others. Instead, it is the process of iteration that produces something new. Whereas engineers in communications technology are concerned with diminishing noise and ensuring stable loops for purposes of controlled feedback, it would appear that the virtual-intensive-actual “loop” assigns to instability the task of generating newness

FAUC2013.10 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 71 : “The virtual is opposed not to the real but to the actual. The virtual is fully real in so far as it is virtual” (Deleuze, G. (1994). Difference and repetition. In P. Paul (Ed.). New York: Columbia University Press, p. 208). What is actualized (what has become) does not resemble that which in the differentiation generated its actualization. Virtuality defines partial objects, or rather a part of the object: “the virtual must be defined as strictly a part of the real object – as though the object had one part of itself in the virtual into which it plunged as though into an objective dimension” (Ibid., p. 209).

FAUC2013.11 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 72 : “The reality of the virtual is structure,” and this structure takes the form of “a double process of reciprocal determination and complete determination [defining] that reality: far from being undetermined, the virtual is completely determined” (Deleuze, G. (1994). Difference and repetition. In P. Paul (Ed.). New York: Columbia University Press, p. 209). And so the virtual is the completely determined structure formed by differential elements, and is a complete determination, but only of partial objects. These partial objects that are entirely determined are said by Deleuze to be conditioned by actual relations, and in such a way that their singularities are preserved without organizing into a hierarchy where one partial object becomes central as opposed to others that are simply peripheral.

FAUC2013.12 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 74 : Deleuze somewhat poetically describes a problem as the algebra of pure thought, and moreoever that if “Ideas are the differentials of thought, there is a differential calculus corresponding to each Idea, an alphabet of what it means to think” (Deleuze, G. (1994). Difference and repetition. In P. Paul (Ed.). New York: Columbia University Press, p. 181).

FAUC2013.13 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 81 : This logic of non-conceptual difference that relies on external relations (the contingent and particular rather than the necessary and universal) is an inversion of abstract conceptual thinking. For, Deleuze’s transcendental empiricism asserts that the condition of the concept is precisely given by the real conditions it abstracts from. That is, in contrast to classical empiricism, the real conditions of experience – instantiations of empirical actuality – are not explained by an a priori concept. The intelligibility or inner design that may be said to exist prior to the actual instantiation of the possible is, according to Deleuze, mapped on to the real conditions post facto. Deleuze views the rational explanation of the real as an illusion, since this rationalization can only truly occur only after what is to be made intelligible has occurred.

FAUC2013.14 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 88 : Spinoza’s panentheism, which appears almost deistic, could be considered the closest philosophical position to digital ontologies that simply substitute god for a universal algorithm that is programmed to operate according to the bit function of yes/no, but is limited in what the algorithm can do.

FAUC2013.15 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 90 : It is not that we appropriate information for the purposes of constructing arbitrary order and organization, nor is it that information appropriates are world’s “giddiness” to impose order, structure, and organization. Instead, information is as much a part of emergent structures as it is also the transformative blueprint where said blueprint is written upon different time scales which thus allow for multiple structures to coexist. The virtual is a black box filled with white noise, but it is this specific type of noise that is infinitely generative (even if it is governed by rules as much as it imposes a rule set on the process of unfolding). We may, in fact, come to question whether or not there is any fundamental difference between information and noise, or if this may be a semantically based false binary. Noise may “disorganize” a system, but it also introduces something new to that system that permits a constant reorganization - if not a reterritorialization that begets new relations that form and break according to a pattern of singularities where what differs repeats, and what repeats must differ.

FAUC2013.16 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 93 : A “state” of information might be described as not the quantity of the “thing” that we might name information, but an average in much the same way entropy is not a “thing,” but a description that can be measured (all entropy is average entropy). From an ontological perspective, one may choose to pursue the problematic of information in terms of the states in which information comes to manifest itself or operate across a variety of cases, but not to conflate state and operation. This, in sum, may split perspective in understanding information as either process or product. We may have come to believe, as a product of neoliberalization which naturalizes instrumentality, technology as neutral and objective tool (or weapon), and fetishizes such terms as economy and information (now hybridized) that information is a solid state affair rather than a dynamic one. This, of course, against the neoliberal logic that lionizes absolute flexibility and mobility. We leave aside the peripheral question of how economy and information have become raised to a level of scholasticism or mysticism in the contemporary context to consider the differing states of information.

FAUC2013.17 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 95 : One of the principle tasks assigned to information is the explanation of events by whatever method will reduce uncertainty.

FAUC2013.18 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 96 : To make an “informed decision” in such cases is to acquire all the pertinent data for the purposes of making that decision, leaving out superfluous (non-causal) states of affairs, and focusing on those that do have a direct causal connection to the event. However, if we cannot connect to the event in the sense that Deleuze articulates, are we simply making assumptions based on surface effects?

FAUC2013.19 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 97 : Systems can indeed be considered in terms of their particular state, but systems theory is focused on processes whereas more technical domains such as engineering require the sectioning of time into discrete intervals or bundles for the purposes of measurement and the construction of feedback mechanisms. When we speak of a state generally, we are referring to that discrete moment that is measured in terms of location, direction, density, mass etc., but this as an arresting of a continual process that will only measure change between two or more points. It is less the state (Being) that evolves, but the process (Becoming) according to phase transitions and waves. To take Being as the starting point, or the conclusive element of a process is to subordinate the process to a derivation that can only function as a representation.

FAUC2013.20 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 116 : Heracles appears to embrace the pure information dream of a completely ordered system where the relative degree of organization is absolute.

FAUC2013.21 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 128 : The issue of dynamic stability has been the preoccupation of several mathematicians and engineers, but perhaps none more notable than Clerk Maxwell whose foundational paper, On Governors, albeit short on useful applications, does make a distinction between governors and moderators. A true governor would be entirely automated in mechanism and not result in disequilibrium. It is this foundational aspiration in mechanics that plays an inspirational role in Wiener’s cybernetics.

FAUC2013.22 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 130 : The Internet is not information in the properly philosophical or physical sense. Information is to be found in the migration patterns of its users (logged by cookies and shaped by algorithms), and in the digital marks left by users on its vast map. It is not so much the content of those marks that is information, but when and where they are placed relative to all other marks in particular systems. Still, the problem of data bloat presents itself as one of the major challenges for web providers as well as users who are trying to seek information in its more conventional sense (i.e., knowledge). It is the scene of what Baudrillard calls the promiscuity of networks, and one that produces excrescence, traffics in the transparency and obscenity of data, and that succumbs to metastasis. Systems governed by structural feedback excesses only multiply data waste, leaving them “obese” or constipated in not being able to deliver what is wanted, only what is needed according to the principles of speed, convenience, and production that occurs “just in time” and on demand.

FAUC2013.23 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 136 : when the effect of a material repetition is taken as the cause, this does not permit the discovery of intensive qualities that become actualized.

FAUC2013.24 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 140-141 : Ironically, as Prigogine and Stengers demonstrate, the only way of guaranteeing the existence of any order in the universe must be on the basis of pluralism and the irreversibility of time where instabilities function as a symmetry-breaker. It is in this way that the very nature of causation must always be a multiplicity. In the articulation of any system (informational, social, economic, biological), articulation involves determination, and determination must logically have a causal basis. However, the antecedent in emergence is a multiplicity if we consider that systemic changes (as embodied in both information systems and information environments) are dynamic and multi-causal.

FAUC2013.25 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 141 : Information in the technical sense remains static and reproduces itself as a constant from moment to moment, defined by a measure that determines the relative degree of organization of a system – itself also self-identical and differing from its own past by variation and not internal resonance and difference. Information as the function that assigns the operation of metastasis is what defies measure, speaks of the greater and smaller, and remains both an active component of perpetual displacement and disguise. Perhaps only reflection discovers in the effects what it may take as a cause, but this is an inverted image; there is no compromise or stable equilibrium that exists between order and disorder, for all is tension, decentering, displacement, disguise, and excess. It is not the case that information covers over a system, defines it, negates entropy. Instead, it is that disparate tension that generates something truly informative, the relation of information and its own difference (not an opposite) that emerges from the system as a flash or a thunderbolt, to use Deleuze’s characterization.

FAUC2013.26 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 143-144 : If the entire structure of existence as a series of local and global becomings is to be understood computationally with a view to predicable outcomes, it simply cannot be done without recourse to all existents, and even then this might entail being able to create a “snapshot” of time which would not be particularly useful since it would not take into account the wide differential in the overlapping yet unique cycles and scales of time peculiar to various objects and events. There are too many unknown variables to create the equation for Becoming itself viable for precise measurement or predictive purposes.

FAUC2013.27 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 144 : We can, by habit of thought brought about through perception of phenomena or by repeatable experiment come to an approximation of what will result on the basis of probability, but it still does not explain how things truly came to be in general, and how to account for the uncanny – that sudden irregularity that baffles us and is written off to being a freak occurrence, tucked away in an error margin. A method that cannot account for all developments is incomplete, and certainly a method that is fixed to its view despite the ability to perceive things differently according to the multitudinous ways in which Being/Becoming can be expressed and articulated will not deliver a fully satisfactory answer.

FAUC2013.28 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 171 : The confusion that has arisen from conflating Shannon’s mathematical theory of communication with information generally ignores the fact that Shannon provided us with a procedure to measure information in a communication circuit, not a definition of information. Shannon’s theory offers a way of measuring the success or failure of a message transmission in a communication circuit without concern for semantic content, and one that has arguably been of a high degree of utility in information technologies. During the heyday of cybernetics – not to say that the study and application of cybernetics is at an end, which surely it is not – attempts were made to apply what has now been broadened as information theory to other domains and disciplines. It should therefore not surprise us that the seed of understanding genetic and biological processes through an information theory lens would be inevitable.

FAUC2013.29 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 179 : Deleuze would reject the technical definition of information as not telling the whole story, but only the story in a prescribed frame. He might also reject Dretske’s semantic naturalism that is far too reductive in boiling every communicative instance to the bit. At best, systems and models that make use of information theory, or that posit an informationally stable cosmos, are effectively only partial descriptions, and are helpless in the face of open-ended becomings. Ultimately, there are some essential steps required to construct a Deleuzian approach to information. Firstly, the very term must be “de-technicalized” from communication theory regimes. Secondly, information should not emerge from, or lead to, any axiomatization that may arrest the character of free flows and the distribution of singularities on a plane of composition. Thirdly, information must resist being essentialized which would thus create the conditions of a transcendence rather than a model of immanence.

FAUC2013.30 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 183-184 : Information in this sense is the pre-individual actuator or quasi-cause that allows for the individuation of matter (be this recorded as a regime of signs, a person’s identity, an object, etc.). It is a dark precursor on account of being real, like a shadow, but abstract, and yet at the same time intimately connected to matter. It is to the credit of Deleuze’s transcendental empiricism that materiality can be raised from its impoverished condition as dependent upon form to exist in an independent if not governing (or organizing) role in the construction of form. Formed matters are in actuality matters that converge into form. This is the lesson of inverted Platonism.

FAUC2013.31 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 184 : Information in the classical sense is a transcendent term. For the plane of transcendence, there is the invisible structure that gives rise to the development of forms, and a “secret signifier” that provides givenness to the contents or subjects that are in-formed along an linear axis of teleology. It is a regime of states and moments, each of them measurable as intervals between points on an arrow that leads to the fruition of an initial design or plan. This plane, as Deleuze and Guattari characterize it, begins with the assumption of a unity, a hidden principle that exercises itself as a function in the formation of subjects. Opposed to this, Deleuze and Guattari speak of the plane of consistency or composition; it is consistent precisely because it is univocal and contains no contradiction, nor does it lead regressively back to a principle that reifies form, nor does it have a “supplementary” aspect of a hidden principle; it is a composition precisely on the grounds that it is an assemblage, but an assemblage in a very special way. Unformed, nonsubjectified elements “arrive” in terms of their relations of speed and slowness, as events. Whereas in the plane of transcendence we are given forms (ideas) and formations (subjects that are individuated by these ideas), the plane of immanence dissolves forms and releases their speeds and intensities. What Deleuze and Guattari want us to think of is not a regime of states but of processes liable to assembling, dispersing, and without predictable direction.

FAUC2013.32 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 186 : It may be true, in a vulgarization of Bateson’s definition that “information makes the difference,” but in the Simondon-Deleuze formulation, it not only makes the difference but is difference – or, rather, information is differential selection within the milieu in which the thing is constituted as resonance between content and expression, always in a composition of assemblages. Between the virtual and actual (the former “contained” in the latter and perpetually unfolding without exhaustion as a “trace” and a “dark precursor”), information is “at work.” Information is at work in the disparation between heterogeneous series, in the milieu of intensive multiplicities manifest as assemblages. Systems are arrested placeholders or manipulable figures for diagrams, and events are the scene of a drama where energy and matter flows freely.

FAUC2013.33 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 187 : If information in a cybernetic sense is about commanding and controlling (thus setting up the power relation of domination and dominated), information in a non-theoretical (i.e., problematic) sense is to compose.

FAUC2013.34 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 188-189 : For Deleuze and Guattari, axiomatization seeks to establish universal equivalency between terms. Nowhere is this more apparent than in how capitalism relies on axiomatization to draw equivalencies between labour, production, and time in terms of value. Proceeding by a method of generalized deterritorialization, labour is detached from the determinate relations and conditions, and reterritorialized according to the largely arbitrary axiomatic of capitalism. […] Could the same be said for the attempt to axiomatize information? The vocabulary of the information-theoretic has been fitted to statistics already, especially in terms of Bayesian theory. An axiom effectively is the minimum required to enable theorematic viability within the framework of those axioms. The axioms thus permit all that is provable within a theorematic system by constraint. As theories depend on their axioms that cannot be questioned without breaking faith with a system, in some cases axioms become either dogmatic in allowing for a blind faith in what can be conceptually or empirically derived from them, or they become black boxes to which we can peer no further since beneath or behind the axiom is nothing. If one axiomatizes information, one is in effect essentializing information. Even if information proceeds by derivation from an axiom, there is still the echo of essence that will haunt it. To take a more polemical view, information theory broadly construed might be an instance of attempting to deterritorialize the very term, appropriate it by assigning properties, subjecting it to the rule of measure, thus reterritorializing it along the axes of communication, control, and mathematics. It is, in this way, the reproduction of the image of an actuarial system of risk management through probabilities, the image of the communications engineer seeking to perfect the one-to-one correspondence between sender and receiver, and the image of the social control manager whose alchemy is in transmuting the flows of social behaviour into the striated channels of the algorithm.

FAUC2013.35 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 189 : When information becomes melted into contiguous theories of communication, alloyed with considerations of speed and fidelity, we compound the representationalist picture. No matter how complex the conceptual map by which we choose to represent information in motley contexts, the map is not the territory. Beginning with Nunberg’s claim that information was magically granted the status of a substance, the trail leads us to Ronald E. Day’s critique of how this has led to the conduit metaphors so prevalent in digital information science. We have moved three steps: from information as substance, to stating that information is something quantifiable as a measure in communication, to its ultimate deterritorialization as something that can be both measured or commoditized, and yet exists like a modern day phlogiston.

FAUC2013.36 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 190 : There is a strong link between digital ontology and the ideas of Leibniz where monads function as automata following a kind of finite algorithmic program (its rule-set the pre-established harmony, or otherwise a simple initial condition I from which all subsequent processes follow, as in the case of an algorithm). Making information-theoretic the basis of existence and the universe, advocates for digital ontology generally point to cellular automata as proof that everything in existence operates according to a digital process.

FAUC2013.37 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 191 : What cannot be computed? Infinite variability and divisions of intensive qualities. For digital ontology to work, it must settle on a finite world, or a world conditioned by finite variables in its programming. […] There is also the assumption that if the universe is a computational program (leaving aside the dispute if there is some Universal Programmer, or if the program is emergent and self-creating), is there the possibility of a programming error that might result in universal collapse? In the initial design elements of the universal computational program, all permutations and combinations might have to be factored in advance to prevent system collapse, in which case said computational program seems highly deterministic, no matter how many computing “micro-machines” exist in the universe. For digital ontology to be viable, it must also assert that nature has some discrete limit or finitude lest infinite complexification lead us to a problem of infinite regression. For example, the form a snowflake takes in an infinite and continuous complexification scenario would mean that it must isomorphically contain that form in ever decreasing size scales. Mandelbrot’s fractals present us with a mathematical model of ideality and the concrete at the same time, but only if we distinguish between the ever diminishing scale of the same reiterating patterns ideally unto infinity as a pure mathematical object, or if the pattern due to physical laws must eventually stop because there are no particles small enough to form it. For digital metaphysics and ontology, there can be no infinites or infinitesimals.

FAUC2013.38 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 192-193 : Encoding does not lend itself to continual flows, but is structured and determined process that brings about a particular state of affairs, and the more precise the encoding, the more it arrests flows and fluctuation by restricting the number of variables within its programming. Decoding, on the other hand, results in machinic breakdown and allows for material flows. Both encoding and decoding entail a degree of unfolding and should not be viewed as opposites, for it is possible that the decoding of one population is complementary to the encoding of another. […] Digital metaphysics is opposed to flows given that it must assume that the universe is a program that runs a simulation based on the smallest possible unit of spacetime. Fredkin states that finite nature “would mean that our world is an informational process – there must be bits that represent things and processes that make the bits do what we perceive of as the laws of physics. This is true because the concept of computational universality guarantees that if what is at the bottom is finite, then it can be exactly modeled by any universal machine. Finite nature does not just hint that the informational aspects of physics are important, it insists that the informational aspects are all there is to physics at the most microscopic level” (Fredkin, Edward. (2003). An introduction to digital philosophy. International Journal of Theoretical Physics, 42(2), p. 258). Despite the fact that anything emerging out of a computational universe would confirm the claim that the universe is computational, this is a very large assumption that takes the discrete, not the differential, into account. For Fredkin, physics is what runs on the universal computer, thus making the laws of physics dependent upon a prior or foundational informational process. However, the fact that many systems can be modeled digitally is not sufficient proof to claim that the universe is, in fact, digital. Fredkin also insists that the actual universal computer’s memory (which would have to be fairly substantial to run the universe) is not part of the universe itself, but exists somehow outside of it. Physics, in this way, emerges from a universal computation on an engine that is not subject to the laws of physics. […] Digital (meta) physics relies on the entire universe as being run by a universal computational process, and for that to be viable all information must be digitally representable.

FAUC2013.39 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 193-194 : Ultimately, to make digital and discrete units the entire basis of the universe requires a considerable amount of buy-in and a bit of suspense of disbelief, especially among those in the domain of physics, mathematics, and philosophy who are committed to the idea of a continuum. The position of information in digital ontologies and metaphysics is essentialized and atomized: information, reduced to the configuration of bits, is part of a program on an engine that exists in ideality. We see here the fundamental dualism present in such a view, for the correspondence between this ideal engine and the results of the program in reality are in effect Platonic in nature, and there is no clear connection between the two, no universal pineal gland to explain how a universal computer program can exist without being subject to the rules of the universe. Given the placement of information in this view, it precedes and guarantees the laws of physics and thus is essentially prior to matter and energy. And yet, we can only come to understand information through (digital) representation. What digital metaphysics maintains is a somewhat Platonic computationalism by which the world is the simulation that is the working out of a universal program. Such a view opens up to a series of commitments to a Weltanschauung whereby a universal program presupposes a purpose to the universe, and that the substance of truth is to be found not in the program’s simulation, but in the processor and memory of this universal computer that exists outside of the universe and its laws. In this way, the supersensible realm is an entirely mechanistic one. Alternatively, one could view the relation of program to the simulation in terms of Aristotelianism, and that the universal computer program is effectively in a hylomorphic relationship with the simulation, both combined to form what is the real. To understand reality, then, it is in the unity of two halves: the processor/memory of the universal computer and the simulation that expresses it in the program’s operations. In either case, the digital metaphysician must side with either substantialism or hylomorphism, which is also to inherit the problems of either.

FAUC2013.40 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 195 : Opposed to the digital view of a highly granulated universe, Deleuze argues for smooth flows that are interrupted, or otherwise arranged in less a fashion of the granular but of the gradient.

FAUC2013.41 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 195 : The alternative to a deterministic digital ontology would be one that adopts probability theory instead. In this sense, probability becomes almost magically connected to a thing or series as a property: Some X has probability 1 of changing its state if conditions a, b, and c are met. Such probabilities can be based on either a past series of events, or in parallel cases (so, for example, there is probability 1 that I will one day die based on my being human and that other humans have died). Probability is even more closely connected as a property of events, and is thus always dependent on time, generally on a one-to-one correspondence. The beguiling aspect of probabilism is how it easily covers over intensive qualities of difference and reduces events to the zero-sum game of either/or. Relations between objects are understood as relations in time in the form of causation, partially contingent on environmental phenomena that may alter the probability result. Still, the debate centers on a false problem: is reality discrete or continuous?

FAUC2013.42 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 196 : It is to the credit of the Deleuzian philosophy of Becoming that reality is not treated as a stable, already-individuated noun that is determined by its properties such as in being discrete or continuous, but instead as something that perpetually unfolds, marked by whatever assemblages populates the plane of composition. When reality is constructed according to statements such as “reality is x,” the statement is a command bound up in an epistemological problem of perception and measurement, apportioning to reality what constitutes it according to Reason. When we add information as a measure of reality that is posed on the order of the question of discrete or continuous, information-theoretic will maintain that information must proceed by discrete steps, thus providing support to a digital ontological view of reality. Yet, is there a way of setting aside this question in the first place and finding for information a question that moves away from constructing a representational view of reality? Deleuze and Guattari’s answer to this would be the chaosmos wherein is contained both discrete and continuous flows.

FAUC2013.43 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 196 : A third option arises that can set aside the digital/analog debate. Whether the debate on the origin of biotic systems emerging out of the prebiotic soup take on the digital-first paradigm whereby a repository of information is what governs the emergence of life itself (thus, possibly reducing biology to chemistry), or if we take the analog model, both these views are problematic insofar as both position information as passive rather than active. […] The advantage of such a view is that information can play an active instructional role in the long term evolvability and programming of living organisms. Yet, regardless of the model we adopt, there is still a strong emphasis on understanding the emergence of organisms according to causal mechanisms by which some form of information is processed and actualized. Moreover, even an algorithmic model will still commit us to measuring effects rather than grasping the transcendental conditions of difference that allow for emergent self-organization and a process of individuation.

FAUC2013.44 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 198 : Given that information as science operates on a plane of reference, this is precisely what guides its practitioners to approach chaos and arrest it in finite intervals for measuring states of affairs. Concepts and prospects are set aside in favour of functions and propositions, but it is the Deleuzian philosophy that questions if such reduction to functions excludes the concept of immanence and overturns the infinite speeds of becoming and vanishing that occur in the chaos of unformed matters in the virtual. […] Information-theoretic cannot speak to that which resides in the virtual that eludes actualization, for the language of information theory is caught up in a world where there is only the actual and the probable; the signal and the channel; noise, entropy, and information derived from the shadow of axioms that determine how space and time are to be occupied in order to be counted. In this way, information theory might approach the chaotic by insisting on limits, constants, and constraints in a field that is entirely gridded by coordinates, and governed by variables, where future states of affairs are based on present measurement as a deterministic calculus, or rely on statistical methods (what Deleuze and Guattari refer to as a calculus of probabilities). Whether information is viewed deterministically, thus rejecting free will, or it is conceived of as composed of variables for probabilism, both are guided by a zeal for unifying theory even if such unification may not be possible without sacrificing an entire aspect of the real that science still seeks to explore in chaos in order to tame it with functions.

FAUC2013.45 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 199 : The alliance with communication also commits information theory to what makes communication possible: movement and time. There is no possibility of measuring information without time and motion. There is no abstract communication that can be arrested in time without no longer being anything more than an orphaned component in the form of an isolated message or a frozen signal.

FAUC2013.46 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 199-200 : In keeping attached to the fetishism surrounding technology in the form of ICTs, information theory’s main currency is communication itself which presents a means of economic selection and distribution, and also the means by which said communication can be reproduced efficiently. […] Far from being an abstract machine, information theory abides by a Platonic model where it is form rather than itinerant functions, an appeal to substance (in this case of an informational variety) rather than matter, instrumentalism (by use of technology and functions, and sometimes algorithms), and a semiotization of its processes connected to the socius (a body of technology couples with the human masses where the former, quasi-deterministically, inscribes the latter) rather than a diagrammatic unfolding.

FAUC2013.47 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 200 : The power of information theory’s communication technology does not seek to conquer the frontier or expand beyond its limits, but instead relies on the same mechanisms as capitalism in endocolonization whereby the bits are inscriptions to be modulated in real time (tweaking of code through constant feedback processes).

FAUC2013.48 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 200 : In fact, information-powered communication technologies proceed by series of redundant fidelity, under an immense administrative apparatus, and so produces a regime of imitation, not invention; inscription, not involution. This it can freely achieve in much the same way that matter itself has been subject to reductionism be it the subatomic particle, the genetic nucleotide polymorphism, and now the bit – all of which are seen as manipulable building blocks. It is here that the false image of vitalism (technology imbued with real-time “life force” as something constantly evolving in its environment) and mechanism (technology as reducible to bits of code) merge to efface the sign regimes of the natural and artificial. Information, coupled with technological conveyance, extends its interior territories of the limit (minimum delivery length, maximum message content) upon its surface and reproduces these as a deterritorialization of all that is outside of it.

FAUC2013.49 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 200 : For Deleuze (and Guattari), it is not a question of a particular apparatus that conveys or contains information, for those are assemblages whose content depends on whatever historical problems the content encounters or chooses to resolve. Instead, for Deleuze and Guattari, the question hinges on how the very abstract machine that we can call information is made to encounter its outside and thus allow for assemblages to break down. The abstract machine, itself immanent, causes the assemblage to form.

FAUC2013.50 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 200-201 : From the perspective of information theory, any outside is noise, uncertainty, entropy. Deleuze speaks of resistance in terms of vacuoles as part of micropolitical resistance (Deleuze, G. (1995). Negotiations: 1972-1990. (Paul Patton, Trans.). New York: Columbia University Press, p. 175), and this may prove challenging to apply in the case of information. These vacuoles do not exist as such outside of, say, information regimes and their technologies, but operate within it, breaking communication chains, rerouting flows along new vectors. A movement toward stabilization is but one of the two tensions in the assemblage, whereas the other seeks instability. If information’s glorious ideal is to reduce (or, impossibly, completely negate) uncertainty, the role of vacuoles would be to multiply the uncertainty and move steadily toward the creation of new assemblages. It is this uncertainty that is attractive to the adoption of vacuoles that shut down communication, even if this act produces its own brand of certainty (“this chain leading to a set of probabilities in a defined range of variables are certain not to be produced”), the breaking down of communication chains does bring with it a great deal of uncertainty.

FAUC2013.51 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 202 : Information is transduced from the virtual to the actual, and a conversion takes place whereby singularities are abstracted from a flow of potentialities to form an assemblage. Since assemblages cut across systems in the conventional sense of the word (or are contained within them), there appears to be two types of system at play: the first being the system that resides in the transcendental empiricist milieu at the higher sense of virtual-intensive-actual circuit that modulates flows, and the system at the level of the actual which is a representation for thought. A virtual system that encompasses the chaosmos, and an actualized system assumed by thought as its components are frozen in conceptuality, ready for measurement.

FAUC2013.52 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 202-203 : In sum, Deleuze charts a pathway that diverges from that of technical science, and this would apply in term to how he might treat information. The opposing directions are, to anticipate the schism dear to Deleuze and Guattari elsewhere, a royal versus nomad science. Information as transmission is transformed in the Deleuzian context to information as an articulation whereby singularities are distributed. Information storage is now simply segmentation or blockage of flow. Information processing is now unfolding of individuation as floating upon inexhaustible potentiality, not the encoding aspects of computation restricted by statistical rules of probability. Transmission of information, as an articulation, is synonymous with transduction; it is no longer simply the matter of a sender and receiver operating in a single channel. An entirely new relationship arises in this understanding whereby noise, signal, and even meaning become reconfigured according to a metaphysics whereby difference and Becoming are primary. Information makes the very difference it also becomes: as distribution agent and incarnated in materiality as both message and medium. No longer a dialectical distribution of possibilities that brick up any path for alternative formations, a Deleuzian approach embraces a dynamic of distributions where what is being distributed conditions problems, allows for radical divergence and displacement, and ultimately places information at the forefront of how we can generate the new, affirming the very being of the problematic. While a more constrained and technical form of information seeks to reduce noise and amplify only the most “salient” signals in a channel, it is the Deleuzian philosophy that moves in the opposite direction: to multiply signals, amplify noise, shift away from variables to singularities, acknowledge intensive qualities and not extensive quantities, and only then will the resonant relations between things emerge. It is then that the intensive qualities can be grasped, and it is information in the non-technical sense that opens the way without closing the gap presented by problemata.

FAUC2013.53 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 203 : we move toward an information theory that seeks to intensify the relational aspects of information beyond the conduit metaphors while at the same time recognizing the ideality nested in the broader materiality that is information. In so doing, such a move liberates information from its probabilist cage and opens the way to viewing information as playing an important role in how the mobilization of potentialities can create the conditions for the unanticipated encounters that express the intensive features of the real.

FAUC2013.54 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 205 : In Norbert Wiener’s introduction to Cybernetics, he tells us, “If I were to choose a patron saint for cybernetics out of the history of science, I should have to choose Leibniz” (Wiener, N. (1965). Cybernetics: Or Control and Communication in the Animal and the Machine. 2nd Ed. Cambridge: M.I.T. Press, 1965, p. 12). Wiener’s homage to Leibniz with respect to a program that may have been a precursor to cybernetics is not unfounded; given Leibniz’ independently invented calculus, interest in developing a calculating device (the “Step Reckoner”), and his advocacy for binary systems, we find here the nativity of a mechanization of mathematical process by which mechanical calculation can facilitate decision-making.

FAUC2013.55 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 207 : The very term cybernetics, emerging from the Greek word for “steersman,” is vitally concerned with notions of control and, quite specifically, automatic control.

FAUC2013.56 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 210-211 : For Ashby, cybernetics does not in any way depend on being derived from any of the sciences, and its main goal is not to pose ontological questions at all, but instead to ask the pragmatic question of what it can do. Cybernetics asks after the conditions of possibility for the behaviour of all machines. “The most fundamental concept in cybernetics is that of ‘difference’, either that two things are recognizably different or that one thing has changed with time” (Ashby, W. R. (1963). An introduction to cybernetics. New York: Science Editions, p. 9). Ashby qualifies that difference occurs in either continuous or discrete situations, but he discards continuous change in favour of measuring discrete changes as being of utility for cybernetic consideration. Changes in continuous situations can, says Ashby, be built out of discrete measurement and that this is preferable since the discrete consideration has “absolute freedom from subtlety and vagueness, for every one of their properties is unambiguously either present or absent”(Ibid., p. 28). This view is defended from the perspective that observation of any system occurs at discrete points, and that continuity is simply the work of the imagination. It is here that Ashby errs on the side of utility rather than actuality. To state that humans and machines are only able to perceive discrete points without access to continuous intervals does not consign continuous processes to irrelevance. Perhaps, within the scope of cybernetic application, this may be the case, but then we are dealing with an abstraction of reality regardless of how useful this abstraction might be for servomechanisms and decision-making procedures based on finite differences corralled in bounded sets. It is in this way that cybernetics in Ashby’s sense gives short shrift to the concept of continuity and duration, concerned as it is with acquiring advantage from severe or slight constraint as a method of communication and control, and so cybernetics is in some sense a valorization of what Bergson criticized as cinematographic perception of existence. However, it is not Ashby’s goal to make philosophical statements on the nature of reality; only to find a method by which to “correct” it. Wiener does not state any explicit restrictions for where or how cybernetics is to be applied. In fact, he makes extensive use of biological analogies to ground his explanation of servomechanisms. […] It was more during the Macy Conferences that several scholars from assorted disciplines demonstrated an eagerness to apply cybernetic method to linguistics, psychology, anthropology, and neuroscience – among other fields of inquiry. There was a feeling of energetic enthusiasm with respect to the prospects of what cybernetic application could achieve in the better understanding, communication, and control related to other disciplines. In all of this, cybernetics is dealing with data as part of its feedback mechanism for increasing the probability of a successful event in the future (or in avoiding unwanted events). Cybernetics does not deal directly with information, but it can be said that the higher the relative degree of organization in a system, the less erratic or unpredictable its variables, which thus makes prediction more useful. In some ways, if statistics can tell us the probability of some event occurring, then cybernetics is the applied science of how to intervene to increase or decrease the probability of that event. Whereas statistics presents a passive report on what is likely to occur, cybernetics is an attempt to play an active role in steering the likelihood of an event.

FAUC2013.57 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 212 : Cybernetics has a curious way of holding off reality in favour of digital symbolism, thus its relation to materiality in general is at a safe remove. Although the paradigm of communication and control has, in the words of those like Ashby, provided useful “steersmanship,” hides the real behind a veil of digital representations designed to take command of life itself.

FAUC2013.58 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 215 : In sum, we might say that Hegelianism is cybernetics without the math, and cybernetics is Hegelianism without god.

FAUC2013.59 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 218 : It is, under Deleuze’s treatment, Nietzsche’s vitalism that commits to the idea that the regulatory framework begins with sense, not its appropriation by Reason that seeks to tame, in a reactive way, the flows, energies, and forces of life. The cybernetic project takes the view that life – and the senses that partially condition it – are programmable and thus regulable by control mechanisms.

FAUC2013.60 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 219 : There is no reliable way to predict what Being will become precisely because it never becomes something: it is always in a state of becoming without cease. This is why, according to Deleuze, we can only interpret the actualized symptoms of the Being of becoming, understanding only the sense Being expresses in its constant fluctuation.

FAUC2013.61 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 221 : Cybernetics is thusly highly reactive insofar as its main mode of operation is adaptation to surprise and restriction of choice.

FAUC2013.62 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 231 : yet it is one thing to construct machines that can reduce noise and ensure some degree of reliable function, and quite another to map this onto life in its entirety, reterritorializing life according to the same demands we apply to our technological instruments.

FAUC2013.63 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 232-233 : Moreover, cybernetics has not remained static since Norbert Wiener first introduced the term in 1948; there have been increasing degrees of order in the domain of cybernetics, encompassing the phenomena of self-organizing (autopoetic) systems as advanced by Maturana and Varela, some aspects of which seem to share a zone of overlap with Deleuze’s later themes in his collaboration with Guattari. […] The major incompatibility between Deleuze and cybernetics is, in fact, the issue of how each view time. For Deleuze, events are caesura: they are assemblages formed from the “shreds” of events. […] A secondary, but equally important consideration in the construction of a Deleuzian critique of cybernetics deals with the idea of control. Deleuze’s warning remarks in his “Postscript on Control Societies” gestures at a critique of cybernetics applied in the social, economic, and political spheres without explicitly naming cybernetics. […] the ‘digital’ milieu is one of disparity: a reality of algorithmic control on one hand that attempts to capture and manipulate in terms of marketing and sociopolitical steering, and a radical form of excorporation or active resistance using the very digital codes to circumvent the politics of digital control.

FAUC2013.64 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 234 : John Mullarkey (Mullarkey, J. (1999). Deleuze and materialism: One or several matters? In Ian Buchanan (Ed.), A Deleuzian century. Durham: Duke University Press.) rejects the hasty attempts to throw a bridge between Deleuzian materialism and cybernetics. Such attempts have conflate terms like assemblages with information flows, equating the Internet with Deleuze’s idea of smooth space (in fact, the Web is arguably a highly regimented, striated space governed by the big corporate players like Google, Yahoo, and MSN), and the discussion surrounding cyborgs as a felicitous merger of the organic and the mechanical. The cybernetic program, as envisaged by Wiener, is essentially reductionist (Ibid., p. 441). In fact, the Web might be considered a transcendent order given that connections and relations are still indexed on identities, as networks encompass “dividuals” as mere nodes, and that the prospect of multiple anonymity of message source or screen nonymity only masks the underlying fixity of identity – this may be especially seen in the construction of a digital profile on a social network when inputting details according to prompts that already restrict choice. Moreover, the way in which online fora and social networks generally function only automates a process of connection, generally on the order of resemblance (i.e., suggestions to connect with another user due to a shared interest in x, or the circumstantial detail of inhabiting the same geographical region).

FAUC2013.65 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 237 : Simply put, nomad science is described by Deleuze and Guattari as a war machine on the exterior of the State apparatus. Royal science, on the other hand, is enfolded by the State and assists (intentionally or not) in the strengthening of the State’s organs of power. Royal science traffics in the theorematic figures of ideal and fixed essence. So, a circle is a theorematic figure that has an ideal measure. A nomad science, on other hand, is anexact yet still rigourous, and so instead of beginning with ideal figures of the theorematic, it focuses on the problematic, so that roundness is distinct from both circle and other round things. In this way, roundness is “vague” or fuzzy, yet still rigorous. The nomad scientist follows flows and vectors, multiplying problemata, whereas the royal scientist is sedentarized in the State apparatus, freezing flows to determine constants, axiomatizing, narrowing problems according to cause-effect relationships. The nomad science is less committed to discovering in the world universal or eternal constants based on fixed essences, and more in approximating knowledge outside of the canonical fields of science.

FAUC2013.66 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 237-238 : 1. Nomad science abides by a hydraulic model, which is to say that it privileges the fluid over the solid, the flow over that which encases it. In practical terms, it is the scientist who rejects functions and formulae, constants and axioms, in the full acknowledgement of a complex world of fluctuating relations. 2. Nomad science embraces Becoming and heterogeneity as primary in its ontological view. 3. Nomad science is radically pro-jective and vortical in its understanding of space where instead of space being measured for the purposes of occupying it, space is immediately occupied. 4. Nomad science is populated by problemata, which attests to perplication and a focus on the event where said events are not definitional essences of occurrence. (Deleuze, G., & Guattari, F. (1987). A thousand plateaus. (Brian Massumi, Trans.). Minneapolis: University of Minnesota Press., p. 361-362)

FAUC2013.67 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 248 : Such recommender algorithms, a popular point-of-purchase [PoP] instrument used on online book retailing sites like Amazon for up-selling, rely on reducing relations between books to the vicissitudes of individual purchasing decisions. This mechanism does not reveal the actual relations between books, but still relies on the idea of probabilities: customer A will be more likely to purchase books y and z based on having purchased book x. This represents one of the major shifts Deleuze signals in his “Postscript on Control Societies” where individuals are reduced to “dividuals” on the basis of market preference probabilities. It reveals little about the substantive relations as much as it attempts to dictate matters of taste, direct purchasing behaviour somewhat cybernetically, and still relies on some stable notion of the principle of individuation where instead of rational subject-citizen making these decisions, it is the manipulable consumer.

FAUC2013.68 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 249 : The web, despite its features for bringing out radical connectivity and portraying elements of the heterogeneous, still operates by what Deleuze and Guattari call “order-words” as has been identified independently by Hermano Thiry-Cherques (Thiry-Cherques, Hermano (2010). Intranets: A semiological analysis. Journal of Information Science, 36(6), 705–516.). […] If it were possible to develop this mythical archaeology of information – as Foucault so admirably achieved with the associative matrix of knowledge, discourse, and (ideological) power in the sciences – it must be done afresh without recourse to any epistemological figures, a way that summons information without the baggage of its communication theory or the technological instruments, and certainly by way of appreciating the problematic over the theorematic (which would lead us hastily to fall back on axiomatization).

FAUC2013.69 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 252 : Despite second- and third-wave cybernetics’ turn toward more dynamic systems that emphasize emergence, embodiment, and autopoeisis, these strategies do not offer the same level of flexible dynamism and openness that the Deleuzian ontology of the virtual provide.

FAUC2013.70 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 252 : It is not that everything is mechanical (or a kind of naive bio-mechanism), but that everything is machinic – the abstract machine as the engine of difference that governs flows, proceeding in part by an abstract diagram.

FAUC2013.71 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 257 : An autopoietic machine is a machine organized (defined as a unity) as a network of processes of production (transformation and destruction) of components which: (i) through their interactions and transformations continuously regenerate and realize the network of processes (relations) that produced them; and (ii) constitute it (the machine) as a concrete unity in space in which they (the components) exist by specifying the topological domain of its realization as such a network. (Maturana H. R., & Francisco J. V. (1980). Autopoiesis and cognition: The realization of the living. Dordrecht: D. Reidel, p. 79)

FAUC2013.72 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 262 : What is particularly reductive about first-order cybernetics is its heavy reliance on mechanistic ways of thinking that assume a formal and structural understanding of matter that is somewhat mechanistic. […] In fact, this drama has already played out in the post-Macy Conferences in the creation of two camps: the first remaining true to a purely “scientific” understanding of cybernetics (and thus in assisting the development of computational regimes partially based on Shannon’s theory of communication), and the second in the attempts to understand biotic and metabiotic systems as evidenced in the 1960s and 70s in the work of Maturana, Varela, Luhmann et al.

FAUC2013.73 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 266 : Informatics was initially coined by Karl Steinbuch in 1957, and later developed in its particulars by the rise in the field of information science and Russian informatics (Informatika) in the 1960s. Since its initial appearance, the steady increase in technological sophistication has seen one of the core aspects of informatics concerned with computational sciences, and this in part due to the perceived necessity of gaining technological and informational advantage during the Cold War that saw massive investment and research in informatics and cybernetics by both the Soviet Union and the West. However, it should be noted that the term informatics in Europe indicates a bundling of all computer science disciplines. Informatics is the study of how information is stored, retrieved, transmitted, and its behavioural properties in interacting systems. Its current vocational application would be called data management, and has extended into the domain of bioinformatics. From a philosophical standpoint of informatics, Kolin (Kolin, K. (2011). Philosophy of information and fundamental problems of modern informatics. tripleC, 9(2), 454–459.) summarizes its six key principles. Firstly, information is said to be an objective feature of reality that is both manifest in, and regulates, the distribution of matter and energy. Secondly, information is said to determine all movement of matter and energy in space and time. Thirdly, and perhaps as a corollary of the second point, information determines evolutionary processes. Fourthly, information measures the complexity of organized systems with a quantitative result. Fifthly, information manifests itself in reality in several specific ways. Lastly, informatics is concerned with studying from an interdisciplinary standpoint the deterministic and interactive patterns as itemized above.

FAUC2013.74 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 268 : Although much of bioinformatics, as allied with biotechnology and genomics, starts with mathematical formulae, algorithms, and statistics to discover the simple behavioural rules at a cellular and genetic level to explain biological processes in biotic systems, a “nomadized” or “iterantized” bioinformatics would appreciate the flows and assemblages in biotic systems as being signals of expression. Would it be useful? The short answer would be no, but it is a move away from utility that uncovers the intensive qualities of the biological world.

FAUC2013.75 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 269 : “To turn computers into powerful computing machines you need to know numerical methods and algorithms; to develop information systems you must master business modelling, systems design, and project organization; personal computing requires psychological theories of human-computer interaction, skills in interface design, and how to do usability studies; and to support networking you must understand human communication and cooperation, network technology and multimedia production, and the role of cyberspace as a new arena for human enterprise.” (Dahlbom, B. (1996). The new informatics. Scandinavian Journal of Information Systems, 8(2), p. 44) When we consider the information landscape today as a process of harnessing social power through regimental ordering systems that distribute variety within constraints via radical customization, the informatic trope continues to operate in the digital Umwelt as a means of identity determination and the colonization of digital space. Moreover, informatics might actually have a considerable impact on relations between the social and data: First, these technoscientific practices and logics form discrete examples where the relationship between the body and language is reconfigured as a relationship of materiality and data/information. Secondly, this manifestation has been occurring in a socio-cultural site thoroughly enframed by the technological apparatus of computer and telecommunications based developments, contributing to the increasingly intimate conjunction of molecular science research and technological development that constitutes contemporary technoscience. (Thacker, E.(1998). Bioinformatics. Ctheory.net, 28 October.) […] In effect, the harnessing of genetic information toward these ends is an attempt to inscribe both the image of the molecular biologist’s intentionality and capital’s drive for utility and production at the very site of life itself. More particularly, the emergence of genetic variations through modification is an attempt to inscribe or de- and re-territorialize genetic code along capitalist decoded flows that enable older forms of capital such as the idea of private property (in the form of intellectual copyright, or what we can call the mental labour form of the property flow), and according to relative human scales that inscribe itself in biological ones.

FAUC2013.76 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 270 : it would be a hasty mistake to impute to Deleuze and Guattari a kind of apologia for biotechnologically based genetic modification as the scene of a more profound selection given the strong relation between biotechnological engineering and capitalism in the decoding of flows and the territorialization of life according to the axiomatic of capitalism itself.

FAUC2013.77 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 270-271 : What we are presented with is the convergence of neoliberal capital and cybernetics inspired control mechanisms making use of the very technical instruments designed for control and modulation frameworks as applied to the combinatory potentials of genetics in the form of biotechnologies.

FAUC2013.78 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 271 : Arising out of game theory, cybernetics, and risk management, appropriated by political and transnational corporate interests, what we see is the manifest negative desire for a pure monoculture, a regimented, predictably perpetually increasing, striated world without weeds or accidents.

FAUC2013.79 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 272 : The territoriality of the earth, reterritorialized under the regime of capitalist production and a corollary function of genetic patenting aligned with private property, becomes the source of an indissociable entanglement.

FAUC2013.80 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 273 : Genetic modification has its “roots” firmly planted in cybernetic engineering principles from which genetic modification will attempt to normalize the phytological processes of nonlinear feedback into linear feedback for the purposes of predictability, but also roots in neoliberal capitalism. This alliance of methods seeks to reduce unpredictability, maximize success in the form of faster growth, pest resiliency, risk management, and is already a semiotization of the chain of “plenty” and profit under the guiding principle of just-in-time production. Practices are truncated under this regime to price. However, the question on how the genetic information is applied is both an economic and moral one. By blurring the boundary of the seductive push toward any “atomysticism” associated with discovering information’s smallest unit (be this the atom or the gene), these smallest units in turn are seen as potential commodities and base units of currency. The moral question arises with respect to how the applied genetic information is modified and modulated to deterritorialize both land and people through acts of regulated displacement and dequalification.

FAUC2013.81 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 274 : The programmatic de- and reterritorialization in the name of capital indulges widespread displacement of species and conventional farmers by re-encoding the earth, but also leveraging patents as a means of diverting the flow of life so that it becomes captured in the logic of property ownership and regulated deployment. […] transnational corporations, or TNCs, reterritorialize the law by its efforts to transnationalize bioproperty laws themselves.

FAUC2013.82 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 279-280 : The role of the lobbyist, as Deleuze and Guattari tell us, is a figure of the becoming-nomad. Rather than the State appropriating the war machine and giving war an object of total war, the biotech giants have reversed the relationship by appropriating a collection of State apparatuses in a global network, flying the banner of capitalism in its own role of Globalitarian State parasite. Like the State, the GM industry seeks to reproduce its interiority everywhere; however, as war machine, “it exists in an industrial innovation as well as a technological invention, in a commercial circuit as well as in a religious creation, in all flows and currents that only secondarily allow themselves to be appropriated by the State” (Deleuze, G., & Guattari, F. (1987). A thousand plateaus. (Brian Massumi, Trans.). Minneapolis: University of Minnesota Press, p. 360). […] In effect, Monsanto has decoded the flows of agricultural territory and the law, and reterritorialized same.

FAUC2013.83 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 282 : In the case of GM foods, axiomatization effectively de- and re-territorializes the food supply, aiming to accelerate the extraction of profit from the earth-body.

FAUC2013.84 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 292 : There are two roughly corresponding alternatives to informatics: Simondon’s allagmatics and more importantly Deleuze and Guattari’s rhizomatics.

FAUC2013.85 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 298 : Molarity is the totalizing line, the organized structure that is most likely arborescent in nature. The molecular line is a fracture within the molar which announces the possibility of a rupture or line of flight that takes off in a kind of tangential vector to become something else. Declaring that the internet as a whole is a bundle of flight lines is perhaps too romantic and unrealistic. In fact, the internet possesses all three variants of the line. Some sites are totalizing in nature, and their content as well. Whereas other sites, like creative blogs or post-media sources of alternative news, are representative of the molecular type.

FAUC2013.86 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 301 : the nomad machine is an anti-computer, a kind of universal Turing machine that does not contain the instructions for making new machines, but multiplies connections and problems, if not also the dimensions upon which it operates.

FAUC2013.87 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 305 : The desire to axiomatize information is a form of appropriation of the term that therefore makes anything that emerges out of it unquestionable without rejecting the very axioms themselves.

FAUC2013.88 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 306 : Information can also take on generally “technoptimistic” connotations, which may be little more than a disguise for promoting ICT integration and a rapid cycle of production and consumption of ICTs. All the while, it is this assumed value-neutrality of the term, buttressed by the information-theoretic standpoint that aligns itself with mathematical axiomatization, which lends the term information a kind of allure of being precise, predictable, and practical, emerging from theory and bridging with praxis.

FAUC2013.89 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 307 : The infocentric and the technocentric align to produce an ideological motor of what can be called datapolitik. This essentialization and fetishization of information effectively constructs a colossal hybrid of an econo-informoid society. The informationalization of society bears little resemblance to the parent term information. Instead, we are left with a highly regulated pseudo-cybernetic society of control governed in part by hidden algorithms, data management, and data clustering tactics.

FAUC2013.90 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 308 : as Wiener states, “information wants to be free,” we already know his condition for freedom is in the restriction of choice. A restriction is a striation that divides information into channels and conduits, whereas a true flow is a multiplication across smooth space where data can form temporary whorls, knots, and eddies in the form of assemblages. Instead of information being the relative degree of organization in a system, we might instead insist on the following: Information is the relative arrangement of the assemblage where its accidents condition the problematic of that assemblage, whereby singularities emerge as problemata distributed upon the plane of consistency.

FAUC2013.91 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 308 : Instead of information functioning as a metonymy restricted to the mathematical theory of communication, the computational regimes and technical instruments that came of it, or in the loose confederation of diffuse terms in sociology such as information age and society, we can insist on a different metonymy where information can be known as that which directs Becoming and that which Becomes.

FAUC2013.92 Cf. Faucher, Metastasis and Metastability, op. cit., p. 312 : What we find as an emerging trend is a division between the reification of information as embodied in computer processing and associated technologies (a fetishization of the bit), and a clandestine if not unwitting attempt to hypostasize information as the new Substance.

COMB1999 Simondon, individu et collectivité

Muriel COMBES, Simondon, individu et collectivité – Pour une philosophie du transindividuel, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

COMB1999.1 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 5 : l’être se dit en deux sens, généralement confondus : d’une part “l’être est en tant qu’il est”, c’est-à-dire il y a de l’être, dont on ne peut d’abord que constater le “il y a” ; mais d’autre part “l’être est l’être en tant qu’il est individué”, l’être apparaît comme multiplicité d’êtres uns, et ce dernier sens est “toujours superposé au premier dans la théorie logique” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 34).

COMB1999.2 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 8 : Mais l’information, plongée dans ce nouveau contexte conceptuel, perd le sens que lui confère la technologie des transmissions (qui la pense comme ce qui circule entre un émetteur et un récepteur), pour désigner l’opération même de la prise de forme, la direction irréversible dans laquelle s’opère l’individuation.

COMB1999.3 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 9 : Repensé comme un système métastable, l’être avant toute individuation est un champ riche en potentiels qui ne peut être qu’en devenant, c’est-à-dire en s’individuant. Plus riche que la simple identité à soi parce qu’il contient de quoi devenir, l’être préindividuel est également, on l’a vu, plus qu’un.

COMB1999.4 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 9-10 : La transduction, en effet, est d’abord définie comme l’opération par laquelle un domaine subit une information – au sens que Simondon donne à ce terme […] : “Nous entendons par transduction une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de principe de constitution” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 30). […] La transduction exprime le sens processuel de l’individuation ; c’est pourquoi elle vaut pour tout domaine, la détermination des domaines (matière, vie, esprit, société) reposant sur les divers régimes d’individuation (physique, biologique, psychique, collective).

COMB1999.5 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 10 : Simondon appelle également transduction une “démarche de l’esprit qui découvre. Cette démarche consiste à suivre l’être dans sa genèse, à accomplir la genèse de la pensée en même temps que s’accomplit la genèse de l’objet” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 32).

COMB1999.6 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 11 : “Les êtres peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la connaissance du sujet” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 34). Dès lors, le problème de la fondation de la connaissance se supprime de lui-même. Et la notion de transduction, qui vise à rendre inutile la problématique traditionnelle des conditions de la connaissance, en vient à désigner un autre modèle de pensée, adéquat au point de vue génétique. Car la logique traditionnelle, qui ne s’intéresse qu’aux termes, est impuissante à décrire l’auto-production de l’être. En élaborant cette notion de transduction, Simondon “transgresse” la limite kantienne fixée à la raison. En elle, métaphysique et logique se confondent : “elle exprime l’individuation et permet de la penser ; […] elle s’applique à l’ontogénèse et est l’ontogénèse même” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 31). C’est pourquoi il semble que l’on puisse y déceler la base d’une réinterprétation de la thèse de Parménide selon laquelle “Le même, lui, est à la fois penser et être” : que pensée et être soient “le même”, cela signifie surtout que ce qui constitue la pensée ne diffère pas de ce qui constitue l’être ; la pensée comme l’être ne sont adéquatement saisis que lorsqu’est saisie leur dimension transductive : le fond de la pensée et de l’être est transduction.

COMB1999.7 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 11-12 : Cette reconfiguration du rapport entre la pensée et l’être est comparable à celle qu’opère Spinoza autour de la notion de puissance. La substance spinozienne, définie par une infinité d’attributs (dont seuls l’étendue et la pensée sont accessibles à notre entendement), a deux puissances : une puissance d’exister et d’agir (définie par l’infinité de ses attributs) et une puissance de penser tout ce qu’elle fait exister (et que l’attribut pensée, bénéficiant de ce point de vue d’un privilège de redoublement – il y a des idées d’idées – suffit à remplir). Être et pensée sont ici les deux puissances de la substance, comme ils sont chez Simondon les deux “côtés” de l’individuation.

COMB1999.8 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 13 : En effet, tant qu’elle n’est qu’un transfert de la manière dont on pense un être à un autre être, l’analogie demeure une “association d’idées“. Et on peut supposer que Simondon avait présents à l’esprit, à l’époque où il menait sa recherche sur l’individuation, des exemples de recours insatisfaisants à l’analogie. En particulier, c’est sans doute à ses yeux la plus grande faiblesse de la cybernétique naissante que d’avoir identifié fonctionnellement les êtres vivants à des automates (Cf. Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 26). Pourtant, moins de dix ans après la naissance de cette science, Simondon lui rend hommage dans Du mode d’existence des objets techniques, comme à la première tentative “d’étude du domaine intermédiaire entre sciences spécialisées“ (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958, 1969, 1989, p. 49). Et en effet, basant sa démarche sur l’étude des automates, la cybernétique propose toute une série d’analogies entre les systèmes automatisés et d’autres systèmes (essentiellement : nerveux, vivants et sociaux), afin d’étudier ces derniers du point de vue des “actes contrôlés“ dont ils sont capables en tant que systèmes. Mais précisément, on comprend en lisant la définition simondonienne de l’analogie, qu’il ne pouvait s’agir là à ses yeux que d’un usage imprécis de l’analogie, qui exposait dès le départ la cybernétique au danger du réductionnisme : rapprocher la structure logique du fonctionnement des systèmes indépendamment de l’étude de leur individuation concrète conduit en effet à identifier purement et simplement les systèmes étudiés – vivants, sociaux, etc. – à des automates, capables seulement de conduites adaptatives.

COMB1999.9 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 14 : On peut parler d’une co-individuation de la pensée et des êtres qu’elle connaît, d’où la méthode reçoit une légitimité immanente : “La possibilité d’employer une transduction analogique pour penser un domaine de réalité indique que ce domaine est effectivement le siège d’une structuration transductive” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 31 ; nous soulignons).

COMB1999.10 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 16 : La pensée requise par l’étude de l’individuation ne saurait être, on l’a vu, ni inductive ni déductive mais transductive ; elle ne va pas chercher sa norme ailleurs qu’à l’intérieur d’un champ de réalité choisi comme champ d’investigation de départ. C’est pourquoi la méthode analogique se révèle être dans un second moment constructive. La pensée se construit à partir d’un domaine de départ qui lui offre ses normes de validité et lui confère une évidente historicité.

COMB1999.11 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 20 : La théorie allagmatique s’attache à saisir l’union, dans l’être, de la structure d’un être et de son fonctionnement holique ; c’est pourquoi elle peut être définie comme “l’étude de l’être individu” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 267). Car l’individu, appréhendé du point de vue du processus individuant d’où il émerge, n’est pas un être définitif, achevé sitôt qu’advenu. Il est le résultat partiel et provisoire de l’individuation en ce que, gardant avec lui une réserve de préindividuel, il est susceptible d’individuations plurielles. Ce qui revient à dire que l’allagmatique s’intéresse aux changements d’états, ou encore à la relation. À condition de préciser immédiatement que la relation ne saurait dès lors plus être conçue comme ce qui “jaillit entre deux termes qui seraient déjà des individus” : en effet, à l’intérieur de la théorie de l’individuation, la relation se trouve redéfinie comme “un aspect de la résonance interne d’un système d’individuation” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 27). À ce titre, elle a “rang d’être” et ne saurait être considérée comme une réalité seulement logique.

COMB1999.12 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 27 : “[…] En ce sens, il est possible de dire qu’il existe une homogénéité de relation entre les différents échelons hiérarchiques d’un même individu, et de même entre le groupe et l’individu” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 158). Il n’y a pas de différence de nature entre la relation de l’individu au groupe et sa relation à lui-même ; telle est en définitive la leçon qui se dégage du postulat de la réalité de la relation. Une seule relation court à tous les niveaux de l’être, parce qu’en fin de compte, ce qui unifie l’être en lui-même, unifiant chaque être, c’est l’activité de la relation.

COMB1999.13 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 28 : Dire que l’individuation psychique et l’individuation collective sont réciproques revient donc en quelque sorte à en faire les pôles d’une unique relation constituante. […] le transindividuel apparaît comme ce qui unifie non pas l’individu et la société, mais une relation intérieure à l’individu (celle qui définit son psychisme) et une relation extérieure (celle qui définit le collectif) : l’unité transindividuelle des deux relations est donc une relation de relations.

COMB1999.14 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 56 : Parce que les machines ne connaissent que des données et des schèmes de causalité, c’est à l’homme qu’il revient d’établir les corrélations entre les machines. Bien qu’évidente en apparence (qui songerait que les machines sont capables de se relier spontanément ?), cette idée trouve dans sa version simondonienne une nouvelle profondeur. Car c’est en tant que vivant que l’homme est déclaré responsable des êtres techniques, c’est-à-dire en tant qu’être inscrit dans le temps et ayant de ce fait la capacité de rétroagir sur ses conditions de vie, en modifiant les formes des problèmes à résoudre.

COMB1999.15 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 56 : Mais si la technologie bien comprise, c’est-à-dire l’attention aux objets techniques considérés du point de vue de leur mode d’être peut contribuer à révéler la possibilité d’un devenir harmonieux de l’homme et de la technique, elle ne va pas sans un risque qui lui est coextensif : ce risque, que Simondon voit actualisé chez Norbert Wiener, est celui de la réduction de la société à une machine d’un type particulier. Se profile ici le danger du technicisme, qui ramène toute crise – fût-elle sociale – à un problème de régulation et projette comme seul idéal l’homéostasie, l’équilibre stable des forces en présence.

COMB1999.16 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 64 : il semble illégitime de faire de l’invention technique la base de toute production de nouveauté dans l’être, et en particulier la base de toute transformation sociale.

COMB1999.17 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 65 : Par-delà la scission hylémorphique de l’agir imposée par l’âge de l’outil, ce qui intéresse Simondon n’est pas de retrouver cette relation magique au monde, définitivement perdue pour nous et caractérisée par l’influence réciproque de l’homme et du monde, où l’homme pouvait “échanger avec lui une relation d’amitié” (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958, 1969, 1989, p.166) ; mais, à travers le réseau technique contemporain, de parvenir à construire une nouvelle modalité de la relation, comme relation transductive des hommes à la nature et relation transindividuelle des hommes entre eux.

COMB1999.18 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 67 : Le travail peut donc être défini comme cette modalité de l’opération technique “qui impose une forme à une matière passive et indéterminée” (Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, Coll. Épiméthée, 1964, republié aux éd. Jérôme Millon, coll. Krisis, 1995, p. 49), et en ce sens reflète la situation sociale historique qui l’a vue naître : l’esclavage.

COMB1999.19 Cf. Combes, Simondon, individu et collectivité, op. cit., p. 71 : Au-delà de la simple relation interindividuelle telle qu’elle existe en particulier dans la communauté de travail, l’objet technique adéquatement compris et mis en œuvre peut permettre l’émergence d’une relation transindividuelle. C’est donc finalement dans le “collectif transindividuel” comme mode de relation amplifiante des hommes entre eux et revers d’une relation non asservissante à la nature, que Simondon décèle la “véritable voie pour réduire l’aliénation” (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958, 1969, 1989, p. 249).

SUPI2015 La gouvernance par les nombres

Alain SUPIOT, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Coll. Poids et Mesure du Monde, Paris, Fayard, 2015.

SUPI2015.1 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 19 : Le renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres s’inscrit dans l’histoire longue du rêve de l’harmonie par le calcul, dont le dernier avatar – la révolution numérique – domine l’imaginaire contemporain. Cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législation mais en termes de programmation. On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés.

SUPI2015.2 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 22 : L’état de délabrement institutionnel où se trouve plongée l’Europe procède d’une certaine façon de penser le gouvernement des hommes, qui est apparue à l’aube des temps modernes et continue de dominer son imaginaire normatif. Cet imaginaire consiste à se représenter le gouvernement comme une technique de pouvoir, comme une machine dont le fonctionnement doit être indexé sur la connaissance scientifique de l’humain.

SUPI2015.3 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 28 : Dès lors que l’on se représente les institutions sur le modèle de la machine, il est difficile de comprendre la place centrale de l’esthétique dans l’art de gouverner.

SUPI2015.4 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 28-29 : Dès les premières lignes du Léviathan, celles qui précèdent et justifient le plan de ce classique de la pensée juridique européenne, se trouve à l’état chimiquement pur cette façon de penser le gouvernement sur le modèle de la machine.

SUPI2015.5 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 31 : Parvenu à ce point, Hobbes opère un retournement : si l’homme, imitant l’œuvre divine, crée des automates, c’est parce qu’il est lui-même un automate créé par le Grand Horloger […]. Ce retournement est du même type que celui de nos contemporains qui, se fondant sur le fait que l’ordinateur aurait été conçu sur le modèle de certaines facultés cérébrales, en viennent à concevoir le cerveau humain sur le modèle de l’ordinateur.

SUPI2015.6 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 32 : Ce texte séminal de la pensée juridique européenne conjugue ainsi la religion, le droit, la science et la technique pour exprimer un imaginaire normatif qui est encore largement le nôtre : celui qui se représente le gouvernement des hommes sur le modèle de la machine.

SUPI2015.7 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 33 : L’installation des horloges sur les beffrois et les clochers a aussi été le point de départ médiéval d’une nouvelle organisation du temps de travail, cadencée par leur mouvement mécanique et s’écartant progressivement des rythmes de la nature. C’est-à-dire d’un nouveau modèle de gouvernement, dont le taylorisme sera une sorte de point d’aboutissement. […] À ce modèle physique de l’horloge, qui conduisait à voir dans l’homme lui-même une machine, s’est ajouté au XIXe siècle le modèle biologique de la sélection naturelle, qui a inspiré le darwinisme social et continue de sévir sous les espèces de l’ultralibéralisme et de la compétition de tous contre tous. À ces représentations, qui ne s’annulent pas mais se superposent, s’ajoute aujourd’hui celle de l’homme programmable portée par la cybernétique et la révolution numérique. Son modèle n’est plus l’horloge et son jeu de forces et d’engrenages, mais l’ordinateur et son traitement numérique des signaux. L’ordinateur obéit à des programmes plutôt qu’à des lois. Autorisant une extériorisation de certaines facultés cérébrales de l’être humain, il ouvre une ère nouvelle dans notre rapport aux machines, aussi bien que dans le contenu et l’organisation de notre travail.

SUPI2015.8 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 35 : La volonté d’étendre au gouvernement de la société toute entière ce que l’on imagine être une organisation scientifique du travail n’a, en effet, nullement disparu de nos jours. Elle a seulement changé de modèle. Le modèle physico-mécanique de l’horloge, qui avait partie liée avec l’idée de règne de la loi, a été supplanté par le modèle cybernétique de l’ordinateur. Dès lors, l’organisation du travail n’est plus conçue comme un jeu de poids et de forces dont le travailleur ne serait qu’un engrenage, mais comme un système programmable faisant communiquer entre elles des unités capables de rétroagir aux signaux qu’elles reçoivent en fonction de cette programmation. Ce modèle a été importé dans la sphère publique par la doctrine du New public management, dont la mise en œuvre fait l’objet d’un large consensus politique, et que n’auraient pas répudié les théoriciens du Gosplan. C’est l’un des pères de la cybernétique, Norbert Wiener, qui a été le premier à avoir l’idée de projeter ce mode de fonctionnement sur l’ensemble de la société, dans un ouvrage publié en 1950, intitulé Cybernétique et Société et dont le sous-titre était déjà lui-même tout un programme : “L’usage humain des êtres humains”. Ma thèse est que le fonctionnement de l’individu vivant et celui des nouvelles machines de communication sont précisément parallèles dans leurs efforts identiques pour contrôler l’entropie par l’intermédiaire de la rétroaction [feed-back]. Chez l’un comme chez l’autre, il existe un appareil spécial pour rassembler l’information provenant du monde extérieur à de faibles niveaux d’énergie et pour la rendre utilisable en vue du fonctionnement de l’individu ou de la machine. Ces messages extérieurs ne sont pas assimilés à l’état pur, mais transformés par les organes intérieurs de l’appareil, qu’il soit vivant ou non. L’information prend alors une forme nouvelle afin de pouvoir être utilisée en vue des stades ultérieurs du fonctionnement [performance]. Qu’il s’agisse de l’homme ou de la machine, ce fonctionnement a pour fin d’exercer un effet sur le monde extérieur et c’est l’action exercée [performed] sur le monde extérieur et non pas simplement l’action projetée [intended] qui est rapportée en retour à l’appareil régulateur central.

SUPI2015.9 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 38 : Animée par l’imaginaire cybernétique, la gouvernance ne repose plus, contrairement au gouvernement, sur la subordination des individus, mais sur leur programmation. […] À la différence du plan, qui impliquait l’intervention hétéronome d’un planificateur, le programme permet de penser des systèmes homéostatiques et autoréférentiels.

SUPI2015.10 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 39-40 : Calquée sur le modèle de l’automate, la machine à gouverner imaginée par Hobbes était régie par des lois inflexibles, du même type que celles découvertes par son contemporain Galilée dans le domaine de l’astrophysique. Conçue aujourd’hui sur le modèle cybernétique, la machine à gouverner n’est plus régie par des lois, mais par des programmes assurant son fonctionnement homéostatique.

SUPI2015.11 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 47-48 : Rien donc de plus étranger à Aristote que l’idée d’une machine à gouverner. Le droit n’est pas pour lui soluble dans la technique. […] Alors même qu’il œuvrait à refonder le droit français, Portalis l’a réaffirmée dans un passage fameux du Discours préliminaire au Code civil. “Il faut être sobre, écrit-il, de nouveautés en matière de législation, parce que, s’il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; […] au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer.” Cette mise en garde contre l’asservissement des lois au calcul d’intérêt témoigne d’une prémonition de la gouvernance par les nombres, dans cette période révolutionnaire déjà influencée par les premières applications du calcul des probabilités aux questions sociales.

SUPI2015.12 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 60-61 : il ne fait pas de doute que le platonisme n’a cessé de hanter les sciences, à commencer par les mathématiques. Mais tandis que, pour Platon, la contemplation de l’ordre cosmique visait à y insérer l’homme, les théories des modernes ont pour objet de façonner un ordre à l’image de leurs représentations. […] C’est la croyance vétéro-testamentaire dans la Création, sécularisée depuis sous la forme du Big Bang, qui nous sépare de la vision qu’avaient les Grecs de notre rapport à la nature. À l’instar de beaucoup de cultures non occidentales, ces derniers voyaient dans la Nature une donnée éternelle, livrée à un temps cyclique et non pas linéaire. Un objet de contemplation religieuse et non pas une ressource économique. En revanche, pour les modernes, la connaissance de la nature est avant tout un moyen d’en exploiter les ressources. La croyance judéo-chrétienne en une nature créée par Dieu a amené avec elle la dichotomie sujet/objet, si prégnante dans notre représentation scientifique du monde . Le monde physique sort de l’entendement divin et se conforme à ses plans. De là procède le projet cartésien de se rendre “maître et possesseur de la nature” et de modeler le monde à notre image, en usant à notre profit des lois que Dieu a inscrites dans la nature. Ce basculement de la science, du registre de la contemplation à celui de la transformation du monde, a ainsi eu pour corollaire un changement de statut de la technique. La technique n’a jamais dépassé chez les Grecs le stade d’un “système de recettes traditionnelles et d’habiletés pratiques”. À compter du XVIIe siècle, elle devient l’instrument de mise en œuvre de la science, en même temps que sa première raison d’être.

SUPI2015.13 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 63 : Penser l’ordre, qu’il soit cosmique ou social, en termes de lois n’a en effet rien d’universel.

SUPI2015.14 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 80 : C’est à Pythagore (-580/-500 av. J.-C.) que l’on doit, semble-t-il, l’affirmation selon laquelle “Tout est arrangé d’après le nombre”. Voici comment Nicomaque de Gérase, philosophe et mathématicien néopythagoricien du début de notre ère, développait cette idée : “Tout ce que la nature a arrangé systématiquement dans l’Univers paraît dans ses parties comme dans l’ensemble avoir été déterminé et mis en accord avec le Nombre, par la prévoyance et la pensée de celui qui créa toutes choses ; car le modèle était fixé, comme une esquisse préliminaire, par la domination du nombre préexistant dans l’esprit du Dieu créateur du monde, nombre-idée purement immatériel sous tous les rapports, mais en même temps la vraie et l’éternelle essence, de sorte que d’accord avec le nombre, comme d’après un plan artistique, furent créées toutes ces choses, et le Temps, le mouvement, les cieux, les astres et tous les cycles de toutes choses.” [Nicomaque de Gérase, Théologumènes, cité par Matila Ghyka, Philosophie et mystique du nombre, Paris, Payot, 1952, p. 11.]

SUPI2015.15 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 80 : Ainsi, selon Nicolas de Cues, “puisqu’aucun chemin ne s’ouvre pour accéder aux choses divines si ce n’est à travers des symboles, nous pourrons faire usage des signes mathématiques comme des plus adaptés en raison de leur irréfragable certitude”. Et selon Galilée, “ce vaste livre qui constamment se tient ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers […], est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans lesquelles il est humainement impossible d’en comprendre un seul mot”.

SUPI2015.16 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 81 : Le monde est mathématique” proclame ainsi le titre d’une collection d’ouvrages diffusée en 2013 par le journal Le Monde sous l’égide de Cédric Villani, médaille Fields 2010 et directeur de l’Institut Henri-Poincaré.

SUPI2015.17 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 96 : Selon le grand historien et sociologue allemand Werner Sombart – à qui l’on doit le mot “capitalisme” –, “le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu”. L’invention de la partie double est allée de pair avec celle d’autres techniques juridiques destinées elles aussi à un grand essor, telles la lettre de change, l’escompte, l’endossement ou encore le trust. Toutes techniques qui impliquent également de référer les opérations de crédit à un Tiers garant et témoignent, dès qu’on les analyse de près, des bases dogmatiques sur lesquelles repose l’économie de marché. Du point de vue de la force normative des nombres, la comptabilité en partie double occupe effectivement une place tout à fait centrale. Son invention fut étroitement liée à l’introduction de l’algèbre en Europe.

SUPI2015.18 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 106-107 : Autrement dit, la qualification des objets soumis au calcul se réfère à une norme de jugement qui échappe à ce calcul en même temps qu’elle le rend possible.

SUPI2015.19 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 107 : la statistique élabore des énoncés qui échappent à la réflexivité du langage et acquièrent par là même une puissance dogmatique particulière.

SUPI2015.20 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 118 : Cette application du calcul des probabilités aux faits sociaux n’a jamais fait l’unanimité. Dès le début du XVIIIe siècle, le mathématicien Pierre de Montmort avait identifié les deux raisons qui rendaient cette application hasardeuse : la première est que l’action humaine n’est pas soumise aux lois fixes et invariables qui gouvernent la nature (et qu’on s’abuse en pensant que la recherche de son propre intérêt puisse constituer une telle loi) ; la seconde est l’incapacité de l’esprit humain à comprendre la totalité des facteurs qui président à son action. S’attaquant explicitement aux conceptions de Condorcet et de Laplace, Auguste Comte s’est livré au milieu du XIXe siècle à une critique féroce de “la vaine prétention d’un grand nombre de géomètres à rendre positives les études sociales d’après une subordination chimérique à l’illusoire théorie mathématique des chances” [Auguste Comte, Physique sociale. Cours de philosophie positive. Leçons 16 à 60, présentation et notes par Jean-Paul Enthoven, Paris, Hermann, 1975, p. 168 (49e Leçon).]. Selon lui, la haute abstraction des travaux mathématiques affranchit de toute subordination rigoureuse à l’étude réelle de la nature. “Serait-il possible d’imaginer une conception plus radicalement irrationnelle que celle qui consiste à donner pour base philosophique, ou pour principal moyen d’élaboration finale, à l’ensemble de la science sociale, une prétendue théorie mathématique, où, prenant habituellement des signes pour des idées, suivant le caractère usuel des spéculations purement mathématiques, on s’efforce d’assujettir au calcul la notion nécessairement sophistique de la probabilité numérique, qui conduit directement à donner notre propre ignorance réelle pour la mesure naturelle du degré de vraisemblance de nos diverses opinions ?” [Ibid., p. 168-169.] On retrouve plus récemment cette critique sous la plume de Karl Polanyi, selon lequel “un dogmatisme immature montait la garde aux portes des statistiques morales à travers lesquelles la réalité de la société avait annoncé son entrée sous les apparences de la précision mathématique” [Karl Polanyi, The Machine and the Discovery of Society [1957], in Karl Polanyi, Essais, textes réunis et présentés par Michèle Cangiani et Jérôme Maucourant, Paris, Le Seuil, 2008, chapitre 41, cité p. 549.]. Pour être légitime en matière de sciences sociales, la quantification doit être limitée à ce qui peut être exactement dénombré, et ne jamais s’autoriser des modélisations qui extrapolent des lois générales à partir de mesures partielles d’ensemble de faits hétérogènes.

SUPI2015.21 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 164 : La volonté d’étendre à la société toute entière ce que l’on imagine être une organisation scientifique du travail a été le lot commun du capitalisme et du communisme de l’ère industrielle. Elle n’a pas disparu de nos jours, mais seulement changé de forme. Son modèle n’est plus celui des lois de la physique classique, mais celui des algorithmes de l’informatique. L’organisation du travail n’est plus conçue comme un jeu de poids et de forces dont le travailleur ne serait qu’un engrenage, mais comme un système programmable faisant communiquer entre elles des unités capables de rétroagir aux signaux qu’elles reçoivent en fonction de cette programmation. La révolution numérique va ainsi de pair avec celle qui se donne à voir en matière juridique, où l’idéal d’une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois.

SUPI2015.22 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 165 : Le fait mérite d’être noté, car il témoigne de l’unité de l’“institution imaginaire de la société” à une époque donnée : cette nouvelle façon de penser l’organisation du travail a été théorisée à la même époque dans des disciplines aussi différentes que la cybernétique et le management, et cela un demi-siècle avant la généralisation de l’outil informatique dans l’économie réelle. Le management par objectifs est aujourd’hui le paradigme de l’organisation scientifique du travail, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Au lieu d’assujettir le travailleur au respect de règles qui définissent sa tâche par avance, on l’associe à la définition des objectifs assignés à cette tâche, objectifs en principe quantifiés, qui déclinent à son niveau les buts communs de l’organisation.

SUPI2015.23 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 170 : Quand on sait que la plus grande partie des ordres passés sur ces marchés sont le fait d’ordinateurs programmés à cet effet – ce qu’on appelle le high speed trading, qui permet de jouer sur des écarts de cours de l’ordre de la milliseconde –, on voit à quel point le rêve cybernétique d’une mise en pilotage automatique des affaires humaines est devenu réalité.

SUPI2015.24 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 184-186 : Au contraire des langues naturelles, le langage logico-mathématique est en principe univoque et non réflexif. Les symboles qu’on y emploie ont un sens et un seul, mais on ne peut en parler qu’en usant des langues naturelles à partir duquel ils ont été construits. L’un des apports fondamentaux des mathématiques modernes a toutefois consisté à introduire la réflexivité en mathématiques par le codage de certaines de ses formules. C’est cette invention géniale qui a permis à Gödel de démontrer l’existence de propositions indécidables : indécidables car susceptibles de plusieurs interprétations possibles. Le langage informatique est né de cette découverte et il possède une certaine réflexivité, un programme pouvant prendre pour donnée un autre programme. L’ordinateur est une machine capable de s’autogouverner dans les limites du programme qu’elle exécute. L’invention d’une telle machine a rendu concevable une société conçue sur son modèle, qui serait régie par des règles impersonnelles immanentes à son fonctionnement. Autrement dit, à une société purgée de toute hétéronomie, régie par un programme immanent, inhérent à son être. Concevoir ainsi la société sur le modèle de la machine procède d’un imaginaire déjà présent, au moins depuis Hobbes, dans la pensée juridique occidentale. Référée à un nouvel objet fétiche – non plus l’horloge, mais l’ordinateur –, la gouvernance par les nombres vise à établir un ordre qui serait capable de s’autoréguler, rendant superflue toute référence à des lois qui le surplomberaient. Un ordre peuplé de particules contractantes et régi par le calcul d’utilité, tel est l’avenir radieux promis par l’ultralibéralisme, tout entier fondé sur ce que Karl Polanyi a appelé le solipsisme économique. Il y a toutefois des raisons scientifiques de douter qu’un tel avenir puisse jamais advenir. Poursuivant l’utopie d’une normativité entièrement calculable, la gouvernance par les nombres sape les bases même d’un calcul rationnel. On sait depuis Gödel qu’une série indéfinie d’axiomes, ajoutés les uns après les autres, ne saurait faire échapper un système formel à une part irréductible d’incalculable. Ceux-là même dont les découvertes ont donné le jour à l’informatique ont été aussi les premiers à souligner que l’esprit humain n’était pas réductible à la machine. “Si nous devons dire en une phrase quelle est la signification de la réfutation par Gödel du programme de Hilbert, écrit ainsi le mathématicien Jean-Yves Girard, c’est : ‘Il y a des choses qui ne sont pas du ressort du mécanisme.’” La portée exacte de ces découvertes demeure ignorée par de nombreux scientifiques, qui restent attachés au formalisme mathématique, notamment au mécanicisme et à la complétude qui ont l’avantage de donner une vision simple et réductrice du monde. Et elle est le plus souvent incomprise hors du champ mathématique, où les travaux de Gödel ou de Turing donnent lieu à des extrapolations plus ou moins fantaisistes.

SUPI2015.25 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 189 : Rabattre le jugement sur le calcul conduit à se couper progressivement de la complexité du réel, autrement dit à substituer la carte au territoire.

SUPI2015.26 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 192 : Cette approche “non ontologique” de la quantification, notamment en sciences économiques, condamne à la dégénerescence, la modélisation, le réel étant congédié au profit de sa représentation mathématique.

SUPI2015.27 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 194 : Ces nouvelles formes de déshumanisation du travail ne sont pas une fatalité, ni la rançon inévitable du progrès technique. Bien au contraire, les nouvelles technologies de l’information peuvent être un formidable instrument de libération de l’Homme lorsqu’elles lui permettent de concentrer les forces de son esprit sur la part la plus créative de son travail, c’est-à-dire la plus poétique au sens premier du terme. Nos nouveaux outils informatiques pourraient donc être une chance d’arracher le travail à l’abrutissement où l’avait plongé le taylorisme. Mais ces possibilités sont ignorées dès lors qu’on pense le travailleur sur le modèle de l’ordinateur au lieu de penser l’ordinateur comme un moyen d’humaniser le travail. Astreint à une réactivité en “temps réel”, absorbé dans une représentation virtuelle du monde et évalué à l’aune d’indicateurs de performance sans rapport avec les conditions de son exécution, le travail n’est plus ce mode essentiel d’inscription de l’être humain dans la réalité du monde, qui lui permet d’avoir et garder raison. Il l’enferme au contraire dans un système de signifiants sans signifiés qui exige de lui une augmentation indéfinie de ses “performances” en même temps qu’il le prive de toute réelle capacité d’action, c’est-à-dire de la capacité d’agir librement, à la lumière de son expérience professionnelle et au sein d’une communauté de travail unie par l’œuvre à accomplir. Là où le taylorisme misait sur l’entière subordination des travailleurs à une rationalité qui leur restait extérieure, il s’agit maintenant de tabler sur leur programmation, c’est-à-dire d’étendre aux esprits des disciplines jusqu’alors réservées aux corps en usant massivement de psychotechniques.

SUPI2015.28 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 254 : La révolution numérique et le changement d’imaginaire qui l’accompagne conduisent à ne plus penser le travail sur le modèle mécanique de l’horloge, mais sur celui, cybernétique, de l’ordinateur.

SUPI2015.29 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 255-256 : Rendue possible par le coût artificiellement bas de l’énergie et des transports, qui rend attractif la délocalisation de la production dans les pays à main-d’œuvre bon marché, cette mise en concurrence a aussi été facilitée par l’essor des technologies numériques, qui permettent de déterritorialiser le travail, lorsqu’il porte sur des signes et non pas sur des choses.

SUPI2015.30 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 304 : Le formalisme mathématique dont l’instrument est le nombre, forme la plus abstraite des données immédiates, retient la pensée sur la pure immédiateté. Le fait a le dernier mot, la connaissance se contente de sa répétition, la pensée se réduit à une simple tautologie. Plus la machinerie intellectuelle se soumet à ce qui existe, plus elle se contente de le reproduire aveuglément.” [Max HORKHEIMER et Theodor ADORNO, Le Concept d’Aufklärung]

SUPI2015.31 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 305 : Porté par la révolution numérique, l’imaginaire de la gouvernance par les nombres est celui d’une société sans hétéronomie, où la loi cède sa place au programme et la réglementation à la régulation. Ce mouvement avait été engagé par la planification soviétique qui, la première, a réduit la loi à une fonction instrumentale de mise en œuvre d’un calcul d’utilité. Il s’approfondit avec l’imaginaire cybernétique, qui impose une vision réticulaire du monde naturel et humain et tend à effacer la différence entre l’homme, l’animal et la machine, saisis comme autant de systèmes homéostatiques communiquant les uns avec les autres.

SUPI2015.32 Cf. Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 314 : Wiener était assez génial pour réaliser à la fin de sa vie l’excès de confiance qu’il avait pu mettre dans une telle conception de la société.

FERR2010 L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze

Julián FERREYRA, L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze, Paris, Éditions L’Harmattan, 2010.

FERR2010.1 Cf. Ferreyra, L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze, op. cit., p. 69-70 : La science moderne, c’est l’espoir de comprendre enfin le fonctionnement du monde, ses rouages, ses ressorts, sa mécanique. D’autre part, Leibniz insiste sur les limites de ce paradigme. Une théorie comme le mécanisme cartésien est incapable de rendre compte de l’infinie richesse du monde. On ne construit pas une nature avec de l’étendue et du mouvement. Il n’y a, dans l’étendue cartésienne, que des points identiques, il n’y a dans le temps du mécanisme que des instants homogènes. Or, dans la réalité, tout est différencié : il n’y a pas deux brins d’herbe, il n’y a pas deux gouttes d’eau semblables. S’il ne faut pas renoncer au modèle mécaniste, il est absolument nécessaire de l’enrichir, d’y introduire de nouvelles notions, de nouveaux principes, qui le réhabilitent. [Bouquiaux, L., L’harmonie et le chaos : le rationalisme leibnizien et la “nouvelle science”, Paris, Peeters, 1994, p. 10.]

FERR2010.2 Cf. Ferreyra, L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze, op. cit., p. 98 : C’est ça, un code : un régime de marquage qui indique les flux qui passent et les différencie de ceux qui doivent rester bloqués, ce qui serait impossible avec des flux à l’état libre.

FERR2010.3 Cf. Ferreyra, L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze, op. cit., p. 130 : Nous sommes maintenant placés dans un point de vue éthique, et non moral. Il ne s’agit plus de juger mais d’analyser les différents rapports et leurs compositions.

FERR2010.4 Cf. Ferreyra, L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze, op. cit., p. 198 : Le nombre rationnel implique une codification, quelque chose du réel qui ne passe pas parce qu’il ne peut être exprimé. C’est pour cette raison que la plus-value marxiste, tant riche soit-elle, reste une plus-value de code. La plus-value de flux signale le fait que celle-ci est un nombre irrationnel qui dépend toujours d’un rapport différentiel pour être quelque chose (souvenons-nous que Newton considérait le rapport de quantités fluentes et la relation de leur fluxions comme des problèmes fondamentaux du calcul différentiel).

FERR2010.5 Cf. Ferreyra, L’ontologie du capitalisme chez Gilles Deleuze, op. cit., p. 287 : Contre l’entreprise conjointe du cartésianisme et de la science mathématique et mécanicienne de retirer “toute virtualité ou potentialité à la Nature”, Spinoza se propose de lui restaurer ses droits.

LASS2003 Turing

Jean LASSÈGUE, Turing, Paris, les Belles Lettres, 2003.

LASS2003.1 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 13 : d’un point de vue général et contrairement à ce que l’on aurait pu supposer intuitivement, on peut dire que le domaine du calculable est l’exception plutôt que la règle, comme les travaux en théorie des ensembles l’ont montré.

LASS2003.2 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 17 : Il y a un certain paradoxe à mettre en rapport la distribution des nombres premiers qui sont des entités individuées et isolables – “discrètes”, disent les mathématiciens – et une fonction permettant la mesure d’une grandeur continue comme la fonction logarithme, l’une relevant du discret et l’autre du continu. Mais on comprend qu’un tel sujet ait pu intéresser Turing puisqu’il s’agit encore d’un problème d’approximation numérique, jouant sur le rapport entre l’aspect discret des nombres entiers et l’aspect continu des nombres réels.

LASS2003.3 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 20 : le problème en question relève du type de ceux qu’il affectionne : l’articulation, du point de vue du calcul, des rapports du continu et du discret.

LASS2003.4 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 22 : La guerre a donc eu une influence décisive sur Turing, faisant mûrir un certain nombre de ses idées touchant le rapport entre le calcul tel qu’il est défini en logique mathématique, les machines abstraites qui en effectuent les opérations et les machines physiques qui rendent possible cette effectuation au moyen de la technologie électronique : c’est la conjonction de ces trois points qui allait donner naissance à l’informatique.

LASS2003.5 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 27 : Turing considère que “tout se meut continûment” au sein de la nature : c’est donc ce mouvement continu qu’il faut considérer comme primitif, contrairement aux modèles abstraits rendant compte du processus du mouvement par le biais d’états discrets qui en sont seulement des approximations.

LASS2003.6 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 27 : Le niveau mathématique, essentiellement conçu comme un outil au service de la connaissance de la nature, possède un degré de réalité moindre que la matière. Remarquons que les mathématiques peuvent utiliser des outils discrets et continus pour étudier la nature qui, elle, est continue. Continu et discret apparaissent donc comme des instruments qu’il faut savoir utiliser selon les circonstances : pour décrire localement des états successifs, le point de vue discret paraît souvent le plus approprié ; quand, en revanche, on considère globalement une “variété continue” d’états ou d’éléments qui, par le fait même, ne sont pas différenciés, le point de vue continuiste prévaut.

LASS2003.7 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 27-28 : Le troisième niveau est celui du langage, formalisé par la logique mathématique. C’est à ce niveau que doivent se rapporter tous les énoncés, qu’ils émanent des sciences de la nature ou des mathématiques, pour être pleinement admissibles.[…] Il soutient en revanche très fermement des opinions sur les fondements psychologiques de l’investigation scientifique : d’où l’importance, chez lui, du niveau logique qui provient de son aspect subjectif plutôt qu’objectif. Tout raisonnement doit en effet pouvoir être rapporté au niveau logique parce que l’esprit humain est, pour Turing, une machine logique dont l’enchaînement des idées doit obéir à une norme, celle du calcul effectif : c’est pourquoi sa démarche scientifique consiste toujours à tenter de se placer du point de vue de l’effectivité du calcul. Il en résulte que la détermination de la nature comme celle de l’esprit peut être envisagée au moyen du même formalisme. […] Ce formalisme consiste à ne prendre en considération que la matérialité des formules (les différentes traces qu’elles font sur le papier) et leurs règles d’enchaînement. S’en tenir à la matérialité de l’écriture implique alors un point de vue discret : les signes sont discrets parce que les variations de leur forme n’entraînent pas de variations du signe. Aussi les formules abstraites du langage scientifique telles qu’elles peuvent être formalisées par la logique visent-elles “l’exportation” générale vers la sphère du discret de ce qui ne relève pas de cet ordre. Il existe donc une tension essentielle, chez Turing, entre une physique continuiste et sa description logique par le biais d’un langage écrit discret. Résoudre ce conflit consiste, pour lui, à montrer que le fossé entre le continu et le discret est compensé par un surcroît toujours possible d’écriture formelle. Le but que s’est fixé Turing n’est de ce fait accessible que parce qu’il est possible de recueillir au sein de formules composées de symboles spécifiques ce qui leur est par définition inaccessible : le continu non-linguistique qui sous-tend l’apparition de formes stabilisées au sein du réel physique, chimique ou biologique. Ainsi le chemin entre une physique continuiste et son investigation humaine par le moyen d’un langage discret passe-t-il chez Turing par une réflexion sur l’écriture formelle, réflexion qui associe de façon originale, nous le verrons, symboles abstraits et mécanisme.

LASS2003.8 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 37 : Dans l’axiomatique formelle, les axiomes prenaient alors un sens nouveau : ils étaient caractérisés par la seule forme des énoncés introduisant des propriétés. Il ne s’agissait plus de réduire les mathématiques à la logique – ce qui laissait intact un contenu de signification dans la notion d’ensemble – mais d’éliminer la signification même des énoncés pour permettre d’utiliser conjointement les répliques du concept de nombre et celle des connecteurs logiques – la logique devenant aussi du même coup “formelle” en un nouveau sens – Ainsi le couple réel / idéal s’établissait-il selon un nouveau partage : alors qu’auparavant, l’idéal renvoyait à un défaut des propositions que l’on ne pouvait pas interpréter parce qu’elles ne pouvaient pas être intuitionnées, contrairement aux propositions réelles, maintenant les propositions formelles étaient à la fois idéales parce qu’elles ne devaient pas être interprétées et réelles dans la mesure où elles étaient perçues seulement comme des assemblages matériels de signes écrits (symboles, schémas, croquis, bref, tous les signes rencontrés habituellement dans les articles de mathématiques ou de logique). Ainsi les questions de la nature et du pouvoir de l’axiomatique formelle ne concernent-elles pas un domaine parmi d’autres des mathématiques : elles concernent la nature de toutes les mathématiques ainsi que ce que le mathématicien est en droit d’espérer à l’égard de la résolution de tous les problèmes mathématiques en général.

LASS2003.9 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 38 : C’est ce finitisme de la pensée – c’est-à-dire sa réduction à l’effectivité d’une procédure – censé pouvoir maîtriser l’infini par le biais du formel entendu au sens de la métamathématique, qui fait le fond de la pensée formaliste de Hilbert. On voit donc que la racine de l’identification de l’esprit à une procédure effective “finitiste” est une conséquence nécessaire de la stratégie métamathématique telle qu’elle a été définie par Hilbert.

LASS2003.10 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 39-40 : Le même K. Gödel démontra en 1931 qu’une axiomatique formelle susceptible de servir de réplique à l’arithmétique des entiers est structurellement incomplète : on peut montrer qu’il y a un “reste” arithmétique qui échappe à l’axiomatique formelle quels que soient les aménagements axiomatiques ultérieurs susceptibles de se produire.[…] il devenait nécessaire de dissocier la déductibilité de nature syntaxique et la vérité de nature sémantique au sein de l’axiomatique formelle. D’un point de vue philosophique, la conséquence la plus apparente concernait le passage du finitisme métamathématique au finitisme de la pensée : ce passage perdait le caractère de présupposé nécessaire qu’il pouvait avoir chez Hilbert. […] Il fallait donc revoir à la baisse les espoirs conçus par Hilbert pour la stratégie métamathématique prise au sens strict et pour la méthode axiomatique en général, ou attendre, comme Gödel, d’une modification en profondeur du point de vue sur l’axiomatique, un dépassement des limitations internes touchant la complétude et la consistance.

LASS2003.11 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 40 : de Hilbert à Gödel, on passe de la construction d’une axiomatique formelle à celle d’une arithmétique formelle. Mais n’y a-t-il pas là un retour à la signification ? Comment ce retour à l’arithmétique est-il justifié puisque, en métamathématique, l’axiomatique n’est formelle que pour autant qu’elle se dégage de toute interprétation et qu’elle se présente comme une simple réplique fidèle de l’axiomatique à contenu ? C’est que l’instrument de cette fidélité peut précisément être le nombre. Le mouvement de réplication peut alors aller dans les deux sens : une fois constituée l’axiomatique formelle, celle-ci peut, précisément parce qu’elle n’a plus de signification, être recodée de façon rigoureuse sous forme de nombres. L’arithmétique des entiers subit donc une double transformation : on en abstrait tout d’abord l’aspect formel au moyen d’une axiomatique sans contenu et on recode ces signes ininterprétés, simples signes sur le papier, sous forme de nombres. A tout signe ininterprété de l’axiomatique formelle peut être attribué un nombre unique et toutes les formules ou suites de formules de l’axiomatique formelle reçoivent ainsi un nombre spécifique (appelé par la suite “nombre de Gödel”) qui leur appartiennent à chacune en propre. De cette façon, il devient possible de coder sous la forme d’une relation arithmétique, obéissant aux lois de l’arithmétique, les relations d’inférence entre axiomes et théorèmes. Les nombres servent ainsi de répliques à des propositions portant sur les nombres. On superpose donc deux interprétations sur ces mêmes nombres : une interprétation métamathématique et une interprétation arithmétique. C’est par ce biais que l’axiomatique formelle peut devenir un calcul formel et qu’une passerelle peut être construite entre la théorie de la démonstration et la théorie de l’arithmétique.

LASS2003.12 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 41-42 : La notion de calcul possède un équivalent technique – mais pas encore formel – dans la notion d’algorithme. Par algorithme, on entend la liste d’instructions que l’on doit suivre pour réussir à atteindre un résultat après un nombre fini d’étapes. […] Mais un algorithme ne permet pas seulement d’obtenir un résultat singulier : en tant que l’algorithme est une procédure générale, il permet de répondre à une classe de questions

LASS2003.13 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 45 : La notion de calcul, définie formellement dans le cadre de la métamathématique, permettrait ainsi d’aborder dans toute leur généralité les questions de décision : elle rendrait possible l’établissement d’une frontière entre les classes de problèmes susceptibles d’être résolues par un calcul et celles dont on peut démontrer qu’elles ne le sont pas et ne le seront pas, par conséquent de circonscrire avec précision la classe des fonctions calculables.

LASS2003.14 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 58 : Dans le contexte de la métamathématique de Hilbert et de sa réinterprétation en termes mécanistes par la thèse de Turing, il y a bien une mise en rapport du concept de machine universelle de Turing avec la notion d’esprit humain. […] Selon le Hilbert de 1928, la pensée devrait pouvoir s’extérioriser intégralement dans la manipulation des symboles que l’on évite d’interpréter au sein de l’axiomatique formelle. Mais Gödel et Turing, en remarquant les limitations internes de l’axiomatique formelle, ont montré qu’il n’était pas possible de prouver que cette extériorisation était bien complète. Dès lors, les machines ne sont que l’un des moyens d’expression du décalage perpétuel de la pensée algorithmique avec elle-même.

LASS2003.15 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 59 : On a vu que le concept de machine de Turing est, d’un même mouvement, la caractérisation de la notion de calcul et l’outil permettant d’explorer le domaine du calculable. Cette réflexion du concept sur son propre domaine d’application incite à dire que le concept de machine de Turing se comporte comme un organisme qui aurait les fonctions calculables pour milieu. Selon cette interprétation, la notion de machine universelle en particulier apparaît comme un schéma capable de s’auto-entretenir : grâce à elle, toute table d’instructions peut être indéfiniment combinée à d’autres pour former de nouvelles machines. Il y a là une auto-constitution des machines par rapport aux fonctions dont elles rendent possible le calcul qui, assez paradoxalement, apparente le concept de machine à celui d’un organisme. La nouveauté épistémologique capitale me paraît être l’aspect biologique de cette caractérisation du mécanique : dès lors, c’est plutôt la machine qui ressemble à l’organisme que l’organisme à la machine.

LASS2003.16 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 66 : à un certain niveau de description, le cerveau et la pensée peuvent être conçus selon le même plan d’organisation. Ce plan d’organisation commun, c’est précisément la simulation informatique qui permet de le figurer : elle autorise à considérer que “[…] le modèle de la machine à état discret est la description adéquate de l’un des aspects du monde matériel – à savoir l’activité du cerveau”[Andrew HODGES, Alan Turin and the Turing Machine in R. Herken, The Universal Turing Machine ; a Half-Century Survey, Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 3]

LASS2003.17 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 72 : le problème de l’organisation matérielle des composants de l’ordinateur séquentiel et de leur interaction est dominé par des questions d’ordre temporel. L’aspect digital de l’information qui permet de manipuler une quantité d’information de la taille que l’on veut, compte tenu du degré d’exactitude que l’on souhaite atteindre, exige que le temps interne à la machine soit rendu discret, sans quoi les informations auraient tendance à s’amalgamer en un flux continu, ce qui interdirait tout traitement : c’est le rôle de l’horloge.

LASS2003.18 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 82 : en supposant que le modèle de la pensée émanant de l’analyse du jeu était valable pour toute pensée, Turing oubliait de remarquer que le jeu est un univers déjà formalisé et laissait, de ce fait, dans l’ombre tout ce qui dans la pensée ne relève pas du formel. Or les univers formalisés sont très particuliers parce que l’activité de formalisation qui les produit est une activité qui ne s’applique qu’à des domaines bien précis : les axiomatiques en sont un et les jeux en sont un autre. Il n’est d’ailleurs même pas sûr que ce soit par l’explicitation de règles que l’on devienne un bon joueur d’échecs car c’est plutôt l’appréhension de la pertinence du problème posé par la partie en cours qui distingue le bon du mauvais joueur. Quoi qu’il en soit, il est difficile de concevoir, à partir de ces cas, une généralisation à la pensée entière, sauf à concevoir que tout domaine est en droit formalisable, ce qui, sans être absolument exclu, est peu vraisemblable parce qu’une formalisation n’a d’intérêt que si elle porte au contraire sur des portions limitées de la réalité dont on connaît déjà bien les propriétés.

LASS2003.19 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 117-118 : Dans le contexte de la métaphore de la “machine- esprit”, c’est cette discipline absolue qui permet d’atteindre l’universalité, c’est-à-dire, dans le cas de Turing, de parvenir à l’invention du concept de machine universelle, comme Turing le fait remarquer dans un texte d’informatique immédiatement antérieur à “Computing Machinery and Intelligence” : “Transformer un cerveau ou une machine en une machine universelle est la forme la plus extrême de la discipline” [Alan TURING, Intelligent Machinery in Executive Committee National Physics Laboratory (HMSO), 1948, p. 49]. On a vu à quoi ressemblait cette forme extrême de discipline et on ne peut pas ne pas se demander quelle fut, pour Turing, l’expérience personnelle de type sacrificiel qui lui permit de dégager l’universalité du concept de machine de Turing, rendant ainsi possible, dans le domaine culturel, une “induction” jusqu’à l’universel.

LASS2003.20 Cf. Lassègue, Turing, op. cit., p. 138-139 : La profonde originalité de Turing, qui a rapproché de façon inédite des domaines scientifiques restés hétérogènes jusqu’à lui, est de, ce point de vue, incontestable. Il faut ainsi lui attribuer la paternité d’une nouvelle science dont le nom n’est pas encore définitivement stabilisé : intelligence artificielle, modélisation des systèmes intelligents, bio-informatique. Quel qu’en soit le nom, elle consiste en une mise en rapport de la logique et de la biologie. Quand, au XVIIe siècle, Galilée posa les premiers linéaments d’une autre mise en rapport, celle des mathématiques et du monde matériel de la physique, la philosophie cartésienne répondit au problème de cette mise en rapport par une métaphysique du fondement dans la véracité divine. Au problème actuel de la mise en rapport de la logique et de la biologie, la philosophie répond par une analyse de la notion d’intelligence à partir de la catégorie de Sujet.

NEUM1951 Théorie générale et logique des automates

John Von NEUMANN, Théorie générale et logique des automates, traduit de l’anglais par Jean-Paul AUFFRAND, précédé de Gérard CHAZAL, La Pensée et les machines : le mécanisme algorithmique de John von Neumann, Seyssel, Champ-Vallon, 1951 (1996 pour la traduction française).

NEUM1951.1 Cf. Von Neumann, Théorie générale et logique des automates, op. cit., p. 35 : Je n’accorde pas que l’infini soit composé d’infinitésimales. Les quantités infinitésimales sont des idéalités mathématiques, comme les racines imaginaires… Mon calcul est utile quand il s’agit d’appliquer la Mathématique à la Physique, cependant ce n’est point par là que je prétends rendre compte de la nature des choses. [Leibniz, “Lettre à Clarke”, 1716, édition Gerhardt, in Œuvres philosophiques, VI, p. 629.]

NEUM1951.2 Cf. Von Neumann, Théorie générale et logique des automates, op. cit., p. 36 : je ne suis pas trop persuadé moi-même qu’il faut considérer nos infinis et infiniment petits autrement que comme des choses idéales ou des fictions bien fondées. [Leibniz, “Lettre à Varignon”, 20 juin 1702, édition Gerhardt, in Œuvres philosophiques, IV, p. 110.]

NEUM1951.3 Cf. Von Neumann, Théorie générale et logique des automates, op. cit., p. 42 : Leibniz avait raison : l’informatique effectue la synthèse de sa combinatoire et de son arithmétique binaire. L’électronique met en œuvre l’arithmétique binaire et étend le pouvoir que lui soupçonnait Leibniz à la représentation de quantités continues. Puisque nous en sommes à évoquer Leibniz, nous pouvons retrouver encore plus les marques de sa philosophie dans l’usage de l’informatique. En effet, l’ordinateur ouvre la voie à l’usage du virtuel, à la simulation, de telle sorte que les sciences, aujourd’hui, œuvrent autant à la construction de possibles, construction dont les matériaux sont les éléments binaires du langage informatique, qu’à la description du réel. [Chazal]

NEUM1951.4 Cf. Von Neumann, Théorie générale et logique des automates, op. cit., p. 58 : Axiomatiser le comportement des éléments signifie ceci : nous supposons que les éléments ont des caractéristiques fonctionnelles, externes, bien définies, ce qui veut dire qu’on doit les traiter comme des “boîtes noires”. Il faut les voir comme des automatismes dont la structure interne n’a pas à être dévoilée, mais dont on suppose qu’ils produisent certaines réponses, définies sans ambiguïté, en réaction à des stimuli eux aussi définis sans ambiguïté. […] Je n’ai pas besoin de souligner les limites de cette procédure. Il est possible que des chercheurs engagés dans cette voie fournissent la preuve que le système d’axiomes utilisé est commode et proche de la réalité, dans ses effets du moins. Ce n’est cependant pas la méthode idéale, et peut-être même pas une méthode efficace, pour déterminer la validité des axiomes.

NEUM1951.5 Cf. Von Neumann, Théorie générale et logique des automates, op. cit., p. 63 : Tous les automates de calcul se divisent en deux grandes classes d’une manière qui saute aux yeux, ce qui, comme nous allons le voir, est transférable aux organismes vivants. Ce sont les machines analogiques et les machines digitales.

NEUM1951.6 Cf. Von Neumann, Théorie générale et logique des automates, op. cit., p. 69 : Les comparaisons qu’on peut faire entre les organismes vivants et les calculateurs sont donc certainement imparfaites dans l’état actuel de la connaissance. Les organismes vivants sont très complexes, car ce sont des mécanismes partiellement analogiques et partiellement digitaux. Les calculateurs, dans la forme qui est la leur actuellement et à laquelle je me réfère dans cette étude, sont purement digitaux. Je dois donc vous demander d’accepter cette simplification extrême du système. Bien que je sois parfaitement conscient de la composante analogique des organismes vivants, et il serait absurde de ma part de nier son importance, je la négligerai volontairement, afin de simplifier la discussion. Je considérerai les organismes vivants comme s’ils étaient des automates purement digitaux.

NEUM1958 The Computer & The Brain

John Von NEUMANN, The Computer & The Brain, New Haven & London, Yale University Press, 1958.

NEUM1958.1 Cf. Von Neumann, The Computer & The Brain, op. cit., p. 14-15 : [Foreword by Ray Kurzweil, third edition, 2012] We can properly credit Turing with establishing the theoretical foundation of computation with his 1936 paper, but it is important to note that Turing was deeply influenced by a lecture that John von Neumann gave in Cambridge, England, in 1935 on his stored-program concept, a concept enshrined in the Turing machine. In turn, von Neumann was influenced by Turing’s 1936 paper, which elegantly laid out the principles of computation […]. It was on these foundations that John von Neumann created the architecture of the modern computer, the von Neumann machine, which has remained the core structure of essentially every computer for the past sixty-six years, from the microcontroller in your washing machine to the largest supercomputers.[…] The von Neumann model includes a central processing unit where arithmetical and logical operations are carried out, a memory unit where the program and data are stored, mass storage, a program counter, and input/output channels.

NEUM1958.2 Cf. Von Neumann, The Computer & The Brain, op. cit., p. 18 : [Foreword by Ray Kurzweil, third edition, 2012] Von Neumann applies the concept of the universality of computation to conclude that even though the architecture and building blocks of the brain and the computer appear to be radically different, we can nonetheless conclude that a von Neumann machine can simulate a brain’s processing. The converse does not hold, however, because the brain is not a von Neumann machine and does not have a stored program as such. Its algorithm, or methods, are implicit in its structure.

NEUM1958.3 Cf. Von Neumann, The Computer & The Brain, op. cit., p. 36 : logics and statistics should be primarily, although not exclusively, viewed as the basic tools of “information theory.” Also, that body of experience which has grown up around the planning, evaluating, and coding of complicated logical and mathematical automata will be the focus of much of this information theory. The most typical, but not the only, such automata are, of course, the large electronic computing machines.

VAL2006 Rencontres avec Heinz von Foerster

Robert VALLÉE, Rencontres avec Heinz von Foerster : des « Eigen-Values » à la remise d’une médaille d’or, in Seconde cybernétique et complexité. Rencontres avec Heinz von Foerster, ed. Evelyne ANDREEWSKY & Robert DELORME, L’Harmattan, Paris, 2006.

VAL2006.1 Cf. Vallée, Rencontres avec Heinz von Foerster, op. cit., p. 87-88 : La cybernétique de Norbert Wiener (1948) proposait un programme pluridisciplinaire fondé sur la recherche d’isomorphismes entre des domaines différents (électromécanique, biologie, sociologie...) où interviennent régulation et communication. Le paradigme fondamental était fondé sur la rétroaction négative illustré par la métaphore de la conduite d’un navire. Lorsque celui-ci s’écarte de la trajectoire choisie, une manœuvre compensatrice du gouvernail tend à l’y ramener. Il y a là, en germe, tous les éléments d’une cybernétique où interviennent un observateur qui évalue, au mieux, l’écart entre la position actuelle du navire et celle qu’il devrait occuper, un décideur qui choisit la correction à apporter à l’orientation du gouvernail et un acteur qui l’effectue. Ces trois fonctions peuvent être celles d’un seul observateur- décideur- acteur ou, pour être bref, d’un seul observateur - acteur qui peut se réduire, dans les cas les plus simples, à un dispositif automatique. Ce système cybernétique s’observe lui-même ainsi que son environnement et il agit aussi sur ces derniers.

FOER006 Éthique et Cybernétique du Second Ordre

Heinz von FOERSTER, Éthique et Cybernétique du Second Ordre, in Seconde cybernétique et complexité. Rencontres avec Heinz von Foerster, ed. Evelyne ANDREEWSKY & Robert DELORME, L’Harmattan, Paris, 2006.

FOER006.1 Cf. von Foerster, Éthique et Cybernétique du Second Ordre, op. cit., p. 110 : Comme vous le savez tous, on parle de cybernétique lorsque des effecteurs, disons, un moteur, une machine, nos muscles, etc., sont connectés à un organe sensoriel, lequel, en retour, agit par ses signaux sur les effecteurs.

FOER006.2 Cf. von Foerster, Éthique et Cybernétique du Second Ordre, op. cit., p. 110-11 : Puis [Margaret Mead] continue : “Je veux considérer spécifiquement la signification de l’ensemble d’idées interdisciplinaires que nous avons appelé tout d’abord ‘feed-back’, puis ‘mécanismes téléologiques’, puis ‘cybernétique’ – forme de pensée interdisciplinaire qui a permis aux membres de nombreuses disciplines de communiquer entre eux facilement, dans un langage que tous pouvaient comprendre”. Voici ensuite la voix de son troisième mari, épistémologue, anthropologue, cybernéticien, et comme d’aucuns le disent, père de la thérapie familiale, Gregory Bateson : “La cybernétique est une branche des mathématiques qui traite des problèmes de contrôle, de récursivité et d’information”. Puis maintenant le philosophe des organisations, le sorcier du management, Stafford Beer : “La cybernétique est la science de l’organisation efficace”. Et, enfin, la définition poétique de “M. Cybernétique”, comme nous l’appelons affectueusement, le cybernéticien des cybernéticiens, Gordon Pask : “La cybernétique est la science des métaphores défendables”. Il semble que la cybernétique représente beaucoup de choses différentes pour beaucoup de gens différents, mais cela vient de la richesse de sa base conceptuelle. Et je crois que c’est très bien ainsi ; autrement, la cybernétique deviendrait un exercice quelque peu ennuyeux. Cependant, tous ces points de vue naissent d’un thème central, celui de la circularité.

FOER006.3 Cf. von Foerster, Éthique et Cybernétique du Second Ordre, op. cit., p. 112 : Ce changement épistémologique devient flagrant si l’on se considère d’abord comme un observateur extérieur qui regarde le monde qui va ; puis dans un second temps si l’on se considère comme participant actif dans le drame de l’interaction mutuelle, du jeu de prendre-et-donner dans la circularité des relations humaines. Dans le premier cas, grâce à mon indépendance, je peux dire aux autres comment ils doivent penser et agir : “tu feras…”, “tu ne feras point…” : c’est l’origine des codes moraux. Dans le deuxième cas, en raison de mon interdépendance, je peux seulement me dire à moi-même comment penser et agir : “je ferai…”, “je ne ferai pas…” : c’est l’origine de l’éthique.

TRIC2008a Le moment cybernétique

Mathieu TRICLOT, Le moment cybernétique : la constitution de la notion d’information, Seyssel, Champ-Vallon, 2008.

TRIC2008a.1 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 3 : Le discours contemporain de l’information prend sa source, majeure, dans un mouvement scientifique, qui s’est appelé la cybernétique, aux États-Unis, au tournant des années 1940-1950. La plupart des usages contemporains de l’information, ceux que nos citations illustraient, découlent en droite ligne de la cybernétique.

TRIC2008a.2 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 3 : la cybernétique se distingue par l’extension qu’elle a su donner au concept d’une mesure mathématique de l’information, par la diversité des usages dont elle est à la source, et enfin par sa situation remarquable, à la croisée de trois champs techniques majeurs pour l’histoire de l’information, le champ de l’ingénierie des communications, du contrôle et de l’informatique. Le vocabulaire du traitement de l’information permet à la cybernétique d’opérer la synthèse de ces trois champs techniques. Cette synthèse autorise à son tour un mouvement de migration conceptuelle en direction des sciences du vivant, physiologie et neurologie en particulier, et, plus tard, des sciences humaines. La cybernétique se définit ainsi dans sa pleine extension comme “la science du contrôle et de la communication chez l’animal et la machine”.

TRIC2008a.3 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 4 : La première singularité de la cybernétique réside sans doute dans sa dimension “phénoménotechnique”. La cybernétique est une discipline qui est issue de développements dans les milieux techniques des télécommunications et de l’informatique. Elle est donc représentative d’une forme d’engagement de la science contemporaine dans la technique, jusqu’à l’indistinction parfois. Mais, dans le même temps où la technique devient scientifique, elle impose à la réflexion des problèmes inédits. Sous le concept de phénoménotechnique, Gaston Bachelard nous invitait à concevoir les produits de la science comme des objets mixtes abstraits concrets, des relations mathématiques devenues choses [Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 1998 (1949), p. 109.]. Les grands artefacts de la cybernétique, l’ordinateur, le canon automatique, la ligne de téléphone, relèvent de cette ontologie intermédiaire. Il s’agit d’objets qui n’existent que par un ensemble théorique qui les rend possibles, et qui questionnent en même temps cet ensemble, qui l’excèdent ou le mettent en crise par leurs comportements imprévisibles, leurs échecs, les frottements, les oscillations et les bugs.

TRIC2008a.4 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 4 : La cybernétique n’est pas simplement affaire de discours, mais aussi de pratiques, de machines et de dispositifs. Si la question de la représentation associée à l’information est déterminante pour l’interprétation générale de la cybernétique, cette représentation est toujours investie dans une culture matérielle. Non que la représentation constitue un simple reflet du milieu technique ; la représentation théorique des capacités des machines, dire par exemple qu’un ordinateur traite de l’information et non seulement qu’il calcule, possède une signification technique. Elle engage d’autres rapports au matériel, elle invite à spécifier différemment l’architecture des machines à venir. La cybernétique illustre cette dimension performative des représentations scientifiques. Voici une science qui n’a jamais eu simplement pour objet de représenter le monde, mais de le transformer et de produire un monde à son image. La cybernétique manifeste un type d’alliance entre la théorie et la pratique, la représentation et l’intervention, qui ne peut être esquivé en ce cas, et qui est sans doute un des traits déterminants des sciences contemporaines.

TRIC2008a.5 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 5 : Le deuxième trait qui distingue la cybernétique est sans doute que celle-ci se présente à nous comme une science qui a échoué, ou dont le travail a été présenté comme un échec par ses successeurs. Nous avons affaire là à ce qui peut bien apparaître comme une énigme. Par un côté, la cybernétique constitue une réussite extraordinaire, dans la mesure où ses concepts ont connu une diffusion inégalée. Nous vivons dans un monde qui a été façonné en partie par la cybernétique. Nous sommes les héritiers des cybernéticiens, chaque fois que nous prenons place devant un ordinateur, non seulement parce que nos machines doivent leur architecture à Von Neumann, mais aussi parce que la cybernétique a exprimé avec force l’idée d’une humanité vivant parmi les machines, dans un univers de communication généralisée. Nous devons donc à la cybernétique non seulement tout un ensemble d’artefacts, mais aussi des manières d’habiter en sujets au sein de ces mondes d’objets. Et pourtant, la cybernétique a, par un autre côté, échoué de a à z. Cette science, à qui nous devons tant, n’a jamais réussi à se stabiliser sous la forme d’une discipline autonome, possédant ses propres lieux institutionnels et programmes de recherche. Nous vivons dans un monde cybernétique, mais sans cybernétique, d’une cybernétique diffuse et dispersée, souvent fort éloignée du projet original.

TRIC2008a.6 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 7 : Wiener a rêvé la cybernétique comme un contre-modèle de la pratique scientifique militarisée et technocratique, le modèle d’une science sans patron, démocratique dans ses finalités comme dans ses modes d’organisation.

TRIC2008a.7 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 8 : Le discours philosophique des cybernéticiens possède une dimension effective, performative, qui apparaît particulièrement bien dans l’histoire de l’informatique. Les ordinateurs n’apparaissent pas naturellement comme des dispositifs de traitement de l’information. La cybernétique joue un rôle très net dans l’instauration de cette manière de se représenter le fonctionnement des machines, à travers la grande analogie entre l’ordinateur et le cerveau. La cybernétique nous entraîne dans une histoire qui reconnaît la dimension philosophique immanente à l’activité scientifique et technique.

TRIC2008a.8 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 16 : Si les articles de Shannon, avec leur présentation limpide, contrastent avec le style débridé du Cybernetics de Wiener, le résultat est cependant le même. Nous disposons, à partir de 1948 d’une manière de quantifier l’information, de ramener l’information à une mesure.

TRIC2008a.9 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 22 : Certes, le partage entre le signal et le code peut aisément être surmonté du point de vue technique. Un des premiers résultats de la théorie des télécommunications montre en effet comment représenter des quantités continues par des symboles discrets, convertir de l’information analogique en information digitale, et vice versa. Pour les techniques, le monde du code et le monde du signal s’échangent. Reste que la conception de l’information qui émerge du milieu technique n’est jamais totalement unifiée. Chez Wiener, l’information sera toujours regardée à la manière d’un signal comme l’expression d’un certain ordre matériel, alors que chez Shannon, l’information participe de l’ontologie fantomatique du signe.

TRIC2008a.10 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 45 : La théorie de l’information est une théorie du code. La construction de la quantité d’information répond, chez Shannon, à la question : comment coder au mieux un message, en s’appuyant sur ce que l’on sait de la structure statistique de sa source, afin de minimiser la capacité de transmission nécessaire au niveau du canal ?

TRIC2008a.11 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 52-53 : La construction de la définition de la quantité d’information chez Shannon relève d’une démarche épistémologique particulière. Shannon se donne une “axiomatique” abstraite, il ne cherche pas à construire un modèle de l’information telle qu’on la trouve dans le monde. Au lieu de partir de l’information comme objet complexe, existant, quitte à en construire des modèles partiels ou locaux, Shannon se donne un ensemble de définitions simples et puissantes, à partir desquelles reconstruire par approximation son objet. Cette construction “descendante” assure la généralité de la théorie, en même temps qu’elle lui impose d’importantes restrictions, car les postulats de départ sont fermés. En particulier, si on abandonne la condition d’ergodicité de la source, la théorie de Shannon devient muette.

TRIC2008a.12 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 65 : La mesure de la quantité d’information a pour but d’améliorer le codage des messages, et a fortiori l’efficacité des transmissions. Cette approche introduit un biais caractéristique dans la définition de l’information. Les aspects signifiants, mais aussi les aspects matériels, des processus de communication sont systématiquement mis entre parenthèses. Un message se réduit à une suite de symboles. L’information nous donne une indication sur la quantité d’ordre ou de structure dans cette suite de symboles. La théorie de Shannon repose donc sur une double abstraction. Le symbole n’est plus relié (par le haut) à un concept ou à une signification. Il n’est plus relié (par le bas) à une matérialité. On ne considère plus dans le symbole que la pure relation de renvoi ou de référence dénuée de tout objet (plus de signification) et de tout fondement (plus d’inscription matérielle). Reste alors, comme résultat de ce processus d’abstraction, uniquement la forme des agencements symboliques, appréhendée de manière statistique. Ce processus d’abstraction, qui a lieu dans “la théorie mathématique de la communication”, joue un rôle décisif pour la représentation de l’information. Le monde des échanges de symboles, le monde du traitement de l’information et des algorithmes recouvre d’un voile blanc d’idéalité le monde des choses. L’information peut être considérée, à partir de ce qu’on lit chez Shannon, comme une nouvelle manière de décrire les choses du monde, non plus du point de vue de leur matérialité, mais de leur forme pure, abstraction faite de toute autre considération. La description informationnelle, qui ne s’intéresse qu’à la structure ou à la forme, permet de faire l’économie, d’une part, des aspects matériels et énergétiques de l’objet étudié, d’autre part, éventuellement de ses dimensions signifiantes. Restent la forme des agencements symboliques et leurs transformations. L’information apparaît alors comme un élément immatériel, une nouvelle quantité fondamentale aux côtés de la matière et de l’énergie.

TRIC2008a.13 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 65-66 : La théorie de l’information donne lieu à une sorte de tour de passe-passe conceptuel : d’un côté la question du statut physique réel des lignes et des messages est escamotée au profit d’une problématique du codage, de l’autre côté la question du statut physique de l’information est réintroduite via une problématique du rapport entre information et entropie. La théorie de la communication ne s’engage pas sur le statut physique de l’information. Elle peut laisser cette question en attente ou la renvoyer au grand (et peut-être faux) problème du rapport entre information et entropie.

TRIC2008a.14 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 66 : Derrière le concept mathématique de la quantité d’information, il y a l’idée d’un code pur fait de symboles dont la signification ou la matérialité ne doit pas rentrer en ligne de compte.

TRIC2008a.15 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 68 : La mesure de Wiener s’intègre dans un ensemble théorique et technique plus vaste que celle de Shannon, débordant l’ingénierie des communications, pour former une théorie unifiée de la prédiction, des filtres, du contrôle par feedback, et en définitive des interactions homme-machine. […] Le clivage essentiel entre la représentation de l’information comme code, telle qu’on la trouve de manière exemplaire chez Shannon, et sa représentation comme signal, telle qu’on la trouve chez Wiener, constitue une des clés d’intelligibilité majeure de l’histoire de la cybernétique.

TRIC2008a.16 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 69 : Cette transformation du regard qui nous fait voir de l’information là où il n’y avait précédemment que des échanges énergétiques, des formes là où il n’y avait que de la matière, n’est pas seulement une affaire de choix dans les représentations, mais aussi et conjointement une transformation, dans les choses, dans la culture matérielle du système technique. La cybernétique a donné un langage à ces expériences concrètes d’interaction avec la machine, d’inclusion des opérateurs humains dans des dispositifs de plus en plus complexes, qui se sont multipliées avec la guerre.

TRIC2008a.17 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 93 : si l’analogique et le digital peuvent être considérés comme équivalents ou convertibles du point de vue technique, il faut néanmoins accorder une sorte de priorité ontologique au signal continu. L’idée de Wiener est que les états digitaux ou discrets correspondent aux états d’équilibre des systèmes dynamiques. La plupart du temps le système se trouve à l’état d’équilibre et demeure insensible aux petites variations continues. Mais si les variations dépassent un certain seuil, alors le système change brusquement d’état. Le comportement numérique d’un système est donc le résultat d’une dynamique sous-jacente d’ordre continu. Wiener propose ici rien moins que le projet d’une “physique des dispositifs numériques”.

TRIC2008a.18 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 94 : Wiener part de situations concrètes et locales de traitement de l’information pour en construire un modèle ; il ne se donne pas une axiomatique a priori des télécommunications. Ce point est particulièrement sensible dans la mention de l’analogie entre le principe d’incertitude et les limitations pratiques du Predictor. Wiener conçoit sa démarche comme une démarche de physicien confronté aux limites réelles des situations informationnelles. Wiener privilégie une approche physicaliste des problèmes de l’information plutôt qu’il ne construit un modèle a priori.

TRIC2008a.19 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 95 : Cependant, la représentation de l’information n’apparaît pas totalement homogène au sein du milieu technique lui-même, lorsque les ingénieurs et les scientifiques interrogent la signification des concepts qu’ils ont produits. Subsiste au sein du nouvel objet information une dichotomie philosophique qui exprime une désunion au sein du milieu technique, entre ce que l’on peut appeler une information-code et une information-signal. Ces tensions éclatent au grand jour dans les débats autour de la signification de l’informatique.

TRIC2008a.20 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 100 : il n’y avait pas antérieurement un traitement naturel de l’information dans les activités humaines, qui aurait été transféré aux machines, mais le remplacement de certaines capacités humaines par des capacités mécaniques a autorisé à rebours l’analyse des activités humaines en termes mécaniques, en termes de traitement de l’information. Il y a dans le texte de Wiener une illusion rétrospective qui est nécessaire à la constitution du champ cybernétique. Cette illusion consiste à croire qu’il y avait de l’information avant qu’il y ait des machines à information. En réalité, il faut passer par les machines pour que l’on dise des humains qu’ils traitent de l’information.

TRIC2008a.21 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 103 : Cette représentation est mobilisée dans le travail de Von Neumann sur l’architecture logique de l’ordinateur, avec un double effet : d’une part l’ordinateur apparaît comme une machine équivalente au cerveau, et en ce sens capable d’une performance bien plus étendue que le simple calcul numérique, d’autre part l’idée du cerveau comme un organe logique de traitement de l’information en sort considérablement renforcée. L’idée de traitement de l’information émerge à la jointure de l’ordinateur et du cerveau. Le développement et la discussion de cette analogie dans la cybernétique jouent donc un rôle non négligeable dans la formation de l’informatique. Interpréter l’ordinateur comme un cerveau n’est pas une métaphore superflue, mais une des pièces du puzzle qui a permis de concevoir l’ordinateur comme un dispositif de traitement de l’information. L’étude de la cybernétique peut apporter à l’histoire de l’informatique un éclairage décisif sur la façon dont les performances des machines ont pu être représentées ou conçues.

TRIC2008a.22 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 104 : Les cybernéticiens ont résisté à cette pente naturelle en faveur d’une interprétation purement symbolique, qui domine l’informatique ou les sciences cognitives. Cette résistance s’appuie sur le clivage entre l’information code et l’information signal, issue du milieu des télécommunications. Elle a pris la forme d’une critique des analogies entre l’ordinateur, l’esprit et le cerveau, que nous pouvons maintenant interpréter, non comme un simple discours désincarné et philosophant, mais comme une manière d’interroger le fonctionnement même des machines, qui possède une signification technique. Il est d’autant plus remarquable que cette réflexion ait été conduite en grande partie par Von Neumann lui-même, qui, responsable des premiers designs des ordinateurs, n’a eu de cesse d’en interroger la signification, et de réfléchir à d’autres types de machines, à d’autres formes de traitement de l’information. Les cybernéticiens ont cherché à relativiser la place du code, à rendre compte du code en termes de signal, à ramener la logique discrète du software aux conditions réelles, statistiques, parallèles et analogiques du traitement physique de l’information. La cybernétique poursuit derrière le monde idéal des agencements symboliques une figure matérialiste de l’information.

TRIC2008a.23 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 109-110 : Lorsqu’il est question d’information à propos de l’ordinateur, on désigne essentiellement deux innovations techniques et une innovation logique : le codage binaire, le programme enregistré en mémoire, et la machine universelle de Turing. L’adoption du codage binaire autorise une représentation de n’importe quel type de données, et non seulement des données numériques. Le programme enregistré permet de dégager un niveau symbolique qui apparaît relativement indépendant des processus matériels. Le modèle de la machine universelle de Turing permet une extension de la notion de calcul, au-delà du domaine numérique. La conjonction de ces trois éléments définit les conditions de possibilité techniques d’un authentique “traitement de l’information”. Ces trois éléments apparaissent, plus ou moins explicitement, au sein du rapport de Von Neumann.

TRIC2008a.24 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 112 : Le principe de la représentation digitale autorise donc l’expression de n’importe quel type de données en machine, sous la forme d’un code qui peut ensuite être manipulé : des nombres, mais aussi des mots, des images, des sons, etc. Ce résultat est familier depuis la conceptualisation du principe d’échantillonnage en théorie des télécommunications qui autorise la traduction d’un signal continu sous forme digitale.

TRIC2008a.25 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 113 : Le principe de la représentation binaire, et plus généralement digitale, ne prend son véritable sens technique que lorsqu’il est associé à l’enregistrement du programme en mémoire et à la conception de la machine comme une machine universelle.

TRIC2008a.26 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 119 : Si on ne peut pas faire grand-chose avec un système inconsistant, car on y peut démontrer n’importe quoi, on peut en revanche parfaitement se satisfaire de systèmes incomplets ou indécidables.

TRIC2008a.27 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 121 : l’information se présente comme un ensemble de symboles, à la fois données et programmes, sur lequel un nouveau genre de calcul est possible. Dans le traitement de l’information, le calcul n’est plus seulement une opération arithmétique portant sur des nombres, mais une opération portant sur n’importe quel ensemble de signes, considéré comme un système formel. Le programme s’encode comme les données et devient lui-même données pour d’autres programmes. C’est au fond sur cette idée du codage et de la manipulation des systèmes formels que s’établit le rapport le plus fructueux entre logique et informatique.

TRIC2008a.28 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 121 : Avec le principe de la machine universelle et son implémentation dans les ordinateurs, le regard sur les machines change. On passe d’une problématique classique de l’inscription matérielle du signe comme aide au calcul – décharger le calculateur humain du fardeau des calculs – à un problème nouveau : tout peut être codé, tout ce qui est codé est susceptible d’être traité, modifié par une machine. Plus rien n’échappe à l’univers infini du code.

TRIC2008a.29 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 127 : “Les serviteurs fourniront à la machine les cartes au fur et à mesure de ses besoins. Ils répareront les éléments qui tombent en panne. En réalité les serviteurs tiennent lieu de membres pour la machine. Mais avec le temps, l’ordinateur remplacera les fonctions des maîtres comme des serviteurs. […] Les maîtres sont susceptibles d’être remplacés parce que dès qu’une technique devient suffisamment stéréotypée, il devient possible de mettre en place un ensemble de tables d’instructions qui permettront au calculateur électronique de s’en charger par lui-même. […] Ce sujet nous amène naturellement à la question de savoir jusqu’où il est possible en principe pour une machine de calcul de simuler les activités humaines”[Alan Turing, Lecture on the Mathematical Society on 20 February 1947, in B. E. Carpenter and R.W. Doran (dir.), A. M Turing’s Ace Report of 1946 and Other Papers, Cambridge, MIT Press, 1986, p. 123.]

TRIC2008a.30 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 127 : Si les machines devenaient capables d’apprendre, alors elles pourraient surmonter l’antinomie qui veut que mécanique signifie dénué de toute faculté d’adaptation ou dénué d’intelligence.

TRIC2008a.31 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 132 : Plutôt que de poser une question sur la nature de l’esprit ou la définition de l’intelligence, Turing pose une question sur la manière de se représenter les machines. Comment faire pour que nous puissions donner sens à l’idée que les ordinateurs sont autre chose que des machines de calcul ordinaires ?

TRIC2008a.32 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 139-140 : La réduction des machines aux opérations de traitement de l’information, et la réduction du traitement de l’information à un ensemble d’opérations sur des symboles, qui définit le test de Turing, conduit à deux grands types de problèmes. Premièrement, peut-on réellement réduire l’ensemble des opérations de la pensée, ou même la production d’un comportement linguistique, à des opérations de traitement symbolique de l’information ? Le modèle de Turing est manifestement le modèle du calcul numérique, mais toutes les opérations de la pensée peuvent-elles se traduire en tables d’instructions ? Deuxièmement, quel type de machine pourrait réussir le test de Turing ? Le principe du traitement symbolique de l’information est-il la seule voie possible pour la simulation de l’intelligence ?

TRIC2008a.33 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 156 : Cependant, bien qu’elles diffèrent dans leurs finalités, ces critiques utilisent toutes le même point faible dans l’argumentation de Turing. C’est la dimension fonctionnaliste et symbolique du test qui sert de point d’appui à la critique. Cette notion de symbole, qui est omniprésente dans les descriptions de l’informatique, est décisive, comme l’ont vu Searle ou Harnad. En effet, cette notion présuppose une certaine configuration du rapport entre matière et forme. Décrire l’informatique sous le registre du symbole, c’est adopter quasiment automatiquement, un certain nombre de partis pris sur ses possibilités, ses réussites futures… Le symbole tient lieu d’ontologie pour l’informatique. On est en droit de se demander si l’informatique ne réactualise pas, avec l’idée d’un traitement symbolique de l’information en particulier, des problèmes aussi anciens que la philosophie. Il suffit parfois de gratter un peu sous le vernis des nouvelles formules pour reconnaître les anciennes antinomies sur le rapport entre la pensée et le langage, le signe et la signification.

TRIC2008a.34 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 157-158 : La description idéaliste usuelle de l’informatique et de l’information est fondée sur cette propriété du symbole : forme indifférente à sa matière, mais qui ne peut se passer d’une inscription. […] La relation entre symbole, concept et matière sert de matrice pour toute une série de relations que l’on va trouver en informatique : la matière est au symbole ce que le hardware est au software, le cerveau à l’esprit… On dispose à ce moment-là de toute une métaphysique implicite du symbole et de la fonction qui sert de grille de lecture pour interpréter les opérations techniques. Il ne s’agit pas de dire que cette grille de lecture est absurde ou infondée, ou que l’on trouve autre chose dans les ordinateurs que des symboles et de la manipulation symbolique. Le but n’est pas d’introduire des concepts là où il n’y a que des symboles, mais on peut montrer deux choses : premièrement que l’informatique repose en général sur une ontologie implicite du symbole. Cette description des ordinateurs fonde une définition générale de l’information. Deuxièmement, cette description, cette problématique majoritaire de l’informatique, qui est une problématique largement idéaliste, n’est pas la seule, et on trouve, y compris au sein du champ technique informatique, sur un mode mineur, une autre définition de l’information, c’est-à-dire une autre façon d’envisager le rapport de la matière à la forme.

TRIC2008a.35 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 170 : Le cerveau est une machine de Turing ; ajoutons à ce résultat, que l’ordinateur et la pensée peuvent eux aussi être considérés comme des machines de Turing. On peut alors fonder, sur l’idée de calcul symbolique, une certaine identification entre pensée, calcul, machine logique, machine physique et machine biologique. Si penser c’est calculer, c’est-à-dire manipuler des symboles au sens d’une machine de Turing, si le cerveau est capable d’un tel calcul, alors on peut concevoir pour la première fois de façon aussi nette que le cerveau possède les propriétés suffisantes pour incarner la pensée.

TRIC2008a.36 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 179-180 : non seulement le hardware, la réalisation physique, compte, mais il n’est pas du tout indifférent pour le modèle formel. S’il y a des fonctions, celles-ci ne peuvent être détachées des composants physiques qui les implémentent et induisent des propriétés caractéristiques. La fonction n’est pas première, mais seconde, elle émerge d’un certain type concret d’organisation matérielle. Cette critique n’enlève pas toute validité à la procédure axiomatique, de laquelle Von Neumann continue à se réclamer, mais elle conduit à en relativiser la valeur, et à replacer la procédure axiomatique sous condition des données de la neurophysiologie. Dans l’esprit de la “Théorie générale et logique des automates”, une théorie désincarnée du traitement de l’information n’a pas spécialement d’intérêt. En définitive, la neurophysiologie tranche.

TRIC2008a.37 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 181 : Ce n’est pas le fonctionnement normal qui révèle les modalités du traitement de l’information, dans l’ordinateur ou le cerveau, mais d’abord le fonctionnement pathologique, la panne ou l’erreur.

TRIC2008a.38 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 184 : Le comportement digital est donc toujours le résultat d’un comportement analogique particulier.

TRIC2008a.39 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 185 : Il y a du fonctionnel et du digital parce qu’il y a en dessous un fonctionnement analogique particulier, avec des effets de seuil. Ce second mouvement implique l’adoption d’une représentation de l’information autre que comme code ou symbole. Le code ou le symbole n’est qu’une réalité dérivée chez Von Neumann. L’information, ce n’est plus le symbole s’implémentant dans une matière, mais le signal qui émerge d’un comportement analogique bruité. La représentation standard de l’information dans les machines informatiques comme un ensemble de symboles sur lequel un calcul universel peut s’effectuer est ramenée à une réalité plus fondamentale du traitement de l’information au niveau du fonctionnement des composants. Le comportement digital qui justifie un traitement en termes de symboles et de fonctions n’est qu’un effet de processus non digitaux, qui relèvent des catégories du traitement du signal, à commencer par le rapport entre le signal et le bruit.

TRIC2008a.40 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 188 : Ce faisant, Von Neumann remplace la définition fonctionnaliste de l’information comme symbole, par une définition en termes de signal. L’information n’est plus une forme qui domine une matière dans laquelle elle doit s’insérer, mais le résultat de certains processus matériels. De même que le comportement digital tout-ou-rien résulte d’un fonctionnement analogique particulier, le symbole dépend d’un signal. Il y a bien du symbole, mais le symbole est compris sous la dimension du signal. S’il y a de la forme, c’est en raison de certains processus matériels.

TRIC2008a.41 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 189 : Il ne sert, en principe, plus à rien de dire : “les ordinateurs ne pourront jamais faire ceci ou cela”, puisque n’importe quelle fonction qui peut être décrite complètement et sans ambiguïté est réalisable par un réseau de neurones formels ou une machine de Turing.

TRIC2008a.42 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 191-192 : Il y a donc à ce moment-là, de façon extraordinairement nette, une inversion complète du rôle de modèle. Ce n’est plus la machine qui modélise certaines fonctions psychiques, manifestant ainsi que celles-ci sont intégralement réductibles à l’ordre mécanique, mais le cerveau, ou l’organisme de manière générale, qui sert de modèle aux machines. Il y a une priorité des vivants sur la technique, qui était déjà sensible dans les remarques concernant le traitement des erreurs. Notre logique et les machines qui en découlent sont une version simplifiée à l’extrême de la logique du vivant.

TRIC2008a.43 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 198-199 : Dans le champ technique de l’informatique, on trouve donc deux façons de considérer l’information. La définition de l’information comme symbole qui provient de la problématique hardware/software est concurrencée par une définition comme signal qui provient à la fois de la théorie de l’information et d’une attention aux données de la neurologie. Dans les deux cas, il s’agit de composer le triangle information, états mentaux, matière. Mais avec l’information signal, le niveau symbolique apparaît comme l’expression particulière des processus matériels. Cela donne la possibilité au signal d’englober le symbole. Le niveau de l’information défini par l’intelligence artificielle symbolique apparaît ainsi dans le dernier texte de Von Neumann comme un effet second, dérivé d’un fonctionnement alternatif, statistique, plutôt qu’algorithmique et séquentiel.

TRIC2008a.44 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 203 : La cybernétique fait de l’information une nouvelle dimension du monde physique. Elle ajoute aux explications existantes, par la matière ou l’énergie, un nouveau type d’explication par l’information. Elle ajoute aux phénomènes existants une nouvelle classe de phénomènes, les processus de traitement de l’information. Le monde n’est pas “fait” uniquement de matière et d’énergie, mais aussi d’information, nous apprend la cybernétique. L’information circule, s’échange, se transforme, et, jusqu’à récemment, nous n’y avions pas prêté suffisamment d’attention. Tel est le credo de la discipline, que ce soit pour la connaissance du cerveau, lorsque le modèle informationnel et logique de McCulloch et Pitts supplante le vieux modèle énergétiste de Rashevsky, ou pour l’étude de l’organisme social, de la communication et des machines.

TRIC2008a.45 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 210-211 : Il existe bien une hésitation structurelle au sein de la cybernétique entre deux représentations de l’information. Cette hésitation appartient à la fois au domaine de l’ontologie – comment interpréter une fonction d’état comme l’information – et de l’épistémologie – comment construire une discipline à partir d’un milieu technique qui soit capable de transcender ce milieu technique, qui ait une vocation universelle pour ce milieu technique, pour d’autres milieux techniques, et éventuellement pour d’autres sciences. La réponse à ce défi épistémologique, que la cybernétique a pour une large part surmonté au vu de la réussite des applications du concept d’information, a consisté à inscrire la cybernétique dans la physique et à faire de l’analogie information-entropie une pierre de touche du statut de la discipline. Si l’on doit dresser le portrait philosophique de la cybernétique, il apparaît qu’une de ses spécificités, par rapport aux disciplines qui vont la suivre et l’éclipser, en particulier l’intelligence artificielle, est d’avoir conservé la question du statut physique de l’information, de n’avoir pas cédé à la tentation du repli dans le domaine de la forme pure, du code et de l’algorithme.

TRIC2008a.46 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 211 : “[…] dès le départ pour ce qui est de Wiener et de ceux qui le suivent en tout cas, ils ont fait de l’information une grandeur physique, l’arrachant au domaine des transmissions de signaux entre humains. Si tout organisme est environné d’informations, c’est tout simplement qu’il y a partout autour de lui de l’organisation, et que celle-ci, du fait même de sa différenciation, contient de l’information. L’information est dans la nature, et son existence est donc indépendante de l’activité de ces donneurs de sens que sont les interprètes humains.” [Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994, p. 126.]

TRIC2008a.47 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 213 : “ La notion de quantité d’information se rattache très naturellement d’elle-même à une notion classique en mécanique statistique : celle d’entropie. Tout comme l’information est dans un système une mesure de son degré d’organisation, l’entropie est une mesure du degré de désorganisation d’un système. L’une est simplement l’inverse de l’autre.” [Norbert Wiener, Cybernetics, or control and communication in the animal and the machine, Cambridge, MIT Press, 1948, p. 11.]

TRIC2008a.48 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 221-222 : un système dans lequel la quantité d’information est élevée est un système ordonné, présentant des formes significatives par opposition à un désordre indifférencié.

TRIC2008a.49 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 222 : Les notions d’information et de communication sont donc fondamentalement inscrites dans un univers irréversible. Telle est la leçon du premier chapitre philosophique et cosmologique de Cybernetics qui situe la science des messages du côté du temps orienté de Bergson plutôt que de l’univers réversible de Newton. Sans irréversibilité et sans un temps orienté, il n’y aurait pas de communication, argumente Wiener en une expérience de pensée troublante qui imagine un démon solitaire.

TRIC2008a.50 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 224 : Si on admet cette représentation de l’identité individuelle, conséquence du discours cosmologique sur l’information, alors, l’organisme se réduisant à un ensemble de formes maintenues par homéostasie, la forme se réduisant à un message, on peut imaginer extraire cette forme de l’organisme, la transmettre et la reconstituer par ailleurs. Wiener suggère sur le mode de la science-fiction un dispositif de téléportation qui consisterait à scanner l’ensemble de l’information d’un individu, la transmettre à l’autre bout de la ligne et à l’utiliser pour recombiner l’individu entier. Wiener invente “le voyage par télégraphe”.

TRIC2008a.51 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 225 : Que l’identité ne soit pas du côté de la matière, mais de l’information, comme l’écrit Wiener, n’implique pas un renoncement au matérialisme au profit du monde éthéré des symboles. Toute la manœuvre consiste, au contraire, à placer la question de l’identité sous législation de la science physique. Ce chapitre exemplifie la thèse selon laquelle l’information doit être conçue comme l’expression de l’identité, de la singularité d’un agencement matériel.

TRIC2008a.52 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 227 : En prenant pour point de départ une étude des enjeux techniques du transfert de l’information, Simondon met au jour les tensions que recèle la conception cybernétique, entre information, forme, ordre et probabilité. On attend d’un côté du canal d’information ou d’un amplificateur très fidèle une disponibilité absolue par rapport à toutes les modulations du signal qu’il achemine. L’information s’apparente alors aux phénomènes contingents, sans loi. Mais d’un autre côté, on attend aussi que l’information puisse se distinguer du bruit et du pur hasard. L’information s’apparente alors à un ordre ou à une forme.

TRIC2008a.53 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 227-228 : Le concept d’information est donc pris entre deux exigences opposées : d’un côté un message hautement improbable est un message hautement informatif, selon l’axiomatique de la théorie des télécommunications, mais, de l’autre côté, on attend aussi de l’information qu’elle se distingue du bruit et du pur aléatoire. Un message bruité peut ainsi être considéré comme porteur de plus d’information, en fonction des modifications aléatoires introduites par le bruit, ou de moins d’information, car son contenu est, au moins partiellement, corrompu.

TRIC2008a.54 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 228 : Simondon a choisi d’interpréter philosophiquement cette antinomie au sein du concept d’information en considérant l’information comme un terme intermédiaire entre la forme et le hasard, entre l’ordre et le désordre. “L’information n’est pas de la forme, ni un ensemble de formes, elle est la variabilité des formes, l’apport d’une variation par rapport à une forme. Elle est l’imprévisibilité d’une variation de forme et non la pure imprévisibilité de toute variation. Nous serions donc amenés à distinguer trois termes : le hasard pur, la forme et l’information.” [Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 137.] Cette conception débouche dans l’individu et sa genèse physico-biologique sur une interprétation physique originale de l’information comme l’opérateur par lequel se résout un système métastable.

TRIC2008a.55 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 272 : On peut en effet montrer que la mention du démon de Maxwell sert avant tout à assurer une passerelle entre la physique et les sciences du vivant. Le démon fonctionne chez Wiener comme une interface entre théorie de l’information, physique et physiologie. Il présente sous une forme incarnée les postulats fondamentaux qui gouvernent en cybernétique la théorie des automates naturels et artificiels. Le démon incarne à lui seul le choix d’une information incarnée.

TRIC2008a.56 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 272 : la cybernétique se définit avant tout comme une entreprise d’extension des concepts de l’ingénierie des télécommunications et du traitement de l’information à la physiologie : science du contrôle et de la communication chez l’animal et la machine. La relation entre information et entropie, envisagée à partir de l’expérience de pensée du démon de Maxwell, prend donc sens à l’intersection de la physique et de la biologie, si l’on suit le texte de Wiener. À quoi sert l’analogie information-entropie pour la cybernétique ? À quoi sert le démon de Maxwell ? À étendre le royaume de la théorie de la communication, désormais considérée comme une branche de la mécanique statistique, aux phénomènes biologiques.

TRIC2008a.57 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 274 : “Sur le long terme, le démon de Maxwell est sujet à un mouvement aléatoire fonction de la température de son environnement et comme Leibniz le dit de ses monades, il reçoit énormément de petites impressions qui le plongent dans ‘une sorte de vertige’, le rendant incapable de perceptions claires. Il cesse alors d’agir comme un démon de Maxwell.” [Norbert Wiener, Cybernetics, or control and communication in the animal and the machine, Cambridge, MIT Press, 1948, p. 58.]

TRIC2008a.58 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 277 : l’usage des probabilités est certes fonction de notre connaissance insuffisante de l’ensemble des paramètres, mais il reflète en réalité pour Wiener la nature même de l’univers. […] L’usage des probabilités doit ainsi s’interpréter de manière réaliste chez Wiener. Toute sa philosophie de la physique s’oppose à une interprétation purement instrumentaliste des théories mathématiques. Les mathématiques n’ont pas seulement un rôle d’outil commode pour décrire les enchaînements phénoménologiques, elles nous font accéder à la réalité même des choses.

TRIC2008a.59 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 277 : “Par leur prise de conscience d’un élément fondamental de hasard dans la texture de l’univers lui-même, ces hommes [Gibbs et Freud] sont proches les uns des autres et proches de la tradition de saint Augustin. Car cet élément de hasard, cette incomplétude organique, est ce que nous pouvons considérer, sans trop tordre le langage, comme le mal ; le mal négatif que saint Augustin considère comme incomplétude, plutôt que le mal positif et malicieux des Manichéens.” [Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1950, p. 11.]

TRIC2008a.60 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 277-278 : L’interprétation physicaliste de l’information repose essentiellement sur trois thèses, énoncées lors du premier chapitre de Cybernetics. Premièrement notre univers est fondamentalement contingent et se caractérise par des processus irréversibles. Le hasard est une partie de la chaîne et de la trame de l’univers. Deuxièmement, les processus de communication et de traitement de l’information ne peuvent exister que dans un tel univers. Ils en portent la marque. Le traitement statistique des notions associées à la communication n’est donc pas seulement affaire de commodité mathématique. Enfin, troisièmement, dans un tel univers on assiste à des phénomènes d’évolution ou d’émergence, le hasard génère des formes dont certaines peuvent persister. L’information désigne ces formes transitoires, précaires, gagnées sur le hasard. Le démon de Maxwell est l’image d’un tel dispositif. Il renverse pendant un temps pour des raisons purement physiques liées aux processus fondamentaux du traitement de l’information le cours de l’entropie.

TRIC2008a.61 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 278 : “Dans la mesure où l’entropie s’accroît, l’univers et tous les systèmes clos de cet univers, tendent naturellement à se détériorer et à perdre leur caractère distinct, pour passer de l’état le moins probable à l’état le plus probable, d’un état d’organisation et de différenciation dans lequel des distinctions et des formes existent, à un état de chaos et d’indifférence. Dans l’univers de Gibbs l’ordre est le plus improbable et le chaos le plus probable. Mais alors que l’univers comme un tout, si tant est que l’univers forme un tout, tend à se détériorer, il y a des enclaves locales dont la direction semble opposée à celle de l’univers dans son ensemble et pour lesquelles il existe une tendance limitée et temporaire à l’accroissement de l’organisation. La vie trouve abri dans certaines de ces enclaves. Ce point de vue est le cœur de la cybernétique et c’est à partir de lui que la nouvelle science a commencé son développement.” [Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1950, p. 12.]

TRIC2008a.62 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 279 : Le démon n’est donc pas l’observateur, le démon c’est la cellule, l’enzyme, l’organisme. Le démon est à chasser du côté de ces systèmes biologiques métastables, capables de renverser pour un temps le cours de l’entropie, et de maintenir leur ordre ou homéostasie à travers le désordre et par le désordre.

TRIC2008a.63 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 279 : Il n’en reste pas moins que l’idée que le bruit puisse agir comme un générateur de formes et d’information apparaît, certes sous une forme qui n’est jamais totalement thématisée, à quelques reprises dans les travaux des premiers cybernéticiens.

TRIC2008a.64 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 280 : “Le concept de forme résiduelle est revenu sur le devant de la scène avec le travail du Dr. W. Ross Ashby. Celui-ci l’utilise pour expliquer le concept de machines apprenantes. Il montre qu’une machine dont la structure inclut un élément de hasard et de désordre aura certaines positions proches de l’équilibre et certaines positions éloignées de l’équilibre, et que les formes proches de l’équilibre dureront du fait de leur nature plus longtemps, alors que les autres n’apparaissent que de temps en temps. Le résultat est que dans la machine d’Ashby, comme dans la nature de Darwin, nous avons l’apparence d’une finalité dans un système qui n’est pas construit de manière finalisé, simplement parce que la finalité est par sa nature même transitoire. Bien entendu, sur le long terme, la grande finalité triviale du maximum d’entropie se révélera la plus résistante d’entre toutes.” [Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, Cybernetics and Society, Londres, Free Association Books, 1954, p. 37-38.]

TRIC2008a.65 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 280 : Dans le même ordre d’idées, la théorie des automates autoreproducteurs de Von Neumann mentionne la possibilité que le bruit puisse être utilisé par les automates, à partir d’un certain niveau d’organisation et d’autonomie, de façon à augmenter leur complexité. Le bruit est conçu ici encore comme l’analogue des mutations dans le schème darwinien.

TRIC2008a.66 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 280 : La cybernétique a donc choisi d’interpréter l’information de manière objectiviste et réaliste. Ce faisant, elle a pu anticiper sur les options théoriques de la physique du calcul et du principe d’ordre par le bruit, qui donnent corps à une représentation incarnée de l’information. On peut toujours discuter l’interprétation de la notion d’entropie comme expression du niveau d’organisation d’un système physique, telle qu’adoptée par la cybernétique. Toujours est-il qu’elle constitue une option clairement réaliste dans l’œuvre des cybernéticiens. On ne peut que mettre au crédit de ces derniers, contrairement à ce qu’affirment des lectures erronées comme celle de Hayles, de n’avoir pas cédé à la tentation de traiter l’information comme un terme purement logique, comme une affaire de symboles et de programme. Il est évident que les successeurs de la cybernétique, en particulier les tenants de l’intelligence artificielle, ont pu considérer cette position comme un défaut ; une position beaucoup trop lourde à assumer du point de vue théorique et qui devrait être éliminée au profit d’une interprétation uniquement symbolique de l’information. Cette dernière interprétation élimine toute une série de questions et autorise un programme de recherche à l’efficacité immédiate.

TRIC2008a.67 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 298 : La première théorie des automates autoreproducteurs de Von Neumann suggère ainsi l’idée selon laquelle à partir d’un certain seuil de complexité le bruit peut être utilisé de manière positive comme un facteur de croissance et de complexification par des organisations capables de se maintenir ou de s’autoreproduire.

TRIC2008a.68 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 304 : “Le but principal de toute cette étude du système nerveux est de pointer le fait qu’il est dangereux d’identifier le monde physique (ou biologique) réel avec les modèles que nous construisons pour l’expliquer.” [John Von Neumann, Probabilistic Logics and the Synthesis of Reliable Organisms from Unreliable Components, in William Aspray, Arthur Burks (dir.), Papers of John Von Neumann on Computing and Computer Theory, Cambridge, MIT Press, 1987, p. 600.]

TRIC2008a.69 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 308 : “En axiomatisant les automates [autoréplicateurs] de cette manière, on a jeté la moitié du problème par la fenêtre et c’est peut-être la moitié la plus importante. On s’est résigné à ne pas expliquer comment ces éléments sont constitués de particules élémentaires ou même de molécules. […] On considérera simplement que des particules élémentaires dotées de certaines propriétés existent. La question à laquelle on espère répondre, ou au moins examiner, est : ‘Quels principes sont mis en œuvre dans l’organisation de ces molécules dans les êtres vivants fonctionnels ?’” [Arthur Burks, Theory of Self-Reproducing Automata, Urbana, University of Illinois Press, 1966, p. 77.]

TRIC2008a.70 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 308-309 : La théorie des automates de Von Neumann est représentative de la conception cybernétique de l’information. La théorie demeure une théorie formelle et logique du traitement de l’information, et non une théorie physique à la manière de Landauer ou Bennett. Mais elle implémente ce qui est requis par une représentation physicaliste de l’information. Premièrement, elle reprend, avec l’autoreproduction, la question du démon de Maxwell telle que Wiener l’avait définie. Deuxièmement, elle cherche à rendre compte des possibilités du traitement biologique réel de l’information. Le modèle formel n’a ainsi d’intérêt que dans la mesure où il vient se frotter à ce que l’on sait de la réalité du traitement de l’information. Le traitement de l’information n’appartient pas au pur royaume des symboles, mais on peut au contraire comprendre comment la possibilité du traitement symbolique de l’information émerge à partir du comportement de composants simples, comme les neurones de McCulloch et Pitts ou les cellules d’un automate cellulaire. On a une théorie qui cherche à rendre compte des conditions physiques du traitement de l’information, qui partage l’idée que les conditions du traitement de l’information sont à chercher essentiellement du côté de la mécanique statistique, et, enfin, qui postule que l’information symbolique tout-ou-rien peut s’expliquer à partir d’un niveau sous-jacent dont les règles sont de nature probabiliste.

TRIC2008a.71 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 309 : Au sein de la cybernétique, l’analogie information-entropie et la situation du démon de Maxwell servent principalement à mettre en lumière la possibilité d’une étude mécaniste des phénomènes biologiques à partir des catégories du traitement de l’information. La théorie des automates de Von Neumann met précisément en œuvre un tel programme, fondé sur la représentation originale de l’information au sein de la cybernétique. Rapportée à l’alternative entre le signe et le signal, considérée comme l’antinomie qui structure la construction du concept scientifique d’information, ces développements indiquent que la cybernétique a pris fait et cause pour une conception de l’information associée aux processus matériels ; autrement dit, pour une conception de l’information qui penche nettement du côté du signal, selon la terminologie proposée.

TRIC2008a.72 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 310 : Lorsque Von Neumann, par exemple, choisit, dans la lettre à Wiener de novembre 1946, de faire retour sur la signification des concepts et des méthodes employés en cybernétique, nous assistons à un de ces moments philosophiques où se produit corrélativement une structuration du monde et des choses dites. Signe ou bien signal, ce seront des univers d’objets légèrement différents, des questions et des méthodes qui ne sont pas exactement les mêmes.

TRIC2008a.73 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 315 : Or le concept d’information est intéressant comme concept nomade qui a pu fournir un schème pour investir une multiplicité de champs disciplinaires. Cela est manifeste pour un domaine en particulier, dont l’importance est considérable. La transformation du champ du calcul automatique en informatique n’est pas étrangère à l’évaluation de ses usages sociaux. On peut montrer par exemple que le discours de Wiener sur les impacts de l’usine automatisée participe de la détermination de la signification technologique de l’informatique naissante, comme instrument universel de contrôle et de commande.

TRIC2008a.74 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 319 : Si on sait ce que c’est que de l’information, alors on se rend compte que l’idée de propriété intellectuelle est absurde. L’information n’est pas faite pour être une marchandise, comme le dit Wiener. Si on sait ce que c’est que de l’information, alors on se rend compte que le contrôle et le cloisonnement de l’information dans les recherches militaires sont désastreux. Si on connaît la nature des processus de communication, on se rend compte que le maccarthysme est non seulement moralement condamnable, mais aussi politiquement erroné, et ainsi de suite.

TRIC2008a.75 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 321 : La cybernétique de Wiener appartient à l’histoire de ceux qui ont perdu, l’histoire d’une certaine gauche américaine, pacifiste et internationaliste, laminée par la guerre froide.

TRIC2008a.76 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 329-330 : Restituer la dimension à la fois critique et progressiste de cette “politique cybernétique” est d’autant plus intéressant que le discours politique associé aujourd’hui à la notion d’information est aux antipodes de celui qu’a tenu Wiener. Le discours qui vise aujourd’hui à promouvoir “la société de l’information” n’est bien souvent que le masque de l’exigence de libéralisation totale des marchés. On se souvient que la première conférence internationale consacrée explicitement à la “société de l’information”, une initiative de la Commission Européenne, organisée dans le cadre du G7 à Bruxelles en février 1995, préconisait comme “principes de base susceptibles de faire de la vision commune de la société planétaire de l’information une réalité : la promotion d’une concurrence dynamique, l’encouragement à l’investissement privé, la définition d’un cadre réglementaire évolutif, l’assurance d’un accès ouvert aux réseaux”, toutes mesures destinées à accroître la rentabilité des capitaux sur fond de grande dérégulation du marché des télécommunications. Il y a donc quelque ironie à considérer que le discours critique de Wiener, dont la composante anticapitaliste est loin d’être négligeable, ait pu se retrouver ainsi converti en un discours d’accompagnement destiné à fournir le supplément d’âme dont les politiques libérales ont besoin. Il est bon de se souvenir aujourd’hui qu’il y a eu dans les années 1940-1950 une première “société de l’information” avant “la société de l’information” ; une société de l’information qui reposait sur l’idée que la communication est une valeur hors marché, une valeur qui ne peut être subordonnée à la loi du profit ou à ce que Wiener appelle la “liberté d’exploiter”.

TRIC2008a.77 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 330 : “Nous avons pas mal d’expérience quant à la façon dont les industriels regardent les nouvelles potentialités en matière d’industrie. Toute leur propagande a pour seule fin que celles-ci ne soient pas considérées comme l’affaire de l’État mais laissées ouvertes pour n’importe quel entrepreneur qui souhaite y investir. Nous savons aussi que ceux-ci ont fort peu d’inhibitions quand il s’agit de prendre tous les profits qu’il y a à prendre dans un secteur industriel et laisser le public ramasser les miettes. C’est l’histoire de l’industrie du bois et des mines, et une partie de ce que nous avons appelé dans un autre chapitre la philosophie américaine traditionnelle du progrès [fondée sur le pillage à courte vue des ressources naturelles].”[Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1950, p. 161.]

TRIC2008a.78 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 331 : Au début des années 1950, Wiener s’engage dans une véritable campagne, rencontrant des syndicalistes ou des patrons, pour faire connaître de façon large les risques de la nouvelle automatisation promise par les machines cybernétiques. Wiener est particulièrement inquiet de la perspective d’un chômage de masse qui serait le résultat de ce qu’il décrit comme une “nouvelle révolution industrielle”.

TRIC2008a.79 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 341 : On voit ici Wiener essayer de s’affranchir, au moyen des effets d’autorité permis par le recours à la cybernétique, de la fragilité d’une posture seulement morale. […] Il s’agit de réencoder la question de sorte qu’une réponse purement technique vienne saturer le problème politique qui en est à l’origine. […] l’information diffère de la matière et de l’énergie en ce qu’elle ne peut faire l’objet d’une appropriation privée ; l’information est toujours une affaire de durée. De là, se déduit la nécessité de changer de politique en matière nucléaire.

TRIC2008a.80 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 342 : “Qu’est-ce qui fait d’une chose une bonne marchandise ? Essentiellement, le fait qu’elle puisse passer de main en main sans perte substantielle de sa valeur et que les parties de cette marchandise peuvent se combiner de façon additive tout comme l’argent qui permet de les acheter. L’information ne peut se conserver aussi aisément [que la matière ou l’énergie], car comme nous l’avons vu la quantité d’information communiquée est liée à cette quantité non additive connue comme entropie dont elle diffère par son signe algébrique et probablement par un facteur numérique. De la même manière que l’entropie tend à croître spontanément dans un système clos, l’information tend à décroître, de la même manière que l’entropie est une mesure du désordre, l’information est une mesure d’ordre. L’information et l’entropie ne sont pas conservées et sont toutes deux mal adaptées pour être des marchandises.” [Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1950, p. 116.]

TRIC2008a.81 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 351 : L’idée que la société soit tout à la fois organisme et machine cybernétique forme ainsi la contrepartie des analyses sur le traitement social de l’information. Qu’il s’agisse d’un organisme, d’une machine ou d’une société, on a affaire à une forme d’organisation qui ne peut se maintenir qu’en récoltant, échangeant ou transformant de l’information. Quel que soit le cas, on peut étudier la structure du point de vue des circuits informationnels qui sont mis en jeu, en dégageant les différentes manières dont ceux-ci peuvent être configurés. Les propriétés cybernétiques de l’information servent alors à révéler l’organisation des pouvoirs au sein de la structure sociale et les différentes formes de domination. Plus que jamais contrôle et information s’échangent.

TRIC2008a.82 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 359 : la cybernétique permet de réintégrer les comportements finalisés dans le royaume de la science normale. La finalité est une propriété de certaines organisations qui intègrent des dispositifs de feedback et de traitement de l’information. On peut donc décrire de façon intégralement mécaniste des comportements finalisés, comme le sont les comportements sociaux.

TRIC2008a.83 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 363 : La mention de la théorie des jeux est donc profondément ironique : non seulement celle-ci peut être utilisée pour montrer le contraire de ce qu’on lui fait dire habituellement, c’est-à-dire montrer le caractère antihoméostatique des processus de marché, mais plus profondément, il convient de se méfier des applications de la science quantitative aux études sociales. Non seulement les modèles sont beaucoup trop abstraits et réductionnistes, mais leur usage est aussi motivé en premier lieu par le désir de maximiser le pouvoir de ceux qui sont en position d’exploiter les autres.

TRIC2008a.84 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 389 : Affirmer que les artefacts ont par soi des propriétés politiques implique que l’on dépasse la simple question de la moralité ou non de leur usage. Il s’agit du problème, toujours renouvelé de la neutralité de la technique. Peut-on penser la technique sous le régime de la séparation entre le moyen (l’outil) et la fin (l’usage) ou bien faut-il accorder au moyen une sorte de finalité en propre ?

TRIC2008a.85 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 390 : Ne risque-t-on pas de faire de manière abusive de la technique le déterminant en dernière instance du changement social, de faire de la technique un destin ? Sous le prétexte, louable, de débusquer les dimensions politiques du fait technique, est-ce que l’on ne masque pas les rapports de force qui structurent le champ social ?[…] On s’attendrait en effet à ce que, pour l’âge de l’information, Wiener suggère une causalité de même ordre entre la nature des machines et la structure sociale. Or, il n’en est rien, et on ne voit jamais Wiener affirmer que les machines informationnelles entraîneraient mécaniquement dans leur sillage une société ouverte et apaisée. Pas l’ombre d’un destin technique ici, informatique et communication ne sont pas encore devenues les symboles de cette intelligence collective démocratique qui se répandrait sur la planète via les technologies de l’information. Bien au contraire, la plupart des textes de Wiener traitant de la question s’achèvent sur des appels pathétiques à la responsabilité morale. Les nouvelles techniques nous laissent face à un choix éthique entre le bien et le mal. “The hour is very late and the choice of good and evil knocks at our door.” [Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1950, p. 186.]

TRIC2008a.86 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 398 : Le fait que le système prenne en apparence de façon automatique un certain nombre de décisions dissimule les choix qui sont faits en amont quant à ces décisions. Le robot masque sous l’apparence d’une domination par les choses et par les artefacts une domination qui s’exerce sur les hommes par les hommes.

TRIC2008a.87 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 398-399 : La machine à gouverner, comme le robot, représente une organisation close sur elle-même, incapable d’affronter la contingence et l’imprévisibilité de l’information extérieure. Elle ne peut fonctionner qu’à la condition de produire un milieu technique à son image, caractérisé par un haut niveau d’entropie et d’indifférenciation ; exigence qui contredit celle d’un milieu ouvert dans la société des hommes et des machines que souhaite Wiener.

TRIC2008a.88 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 401 : La mécanique statistique est le véritable instrument des prétentions impérialistes de la cybernétique envers les sciences du vivant ou les sciences de l’esprit.

TRIC2008a.89 Cf. Triclot, Le moment cybernétique, op. cit., p. 402 : l’information apparaît elle-même clivée le long de ces vecteurs technique, philosophique, épistémologique ou politique. Nous aurons ou bien le code ou bien le signal, le programme symbolique ou la théorie des automates, la simulation de l’esprit ou la réalisation d’un cerveau artificiel, la logique formelle ou la mécanique statistique, la société de l’information ou la guerre froide…

STIE2016 Dans la disruption

Bernard STIEGLER, Dans la disruption, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016.

STIE2016.1 Cf. Stiegler, Dans la disruption, op. cit., p. 311 : La disruption, c’est aussi et surtout ce qui se concrétise dans la vie de tous les jours avec la data economy par où les cinq milliards de Terriens disposant d’un abonnement à la téléphonie mobile produisent plus ou moins inconsciemment les traces et les métadonnées par lesquelles ils s’annotent eux-mêmes, permettant que des gloses automatisées prennent en charge leurs potentiels protentionnels et les court-circuitent – et avec eux toute interprétation, toute individuation, toute herméneutique et toute consistance, c’est-à-dire toute valeur.

STIE2016.2 Cf. Stiegler, Dans la disruption, op. cit., p. 363-364 : Cette recherche dite technoscientifique est ainsi mise essentiellement au service de l’accélération de l’exosomatisation, ce qui conduit à la disruption, dont elle constitue le facteur premier : à travers ce nouvel âge de la recherche, de la science et de la technique qui forment désormais ensemble la technologie industrielle, ce sont les possibilités du devenir qui sont systématiquement explorées et sélectionnées en fonction des meilleurs gains calculables.

STIE2016.3 Cf. Stiegler, Dans la disruption, op. cit., p. 426 : Srnicek et Williams ont raison de vouloir reprogrammer les plates-formes matérielles de ce qui est devenu la data economy conduisant à l’automatisation intégrale et généralisée. C’est aussi ce à quoi travaille l’Institut de recherche et d’innovation à travers ses projets au service d’un Web néguentropique. Un redéploiement de la pharmacologie numérique au service de finalités post-capitalistes à long terme, et composant sans doute avec le capitalisme à court et moyen terme, suppose des prescriptions nouvelles de savoirs – vivre, faire et conceptualiser. Ce sont de telles capacités prescriptrices, qui, comme nouvelles formes de savoirs et de partages des savoirs, ont tout à voir avec les capacités au sens de Sen, qui permettront de surmonter la “tyrannie des modes de vie” – celle-ci s’annonçant bien plus tyrannique encore avec le marketing transhumaniste qui vient. De telles capacités prescriptrices, qui sont évidemment en jeu dans les communs au sens d’Elinor Ostrom et de Benjamin Coriat, doivent individuer collectivement la nouvelle culture qui sera la véritable culture digitale, et non l’actuelle “tyrannie des modes de vie digitaux”.

STIE2016.4 Cf. Stiegler, Dans la disruption, op. cit., p. 433-435 : Derrida relativise l’opposition que Foucault fait entre Descartes d’un côté, Montaigne et Pascal de l’autre. Il soutient ce faisant que la folie constitue le cogito cartésien : non pas simplement la raison, mais ce qui est chez Descartes le nom de la pensée. La constitution du cogito, c’est Dieu. C’est Dieu en tant qu’infinité – en tant que pouvoir infini. Après la mort de Dieu, que reste-t-il d’une possibilité, pour la folie, d’être encore, dans la pensée, ce qui saura com-poser l’analyse et la synthèse infinitisant la fin comme sa différance ? La disruption est la dramatisation de cette question, qui soulève mille nouveaux problèmes organologiques et pharmacologiques. Parmi ces problèmes, il y a avant tout le statut de cet organe noétique qu’est la “machine universelle” de Turing comme rêve noétique de la noèse comme exosomatisation. De ces questions et de ces problèmes, nous ne pouvons trouver aucune formulation chez les philosophes dont nous sommes des héritiers. Ils nous en ont à peine transmis la question, qu’ils n’ont pas pu formuler : l’héritage philosophique du XXe siècle ne nous a transmis que des éléments conditionnels des questions qui viennent à se formuler dans le contexte disruptif du XXIe siècle, que ces pensées n’auront pas connu, et qu’elles n’auront pas vu venir. Les “éléments conditionnels” que nous ont fournis les philosophies du XXe siècle, souvent avec la thérapeutique psychanalytique et psychiatrique, nous devons les reprendre à notre compte en les interprétant, et non en les ressassant. L’infini ressurgit dans la métaphysique de notre temps avec le cognitivisme computationnaliste : il s’y présente discrètement, comme le ruban infini de la machine de Turing – qui est infini comme l’est la mémoire du Dieu de Leibniz. C’est ce que le cognitivisme n’aura cessé de dénier. Dans les “machines de Turing” que seraient les ordinateurs, le ruban n’est évidemment pas infini. Le ruban n’est infini qu’en droit, c’est-à-dire mathématiquement : dans le rêve noétique, mais non dans sa réalisation. Le passage du rêve à sa réalisation, c’est, dès l’origine de l’Anthropocène, le passage de la science à la technologie. Le ruban n’est infini qu’idéalement. La concrétisation industrielle du rêve noétique de Turing – comme base rétentionnelle du calcul dans le capitalisme totalement computationnel – est sa finitisation. Turing, dont la métaphysique computationnaliste exploitera d’une part l’article de 1936 et d’autre part celui de 1950 sur le test de ’intelligence, mettra lui-même en question cette neutralisation de la finitude du support en se tournant vers la biologie, ainsi que l’a montré Jean Lassègue. Je me suis employé à montrer dans La Société automatique 1 que la finitisation du rêve noétique de Turing par la métaphysique computationnaliste se traduit par la mise en œuvre d’une algorithmique qui exosomatise les fonctions analytiques de l’entendement en les séparant de la fonction synthétique de la raison. L’exosomatisation algorithmique devient alors et nécessairement un problème pharmacologique : celui qui consiste à prescrire un agencement fécond – c’est-à-dire véritablement noétique – entre les mémoires finies du nouvel organe computationnel exosomatisé et les organes cérébraux néguanthropiques à travers les organisations sociales que cependant, comme pharmakon, cet organe artificiel permet de court-circuiter, instaurant ainsi la tragédie de la disruption où Chris Anderson proclame “The end of theory” – mais ce ne serait donc là que le premier temps d’un double redoublement épokhal, qui pourrait et devrait aboutir dans un second temps non seulement à une nouvelle époque, mais à la nouvelle ère ici rêvée comme le Néguanthropocène. Le problème pharmacologique que pose l’organologie algorithmique en quoi consiste l’entendement exosomatisé – qui est aussi et d’abord un problème politique, économique et écologique – est ce que dénie la métaphysique computationnaliste et libertarienne. Ce déni constitue le cadre de légitimation théorique de l’actuelle folie du capital. Herbert Simon, à la fois économiste et cognitiviste computationnaliste, est un parfait exemple de ce lien entre cognitivisme et économie capitaliste ayant perdu la raison. La folie du computationnalisme capitaliste et cognitiviste est de croire et de faire croire que l’on peut infinitiser le calcul machinique, ce qui est impossible autrement qu’en droit, c’est-à-dire pour une machine abstraite. Si l’on veut aussi l’infinitiser en fait, c’est-à-dire concrètement, cela ne peut que conduire à ce que Hegel appelle le mauvais infini – comme impossibilité factuelle de finir, par exemple de finir la série des nombres, et, en cela, comme impossibilité de bifurquer – c’est-à-dire aussi bien de décider, ce qui conduit à une fuite en avant computationnelle. Nous vivons la finitisation de l’infini, c’est-à-dire l’exténuation du désir : telle est l’ὕϐρις contemporaine. Le capitalisme ayant finitisé l’infinité de la puissance du Christ en la réalisant sur terre, le rêve christique a tourné au cauchemar – à l’infidélité absolue – en se concrétisant par le calcul, et comme la déréalisation de ce rêve. Descartes sera de la même manière finitisé par la rationalisation en quoi déclinera l’Aufklärung constituant des techniques disciplinaires puis des psychotechniques en lieu et place de toute autonomie, engendrant une “nouvelle forme de barbarie”. Fondées sur la calculabilité du marché des audiences et l’économie de l’attention qui détruit cette attention, les industries culturelles sont désormais remplacées dans la disruption par la data economy, qui ne peut qu’intensifier la barbarie comme finitisation de l’infini – sur la base du geste neurocentrique de Noam Chomsky remplaçant les idées cartésiennes par le câblage neuronal, effaçant ainsi la question de l’idiomaticité telle qu’elle procède fondamentalement de l’exosomatisation en tant qu’ex-pression, et liquidant la dynamique saussurienne des tendances diachroniques et synchroniques par où se métastabilisent les idiomes.

CAVA1938 Méthode axiomatique et formalisme

Jean CAVAILLÈS, Méthode axiomatique et formalisme : essai sur le problème du fondement des mathématiques, Paris, Hermann, 1938.

CAVA1938.1 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 29-30 : C’est l’originalité de l’intuitionnisme brouwérien que son effort direct pour résoudre le problème actuel du fondement des mathématiques l’ait amené à reprendre les thèmes essentiels du Kantisme : caractère intuitif immédiat de la connaissance mathématique où la vérité se constate dans une expérience sui generis ; définition de son développement comme une construction imprévisible, indépendante de la logique ; enfin primat du type de construction arithmétique sur le géométrique, transposition du primat du schéma nombre sur les synthèses dans l’espace. Toutefois l’intuition dont il s’agit ici n’a plus de contenu propre : la forme de l’espace est entièrement éliminée. Dans ses premiers exposés Brouwer “considérait le continu comme donné dans l’intuition temporelle” [Heiting A., Mathematische Grundlagenforschung Intuituinismus Beweistheorie, Ergebn. d. Mathematik, , Berlin, Springer, 1942, p. 19.]. Dans la doctrine actuelle si le temps opaque de l’histoire intervient, c’est extérieurement : l’apparition d’une solution à un problème peut infléchir dans une direction déterminée la construction en cours d’un objet mathématique ; mais le caractère intrinsèque de la construction en tant que mathématique n’est pas touché par là : si elle se déroule dans le temps, celui-ci ne représente guère qu’un ordre, temps actif du je pense unifiant plutôt que temps senti du je pense affecté. L’activité mathématique en réalité s’éprouve elle-même dan son développement original : on ne peut la définir mais la poursuivre. Tout au plus peut-on la caractériser à ses débuts “comme acte de volonté au service de l’instinct de conservation de l’homme isolé” [Brouwer, Mathematik Wissenschaft und Sprache, Monatshefte f. Math. u. Physik., t. 36, 1929, p/15.] par les deux phases où elle se manifeste, celle de la “position temporelle” et celle de la “position causale”.

CAVA1938.2 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 47-48 : Fonder les mathématiques est donc à la fois isoler les principes et décrire les modes d’enchaînement logiques, programme pour lequel Bolzano manquait d’instruments – il essaye, de façon assez curieuse, de déborder le cadre du syllogisme – mais que ses successeurs devaient réaliser. Deux tendances apparaissent en effet qui se juxtaposeront au long du XIXe siècle et agiront, l’une plutôt sur l’analyse, l’autre sur la géométrie. La première critique la logique, la ramène à un formalisme : si les habitudes mêmes de la pensée doivent être abandonnées, le substitut de l’évidence intuitive sera cette évidence sensible particulière que constitue l’aperception des symboles. Les opérations intellectuelles effectives sont remplacées par un jeu mécanique dans lequel on a confiance parce qu’on en a donné une fois pour toutes les règles. Ainsi la mathématique puisqu’elle n’est qu’enchaînements de raisons (et non plus d’intuitions) s’incorporera à une logique formelle élargie : l’aboutissement est le logicisme des système de Frege et de Dedekind, continués par Russel. La seconde au contraire laisse intact le raisonnement logique traditionnel : ce qui importe est l’analyse des notions et des principes initiaux, exactement recensés et à partir desquels il suffit ensuite de déduire correctement ; elle provoque toute l’exploration abstraite de la représentation spatiale, de Gauss à Riemann, aboutit à l’axiomatisation de Pasch, à celle perfectionnée des Grundlagen de Hilbert. Ainsi s’élabore, dans l’épreuve même de son efficacité, la méthode axiomatique. Enfin, au confluent, le système de Hilbert, le formalisme proprement dit. Le recours aux symboles est exigé par l’extension des opérations : si l’addition ordinaire possède l’évidence immédiate que lui reconnaît Kant, il faudra pour définir des espèces diverses d’addition ne plus procéder que par maniement de signes suivant des règles. Or, il faut élargir le calcul. Puisque les objets ne déterminent pas, dans une intuition désormais impossible, leur mode d’emploi spécifique, ils ne seront que des supports pour un certain traitement : la certitude de leur connaissance – et son contenu – ne peuvent provenir que de l’exact enchaînement des opérations qui leur conviennent. Donc, autant de calculs que de théories mathématiques et un calcul général qui les subsume tous et qui ne peut être qu’une théorie formelle des opérations.

CAVA1938.3 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 77-78 : La méthode axiomatique non seulement permet de fonder les mathématiques mais encore justifie leur application universelle dans les sciences de la nature. Grâce à elle nous atteignons, en effet, ce qui constitue “l’essence de la pensée scientifique”. “Tout ce qui peut être en général objet de pensée scientifique tombe sous le coup de la méthode axiomatique et par là, médiatement appartient à la mathématique [Hilbert D. Axiomatische Denken, Math. Ann., t. 78, 1918, p. 156.]”

CAVA1938.4 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 80 : Pour Hilbert, l’autorité d’un système d’axiomes, relative cette fois à la théorie dont il constitue l’indispensable préface, est fondée sur trois caractéristiques : non contradiction, indépendance des axiomes entre eux, saturation. Leur mode d’établissement seul peut leur donner un sens ; on voit toutefois que le premier fournit l’étoffe logique des deux autres : un axiome est indépendant des autres si le système formé de ceux-ci et de sa négation est non-contradictoire ; un système est saturé si l’adjonction de tout nouvel axiome, indépendant de ceux précédemment posés le rend contradictoire. Ainsi la non contradiction joue pour l’axiomatique le rôle que jouait l’identité pour l’axiome traditionnel. Exister, pour un objet mathématique, disait Poincaré, c’est être non contradictoire.

CAVA1938.5 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 98-99 : La métamathématique, ou théorie de la démonstration, devient la science véritable : ses objets seront les assemblages de signes ou formules, leur organisation en unités de dépendance ou théories. C’est dans le groupement de celles-ci, l’adjonction d’axiomes, l’épreuve de leurs fécondités relatives que consiste le travail réel, capable de procurer une vérité. La pensée est d’ailleurs toujours sûre d’elle-même, puisque la pleine conscience accompagne chacune de ses démarches, en nombre fini : les exigences intuitionnistes sont ici rigoureusement satisfaites.

CAVA1938.6 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 144-145 : L’originalité de Gödel est d’avoir effectué l’opération inverse, en essayant de déterminer ce qui, des procédés de la métalangue, peut être formalisé dans la langue. L’entreprise procure ainsi une analyse de la notion brute de raisonnement intuitif. En prenant comme langue l’arithmétique ordinaire, on peut coordonner de façon biunivoque aux nombres entiers tout le matériel symbolique, grâce à l’unicité de décomposition d’un nombre en ses facteurs premiers : les signes logiques (constantes, variables) sont représentés par des nombres (leurs numéros) ; les formules ou suites de signes et les raisonnements ou suites de formules, par le produit des n premiers facteurs premiers affectés comme exposants des nombres (numéros) correspondant aux signes – ou formules – de la suite. La coordination est évidemment biunivoque. Dès lors les concepts et les relations de la métascience deviennent des concepts et des relations arithmétiques, ils portent sur les numéros des formules.

CAVA1938.7 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 151 : On voit par là le décalage essentiel entre formalisme complet et les relations qu’il a charge d’exprimer ; la façade peut être sauvée parce que l’application des règles d’usage introduit des relations implicites qui n’apparaissent pas dans le formalisme : en y intégrant une partie de la syntaxe, Gödel a ressuscité le paradoxe du Menteur que l’on croyait définitivement éliminé. Il n’y a d’ailleurs paradoxe que relativement à la saturation, c’est-à-dire si l’on exige que le système se suffise à lui-même (ou qu’il y ait une seule langue) : la notion de totalité reparaissant rend vaine la distinction des types (faite à l’intérieur du système) ; on ne peut éviter la question de l’appartenance d’un élément à la classe de toute les classes du système, question débordant le formalisme (en tant que capable de fournir les réponses) mais posée par lui.

CAVA1938.8 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 166-167 : La théorie de la langue, comme image du monde, vient enfin donner au tautologique son sens négatif : les proposition logiques puisque syntaxiques n’ont pas de contenu (empirique), elles ne nous apprennent rien sur les faits [Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, with an introd. by Russel, London, 1922, proposition 5.43.]. À cette définition un peu brève de la logique, les travaux de Carnap sont venus apporter élargissements et complications nécessités par le développement même de la technique formaliste. La relation de consécution cesse d’être univoque : on peut la définir arbitrairement par l’énoncé des règles de structure et de déduction. Chaque détermination engendre une syntaxe particulière : la logique n’est plus la syntaxe d’une langue, mais le système de toutes les syntaxes possibles. La non saturation de l’arithmétique et des théories qui l’englobent et ne les exclut donc pas de la logique : “tout concept mathématique peut être défini dans un système approprié et toute proposition mathématique peut être décidée dans un système approprié. Mais il n’y a pas un système unique qui contienne tous les concepts mathématiques valables. La mathématique exige une suite infinie de langues toujours plus riches” [Carnap R., Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, Paris, Hermann, 1937, p. 165.]. Il peut y avoir d’ailleurs juxtaposition : ainsi Carnap envisage des relations de consécution infinie (une proposition est conséquence d’une classe infinie d’autres propositions) comme la dernière règle de Hilbert. C’est le principe de tolérance de la syntaxe ; on ne doit pas se demander : telle règle ou tels signes sont-ils admissibles ? mais : comment voulons-nous bâtir une langue déterminée ? – Mais cette tolérance ne risque-t-elle pas de détruire les thèse essentielles du logicisme ? D’abord l’évidence logique disparaît, ou du moins est repoussée des fondements (départ axiomatique) à l’enchaînement des procédés par lesquels est tirée de ces fondements la structure d’une syntaxe. Ici – deuxième conséquence – se produit un curieux renversement : ces enchaînements sont d’ordre mathématique. La logique devient une partie des mathématiques. La traduction de Gödel – que Carnap utilise pour définir deux exemples de langues (les langues I et II) – l’imposait. “Il n’y a pas de propositions particulières de la logique de la science. Les propositions de la syntaxe sont, partie, des propositions de l’arithmétique, partie, des propositions de la physique [dans la mesure où la syntaxe est descriptive c’est-à-dire étudie des discours effectivement donnés dans l’espace et le temps] qui ne sont appelés propositions syntaxiques que parce qu’elles sont rapportées à des configurations linguistiques ou à leur structure formelle” [Ibid. p. 210.].

CAVA1938.9 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 172 : Dans tous les cas la fécondité du travail effectif est obtenue par ces ruptures dans le tissu mathématique, ce passage dialectique d’une théorie portant en elle-même ses bornes à une théorie supérieure qui la méconnaît quoique et parce qu’elle en procède.

CAVA1938.10 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 176 : Mais où situer les expériences, à quoi reconnaître l’existence effective des objets ? Le problème est insoluble si l’on conserve l’ontologie non critique admise implicitement dans la plupart des discussions, la dualité d’un monde sensible en soi et d’une pensée confondue avec des manifestations historiques. D’où le recours à Platon, la référence à un système intelligible, garantie objective de la conscience empirique : il y a plutôt reconnaissance de l’impossibilité de s’en tenir au système des objets effectivement construits, affirmation d’une complexité de la notion d’existence mathématique, qu’indication vers une solution – à moins d’admettre une intuition intellectuelle qui, sans jouer de rôle dans le travail mathématique proprement dit, interviendrait pour rendre plausible un système d’axiomes, appréhender l’harmonie d’une théorie déjà construite et échappant à toute démonstration de non contradiction comme la théorie des ensembles dans l’axiomatique Zermelo-Frankel. Il semble plus sûr de ne pas rompre, même pour une justification, l’enchaînement avec les démarches de la conscience empirique depuis l’origine.

CAVA1938.11 Cf. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, op. cit., p. 180 : Dans cet enchevêtrement la notion d’expérience pure ou conscience disparaît. Quant à l’application des mathématiques à la “réalité”, c’est-à-dire au système d’interactions vitales entre homme et choses, il est visible d’après ce qui précède qu’elle n’intéresse plus le problème du fondement des mathématiques : l’enfant devant son boulier est mathématicien, et tout ce qu’il peut y faire n’est que mathématique ; mais l’ordre suivi, la liaison aussi avec d’autres expériences peuvent être dirigées par une intention technique de rôle d’abord négatif : arrêt de l’approfondissement de conscience réclamé par chaque expérience séparément. En second lieu abandon de tout a priori. La signification véritable de la logique semble avoir été définitivement précisée par Brouwer : c’est la traduction, dans la syntaxe du langage, d’expériences générales sur les systèmes finis ; son autorité est celle d’une première étape par laquelle il faut toujours passer, autorité identique à celle de l’arithmétique et de l’analyse pour les théories postérieures. Mais de là aussi, l’abandon d’une critique qui ne peut être efficace quand elle porte non sur les discours mathématiques mais sur la réalité des enchaînements. La contradiction n’est que l’expérience d’une échec (impossibilité d’accomplissement d’un geste prévu par la conscience inadéquate). D’où la confusion – que signalait Hilbert – entre existant, c’est-à-dire saisissable empiriquement, et non contradictoire : c’est, contrairement aux apparences, cela qui constitue le véritable sens de ceci.

CHAT1998 Vivre et penser comme des porcs

Gilles CHÂTELET, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Paris, Gallimard, 1998.

CHAT1998.1 Cf. Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, op. cit., p. 30 : Comme toutes les métaphores non créatrices – qu’il est bien tentant d’appeler les métaphores de deuxième lit – , le Chaos, le Fractal, la Catastrophe se contentent d’“illustrer” et de “donner vie à” un modèle importé, clefs en main, de théories mathématiques et faisant donc l’économie, sans expérience de pensée propre légitimant le choix des variables, des paramètres qui articulent les mathématiques pures aux causalités réelles.

CHAT1998.2 Cf. Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, op. cit., p. 31 : Pour articuler la Mathématique – Science des figures et des nombres – et la Mécanique, Galilée a bien vu qu’il devait s’imposer une espèce d’ascèse qui incarne la Géométrie et l’Algèbre de manière minimale en dépouillant les corps de toutes leurs qualités.

CHAT1998.3 Cf. Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, op. cit., p. 50 : Une science, la théorie générale des réseaux et systèmes – la cybernétique –, allait offrir ses services, permettre à d’audacieux “ingénieurs sociaux” de reculer les frontières de l’individualisme méthodologique, de concevoir des scénarios dont, voici peu, aucun homme moyen n’aurait osé rêver : transformer la thermocratie en neurocratie et parvenir à la fabrication de comportements garantissant une étanchéité totale à l’intelligence politique. C’est ainsi que : “Les fonctions de régulation et donc de reproduction sont et seront de plus en plus retirées à des administrateurs et confiées à des automates. La grande affaire devient et deviendra de disposer des informations que ceux-ci devront avoir en mémoire afin que les bonnes décisions soient prises. La disposition des informations est et sera du ressort d’experts en tout genre. La classe dirigeante est et sera celle des décideurs [J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p.30.].”

CHAT1998.4 Cf. Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, op. cit., p. 52-53 : On peut parler d’une Triple Alliance politique, économique et cybernétique susceptible d’“auto-organiser” les potentialités explosives des masses humaines de très grande dimension et de conjuguer les performances de trois prototypes de la postmodernité : – l’homo economicus – le citoyen-méduse –, le Robinson égoïste et rationnel, atome de prestations et de consommations ; – l’“homme moyen” – le citoyen-panéliste –, le héros des concours de beauté de Keynes, acharné à prendre le “risque” de deviner ce que sera l’opinion moyenne et jubilant à l’idée de chevaucher toutes les futures cloches de Gauss ; – l’homo communicans – le citoyen-thermostat –, transparente créature des services tertiaires, habitant-bulle d’une société sans conflit ni confrontation sociale “archaïque”, se flattant de n’exister que comme ténia cybernétique perfusé d’inputs et vomissant des outputs.

CHAT1998.5 Cf. Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, op. cit., p. 89 : il n’y a plus de concurrence en situation de concurrence parfaite, et la promesse d’un monde “purement informationnel” de citoyens-thermostats est un fantasme aussi puéril que le moteur perpétuel ! Aveuglé par son immense naïveté, l’“anarchiste rationnel” a oublié qu’au paradoxe du marché parfait – “pas de concurrence en situation de concurrence parfaite” – répond celui de la communication parfaite : “La communication parfaite ne communique rien !” Il rêve d’une expression si transparente et si pure que parler – et donc penser – devient inutile… sans se rendre compte qu’il ne fait que singer puérilement la fiction, chère à Walras, du marché parfait sans friction ni violence et de ses enchères qui pourraient rivaliser avec les soirées les plus élégantes.

RUYE1954 La cybernétique et l’origine de l’information

Raymond RUYER, La cybernétique et l’origine de l’information, Paris, Flammarion, 1954.

RUYE1954.1 Cf. Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information, op. cit., p. 6 : Il n’y a certainement pas, dans l’organisme, de mouvement d’horlogerie, et les automates du XVIIIe siècle ne ressemblent que très superficiellement à des êtres vivants. Par contre, il y a des machines simples et des machines motrices. Le corps humain contient plusieurs leviers, et il est actionné par l’énergie chimique des aliments. Les machines, autres que les machines à information, ressemblent à des organismes sans tête, et elles peuvent remplacer des ouvriers manuels auxquels on ne demanderait que leur force de travail. Une fois munis de servo-mécanismes à information, et capables par suite de se contrôler elles-mêmes, elles deviennent semblables à des organismes complets avec une tête, c’est-à-dire avec un système nerveux et des organes de perception. Elles visent un but donné, malgré les interférences accidentelles. Elles peuvent remplacer alors des ouvriers intellectuels à qui l’on demanderait vigilance et initiative dans le cadre de leur mission. Selon la plupart des cybernétistes, les organes des sens et les organes nerveux des êtres vivants ne seraient en principe rien d’autre que des machines à information et à contrôle selon information.

RUYE1954.2 Cf. Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information, op. cit., p. 9 : Toute communication efficace d’une structure peut donc, semble-t-il, être appelée une information, et il n’est pas illégitime de dire que les variations de la pression atmosphérique “informent” le baromètre enregistreur, ou que les ondes sonores, transmises électriquement par le téléphone ou la radio, “informent” les appareils récepteurs ou enregistreurs. Cette définition objective de l’information – qui se trouve d’ailleurs conforme au sens primitif du mot – aura en outre l’immense avantage de la rendre accessible à la mesure. Si l’information est essentiellement le progrès d’un ordre structural efficace, elle sera le contraire d’une “destructuration”, d’une diminution d’ordre. Cette diminution d’ordre a un nom en physique : l’entropie. L’information pourra donc être considérée comme le contraire d’une entropie, et elle sera mesurable comme celle-ci.

RUYE1954.3 Cf. Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information, op. cit., p. 42 : Comme les cybernéticiens travaillent avec acharnement au problème du learning, et comme il faut, nous le verrons, dans le learning, une certaine induction sur statistique, on peut penser que des machines à tirer des lois générales à partir de données statistiques verront bientôt le jour.

RUYE1954.4 Cf. Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information, op. cit., p. 79 : Bref, la cybernétique manque le learning comme l’universal, parce que, dans un cas comme dans l’autre, il est impossible d’imiter mécaniquement le sens.

RUYE1954.5 Cf. Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information, op. cit., p. 81-82 : Au cours de l’exposé précédent, nous avons pu constater que toutes les difficultés internes de la cybernétique procèdent de la même erreur de principe et du postulat malencontreux selon lequel les machines à information sont l’équivalent intégral des systèmes nerveux vivants et conscients. Ce postulat mécaniste commande tous les échecs de la cybernétique : échec à comprendre l’origine de l’information et admission implicite d’un véritable mouvement perpétuel du troisième ordre ; échec à comprendre le sens ; échec à comprendre la perception des universals ou le learning. Nous devons donc passer à une critique plus approfondie et plus générale, ou plus exactement, à une réinterprétation positive de la cybernétique débarrassée de ses postulats mécanistes. Il faut renoncer à prétendre remplacer le système nerveux conscient par des machines, il faut considérer les machines comme subordonnées aux systèmes nerveux vivants, et encadrées par eux. Il faut admettre d’abord et avant tout que le montage (au sens actif du mot) d’un mécanisme quelconque est tout autre chose que le montage (au sens passif) de ce mécanisme tout constitué et fonctionnant. Le montage actif est l’œuvre de la conscience, qui est création de liaisons selon un sens. Le montage passif est l’ensemble des liaisons une fois qu’elles sont rétablies, et que le montage automatique peut se substituer aux liaisons improvisées par la conscience.

RUYE1954.6 Cf. Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information, op. cit., p. 235-236 : Cet ouvrage peut paraître surtout critique et négatif. Nous avons, en effet, essayé de montrer que les postulats de la cybernétique mécaniste étaient intenables à la fois logiquement et expérimentalement. Pris à la lettre, ils aboutissent à l’absurdité d’une “mouvement perpétuel” de troisième espèce. Et, d’autre part, ils se heurtent aux faits. Ceux-ci révèlent que toutes les machines à information, aussi bien que les machines ordinaires, sont toujours encadrées par une activité consciente et signifiante. Une machine n’est jamais qu’un ensemble de liaisons auxiliaires montées par cette improvisatrice de liaisons qu’est la conscience. L’information, comme communication de sens, n’est qu’un cas particulier de l’information comme création de forme. Tout anti-hasard authentique est à base de liaisons, et toute liaison est à base de conscience. S’adresser à la machine pour dissiper le mystère de l’anti-hasard et de l’origine de l’information est donc contradictoire. L’information organique et psychologique, l’épigenèse ordonnée et signifiante des structures dans la mémoire et dans l’invention, ne peuvent s’expliquer mécaniquement. L’échec de la cybernétique à comprendre l’origine de l’information et l’anti-hasard, le caractère tout apparent et superficiel du succès de ses modèles mécaniques, quand elle prétend comprendre la perception des universals, le learning, la communication entre individus, le sens du temps, la preuve du caractère fallacieux de ses postulats mécanistes. Mais critiquer ces postulats n’est pas critiquer ou diminuer la cybernétique elle-même. La cybernétique représente un des progrès les plus remarquables de la technique, de la science et de la philosophie contemporaines. Les postulats mécanistes abandonnés, on ne se trouve pas en présence de la cybernétique, moins quelque chose. On a au contraire la cybernétique, plus un procédé puissant pour explorer les problèmes de la vie et de la conscience, et pour comprendre le mode d’attache des structures et des sens, de l’espace physique et du trans-spatial. L’étude des feed back mécaniques conduit à une définition des feed back et des régulations axiologiques, qui montent et enveloppent les feed back mécaniques ; de l’“espace” axiologique, qui enveloppe l’espace physique. Elle permet de définir cette dynamique généralisée, dont rêvaient Leibniz et Cournot, sans avoir les moyens de la constituer avec suffisamment de précision.

SIBE2013 Politique et État chez Deleuze et Guattari

Guillaume SIBERTIN-BLANC, Politique et État chez Deleuze et Guattari – Essai sur le matérialisme historico-machinique, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.

SIBE2013.1 Cf. Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, op. cit., p. 158-160 : Retenons un dernier trait distinctif signifié parle concept d’axiomatique, et vers lequel tous les autres convergent : si le capital axiomatise les rapports sociaux, et si son rapport de pouvoir nucléaire – le rapport d’exploitation et de surexploitation de la force de travail – doit être conçu comme un rapport différentiel, c’est au sens où ni l’un ni l’autre ne rencontrent plus en droit aucune borne extérieure à leur développement (telles des contraintes extra-économiques prédéterminant les formes de connexions productives, les conditions et l’extension d’une circulation marchande, les règles et les formes de répartition et de consommation du produit social), mais seulement les contradictions internes que leur impriment leurs propres tendances, telles que Marx les dégage dans sa théorie des crises. Le MPC (mode de production capitaliste)ne promeut me développement de la productivité sociale comme “fin en soi” que dans les conditions bornées du procès de valorisation du capital existant. Autrement dit, le développement de la productivité du travail et de la production de plus-value, comme seul but déterminant devenu immanent à la production même, ne laisse d’engendrer lui-même des limites à leur tour immanentes au rapport de production : limites des forces productives en fonction des capacités de “consommation productive” de la force de travail, et des rapports entre taux d’exploitation et taux de profit, limites dans la “réalisation” de la plus-value en fonction de “la proportionnalité des différentes branches de production et [du] pouvoir de consommation de la société”. S’incarnant dans le capital suraccumulé, le chômage de masse et les crises de surproduction, de telles bornes générées par le procès d’accumulation et de valorisation ne peuvent être surmontées que par des méthodes de destruction chronique du capital existant et de déplacement des investissements vers de nouvelles branches, par la création de nouveaux débouchés et de nouveaux marchés, et, en dernière analyse, par une expansion de l’échelle de production qui reproduit aussi bien ces bornes à cette échelle sans cesse élargie – “sous peine de conduire à la ruine…”. Si le capitalisme fonctionne comme une axiomatique, “c’est parce qu’il n’a pas pour son compte de limite extérieure, mais seulement une limite intérieure qui est le capital lui-même, et qu’il ne rencontre pas, mais qu’il reproduit en la déplaçant toujours”, c’est-à-dire en différant sans cesse sa propre saturation. Nous touchons précisément là au point le plus constamment réaffirmé de L’Anti-Œdipe à Mille plateaux, et qui permet d’autant mieux d’y discerner les déplacements dans l’analyse guattaro-deleuzienne du capitalisme et la lecture de Marx qui la sous-tend. De 1972 à 1980, en effet, la reproblématisation du capital comme axiomatique est validée, renforcée même, mais au prix d’un déplacement de son centre de gravité. Dans le premier opus, l’opposition entre axiomatique et code, en mettant en lumière la singularité radicale du rapport social de production et du mode de production capitalistes, et en dernière analyse, la singularité radicale du rapport que ce mode de production implique, entre son procès d’accumulation et sa limite comme “limite immanente” aboutissait, sur la base d’une analyse combinant repérages historiques et genèses logiques partiels, à mettre en avant deux questions majeures de l’accumulation historique du capital. D’une part, les nouvelles fonctions que prend, au sein d’une telle axiomatique, l’État capitaliste, ses appareils et le pouvoir politique qu’ils concentrent : l’État est bien extérieur aux mécanismes d’extorsion du surtravail et d’appropriation de la survaleur, qui sont désormais déterminés au sein même de rapports de production devenus privés ; mais il est en même temps immanent en ce qu’il intervient dans le devenir-concret de l’abstraction réelle, c’est-à-dire se trouve mis au service de la reproduction des rapports sociaux au sein desquels s’opère la valorisation de la valeur, et même de la reproduction de la valeur de ces “marchandises spéciales” que sont la force de travail et la monnaie. Ce “devenir-immanent” ou cette socialisation de l’État, en fait simultanément le principal régulateur des contradictions de l’accumulation, premier agent du déplacement des limites immanentes, en contrariant la baisse tendancielle du taux de profit, en absorbant le capital par ses appareils d’anti-production, en détruisant le capital excédentaire et en dépréciant la force de travail, en facilitant ou en assurant lui-même l’élargissement de la base d’accumulation par la conquête de nouvelles ressources, l’ouverture de nouveaux marchés, la prolétarisation de nouvelles réserves de main d’œuvre. C’est dans ce cadre que Deleuze et Guattari soulignent en outre, en 1972, la fonction déterminante de la “déterritorialisation” du capital, incarnée dans une division internationale du travail et une structure mondiale du procès d’accumulation, de l’échange inégal, de la circulation asymétrique des capitaux et de la distribution inégale des méthodes d’exploitation et de surexploitation. On peut dire qu’en 1980, ces deux derniers aspects passent précisément au cœur de l’analyse, tandis que le mode de production capitaliste, considéré en sa seule physionomie interne, est relégué au second plan comme un point de départ trop abstrait. Ce déplacement témoigne à mon sens de la nouvelle perspective du matérialisme historico-machinique. Celle-ci impose d’aborder le capitalisme, non par son mode de production caractéristique ou dominant, mais par la forme de puissance spécifique qu’il remplit (et dont ce mode de production dominant – mais non exclusif – dépend). Cette forme de puissance est déterminée dans Mille plateaux comme “puissance d’englobement œcuménique”, elle fait du capital un processus immédiatement mondial, et plus précisément, un processus inséparable des rapports qu’il instaure entre des formations sociales hétérogènes qui ne sont pas nécessairement régies par des rapports et des modes de production capitalistes. C’est ce nouveau centrage de l’analyse que met en valeur la description d’abord formelle du processus machinique d’“englobement œcuménique”.

SIBE2013.2 Cf. Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, op. cit., p. 166-169 : Sur cette base, la conception du rapport social du capital comme rapport axiomatique s’en trouve relancée. L’enjeu, en un sens, reste le même qu’en 1972 : il s’agit de tenir l’articulation entre les deux principales séries de problèmes qui organisaient alors la lecture guattaro-deleuzienne de Marx : les implications de l’idée d’abstraction réelle (et finalement le problème de penser la manière dont cette abstraction se réalise ou se concrétise comme rapport de production et d’exploitation), les implications de l’idée de limite immanente (et les deux questions connexes de la baisse tendancielle du taux de profit et des crises de surproduction). Mais pour autant, quand la formulation de l’abstraction réelle en termes d’axiomatisation est rappelée en 1980, il s’agit moins d’en souligner le corrélat structural (la captation immédiatement économique du surtravail, sans truchement de “facteurs extra-économiques qui s’inscriraient dans un code”), que la manière dont la capture étatique est incluse dans le devenir-concret de l’abstraction réelle, mise au service de la constitution même des rapports de production et de circulation du capital. Déjà fortement souligné dans L’Anti-Œdipe, on l’a vu, ce devenir immanent de l’État s’en trouve encore davantage accentué, ses axiomes territoriaux, de l’emploi, et monétaires (ses trois “puissances” ou appareils de capture) étant immédiatement impliqués dans la formation, la reproduction et les limites de variation de la valeur : […]. Quant au second mobile de la conception de la mondialisation capitaliste comme axiomatique (le problème de sa “saturation” ou des limites qu’elle suscite en elle~même, et qu’elle ne détruit ou ne surmonte qu’en les déplaçant et en les reproduisant à une échelle élargie), lorsqu’il est repris en 1980, il ne s’agit plus seulement d’y reconnaître l’intervention d’un “État capitaliste” considéré en général, mais au contraire d’y indexer un repérage distinctif des États, des formes de leur hétérogénéité, et de leurs inégalités telles qu’elles sont requises, utilisées, et en large part produites par la mondialisation capitaliste en vertu même de son unité spéciale. Avant de revenir plus en détail sur ces deux aspects développés dans la dernière proposition du 13e Plateau (“Proposition XIV : Axiomatique et situation actuelle”), examinons la façon dont ils conduisent à approfondir le concept d’axiomatique capitaliste par le détour d’une analogie avec les axiomatiques logiques, qui s’expose à bien des quiproquos si l’on n’en suit pas à la fois les multiples aspects théorico-politiques et la signification globale en conjoncture. En effet, le concept d’“axiomatique du capital” ne s’appuie pas sur une comparaison à deux termes, qui représenterait le capitalisme mondialisé à la ressemblance d’une axiomatique logico-déductive, mais sur une analogie, c’est-à-dire un rapport de rapports : entre les problèmes auxquels se heurtent les entreprises d’axiomatisation et les pratiques qui y répondent d’une part, les problèmes qu’engendre l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale et les pratiques politiques qui s’y confrontent et s’assignent à leur prise en charge d’autre part. L’analogie se fonde donc de ce point de vue, non dans la ressemblance imaginaire d’un système économique à un système logique, mais dans une confrontation entre une politique intérieure aux champs scientifiques qui incluent des rapports de forces et de pouvoir portant sur leurs propres opérations et leurs propres facteurs (flux physiques et sémiotiques), et une politique intérieure à l’économie capitaliste, qui ne s’y applique pas par après mais qui détermine constitutivement ses propres facteurs (flux physiques de territoires, de populations et de marchandises, flux sémiotiques monétaires, commerciaux, de créances et financiers), et qui fait que “le capitalisme a toujours eu besoin d’une nouvelle force et d’un nouveau droit des États pour s’effectuer, tant au niveau du flux de travail nu qu’au niveau du flux de capital indépendant”. Si l’hypothèse de l’axiomatique capitaliste débouche bien sur un concept de la politique capitaliste, celle-ci n’a pourtant à tirer de cette analogie aucun prestige d’univocité logique et de rigueur déductive, mais au contraire les facteurs d’équivocité, de contingence et d’indécision, de décision et d’incertitude qui travaillent les procédures d’axiomatisation logique elles-mêmes. “La politique n’est certes pas une science apodictique” (elle “procède par expérimentation, tâtonnement, injection, retrait, avancées, reculades. Les facteurs de décision et de prévision sont limités”) ; justement , la méthode axiomatique non plus […]

SIBE2013.3 Cf. Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, op. cit., p. 170-172 : L’hypothèse du capitalisme mondial comme axiomatique vise finalement à maintenir ouvert le problème que ces représentations dominantes court-circuitent (que ce soit par les “cris de guerre [du capitalisme] contre l’État, non seulement au nom du marché, mais en vertu de sa déterritorialisation supérieure”, ou par la projection paranoïaque d’un sur-gouvernement mondial requis de maîtriser les flux capitalistiques) : le problème du rapport entre la systémacité spéciale de l’accumulation capitaliste mondiale et les États qui, différemment, inégalement, sinon contradictoirement, y prennent part. Le problème directeur posé en effet par l’analogie avec les axiomatiques logiques, et autour duquel s’organise toute la section “Axiomatique et situation actuelle” terminant le Plateau sur les appareils d’État, tient à la pluralité et à l’hétérogénéité des “modèles” qui satisfont ou réalisent une même axiomatique. Ce qui suppose de concevoir celle-ci comme un système de structuration plastique – inégalement plastique, suivant ses degrés d’affaiblissement ou de saturation (les bornes d’accumulation et de réalisation de la plus-value comme limites immanentes). Ce qui rouvre en retour le problème politique de déterminer sous quelles contraintes ou jusqu’à quel point elle impose une isomorphie des modèles, requiert ou suscite une hétérogénéité au sein de cette isomorphie même, et nécessite même une réelle polymorphie de ses modèles étatiques de réalisation. “[Les] ‘problèmes’ [rencontrés par les méthodes axiomatiques] deviennent singulièrement politiques quand on pense aux États modernes : 1) N’y a-t-il pas une isomorphie de tous les États modernes par rapport à l’axiomatique capitaliste, au point que les États démocratiques totalitaires, libéraux, tyranniques, dépendent seulement de variables concrètes, et de la distribution mondiale de ces variables qui subissent toujours des réaménagements éventuels ? Même les États dits socialistes sont isomorphes, dans la mesure ou il n’y a qu’un seul marché mondial, capitaliste. – 2) Inversement, l’axiomatique capitaliste mondiale ne supporte-t-elle pas une réelle polymorphie, ou même une hétéromorphie des modèles, et pour deux raisons ? D’une part parce que le capital comme rapport de production en général peut très bien intégrer des secteurs ou modes de production concrets non capitalistes. Mais, d’autre part et surtout, parce que les États socialistes bureaucratiques peuvent eux-mêmes développer des rapports de production différents, qui ne se conjuguent avec le capitalisme que pour former un ensemble dont la ‘puissance’ déborde l’axiomatique elle-même [machine de guerre mondiale de la ‘dissuasion’]. C’est dire que l’hypothèse de l’axiomatique capitaliste n’a pas pour objectif une théorie modélisante, mais au contraire un dispositif conceptuel permettant de déconstruire la représentation univoque d’un modèle – de “développement économique” ou de forme étatique, de régime politique ou de “politique économique”. Absurdité de dire que tous les États “se valent”, actuellement (en vertu d’une puissance capitalistique supposée indifférente aux contextes socio-politiques qui en aménagent les rapports de production), ou tendanciellement (en vertu d’une tendance supposée de la mondialisation capitaliste à homogénéiser les formes politiques et sociales, réduisant les différences de régimes, de droits et de gouvernementalité à des différences de façade) ; mais inanité de distinguer de “bons” et de “mauvais” États, suivant une transposition politiciste de l’économisme évolutionniste, discriminant des formes étatiques “en retard”, ou “inadaptées” aux noces promises par les “politiques de développement” entre l’économie de marché, la valorisation impérieuse du capital et la démocratie libérale, – et “en oubliant que la polymorphie établit de strictes complémentarités, par exemple entre les démocraties occidentales et les tyrannies coloniales ou néocoloniales qu’elles instaurent ou entretiennent ailleurs”. D’où enfin la jonction de l’hypothèse de l’axiomatique capitaliste, avec la catégorie historico-machinique de “puissance d’englobement œcuménique” (et avec la thèse suivant laquelle “les formations sociales se définissent par des processus machiniques […] dont les modes de production dépendent”) : la subsomption réelle des formations sociales au procès d’accumulation à l’échelle mondiale n’implique pas nécessairement la subsomption réelle des rapports sociaux et modes de production de ces formations elles-mêmes.