Citations

Note de bas de page
Comité invisible, Maintenant, Paris, La Fabrique éditions, 2017, p. XX.

Demain est annulé

I.1 AA Toutes les raisons [de faire une révolution] sont réunies, mais ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant des écrans.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 7.

I.1a BA Ce monde n’est plus à commenter, à critiquer, à dénoncer. Nous vivons environnés d’un brouillard de commentaires et de commentaires sur les commentaires, de critiques et de critiques de critiques, de révélation qui ne déclenchent rien, sinon des révélations sur les révélations. Et ce brouillard nous ôte toute prise sur le monde.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 8.

I.2 BA-CA-MC Il y a un usage social du langage. Plus personne n’y croit. Son cours est tombé à zéro. […] Devenu instrument de communication, le langage n’est plus une réalité propre, mais un outil servant à opérer sur le réel, à obtenir des effets en fonction de stratégies diversement conscientes. Les mots ne sont plus mis en circulation qu’afin de travestir les choses.

[…] Le cours du langage est tombé à zéro, et pourtant nous écrivons. C’est qu’il y a un autre usage du langage. On peut parler de la vie, et on peut parler depuis la vie. On peut parler des conflits, et on peut parler depuis le le conflit. Ce n’est pas la même langue, ni le même style. Ce n’est pas non plus la même idée de la vérité. Il y a un « courage de la vérité » qui consiste à se réfugier derrière la neutralité objective des « faits ». Il y en a un autre qui considère qu’une parole qui n’engage à rien, qui ne vaut pas en tant que telle, qui ne risque pas sa position, qui ne coûte rien, ne vaut pas grand chose. […] C’est que les uns parlent du monde, mais que les autres parlent depuis un monde.

[…] Le véritable mensonge, ce sont tous les écrans, toutes les images, toutes les explications que l’on laisse entre soi et le monde. […] La vérité n’est pas quelque chose vers quoi il y aurait à tendre, mais une relation sans esquive à ce qui est là. […] La vérité est pleine présence à soi et au monde, contact vital avec le réel, perception aiguë des données de l’existence.[…] Dans ce qui suit, nous ne prétendons en aucun cas dire « la vérité », mais la perception que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 9-12.

I.3 AJ-CB-MA L’émeute organisée est à même de produire ce que cette société est incapable d’engendrer : des liens, vivants et irréversibles. […] Dans l’émeute, il y a production et affirmation d’amitiés, configuration franche du monde, possibilités d’agir nettes, moyens à portée de main. La situation a une forme et l’on peut s’y mouvoir. Les risques sont définis, à la différence de tous ces « risques » nébuleux que les gouvernants se plaisent à faire planer au-dessus de nos existences. L’émeute est désirable comme moment de vérité. Elle est suspension momentanée de la confusion : dans les gaz, les choses sont curieusement claires et le réel enfin lisible.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 13-14.

I.4 AB-AJ-MA-MB-MC L’espoir, voilà au moins une maladie dont cette civilisation ne nous aura pas infectés. Nous ne sommes pas désespérés pour autant. Nul n’a jamais agi par espoir. L’espoir a partie liée à l’attente, au refus de voir ce qui est là, à la crainte de faire effraction dans le présent, bref : à la crainte de vivre. Espérer, c’est se déclarer par avance sans prise sur ce dont on attend pourtant quelque chose. C’est se mettre en retrait du processus pour ne pas avoir à tenir à son résultat. C’est vouloir que les choses soient autrement sans en vouloir les moyens. C’est une lâcheté. Il faut savoir à quoi l’on tient, et s’y tenir. Quitte à se faire des ennemis. Quitte à se faire des amis.

[…] L’espoir, cette très légère mais constante impulsion vers demain qui nous est communiquée de jour en jour, est le meilleur agent du maintient de l’ordre. On nous informe de problèmes à quoi nous ne pouvons rien, mais à quoi il y aura sûrement demain des solutions. Tout l’écrasant sentiment d’impuissance que cette organisation sociale cultive en chacun à perte de vue n’est qu’une immense pédagogie de l’attente. C’est une fuite du maintenant. Or il n’y a jamais eu, il n’y a et il n’y aura jamais que du maintenant. […] Si nous sommes si enclins à fuir le maintenant, c’est qu’il est le lieu de la décision. Il est le lieu du « j’accepte » ou du « je refuse ». Il est le lieu du « je laisse filer » ou du « j’y tiens ». Il est le lieu du geste logique qui suit immédiatement la perception. Il est le présent, et donc le lieu de la présence. Il est l’instant sans cesse reconduit, de la prise de parti. Penser en termes éloignés est toujours plus confortable. « À la fin », les choses changeront ; « à la fin », les êtres seront transfigurés. En attendant, continuons ainsi, restons ce que nous sommes. Un esprit qui pense en termes d’avenir est incapable d’agir dans le présent. Il ne cherche pas la transformation : il l’évite. Le désastre actuel est comme l’accumulation monstrueuse de tous les diffèrements du passé, à quoi s’ajoutent en un éboulement permanent ceux de chaque jour et de chaque instant. Mais la vie se joue toujours maintenant, et maintenant, et maintenant.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 15-17.

50 nuances de bris

II.1 CA-MC Nous disons plutôt que le monde se fragmente.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 19.

II.1a AC-AF-AJ-AK-CB-MA-MC S’ouvrir au monde, c’est s’ouvrir à sa présence ici et maintenant.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 21.

II.2 CC Le démantèlement de toute unité politique induit chez nos contemporains une évidente panique. L’omniprésence de la question de l’« identité nationale » dans le débat public en atteste.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 26.

II.2a AD-AF-AJ-GF-MA Dès qu’une situation politique réelle se présente, comme le conflit du printemps 2016, ce qui se manifeste de manière diffuse, c’est toute l’intelligence, toute la sensibilité, toute la détermination communes que cherche à recouvrir les clameurs de la publicité. […] Ce qui s’est passé là comme naturellement, c’est qu’un certain nombre des déserteurs ont créé un espace politique où composer leur hétérogénéité, un espace certes éphémère, certes insuffisamment organisé, mais rejoignable et, le temps d’un printemps, réellement existant.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 29-30.

II.3 CA Le cortège de tête était si peu un sujet détachable du reste de la manifestation et tellement un geste, que jamais la police ne parvint, comme elle s’y employa si régulièrement, à l’isoler.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 30.

II.4 CA-CC L’un des aspects les plus remarquables du processus de fragmentation en cours est qu’il touche cela même qui jusque-là devait assurer le maintien de l’unité sociale : le Droit.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 33.

II.5 AJ-CB Nous proposons une autre perception des choses, une autre façon de les prendre.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 36.

II.6 CD Le prolétaire, c’est dans la vie, parmi les siens, qu’il manifeste son éthique, pas dans le rapport à la « société ». Face à la « société » et sa tartuferie, il ne peut y avoir d’autre rapport que de guerre plus ou moins ouverte.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 37.

II.7 CA-MB On a tendance à l’oublier, mais il y a un bon siècle de cela, un candidat s’est présenté pour tenir lieu de forme de vie universelle : le Travailleur. S’il avait pu y prétendre, c’est à la suite du grand nombre d’amputations qu’il s’était imposées – en termes de sensibilité, d’attachements, de goût ou d’affectivité.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 39.

II.8 CA-CB-CC-MC Au prix d’admettre la fragmentation comme point de départ, [l’appartenance] peut aussi bien donner lieu à une intensification et une pluralisation des liens qui nous font. Fragmentation ne signifie pas séparation, mais chatoiement du monde. Avec le recul, c’est plutôt le processus d’« intégration à la société » qui se révèle avoir été une une lente déperdition d’être, une séparation continuée, un glissement vers toujours plus de vulnérabilité, et d’une vulnérabilité maquillée.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 41.

II.9 AD-AE-AF-AI-AJ-CA-CB-CH-EA-FB-MC Le processus de fragmentation du territoire national, à Notre-Dame-des-Landes, loin de constituer un détachement du monde, n’a fait que multiplier les circulations les plus inattendues, les plus planétaires comme les plus voisine. Au point de se dire que la meilleure preuve que les extraterrestres n’existent pas, c’est qu’il n’ont pas pris contact avec la ZAD. À son tour, l’arrachement de ce morceau de terre induit sa propre fragmentation intérieure, sa fractalisation, la multiplication des mondes en son sein, et donc des territoires qui y coexistent et s’y superposent. De nouvelles réalités collectives, de nouvelles constructions, de nouvelles rencontres, de nouvelles pensées, de nouveaux usages, des nouveaux venus en tous sens, avec les confrontations nécessairement induites par le frottement entre les mondes et les façon d’être. Et de là, une intensification considérable de la vie, un approfondissement des perceptions, une prolifération d’amitiés, d’inimitiés, d’expériences, d’horizons, d’histoires, de contacts, de distances – et une grande finesse stratégique. Avec la fragmentation sans fin du monde s’accroît aussi vertigineusement l’enrichissement qualitatif de la vie, la profusion des formes, pour peu que l’on s’attache à la promesse de communisme qu’elle contient.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 42-43.

II.10 AF-AJ-CD-CE-MA-MC-MD Il y a dans la fragmentation quelque chose qui pointe vers ce que nous appelons « communisme » : c’est le retour sur terre, la ruine de toute mise en équivalence, la restitution à elles-mêmes de toutes les singularités, l’échec fait à la subsomption, à l’abstraction, le fait que moments, lieux, choses, êtres et animaux acquièrent tous un nom propre – leur nom propre. Toute création naît d’une déchirure avec le tout. […] Réaliser la promesse de communisme contenue dans la fragmentation du monde demande un geste, un geste à refaire interminablement, un geste qui est la vie même : celui de livrer des passages entre fragments, de les mettre en contact, d’en organiser la rencontre, de frayer les chemins qui mènent d’un bout de monde ami à un autre sans passer en terre hostile, celui d’établir le bon art des distances entre les mondes.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 43.

II.11 AI-CA-CB-CC-CH [Tosquelles, psychiatre durant la guerre civile espagnole,] disait : La guerre civile est en rapport avec la non-homogénéité du Moi. Chacun de nous est fait de morceaux contre-apposés avec des unions paradoxales et des désunions à l’intérieur de chacun de nous. La personnalité n’est pas faite d’un bloc. Sinon, ce serait une statue. Il faut prendre acte d’une chose paradoxale : la guerre ne produit pas de malades nouveaux, au contraire. Il y a beaucoup moins de névroses pendant la guerre que dans la vie civile, et même il y a des psychoses qui guérissent. Voilà le paradoxe : la contrainte à l’unité nous défait, le mensonge de la vie sociale nous psychotise et c’est embrasser la fragmentation qui nous fait retrouver une présence sereine au monde. Il y a un certain point de l’esprit où ce fait cesse d’être perçu contradictoirement. C’est là que nous nous plaçons.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 44.

II.12 AH-AK-CA-CB-CC-CD-CH-MC-MD Pour [les grand bâtisseurs d’infrastructure], la crise des unités anciennes est d’abord l’opportunité d’une unification nouvelle. Il y a dans le chaos contemporain, dans l’effritement des institutions, dans la mort de la politique, un marché parfaitement rentable pour les puissances infrastructurelles et pour les géants de l’internet. Un monde parfaitement fragmenté reste tout à fait gérable cybernétiquement. Un monde éclaté est même la condition de la toute-puissance de ceux qui en gèrent les voies de communication. Le programme de ces puissances, c’est de déployer derrière les façades craquelées des vieilles hégémonies une nouvelle forme d’unité, purement opérationnelle, qui ne s’embarrasse pas de la pesante production d’un sentiment d’appartenance toujours vacillant, mais opère à même « le réel », en le reconfigurant. Une forme d’unité sans limites, et sans prétentions, qui entend bâtir sur l’ordre absolu. Un ordre qui ne prétend jamais fabriquer une nouvelle apparence fantasmatique, mais se contente de fournir, par ses réseaux, ses serveurs, ses autoroutes, une matérialité qui s’impose à tous inquestionnablement. Plus d’autre unité que l’uniformisation des interfaces, des villes, des paysages ; plus d’autre continuité que celle de l’information. L’hypothèse de la Silicon Valley et des grands marchands d’infrastructures, c’est qu’il n’y a plus besoin de se fatiguer à mettre en scène une unité de façade [Gibus : tel que l’État] : l’unité, ils entendent la faire à même le monde, incorporée dans ses réseaux, coulée dans son béton. Évidemment que nous ne nous sentons pas appartenir à une « humanité Google » ; mais cela va très bien à Google tant que toutes nos données lui appartiennent. Dans le fond, pour peu que nous acceptions d’être réduits au triste rang d’« utilisateurs », nous appartenons tous au cloud, qui n’a aucun besoin de le proclamer. Autrement dit : la fragmentation seule ne nous prémunit pas contre une tentative de réunifier le monde par les « gouvernants de demain » : elle en est même pour eux la condition et la texture idéale. De leur point de vue, la fragmentation symbolique du monde ouvre l’espace de son unification concrète ; la ségrégation ne s’oppose pas à la mise en réseau, elle lui donne au contraire sa raison d’être.

La condition du règne des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), c’est que les êtres, les lieux, les fragments de monde restent sans contact réel. Là où les GAFA prétendent « mettre en lien le monde entier », ce qu’ils font, c’est au contraire travailler à l’isolement réel de chacun. C’est immobiliser les corps. C’est tenir chacun reclus dans sa bulle signifiante. Le coup de force du pouvoir cybernétique, c’est de procurer à chacun le sentiment d’avoir accès au monde entier quand il en est en réalité de plus en plus séparé, d’avoir de plus en plus d’« amis » quand il est de plus en plus autiste. La foule sérielle des transports en commun à toujours été une foule solitaire, mais chacun ne transportait pas avec lui sa bulle personnelle comme depuis que sont apparus les smartphones. Une bulle qui immunise contre tout contact, en plus de constituer un mouchard absolu. Cette séparation voulue par la cybernétique pousse de manière non fortuite dans le sens de la constitution de chaque fragment en petite entité paranoïaque, dans le sens d’un processus de dérive des continents existentiels où l’étrangeté qui règne déjà entre individus dans cette « société » se collectivise férocement en mille petits agrégats en délire. Contre cela, il y a à sortir de chez soi, aller à la rencontre, prendre la route, travailler à la liaison conflictuelle, prudente ou heureuse, entre les bouts du monde. Il y a à s’organiser. S’organiser véritablement n’a jamais été autre chose que s’aimer.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 45-47.

À mort la politique

III.1 CA Mais s’il y eut dès le départ un vice foncier de Nuit debout, ce fut, sous prétexte de déborder la politique classique, d’en reproduire et d’en mettre en scène l’axiome principal selon lequel la politique est une sphère particulière, distincte de « la vie », une activité qui consiste à discourir, débattre et voter.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 53.

III.2 DA Au fond, le problème de la décision politique ne fait que redoubler et déplacer à une échelle collective ce qui est déjà, chez l’individu, une illusion : la croyance que nos actions, nos pensées, nos gestes, nos mots et nos conduites résulteraient de décisions émanant d’une entité centrale, consciente et souveraine – le Moi. Le fantasme de la « souveraineté de l’Assemblée » ne fait que répéter au plan collectif l’illusoire souveraineté du Moi.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 56.

III.3 CA Voilà le grand, mensonge, et le grand désastre de la politique : poser la politique d’un côté et de l’autre la vie, d’un côté ce qui se dit mais qui n’est pas réel et de l’autre ce qui est vécu mais ne peut plus se dire.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 58.

III.4 AC-AD-AE-CB-CC-CH « Politique » n’aurait jamais dû devenir un nom. Ç’aurait dû rester un adjectif. Un attribut, et non une substance. Il y a des conflits, il y a des prises de parole qui sont « politiques », parce qu’ils se dressent décisivement dans une situation donnée contre quelque chose, parce qu’ils portent une affirmation quant au monde qu’ils désirent. Politique est ce qui surgit, ce qui fait événement, ce qui fait brèche dans le cours réglé du désastre. Ce qui suscite polarisation, partage, prise de parti. Mais il n’y a rien de tel que la « politique ». […] Est politique tout ce qui a trait à la rencontre, au frottement ou au conflit entre formes de vie, entre régimes de perception, entre sensibilités, entre mondes dès lors que ce contact atteint un certain seuil d’intensité. Le franchissement de ce seuil se signale immédiatement par ses effets : des lignes de front se tracent, des amitiés et des inimitiés s’affirment, la surface uniforme du social se craquelle, il y a morcellement de ce qui était faussement uni et communications souterraines entre les différents fragments qui naissent de là.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 59-60.

III.5 CC-EA-FB-MA Ce qui vient au jour dans tout surgissement politique, c’est l’irréductible pluralité humaine, l’insubmersible hétérogénéité des façons d’être et de faire – l’impossibilité de la moindre totalisation.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 62.

III.6 AF-AG-CA-CB-CH-MB Il nous faut abandonner l’idée qu’il n’y a politique que là où il y a vision, programme, projet et perspective, là où il y a finalité, décisions à prendre et problèmes à résoudre. Il n’y a de véritablement politique que ce qui surgit de la vie et fait d’elle une réalité déterminée, orientée. Et cela naît du proche et non de la projection vers lointain. Le proche ne veut pas dire le restreint, le borné, l’étroit, le local. Cela veut plutôt dire l’accordé, le vibrant, l’adéquat, le présent, le sensible, le lumineux et le familier – le préhensible et compréhensible. Ce n’est pas une notion spatiale, mais éthique. La distance géographique est inapte à nous éloigner de ce dont nous nous sentons proches. Être voisins, à l’inverse, ne rapproche pas toujours. C’est seulement au contact que se découvrent l’ami et l’ennemi. Une situation politique ne procède pas d’une décision, mais du choc ou de la rencontre de plusieurs décisions. Qui part du proche ne renonce pas au lointain, il se donne juste une chance d’y arriver. Car c’est toujours depuis l’ici et maintenant que se donne le lointain. C’est toujours ici que le lointain nous touche et que nous nous en soucions. Et ce quelle que soit la puissance d’arrachement des images, de la cybernétique et du social.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 64.

Destituons le monde

IV.1 AJ-EA-MA-MD Le réel a quelque chose d’intrinsèquement chaotique que les humains ont besoin de stabiliser en lui imposant une lisibilité et, par là, une prévisibilité. Et ce que procure toute institution, c’est justement une lisibilité arrêté du réel, une stabilisation ultime des phénomènes. Si l’institution nous arrange tant, c’est que la sorte de lisibilité qu’elle garantit nous épargne surtout, à nous, à chacun d’entre nous, d’affirmer quoi que ce soit, de risquer notre lecture singulière de la vie et des choses, de produire ensemble une intelligibilité du monde qui nous soit propre et commune. Le problème, c’est que renoncer à faire cela, c’est simplement renoncer à exister. C’est démissionner devant la vie. Or, il se trouve que la vie, qu’elle soit biologique, singulière ou collective, est justement création continue de formes. Il suffit de les percevoir, d’accepter de les laisser naître, de leur faire une place et d’accompagner leur métamorphose. Une habitude est une forme. Une pensée est une forme. Une amitié est une forme. Une œuvre est une forme. Un métier est une forme. Tout ce qui vit n’est que formes et interactions de formes.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 68.

IV.1a AC-AD-AI-FA La passion française de l’institution provient d’une défiance proprement chrétienne envers la vie. La grande malice de l’idée d’institution est de prétendre qu’elle nous affranchirait du règnes des passions, des aléas incontrôlables de l’existence, qu’elle serait un au-delà des passions quand elle n’est que l’une d’elles, et certainement l’une des plus morbides. L’institution se veut un remède aux hommes, à qui on ne peut décidément pas faire confiance, peuple ou dirigeant, voisin, frère ou inconnu. Ce qui la gouverne, c’est toujours la même fadaise de l’humanité pêcheresse, sujette au désir, à l’égoïsme, à la concupiscence, qui doit se garder d’aimer quoi que ce soit en ce monde et de céder à ses penchants tous uniformément vicieuse.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 69.

IV.2 AK-CB-DA-MB-MD Au travers de son nom et de son langage, ce que promet l’institution, c’est qu’une chose, en ce bas monde, aura transcendé le temps, se sera soustrait au cours imprévisible du devenir, aura établi un peu d’éternité palpable, un sens univoque, affranchi des liens humains et des situations – une stabilisation du réel définitive comme la mort.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 69-70.

IV.2a AA-AD-AF-AK-CC-FA-MA-MB C’est tout ce mirage qui s’évanouit quand éclate une révolution. Soudainement ce qui semblait éternel s’effondre dans le temps comme dans un puits sans fonds. Ce qui semblait plonger ses racines dans le cœur des hommes s’avère n’être qu’une fable bonne pour les gogos. Les palais se vident et l’on découvre dans les papiers du souverain laissés en désordre que lui-même n’y croyait plus, s’il y avait jamais cru. Car derrière la façade de l’institution, ce qui se trame est toujours autre chose que ce qu’elle prétend être, c’est même précisément ce dont elle prétendait avoir délivrer le monde : la très humaine comédie de la coexistence de réseaux, de fidélités, de clans, d’intérêts, de lignées, de dynasties même, une logique de luttes acharnée pour des territoires, des moyens, des titres misérables, de l’influence, des histoires de cul et de cornecul, de vieilles amitiés et des haines recuites. Toute institution est, dans sa régularité même, le résultat d’un intense bricolage et, en tant qu’institution, du déni de ce bricolage. Sa prétendue fixité masque un appétit glouton d’absorber, de contrôler, d’institutionnaliser tout ce qui est à sa marge et recèle un peu de vie. Le véritable modèle de toute institution est universellement l’Église. De même que l’Église n’a manifestement pas pour but de mener le troupeau humain au salut divin, mais de faire son propre salut dans le temps, la fonction alléguée d’une institution n’est que prétexte à son existence. Dans toute institution, c’est la Légende du Grand Inquisiteur qui se rejoue à l’année. Son but véritable est platement de persister. Inutile de préciser ce qu’il faut broyer d’âmes et de corps pour parvenir à ce résultat et jusque dans sa propre hiérarchie.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 70-71.

IV.3 DA Contre la moindre possibilité révolutionnaire en France, on trouvera toujours l’institution du Moi et le Moi de l’institution. Dans la mesure où « être quelqu’un » socialement se ramène toujours, en dernier ressort, à la reconnaissance de, à l’allégeance à quelque institution, dans la mesure où réussir, c’est se conformer au reflet que l’on vous tend dans le palais des glaces du jeu social, l’institution tient chacun par le Moi.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 72.

IV.4 AF-BA-FA Briser le cercle qui fait de sa contestation l’aliment de ce qui nous domine, marquer une rupture dans la fatalité qui condamne les révolutions à reproduire ce qu’elles chassent, rompre la cage de fer de la contre-révolution, telle est la vocation de la destitution. La notion de destitution est nécessaire pour libérer l’imaginaire révolutionnaire de tous les vieux fantasmes constituants qui l’entravent, de tout héritage trompeur de la Révolution française. Elle est nécessaire pour trancher au sein de la logique révolutionnaire, pour opérer un partage à l’intérieur même de l’idée d’insurrection.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 73-74.

IV.5 AE-CD-DA-FA Là où la logique constituante vient s’écraser sur l’appareil du pouvoir dont elle entend prendre le contrôle, une puissance destituante se préoccupe plutôt de lui échapper, de lui retirer toute prise sur elle, à mesure qu’elle gagne en prise sur le monde qu’à l’écart elle forme. […] Dans une logique destituante, la lutte contre l’État et le capital vaut d’abord pour la sortie de la normalité capitaliste qui s’y vit, pour la désertion des rapports merdiques à soi, aux autres et au monde qui s’y expérimentent. Ainsi donc, là où les constituants se placent dans un rapport dialectique de lutte avec ce qui règne pour s’en emparer, la logique destituante obéit à la nécessité vitale de s’en dégager. Elle ne renonce pas à la lutte, elle s’attache à sa positivité. Elle ne se règle pas sur les mouvements de l’adversaire, mais sur ce que requiert l’accroissement de sa propre puissance. […] la puissance d’impact d’une action ne réside pas dans ses effets, mais dans ce qui s’y exprime immédiatement.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 76-77.

IV.5a FA-FB Par la joie vitale qu’il exprimait, par la justesse de son geste, par sa détermination, par son caractère affirmatif autant qu’offensif, le cortège de tête a attiré à lui tout ce qu’il restait de vivant dans les rangs des militants et a destitué la manifestation comme institution. Non par la critique du reste du cortège, mais en faisant un usage autre que symbolique du fait de prendre la rue. Se soustraire aux institutions, c’est tout sauf laisser un vide, c’est positivement les étouffer.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 78.

IV.6 CC-EA Seulement voilà : le capital s’est emparé de chaque détail et de chaque dimension de l’existence. Il a fait un monde à son image. D’exploitation des formes de vies existantes, il s’est mué en univers total. Il a configuré, équipé et rendu désirables les manières de parler, de penser, de manger, de travailler et de partir en vacances, d’obéir et de se rebeller qui lui conviennent. Ce faisant, il a réduit à bien peu la part de ce que l’on pourrait, en ce monde, vouloir se réapproprier.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 81-82.

IV.7 EA-FA D’un côté, il y a des mondes à faire, des formes de vie à faire croître à l’écart de ce qui règne, y compris en récupérant ce qui peut l’être de l’état des choses actuel, et de l’autre, il y a à attaquer, à purement détruire le monde du capital.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 83.

IV.7a AE-AF-AI-CE-FA-FB-FC-MA-MB-MD Seule une affirmation a la puissance d’accomplir l’œuvre de la destruction. Le geste destituant est donc désertion et attaquen élaboration et saccage, et cela d’un même geste. Il défie dans le même temps les logiques admises de l’alternative et de l’activisme. Ce qui se joue en lui, c’est un nouage entre le temps long de la construction et celui plus saccadé de l’intervention, entre la disposition à jour de notre bout de monde et la disposition à le mettre en jeu. Avec le goût de risquer se perdent les raisons de vivre. Le confort, qui émousse les perceptions, se repaît de répéter des mots qu’il vide de sens et préfère ne rien savoir, est son véritable ennemi intérieur. Il n’est pas question, ici, d’un nouveau contrat social, mais d’une nouvelle composition stratégique des mondes. Le communisme est le mouvement réel qui destitue l’état de chose existant.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 85.

Fin du travail, vie magique

V.1 GA De génération en génération, nous sommes de plus en plus nombreux à être surnuméraires, à être « inutiles au monde » – au monde, en tout cas, de l’économie.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 87-88.

V.2 CA-CD Faire d’un homme le « détenteur de sa force de travail » et qu’il soit disposé à « la vendre », c’est-à-dire faire entrer dans les mœurs la figure du Travailleur, voilà qui requiert pas mal de spoliations, d’expulsions, de pillages et de dévastations, pas mal de terreur, de mesures disciplinaires et de mort. C’est ne rien comprendre au caractère politique de l’économie que de ne pas voir que ce dont il retourne dans le travail, c’est moins de produire des marchandises que de produire des travailleurs – c’est-à-dire un certain rapport à soi, au monde et aux autres.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 89.

V.2a AG-EA-GF-MB En vendant son temps, en se faisant le sujet de ce à quoi on l’emploie, le salarié place le sens de son existence entre les mains de ceux qu’elle indiffère, voire dont la vocation est de la fouler aux pieds. Le salariat a permis à des générations d’hommes et de femmes de vivre en éludant la question du sens de la vie, en « se rendant utile », en « faisant carrière », en « servant ». Il a toujours été loisible au salarié de remettre cette question à plus tard – disons : jusqu’à la retraite – tout en menant une honorable vie sociale. Et comme il est « trop tard », paraît-il, une fois retraité, pour se la poser, il ne reste plus qu’à attendre patiemment la mort. On aura ainsi réussi à passer une vie entière sans avoir eu à entrer dans l’existence. Le Cri de Munch ne dessine pas pour rien, encore aujourd’hui, le véritable visage de l’humanité contemporaine. Ce qu’il ne trouve pas, ce désespéré, sur sa jetée, c’est la réponse à la question « comment vivre ? ».
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 90.

V.3 GB Il faut désormais pouvoir surveiller en masse chacune de nos activités, chacune de nos communications, chacun de nos gestes, disposer caméras et capteurs en tout lieu, parce que la discipline salariale ne suffit plus à contrôler la population. Il n’y a qu’à une population parfaitement sous contrôle que l’on peut songer d’offrir un revenu universel.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 91.

V.4 GC Mais là n’est pas l’essentiel. Il faut surtout maintenir le règne de l’économie par-delà l’extinction du salariat. Cela passe par le fait que, s’il y a de moins en moins de travail, tout n’en soit que plus médié par l’argent, fût-ce dans des quantités infimes. À défaut de travail, il faut maintenir la nécessité de gagner de l’argent pour survivre.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 92.

V.5 GD L’invention de nouveaux marchés là où on ne les supposait pas l’année précédente illustre ce fait si difficile à faire comprendre à un marxiste : le capitalisme ne consiste pas tant à vendre ce qui est produit qu’à rendre comptabilisable ce qui ne l’est pas encore, à rendre évaluable ce qui la veille encore semblait absolument inappréciable, à créer de nouveaux marchés : là est sa réserve océanique d’accumulation. Le capitalisme, c’est l’extension universelle de la mesure.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 94.

V.6 GE Avec la théorie du capital humain, l’homme est moins le détenteur d’une agrégation indéfinie de capitaux – culturel, relationnel, professionnel, financier, symbolique, sexuel, santé –, qu’il n’est lui-même cette agrégation. Il est capital. Il arbitre en permanence entre l’accroissement de ce qu’il est comme capital, et le fait de le monnayer sur tel ou tel marché. Il est inséparablement le producteur, le produit et le vendeur du produit.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 95.

V.7 GE À mesure que le capital réalise, sur la planète tout entière et dans la vie tout entière de chaque homme, les modes de colonisation intégrale de l’existant qui se désignent par les termes de domination réelle […], le Moi-capital est la nouvelle forme que la valeur veut assumer à la suite de la dévalorisation. En chacun de nous le capital appelle au travail la force vive (Cesarano, Apocalypse et révolution).
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 95-96.

V.8 CD-GD-GE L’économie comme rapport au monde a excédé depuis longtemps l’économie comme sphère. La folie de l’évaluation domine évidemment chaque aspect du travail contemporain, mais c’est aussi en maîtresse qu’elle règne sur tout ce qui lui échappe. […] La mesure est devenue le mode d’être obligé de tout ce qui entend exister socialement. Les médias sociaux dessinent très logiquement l’avenir d’évaluation omnilatérale qui nous est promis.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 97.

V.9 GD-GE-MB Ce qu’il y a de nouveau dans la phase actuelle du capital, c’est qu’il dispose à présent des moyens technologiques, d’une évaluation généralisée, en temps réel, de tous les aspects de l’être.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 98.

V.10 GC-GE-MA-MB-MC Le vertige de l’argent tient à son caractère de pure puissance. L’accumulation monétaire est la remise à plus tard de toute jouissance effective en tant que l’argent met en équivalence comme possibles l’ensemble de ce qu’il permet d’acheter. Toute dépense, tout achat est d’abord déchéance, au regard de ce que l’argent peut. Chaque jouissance déterminée qu’il permet d’acquérir est d’abord négation de l’ensemble des autres jouissances potentielles qu’il contient en lui. À l’époque du capital humain et de la monnaie vivante, ce sont chaque instant de la vie, chaque relation effective qui sont désormais nimbés de l’ensemble des possibles équivalents qui les mine. Être ici est d’abord intenable renoncement à être partout ailleurs, où la vie est apparemment plus intense comme se charge de nous en informer notre smartphone.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 101.

V.11 AK-GD-GF-MA-MC L’économie n’est pas seulement ce dont nous devons sortir pour cesser d’être des crevards. C’est ce dont il faut sortir pour vivre, tout simplement, pour être présent au monde. Chaque chose, chaque être, chaque lieu est incommensurable en tant qu’il est là. On pourra mesurer une chose tant qu’on voudra, sous toutes ses coutures et dans toutes ses dimensions, son existence sensible échappe éternellement à toute mesure. Chaque être est irréductiblement singulier, ne fût-ce que d’être ici maintenant. Le réel est en dernier ressort incalculable, immaîtrisable.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 102.

V.12 CD-GD Le vice de l’économie, c’est de réduire toutes les relations possibles aux rapports hostiles, toutes les distances à l’étrangeté. Ce qu’elle recouvre ainsi, c’est toute la gamme, toute la gradation, toute l’hétérogénéité entre les différentes relations existantes et imaginables. Selon le degré de proximité entre les êtres, il y a communauté de biens, partage de certaines choses, échange à réciprocité équilibrée, échange marchand, absence totale d’échange.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 103.

V.13 CD-GC-GD-GE-GF-MA-MC Sortir de l’économie, c’est donc être à même de distinguer nettement entre les partages possibles, déployer depuis là où l’on est tout un art des distances. C’est repousser le plus loin possible les rapports hostiles, et la sphère de l’argent, de la comptabilité, de la mesure, de l’évaluation. C’est refouler aux marges de la vie ce qui en est présentement la norme, le cœur et la condition.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 104.

V.14 CD-GF-MC Il n’y a pas d’« autre économie », il n’y a qu’un autre rapport à l’économie. Un rapport de distance et d’hostilité, justement. Le tort de l’économie sociale et solidaire, c’est de croire aux structures dont elle se dote. C’est de vouloir que ce qui s’y passe coïncide avec les statuts, avec le fonctionnement officiel. Le seul rapport que l’on peut avoir aux structures que l’on se donne, c’est de les utiliser comme paravents afin d’y faire tout autre chose que ce que l’économie autorise. C’est donc d’être complices de cet usage, et de cette distance.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 105.

Tout le monde déteste la police

VI.1 HA La fonction de la police comme moyen est de faire en sorte qu’extérieurement l’ordre voulu ait l’air de régner. Elle veille à l’ordre des choses par les armes du désordre et règne sur le visible par son activité insaisissable. Ses pratiques quotidiennes – kidnapper, frapper, épier, voler, forcer, tromper, mentir, tuer, être armé – couvrent l’ensemble du registre de l’illégalité. Si bien que son existence même ne cesse jamais d’être, au fond, inavouable. Parce qu’elle est la preuve que le légal n’est pas le réel, que l’ordre ne règne pas, que la société ne tient pas puisqu’elle ne tient pas d’elle-même, la police se trouve infiniment refoulée dans un point du monde aveugle de pensée.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 112-113.

VI.2 AD-HA Les opérations de police sont aussi des opérations sur les affects.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 115.

VI.3 FA-HA-MD Dans un pays comme la France, c’est-à-dire dans un pays qui peut bien être un État policier à condition de ne pas le proclamer publiquement, il serait insensé de rechercher une victoire militaire sur la police. Viser un uniforme avec un pavé, ce n’est pas la même chose qu’entrer dans un corps à corps avec une force armée. La police est une cible et non un objectif, un obstacle et non un adversaire. Qui prend les flics pour adversaire s’interdit de percer l’obstacle qu’ils constituent. Pour arriver à les balayer, il faut viser au-delà. Face à la police, il n’y a de victoire que politique. Désorganiser ses rangs, la dépouiller de toute légitimité, la réduire à l’impuissance, la tenir à bonne distance, s’octroyer une plus grande marge de manœuvre au moment voulu comme aux endroits choisis : ainsi se destitue la police.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 118.

VI.4 CB Nous autres révolutionnaires ne sommes liés par aucune obéissance, nous sommes liés à toutes sortes de camarades, d’amis, de forces, de milieux, de complice, d’alliés.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 119.

VI.5 CB Une force révolutionnaire ne peut se construire qu’en réseau, de proche en proche, en s’appuyant sur des amitiés sûres, en tissant furtivement les complicités inattendues jusqu’au cœur de l’appareil adverse.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 120-121.

VI.6 EA-FB-MB La vie est dans l’usage, non dans le temps, comme disait Manouchian.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 121.

Pour la suite du monde

VII.1 AB Villes en transition, économie sociale et solidaire, VIe République, municipalisme alternatif, revenu universel, le film Demain, migration vers l’espace, mille nouvelles prisons, renvoi de la planète de tous les étrangers, fusion homme-machine – qu’ils soient ingénieurs, managers, militants, politiciens, écologistes, acteurs ou simples bonimenteurs, tous ceux qui prétendent offrir des solutions au désastre présent ne font en fait qu’une chose : nous imposer leur définition du problème, dans l’espoir de nous faire oublier qu’ils en font eux-mêmes, de toute évidence, partie.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 123-124.

VII.2 AB-FA Nous n’avons pas de programme, de solutions à vendre. Destituer, en latin, c’est aussi décevoir. Toutes les attentes sont à décevoir.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 124.

VII.3 CE-GF-MA Aussi refoulée soit-elle, la question du communisme reste le cœur de l’époque. Ne fût-ce que parce que le règne de son contraire – l’économie – n’a jamais été si accompli.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 124.

VII.4 GF-MD Continuer ainsi est au prix de réprimer en nous le sentiment de vivre dans une société intrinsèquement criminelle, et qui ne manque pas une occasion de nous rappeler que nous faisons partie de sa petite association de malfaiteurs.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 125.

VII.5 CF-MD Il n’y a jamais la communauté comme entité, mais comme expérience. C’est celle de la continuité avec des êtres ou avec le monde.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 127.

VII.6 AH-CF-CG-MC Il n’y a pas moi et le monde, moi et les autres, il y a moi, avec les miens, à même ce petit morceau de monde que j’aime, irréductiblement. Il est assez de beauté dans le fait d’être ici et nulle part ailleurs.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 128.

VII.7 CA-CG-DA-MC En prenant le sujet humain isolément de son monde, en détachant les mortels de tout ce qui vit autour d’eux, la modernité ne pouvait qu’accoucher d’un communisme exterminateur d’un socialisme. Et ce socialisme ne pouvait rencontrer les paysans, les nomades et les « sauvages » autrement que comme un obstacle à balayer, comme un fâcheux résidu au bas de la comptabilité nationale. Il ne pouvait pas même voir de quel communisme ils étaient porteurs. Si le « communisme » moderne a pu se rêver comme fraternité universelle, comme égalité réalisée, c’est en extrapolant cavalièrement le fait vécu de la fraternité dans le combat, de l’amitié. Car qu’est-ce que l’amitié, sinon l’égalité entre les amis ?
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 128-129.

VII.8 CC-CD Sans l’expérience, même ponctuelle, de la communauté, nous crevons, nous nous desséchons, nous devenons cyniques, durs, désertiques. […] Notre besoin de communauté est si pressant qu’après avoir ravagé tous les liens existants, le capitalisme ne carbure plus qu’à la promesse de « communauté ». Que sont toutes les modes, toutes les technologies de communication, toutes les love songs, sinon une façon d’entretenir le rêve d’une continuité entre les êtres où, à la fin, tout contact se dérobe.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 129.

VII.9 CB-CF-MC Depuis lors, anarchistes et marxistes jouent au ping-pong autour du couple individu-société, sans s’inquiéter que cette fausse antinomie ait été façonnée par la pensée économique. Se rebeller contre la société au nom de l’individu ou contre l’individualisme au nom du socialisme, c’est se condamner d’avance. Individu et société n’ont de cesse, depuis trois bons siècles, de s’affirmer chacun aux dépens de l’autre, et c’est ce dispositif rodé et oscillant qui, d’année en année, fait tourner la charmante bobine nommée « économie ». Contrairement à ce que veut bien nous figurer l’économie, ce qu’il y a dans la vie, ce ne sont pas des individus dotés de toutes sortes de propriétés dont ils pourraient faire usage ou se séparer. Ce qu’il y a dans la vie, ce sont des attachements, des agencements, des êtres situés qui se meuvent dans tout un ensemble de liens.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 131-132.

VII.10 AA-AI-AJ-CA-CB-CD-CF-CG-MC L’économie repose sur deux fictions complices, celle de la « société » et celle de l’« individu ». La destituer implique de situer cette fausse antinomie et de mettre à jour ce qu’elle entend recouvrir. Ce qu’ont en commun ces fictions, c’est de nous faire voir des entités, des unités closes, quand ce qu’il y a, ce sont des liens. La société se présente comme l’entité supérieure qui agrège toutes les entités individuelles. C’est, depuis Hobbes et le frontispice du Léviathan, toujours la même image : le grand corps du souverain composé de tous les petits corps minuscules, homogénéisés, sérialisés, de ses sujets. L’opération dont vit la fiction sociale, c’est de piétiner tout ce qui fait l’existence située de chaque humain singulier, d’effacer les liens qui nous constituent, de dénier les agencements dans lesquels nous rentrons, pour ensuite reprendre les atomes passablement estropiés ainsi obtenus dans un lien tout entier fictif – le fameux et spectral « lien social ». Si bien que s’envisager comme être social, c’est toujours s’appréhender du dehors, se rapporter à soi en faisant abstraction de soi-même. C’est la marque propre de l’appréhension économique du monde que de ne rien saisir qu’extérieurement.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 133-134.

VII.11 CD-CG-CH Une societas, une société, c’est toujours une alliance, une association volontaire à laquelle on adhère ou dont on se retire au gré de ses intérêts. C’est donc, à tout prendre, un rapport, un « lien » en extériorité, un « lien » qui ne touche rien en nous et dont on prend congé indemne, un « lien » sans contact – et donc pas un lien du tout.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 134.

VII.12 CA-CC-CF La texture propre à toute société tient à ce que les humains y sont réunis par cela même qui les sépare – l’intérêt. Dans la mesure où ceux-ci s’y retrouvent en tant qu’individus, en tant qu’entités closes, et donc de manière toujours révocable, ils y sont réunis en tant que séparés.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 135.

VII.13 CA-CE-CG-CH-MC Le génie de l’opération économique, c’est de recouvrir le plan où elle commet ses méfaits, celui où elle livre sa véritable guerre : le plan des liens. L’anesthésie contemporaine des sensibilités, leur mise en pièces systématique n’est pas seulement le résultat de la survie au sein du capitalisme ; c’en est la condition. Nous ne souffrons pas en tant qu’individus, nous souffrons de tenter de l’être. Comme l’entité individuelle n’existe fictivement que du dehors, « être un individu » exige de se tenir hors de soi, étrangers à nous-mêmes – de renoncer au fond à tout contact avec soi comme avec le monde et les autres. Il est évidemment loisible à chacun de tout prendre du dehors. Il suffit de s’interdire de sentir, donc d’être là, donc de vivre. Nous préférons prendre le parti contraire – celui du geste communiste. Le geste communiste consiste à prendre les choses et les êtres de l’intérieur, à les prendre par le milieu. Qu’est-ce que cela donne de prendre l’« individu » par le milieu ou de l’intérieur ? De nos jours, cela donne un chaos. Un chaos inorganisé de forces, de bouts d’expérience, de lambeaux d’enfance, de fragments de sens, de propensions contradictoires et le plus souvent sans communication les unes avec les autres. C’est peu dire que cette époque a accouché d’un matériau humain en piètre état. Il a grandement besoin d’être réparé. Nous le sentons tous. La fragmentation du monde trouve un reflet fidèle dans le miroir en morceaux des subjectivités.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 136-137.

VII.14 AF-AG-AH-AI-AK-CB-CC-CD-CE-CF-CG-CH-EA-FB-MA-MC Nous ne sommes pas de belles complétudes égotiques, des Moi bien unifiés, nous sommes composés de fragments, nous fourmillons de vies mineures. Le mot « vie » en hébreu est un pluriel comme le mot « visage ». Parce que dans une vie, il y a beaucoup de vies et que, dans un visage, il y a beaucoup de visages. Les liens entre les êtres ne s’établissent pas d’entité à entité. Tout lien va de fragment d’être à fragment d’être, de fragment d’être à fragment de monde, de fragment de monde à fragment de monde. Il s’établit en deçà et au-delà de l’échelle individuelle. Il agence immédiatement entre elles des portions d’êtres qui d’un coup se découvrent de plain-pied, s’éprouvent comme continues. Cette continuité entre fragments, c’est ce qui se ressent comme « communauté ». Un agencement. C’est ce dont nous faisons l’expérience dans toute rencontre véritable. Toute rencontre découpe en nous un domaine propre où se mêlent indistinctement des éléments du monde, de l’autre et de soi. L’amour ne met pas en rapport des individus, il opère plutôt une coupe en chacun d’eux, comme s’ils étaient soudain traversés par un plan spécial où ils se retrouvent à cheminer ensemble de par le monde. Aimer, ce n’est jamais être ensemble mais devenir ensemble. Si aimer ne défaisait pas l’unité fictive de l’être, l’« autre » serait incapable de nous faire à ce point souffrir. Si dans l’amour une part de l’autre ne se retrouvait pas à faire partie de nous, nous n’aurions pas à en faire le deuil lorsque vient l’heure de la séparation. S’il n’y avait que des rapports entre les êtres, nul ne se comprendrait. Tout roulerait sur le malentendu. Aussi, il n’y a ni de sujet ni d’objet de l’amour, il y a une expérience de l’amour.

Les fragments qui nous constituent, les forces qui nous habitent, les agencements où nous entrons n’ont aucune raison de composer un tout harmonieux, un ensemble fluide, une articulation mobile. L’expérience banale de la vie, de nos jours, est plutôt celle d’une succession de rencontres qui peu à peu nous défont, nous désagrègent, nous dérobent progressivement tout point d’appui certain. Si le communisme a à voir avec le fait de s’organiser collectivement, matériellement, politiquement, c’est dans la mesure exacte où cela signifie aussi s’organiser singulièrement, existentiellement, sensiblement. Ou bien il faut consentir à retomber dans la politique ou l’économie. Si le communisme a un but, c’est la grande santé des formes de vie. La grande santé s’obtient, au contact de la vie, par l’articulation patiente des membres disjoints de notre être. On peut vivre une vie entière sans faire expérience de rien, en se gardant bien de sentir et de penser. L’existence se ramène alors à un lent mouvement de dégradation. Elle use et abîme, au lieu de donner forme. Les relations, passé le miracle de la rencontre, ne peuvent qu’aller de blessure en blessure vers leur consomption. À l’inverse, qui refuse de vivre à côté de soi-même, qui accepte de faire expérience, la vie lui donne progressivement forme. Il devient au plein sens du terme forme de vie.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 137-139.

VII.15 AE-AF-AG-AJ-AK-CB-CE-CF-CG-EA-FA Le communisme ne se joue pas dans le renoncement à soi, mais dans l’attention au moindre geste. C’est une question de plan de perception, et donc de façon de faire. Une question pratique. Ce à quoi la perception des entités – individuelles ou collectives – nous barre l’accès, c’est au plan où les choses se passent réellement, au plan où les puissances collectives se font et se défont, se renforcent ou s’effilochent. C’est sur ce plan et là seulement que le réel, y compris le réel politique, devient lisible et fait sens. Vivre le communisme, ce n’est pas travailler à faire exister l’entité à laquelle on adhère, mais déployer et approfondir un ensemble de liens, c’est-à-dire parfois en trancher certains. L’essentiel se passe au niveau de l’infime. Pour le communiste, le monde des faits importants s’étend à perte de vue. C’est toute l’alternative entre individuel et collectif que la perception en termes de liens vient révoquer positivement. Un « je » qui, en situation, sonne juste peut être un « nous » d’une rare puissance. Aussi bien, le bonheur propre à toute Commune renvoie à la plénitude des singularités, à une certaine qualité de liens, au rayonnement en son sein de chaque fragment de monde – fin des entités, de leur surplomb, fin des claustrations individuelles et collectives, fin du règne du narcissisme. […] Ce qu’il y a à déserter, ce n’est pas « la société » ni la « vie individuelle », mais le couple qu’ils font ensemble. Il nous faut apprendre à nous mouvoir sur un autre plan.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 139-140.

VII.16 CC-CD La manœuvre de la société libérale, au moment où elle ne peut plus cacher son implosion, c’est d’entreprendre de sauver la nature particulière, et particulièrement peu ragoûtante, des rapports qui la constituent en se dupliquant à l’infini en un pullulement de mille petites sociétés : les collectifs.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 141.

VII.17 CC-CD L’égalité et l’horizontalité postulées rendent au fond toute singularité affirmée scandaleuse ou insignifiante, et font d’une jalousie diffuse sa tonalité affective fondamentale.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 142.

VII.18 CA-CC-CE-CF-CG De même qu’une constellation de collectifs pourrait bien prendre la relève de la vieille société, il est à craindre que le socialisme ne se survive comme socialisme des collectifs, des petits groupes de gens qui se forcent à « vivre ensemble », c’est-à-dire : à faire société. Nulle part on ne parle autant du « vivre-ensemble » que là où tout le monde, au fond, s’entre-déteste et où personne ne sait vivre. « Contre l’uberisation de la vie, les collectifs », titrait récemment un journaliste. Les auto-entrepreneurs aussi ont besoin d’oasis contre le désert néo-libéral. Mais les oasis, à leur tour, sont anéanties : ceux qui y cherchent refuge y amènent avec eux le sable du désert.

Plus la « société » se désagrégera, plus grandira l’attraction des collectifs. Ils en figureront une fausse sortie. Cet attrape-nigaud fonctionne d’autant mieux que l’individu atomisé éprouve durement l’aberration et la misère de son existence. Les collectifs ont vocation à réagréger ceux que rejette ce monde, ou qui le rejettent. Ils peuvent même promettre une parodie de « communisme », qui inévitablement finit par décevoir et faire grossir la masse des dégoûtés de tout. La fausse antinomie que forment ensemble individu et collectif n’est pourtant pas difficile à démasquer : toutes les tares que le collectif a coutume de prêter si généreusement à l’individu – l’égoïsme, le narcissisme, la mythomanie, l’orgueil, la jalousie, la possessivité, le calcul, le fantasme de toute-puissance, l’intérêt, le mensonge –, se retrouvent en pire, en plus caricatural et inattaquable dans les collectifs. Jamais un individu ne parviendra à être aussi possessif, narcissique, égoïste, jaloux, de mauvaise foi et à croire à ses propres balivernes que le peut un collectif.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 144-145.

VII.19 CA-CC-CE Ce qu’offre le capitalisme vise des ensembles collectifs mais c’est formulé de telle manière que ça les fait éclater. Ce qu’offre en revanche le communisme, c’est la solitude absolue. Le capitalisme n’offre jamais la solitude mais toujours seulement la mise en commun.
Heiner Müller, Fautes d’impression, cité par Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 145.

VII.20 MA-MD Deleuze disait de 1968 que ce fut un phénomène de voyance : une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose. Ce à quoi Benjamin ajoutait : La voyance est la vision de ce qui est en train de prendre forme : […] Percevoir exactement ce qui arrive à la seconde même est plus décisif que savoir par avance le futur lointain.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 147-148.

VII.21 AE-AF-AJ-AK-CC-CE-MA S’ajouter la capacité à voir des uns et des autres en tout domaine, composer de nouvelles perceptions et les raffiner à l’infini, voilà l’objet central de toute élaboration communiste, l’accroissement de puissance immédiat qu’elle détermine. Ceux qui ne veulent rien voir ne peuvent produire que des désastres collectifs. Il faut se faire voyant, pour soi autant que pour les autres.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 148.

VII.22 AD-AE-BA-CG-EA-MA-MC-MD Voir, c’est parvenir à sentir les formes. Contrairement à ce qu’un mauvais héritage philosophique nous a inculqué, la forme ne relève pas de l’apparence visible, mais du principe dynamique. La véritable individuation n’est pas celle des corps, mais celle des formes. Il suffit de se pencher sur le processus d’idéation pour s’en convaincre : rien n’illustre mieux l’illusion du Moi individuel et stable que la croyance que j’aurais des idées tant il est clair que les idées me viennent, sans même que je sache d’où, de processus neuronaux, musculaires, symboliques si enfouis qu’elles affluent naturellement en marchant, ou quand je m’endors et que cèdent les frontières du Moi. Une idée qui surgit, c’est un bon exemple de forme : dans son énoncé entrent en constellation sur le plan du langage quelque chose d’infra-individuel – une part de nous, un éclat d’expérience, un bout d’affect – et quelque chose de supra-individuel. Une forme est quelque chose qui tient rassemblés en soi, en une unité tendue, dynamique, des éléments hétérogènes du Moi et du monde.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 149.

VII.23 AC-AG-CE-EA Parce qu’il y va, dans chaque forme, de la vie même, la véritable question communiste n’est pas « comment produire ? », mais « comment vivre ? ». Le communisme, c’est la centralité de la vieille question éthique, celle-là même que le socialisme historique avait toujours tenue pour « métaphysique », « prématurée » ou « petite-bourgeoise », et non celle du travail.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 150.

VII.24 AC-AG-BA-CG-DA-EA-MB Nous ne sommes plus assez nihilistes pour croire qu’il y aurait en nous quelque chose comme un organe psychique stable – disons : la volonté – qui commanderait à nos autres facultés. Cette belle invention de théologien, beaucoup plus politique qu’il n’y paraît, poursuivait un double but : d’une part faire de l’homme, fraîchement pourvu de sa « libre volonté », un sujet moral et le livrer ainsi au Jugement dernier comme aux châtiments du siècle ; d’autre part, à partir de l’idée théologique d’un Dieu ayant « librement » créé le monde et se distinguant donc essentiellement de son action, instituer une séparation formelle entre l’être et l’agir. Cette séparation, qui allait durablement marquer les conceptions politiques occidentales, a rendu illisible pour des siècles les réalités éthiques – le plan des formes de vie étant précisément celui de l’indistinction entre ce que l’on est et ce que l’on fait.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 151-152.

VII.25 AD-AE-CG-DA-EA-FB-MA-MB Contre cette question opportuniste, contre l’existence postulée de la « volonté », il faut affirmer que ce qui « veut » en nous, ce qui incline n’est jamais la même chose. Que c’est une simple résultante, en certains instants cruciaux, du combat que se livrent en nous et hors de nous un réseau enchevêtré de forces, d’affects, d’inclinations, d’un agencement temporaire dans lequel telle force s’est tout aussi temporairement assujetti d’autres forces. Que la séquence de ces agencements produise une sorte de cohérence qui puisse aboutir à une forme, c’est un fait. Mais appeler à chaque fois du même nom ce qui se retrouve de façon contingente en position de dominer ou de donner l’impulsion décisive, se persuader qu’il s’agit toujours de la même instance, se persuader finalement que toute forme et toute décision sont tributaires d’un organe de décision, voilà un tour de passe-passe qui n’a que trop duré. D’avoir cru si longtemps à pareil organe, et d’avoir tant et tant stimulé ce muscle imaginaire, on aura abouti à l’aboulie fatale dont semblent affectés de nos jours les rejetons tardifs de l’Empire chrétien que nous sommes. À cela, nous opposons une attention fine aux forces qui habitent et traversent les êtres comme les situations, et un art des agencements décisifs.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 152-153.

VII.26 AE-AJ-HA-MA-MC-MD La seule chose qui soit à même d’unir transversalement l’ensemble de ce qui déserte cette société en un parti historique, c’est l’intelligence de la situation, c’est tout ce qui la rend lisible pas à pas, tout ce qui souligne les mouvements de l’adversaire, tout ce qui identifie les chemins praticables et les obstacles – le caractère systématique des obstacles. Depuis cette intelligence-là, ce qu’il faut de décollement vertical pour faire pencher certaines situations dans le sens désiré peut bien s’improviser à l’occasion.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 154.

VII.27 AA-AD-AJ-BA-CG-CH-DA-MA Les moyens de communication, dans cette époque, sont les formes d’organisation. C’est notre faiblesse, car ils ne sont pas entre nos mains, et ceux qui les contrôlent ne sont pas nos amis. Il n’y a donc d’autre choix que de déployer un art de la conversation entre les mondes qui fait cruellement défaut, et d’où seul peut émaner, au contact d’une situation, la décision juste. Un tel état du débat ne peut gagner le centre depuis la périphérie où il est pour l’heure tenu qu’au travers d’une offensive du côté de la sensibilité, sur le plan des perceptions, et non du discours. Nous parlons de s’adresser aux corps, et non juste à la tête.
Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 154.

VII.28 AJ-CE-MA Le communisme est le processus matériel qui vise à rendre sensible et intelligible la matérialité des choses dites spirituelles. Jusqu’à pouvoir lire dans le livre de notre propre corps tout ce que les hommes firent et furent sous la souveraineté du temps ; et à déchiffrer les traces du passage de l’espèce humaine sur une terre qui ne conservera aucune trace (Franco Fortini, cité par Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 155).

Catégories

  • AA Spinoza, corps (16) I.1 IV.2a VII.10 VII.27 De.12 A1.10 A2.3 Fr.8 Fr.9 Fr.10 Fr.11 Fr.12 Fr.15 Fr.16 Fr.17 Fr.23
  • AB Spinoza, espoir (18) I.4 VII.1 VII.2 S.2 S.4 S.5 S.6 S.7 S.8 S.9 S.13 S.14 S.15 S.18 S.19 C.12 D.11 K.1
  • AC Spinoza, substance unique, Nature, immanence, ontologie modale (37) II.1a III.4 IV.1a VII.23 VII.24 C.5 B.17 B.19 B.20 B.22 D.1 D.1a D.1b D.2 D.3 D.5 D.6 D.9 A1.2 A1.3 A1.10 A1.11 A1.12 A1.13 A2.1 A2.3 A2.6 A2.8 A2.9 A2.10 A2.12 A2.15 Fr.8 Fr.13 Fr.15 H.1 H.4
  • AD Spinoza, désir, affects, effort (79) II.2a II.9 III.4 IV.1a IV.2a VI.2 VII.22 VII.25 VII.27 S.1b S.1c S.1d S.1e S.1f S.2 S.3 S.4 S.5 S.6 S.7 S.8 S.9 S.10 S.10a S.10b S.13 S.14 S.15 S.16 S.17 S.18 S.19 S.20 S.21 S.22 De.3 De.6 De.7 De.8 De.9 De.10 C.1 C.3 C.6 C.8 C.10 C.11 C.16 C.17 C.19 B.2 B.4 B.5 B.8 B.8a B.9 B.10 B.11 B.13 B.16 B.18 B.19 B.21 B.22 B.23 B.24 D.1a D.1b D.4 D.10 A1.3 A1.10 A2.7 A2.10 A2.11 A2.12 A2.13 Fr.8 Fr.19
  • AE Spinoza, puissance, intensité (62) II.9 III.4 IV.5 IV.7a VII.15 VII.21 VII.22 VII.25 VII.26 S.2 S.3 S.4 S.5 S.6 S.7 S.8 S.9 S.10 S.10a S.10b S.13 S.14 S.15 S.16 S.17 S.18 S.19 S.22 De.1 De.2 De.6 De.7 De.10 De.11 De.12 C.8 B.2 B.3 B.7 B.8a B.9 B.12 B.18 B.21 B.22 D.1a D.1b D.4 A1.4 A1.13 A2.2 A2.8 A2.9 A2.10 A2.11 A2.12 A2.13 A2.16 Fr.11 Fr.15 Fr.24 H.1
  • AF Spinoza, notions communes, adéquation (24) II.1a II.2a II.9 II.10 III.6 IV.2a IV.4 IV.7a VII.14 VII.15 VII.21 S.1a S.19 S.20 S.22 De.3 C.1 C.5 B.4 B.11 B.18 B.24 A2.8 A2.13
  • AG Spinoza, éthique (22) III.6 V.2a VII.14 VII.15 VII.23 VII.24 S.4 S.13 S.14 S.15 S.18 S.19 B.19 D.2 D.5 A1.3 A1.7 A1.8 A2.5 A2.6 A2.12 A2.15
  • AH Spinoza, satisfaction de soi, amour de soi, philautie (29) II.12 VII.6 VII.14 S.3 S.4a S.10 S.16 S.17 S.18 S.20 S.21 C.3 C.4 C.6 C.10 C.11 B.9 B.11 B.15 B.17 B.18 B.20 B.21 B.23 D.1a D.1b D.3 A2.2 A2.10
  • AI Spinoza, individu, singularité (60) II.9 II.11 IV.1a IV.7a VII.10 VII.14 S.1 S.1c S.1d S.1e S.1f S.11 S.12 De.1 De.2 De.3 De.4 De.5 De.6 De.7 De.8 De.9 De.10 De.11 De.12 C.2 C.18 B.2 B.3 B.5 B.7 B.8a B.11 B.12 B.18 D.1 D.1b D.3 D.10 A1.10 A1.11 A1.12 A2.4 A2.5 A2.8 A2.15 Fr.10 Fr.11 Fr.12 Fr.16 Fr.17 H.3 H.4 H.5 H.10 Fi.5 Fi.6 Fi.7 Fi.8 Fi.11
  • AJ Spinoza, raison, connaissance (38) I.3 I.4 II.1a II.2a II.5 II.9 II.10 IV.1 VII.10 VII.15 VII.21 VII.26 VII.27 VII.28 S.1a S.1f S.10b S.11 S.15 S.16 S.17 S.19 S.20 De.1 De.12 C.1 C.2 C.8 C.9 B.1 B.4 B.8 B.12 B.14 A2.6 Fr.25 K.1 P.1
  • AK Spinoza, infini, éternité, perfection (21) II.1a II.12 IV.2 IV.2a V.11 VII.14 VII.15 VII.21 S.20 C.4 C.9 B.12 B.17 B.20 B.21 B.22 B.23 D.1 D.9 A2.8 A2.13
  • BA Langage/actes, théorie/pratique (9) I.1a I.2 IV.4 VII.22 VII.24 VII.27 A1.6 A1.8 Fr.1
  • CA Arrachement des liens, séparation (48) I.2 II.1 II.3 II.4 II.7 II.8 II.9 II.11 II.12 III.1 III.3 III.6 V.2 VII.7 VII.10 VII.12 VII.13 VII.18 VII.19 B.18 D.6 D.10 A1.1 A1.9 A2.16 Fr.2 Fr.3 Fr.4 Fr.6 Fr.7 Fr.9 Fr.11 Fr.12 Fr.13 Fr.14 Fr.15 Fr.16 Fr.19 Fr.23 H.3 H.5 H.6 H.8 H.9 H.10 Fi.5 Fi.6 Fi.11
  • CB Liens, ontologie (58) I.3 II.1a II.5 II.8 II.9 II.11 II.12 III.4 III.6 IV.2 VI.4 VI.5 VII.9 VII.10 VII.14 VII.15 S.22 C.8 C.9 C.13 C.18 B.1 B.2 B.3 B.4 B.6 B.7 B.8 B.9 B.11 B.12 B.13 B.14 B.17 B.20 B.22 D.1 D.2 A1.2 A2.8 A2.9 Fr.13 H.9 Fi.6 Fi.7 IQV.1 IQV.2 IQV.3 IQV.4 IQV.5 IQV.6 IQV.7 IQV.8 IQV.9 ANA.1 ANA.2 ANA.3 ANA.4
  • CC Liens, unification artificielle (30) II.2 II.4 II.8 II.11 II.12 III.4 III.5 IV.2a IV.6 VII.8 VII.12 VII.14 VII.16 VII.17 VII.18 VII.19 VII.21 C.1 C.7 C.11 B.5 D.1 D.7 A1.10 A2.14 A2.15 A2.16 H.9 Fi.1 Fi.3
  • CD Liens, rapports (33) II.6 II.10 II.12 IV.5 V.2 V.8 V.12 V.13 V.14 VII.8 VII.10 VII.11 VII.14 VII.16 VII.17 S.1 S.11 S.12 De.1 De.4 De.5 De.6 De.7 De.10 De.11 De.12 D.1 D.9 A2.9 A2.14 A2.15 A2.16 Fr.2
  • CE Liens, communisme (11) II.10 IV.7a VII.3 VII.13 VII.14 VII.15 VII.18 VII.19 VII.21 VII.23 VII.28
  • CF Liens, entités liées, termes (15) VII.5 VII.6 VII.9 VII.10 VII.12 VII.14 VII.15 VII.18 B.6 B.13 B.14 B.18 B.19 A2.8 A2.16
  • CG Liens, subjectivité, volonté, libre arbitre, atomisation (35) VII.6 VII.7 VII.10 VII.11 VII.13 VII.14 VII.15 VII.18 VII.22 VII.24 VII.25 VII.27 C.17 C.19 D.6 D.7 D.8 D.11 A1.2 A1.12 A2.1 A2.2 Fr.16 Fr.17 Fr.18 Fr.19 Fr.22 Fr.25 H.2 H.3 Fi.4 Fi.5 Fi.6 Fi.7 Fi.11
  • CH Liens, contact (11) II.9 II.11 II.12 III.4 III.6 VII.11 VII.13 VII.14 VII.27 S.1 A2.16
  • DA Descartes, Moi, âme détachée de tout (30) III.2 IV.2 IV.3 IV.5 VII.7 VII.24 VII.25 VII.27 D.1 D.5 D.6 D.7 D.8 A1.4 A2.5 A2.6 A2.7 A2.13 Fr.8 Fr.9 Fr.10 Fr.11 Fr.15 Fr.16 Fr.17 Fr.18 Fr.22 Fr.25 Fi.4 Fi.5
  • EA Tiqqun, forme de vie (31) II.9 III.5 IV.1 IV.6 IV.7 V.2a VI.6 VII.14 VII.15 VII.22 VII.23 VII.24 VII.25 B.17 B.19 B.22 D.1 D.1b D.2 D.9 D.10 A1.1 A1.7 A1.8 A1.9 A1.10 A1.13 A1.14 A2.4 A2.5 A2.13
  • FA Agamben, destitution (14) IV.4 IV.1a IV.2a IV.5 IV.5a IV.7 IV.7a VI.3 VII.2 VII.15 A1.5 A1.7 A1.8 A2.16
  • FB Agamben, usage, habitus (20) II.9 III.5 IV.5a IV.7a VI.6 VII.14 VII.25 B.10 D.4 A1.3 A1.13 A2.1 A2.2 A2.3 A2.4 A2.10 A2.13 A2.16 Fr.3 Fr.7
  • FC Agamben, désœuvrement (7) IV.7a A1.4 A1.5 A1.6 A1.13 A2.2 A2.16
  • GA Économie, force de travail superflue (2) V.1 D.5
  • GB Économie, contrôle (12) V.3 C.14 Fr.5 Fr.6 Fr.8 Fr.10 Fr.15 Fr.17 Fr.18 Fr.22 Fr.25 Fi.4
  • GC Économie, argent (9) V.4 V.10 V.13 D.1a D.4 D.5 Fr.2 H.10 Fi.9
  • GD Économie comptabilité (13) V.5 V.8 V.9 V.11 V.12 V.13 Fr.8 Fr.10 Fr.14 Fr.15 Fr.16 Fi.1 Fi.4
  • GE Économie, synthèse sociale (22) V.6 V.7 V.8 V.9 V.10 V.13 D.9 D.10 A1.5 Fr.2 Fr.4 Fr.12 Fr.14 Fr.15 Fr.16 Fr.19 Fr.22 Fr.24 Fr.26 H.7 H.9 Fi.11
  • GF Économie, contraire à la vie (22) II.2a V.2a V.11 V.13 V.14 VII.3 VII.4 D.4 D.9 Fr.4 Fr.12 Fr.16 Fr.19 Fr.22 Fr.24 H.1 H.3 H.5 H.6 H.7 H.8 Fi.11
  • HA Police (12) VI.1 VI.2 VI.3 VII.26 S.21 C.12 C.15 Fr.11 Fr.12 Fr.18 Fr.20 Fr.21
  • MA Maintenant, instantanéité (48) I.3 I.4 II.1a II.2a II.10 III.5 IV.1 IV.2a IV.7a V.10 V.11 V.13 VII.3 VII.14 VII.20 VII.21 VII.22 VII.25 VII.26 VII.27 VII.28 S.1c S.1d S.1e S.1f S.4 S.10a S.10b S.12 De.2 De.4 De.5 De.7 De.11 De.12 B.5 B.7 D.10 A1.5 A1.14 A2.13 Fi.2 Fi.3 Fi.5 Fi.7 Fi.9 Fi.11 P.1
  • MB Maintenant, temps (37) I.4 II.7 III.6 IV.2 IV.2a IV.7a V.2a V.9 V.10 VI.6 VII.24 VII.25 De.5 De.6 De.11 D.4 A1.5 A2.7 A2.8 A2.16 Fr.10 Fr.14 Fr.15 Fr.16 Fi.1 Fi.2 Fi.3 Fi.5 Fi.6 Fi.7 Fi.8 Fi.9 Fi.10 Fi.11 K.1 P.1 M.1
  • MC Maintenant, espace (27) I.2 I.4 II.1 II.1a II.8 II.9 II.10 II.12 V.10 V.11 V.13 V.14 VII.6 VII.7 VII.9 VII.10 VII.13 VII.14 VII.22 VII.26 A2.16 Fr.14 Fr.15 Fi.1 Fi.2 Fi.3 Fi.5
  • MD Maintenant, durée, passage d’un état à un autre (46) II.10 II.12 IV.1 IV.2 IV.7a VI.3 VII.4 VII.5 VII.20 VII.22 VII.26 S.1c S.1d S.1e S.1f S.2 S.3 S.4 S.5 S.6 S.7 S.8 S.9 S.10 S.10a S.10b S.12 S.13 S.14 S.15 S.16 S.17 S.18 S.19 B.7 B.18 B.21 D.5 A2.8 A2.10 A2.11 A2.12 Fi.3 Fi.7 Fi.8 Fi.11

Plan

  • Des armes et des mots c’est pareil ça tue pareil
  • Avec le temps va tout s’en va / Ils ont un drapeau noir en berne sur l’Espoir
  • Et je voguais lorsqu’à travers mes liens frêles des noyés descendaient dormir à reculons / Je ne suis qu’un voyant embarrassé de signes / Des couteaux pour trancher le pain de l’Amitié / Lorsque tu me lieras / Que sont mes amis devenus que j’avais de si près tenus et tant aimés / nos relations avec le monde sont très convenables / Le bonheur il faut le tenir en laisse / Dans la grammaire de tes chaînes

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Spinoza

Note de bas de page
Baruch Spinoza, Éthique, traduction Robert Misrahi, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’Éclat, 2005, ZZ, proposition YY, p. XX.

S.1 AI-CD-CH Quand certains corps de même grandeur ou de grandeur différente sont contraints par les autres corps à rester appliqués les uns contre les autres ou, s’ils se meuvent à la même vitesse ou à une vitesse différente, sont contraints à se communiquer leur mouvement les uns aux autres selon un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux et que tous composent ensemble un seul corps, c’est-à-dire un Individu qui se distingue des autres par cette union des corps.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., II, Définition après Proposition 13, Axiome II avant Lemme IV, p. 150.

S.1a AF-AJ De tout ce qu’on vient de dire, il ressort clairement que nous percevons de nombreuses choses et que nous formons des notions universelles de plusieurs façons. 1° À partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d’une manière mutilée, confuse, et sans ordre valable pour l’entendement (voir le Corollaire de la Proposition 29). C’est pourquoi j’ai l’habitude d’appeler ces perceptions : connaissance par expérience vague. 2° À partir des signes, quand, par exemple, après avoir lu ou entendu certains mots, nous nous souvenons des choses et nous en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les objets (voir le Scolie de la Proposition 18). Ces deux façons de saisir les choses, je les appellerai désormais connaissance du premier genre, opinion ou Imagination. 3° Et enfin, du fait que nous avons des notions communes, et des idées adéquates des propriétés des choses (voir le Corollaire de la Proposition 38, la Proposition 39 et son Corollaire et la Proposition 40). J’appellerai raison et connaissance du second genre cette façon de saisir les choses. Outre ces deux genres de connaissances, il en existe un troisième, comme je le montrerai plus loin, et que nous appellerons la Science intuitive. Ce genre de connaissance procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses. J’expliquerai tout cela par un seul exemple : trois nombres étant donnés, il s’agit d’en déterminer un quatrième qui soit au troisième comme le second au premier. Les commerçants n’hésiteront pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier ; c’est qu’ils n’ont pas oublié ce qu’ils ont entendu de leurs maîtres sans démonstration, ou qu’ils ont souvent expérimenté cette vérité sur des nombres simples, ou enfin qu’ils appliquent la démonstration de la Proposition 19 du livre VII d’Euclide, c’est-à-dire la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour des nombres très simples, rien de tout cela n’est nécessaire. Soit, par exemple, les nombres 1, 2, 3 : il n’est personne qui ne voie que le quatrième nombre proportionnel est 6, et cela d’une manière beaucoup plus claire, puisque, c’est de la relation même entre le premier nombre et le second, en tant que nous la saisissons en une seule intuition, que nous concluons le quatrième.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., II, Proposition 40, Scolie II, p. 177-178.

S.1b AD J’entends par Affect les affections du Corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définition II, p. 197.

S.1c AD-AI-MA-MD Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 6, p. 205.

S.1d AD-AI-MA-MD L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 7, p. 206.

S.1e AD-AI-MA-MD L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’enveloppe pas un temps fini mais un temps indéfini.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 8, p. 206.

S.1f AD-AI-AJ-MA-MD Aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes qu’en tant qu’il a des idées confuses, l’Esprit s’efforce de persévérer dans son être pour une durée infinie, et il est conscient de son effort.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 9, p. 207.

S.2 AB-AD-AE-MD Ce qui précède nous permet de comprendre ce que sont l’Espoir, la Crainte, la Sécurité, le Désespoir, le Contentement et la Déception. L'Espoir n’est rien d’autre qu’une Joie inconstante née de l’image d’une chose future ou passée et dont l’issue reste incertaine pour nous. La Crainte, par contre, est une Tristesse inconstante, également née de l’image d’une chose incertaine. Si, de ces affects, on ôte le doute, de l’Espoir naît la Sécurité, et de la Crainte, le Désespoir, c’est-à-dire une Joie, ou une Tristesse, née de l’image d’une chose que nous avons crainte ou que nous avons espérée. Ensuite, le Contentement est une Joie née de l’image d’une chose passée et dont l’issue était incertaine pour nous. La Déception, enfin, est une Tristesse, opposée au Contentement.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 18, Scolie II, p. 217.

S.3 AD-AE-AH-MD […] Dans d’autres cas, j’appellerai Satisfaction de soi la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure […]
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 30, Scolie, p. 227.

S.4 AB-AD-AE-AG-MA-MD On appelle bons ou mauvais présages les choses qui par accident sont causes d’Espoir ou de Crainte. En tant qu’ils sont causes d’Espoir ou de Crainte, ces présages sont en outre (par la Déf de l’Espoir et de la Crainte qu’on verra au Scol. 2 de la Prop. 18) causes de Joie ou de Tristesse, et par conséquent (par le Corol. de la Pro p. 15) nous les aimons ou les haïssons comme tels et (par la Prop. 28) nous nous efforçons de les utiliser comme moyens d’accéder à nos fins, ou de les écarter comme obstacles ou sources de Craintes. Il suit en outre de la Proposition 25 de cette Partie, que nous sommes par nature constitués de telle sorte que nous croyons aisément ce que nous espérons et difficilement ce que nous craignons, et que nous sommes amenés à le surestimer ou à le sous-estimer. C’est de là que sont nées partout les Superstitions qui tourmentent les hommes. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il soit utile d’énumérer les fluctuations de l’âme qui naissent de l’Espoir et de la Crainte, dès lors qu’il suit de la seule définition de ces affects qu’il n’y a pas d’Espoir sans Crainte, ni de Crainte sans Espoir (comme nous l’expliquerons mieux en son temps) ; et puisque nous aimons ou haïssons les choses en tant que nous les espérons ou les craignons, chacun pourra aisément appliquer à l’Espoir et à la Crainte ce que nous avons dit de l’Amour et de la Haine.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 50, Scolie, p. 245.

S.4a AH la Joie qui naît de la considération de nous-même se nomme Amour de soi ou Satisfaction de soi.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 54, Scolie, p. 251.

S.5 AB-AD-AE-MD L'Espoir est une Joie inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée, dont l’issue est en quelque mesure incertaine pour nous.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XII, p. 264.

S.6 AB-AD-AE-MD La Crainte est une Tristesse inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée, dont l’issue est en quelque mesure incertaine pour nous.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XIII, p. 264.

S.7 AB-AD-AE-MD Il suit de ces définitions qu’il n’y a pas d’Espoir sans Crainte ni de Crainte sans Espoir. En effet, celui qui est en suspens dans l’Espoir et incertain quant à l’issue d’un événement est supposé imaginer quelque chose qui exclut l’existence d’un événement futur. Dans cette mesure il est attristé (par la Prop. 19) et par conséquent, pendant qu’il est suspendu à l’Espoir, il craint que l’événement ne se produise pas. Celui qui, au contraire, est dans la Crainte, c’est-à-dire incertain quant à l’avenir d’une chose qu’il hait, imagine aussi quelque cause qui exclut l’existence de cette chose ; et ainsi, dans cette mesure, il se réjouit (par la Prop. 20), et il a par là un Espoir que l’événement ne se produise pas.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XIII, Explication, p. 264-265.

S.8 AB-AD-AE-MD Le Désespoir est une Tristesse née de l’idée d’une chose future ou passée à propos de laquelle toute incertitude est levée.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XV, p. 265.

S.9 AB-AD-AE-MD Ainsi donc, la Sécurité naît de l’Espoir et le Désespoir naît de la Crainte lorsque est levée toute incertitude quant à l’issue d’un événement. Ces affects proviennent du fait que l’on imagine être là l’objet passé ou futur, et qu’on le considère comme présent, ou bien du fait qu’on imagine d’autres choses excluant l’existence de ce qui nous avait jetés dans le doute. En effet (par le Corol. de la Prop. 31, Part. II), bien que nous ne puissions jamais être certains de l’issue des événements singuliers, il peut se faire pourtant que nous ne doutions pas de cette issue. Nous avons montré, en effet (voir le Scol. de la Prop. 49, Part. II), qu’autre chose est de ne pas douter d’une réalité, autre chose d’en avoir la certitude. C’est pourquoi il peut arriver que nous soyons affectés du même affect de Joie ou de Tristesse tant par l’image d’une chose passée ou future que par l’image d’une chose présente, comme nous l’avons démontré à la Proposition 18 de cette Partie, qu’on verra avec ses Scolies.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XV, Explication, p. 265.

S.10 AD-AE-AH-MD La Satisfaction de soi est une Joie née du fait que l’homme se considère lui-même, ainsi que sa puissance d’agir.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XXV, p. 268.

S.10a AD-AE-MA-MD Ce qui prédispose le Corps humain à être affecté selon de nombreuses modalités, ou le rend capable d’affecter les corps extérieurs selon de nombreuses modalités, est utile à l’homme, et cela d’autant plus que le Corps est par là rendu plus apte à être affecté et à affecter d’autres corps selon des modalités plus nombreuses. Est nuisible au contraire ce qui réduit cette aptitude du Corps.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 38, p. 319.

S.10b AD-AE-AJ-MA-MD Plus le Corps est capable de telles choses, plus l’Esprit devient capable de percevoir (par la Proposition 14, Partie II). Aussi ce qui dispose le Corps de cette façon et le rend capable de ces choses est nécessairement bon, c’est-à-dire utile (par les Propositions 26 et 27), d’autant plus utile que cela peut rendre le Corps plus capable. Au contraire (par la même Proposition 14, Partie II, mais renversée, et par les Propositions 26 et 27), cela est nuisible qui rend le Corps moins capable de produire et de recevoir des affections. C.Q.F.D.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 38, Démonstration, p. 319.

S.11 AI-AJ-CD Ce qui conserve le rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du Corps humain, est bon, mauvais au contraire ce qui change le rapport de mouvement et de repos des parties du Corps humain.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 39, p. 320.

S.12 AI-CD-MA-MD Le Corps humain, pour se conserver, a besoin d’un grand nombre d’autres Corps (par la Prop. 4, Part. II). Mais ce qui constitue la forme du Corps humain est le rapport selon lequel ses parties se communiquent leur mouvement (par la Déf qui précède le Lemme 4 et qu’on verra après la Prop. 13, Part. II). Donc ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du Corps humain, conserve aussi la forme du Corps humain et fait donc (par les Post. 3 et 6, Part. II) que le Corps humain peut être affecté et peut affecter les corps extérieurs selon des modalités nombreuses ; et donc cela est bon (par la Prop. précéd.). Ce qui, d’autre part, fait qu’entre les parties du Corps humain s’établit un autre rapport de mouvement et de repos, fait aussi (par la même Déf, Part. II) que le Corps humain prend une forme nouvelle, c’est-à-dire (comme il est connu de soi et comme nous l’avons fait observer à la fin de la préface) fait que le Corps humain soit détruit et soit donc rendu totalement incapable d’être affecté selon de nombreuses modalités, cela est donc mauvais (par la Prop. précéd.). C.Q.F.D.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 39, Démonstration, p. 320.

S.13 AB-AD-AE-AG-MD Les affects d’Espoir et de Crainte ne peuvent pas être bons par eux-mêmes.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 47, p. 328.

S.14 AB-AD-AE-AG-MD Il n’y a pas d’affect d’Espoir et de Crainte sans Tristesse. Car la Crainte (par la Déf 13 des Affects) est une Tristesse et l’Espoir (voir l’Explication des Déf 12 et 13 des Affects) n’existe jamais sans la Crainte. Par suite (par la Prop. 41), ces affects ne peuvent pas être bons par eux-mêmes, mais en tant seulement qu’ils peuvent réprimer un excès de Joie (par la Prop. 43).
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 47, Démonstration, p. 328.

S.15 AB-AD-AE-AG-AJ-MD À cela s’ajoute le fait que ces affects révèlent un défaut de connaissance et une impuissance de l’Esprit. C’est pour la même raison que la Sécurité, le Désespoir, le Contentement et la Déception sont des signes d’impuissance intérieure. En effet, bien que la Sécurité et le Contentement soient des affects de Joie, ils supposent cependant qu’une Tristesse les a précédés, à savoir l’Espoir et la Crainte. Par conséquent, plus nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la Raison, plus nous nous efforçons de nous affranchir de l’Espoir, de nous libérer de la Crainte, de commander à la fortune autant qu’il est possible, et de diriger nos actions selon le conseil sûr de la Raison.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 47, Scolie, p. 328.

S.16 AD-AE-AH-AJ-MD La Satisfaction de soi peut naître de la Raison et seule cette Satisfaction qui naît de la Raison est la plus haute qui puisse être donnée.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 52, p. 331.

S.17 AD-AE-AH-AJ-MD La Satisfaction de soi est une Joie née du fait qu’un homme se considère lui-même et considère sa puissance d’agir (par la Déf. 25 des Affects). Mais la vraie puissance d’agir de l’homme, ou sa vertu, est la Raison elle-même (par la Prop. 3, Part. III) que l’homme considère clairement et distinctement (par les Prop. 40 et 43, Part. II). Aussi, la Satisfaction de soi naît-elle de la Raison. De plus, tandis que l’homme se considère lui-même clairement et distinctement, c’est-à-dire adéquatement, il ne perçoit rien d’autre que ce qui suit de sa propre puissance d’agir (par la Déf. 2, Part. III), c’est-à-dire (par la Prop. 3, Part. III) ce qui suit de sa puissance de comprendre. C’est pourquoi la plus haute Satisfaction qui puisse être donnée naît de cette seule considération. C.Q.F.D.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 52, Démonstration, p. 332.

S.18 AB-AD-AE-AG-AH-MD La Satisfaction de soi est en fait le suprême bien que nous puissions espérer. Car personne (comme nous l’avons montré à la Prop. 25) ne s’efforce de conserver son être en vue d’une autre fin ; et parce que cette Satisfaction de soi est toujours plus nourrie et fortifiée par les louanges (par le Corol. de la Prop. 53, Part. III), étant au contraire (par le Corol. de la Prop. 55, Part. III) toujours plus troublée par le blâme, nous sommes essentiellement conduits par la gloire et ne pouvons guère mener une vie d’opprobre.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 52, Scolie, p. 332.

S.19 AB-AD-AE-AF-AG-AJ-MD Comme il est rare que les hommes vivent sous le commandement de la Raison, ces deux affects que sont l’Humilité et le Repentir, mais aussi l’Espoir et la Crainte, comportent plus d’avantages que d’inconvénients. C’est pourquoi, s’il faut pécher, il vaut mieux que ce soit dans ce sens. Car si les hommes à l’âme impuissante étaient tous également orgueilleux, s’ils n’avaient honte de rien et s’ils ne craignaient rien, quel lien pourrait donc les unir et les discipliner ? La foule est terrible si elle est sans crainte. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que les Prophètes, se préoccupant de l’utilité commune et non de l’utilité particulière, aient tant recommandé l’Humilité, le Repentir et le Respect. Et, en effet, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent être conduits plus facilement que d’autres à vivre enfin sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 54, Scolie, p. 333-334.

S.20 AD-AF-AH-AJ-AK Ce qui est donc le plus utile, dans l’existence, est de perfectionner l’entendement, c’est-à-dire la Raison, autant qu’on le peut, et c’est en cela seul que consiste la plus haute félicité de l’homme, ou béatitude. Car la béatitude n’est rien d’autre que la satisfaction de soi elle-même, satisfaction qui naît de la connaissance intuitive de Dieu : or perfectionner l’entendement n’est également rien d’autre que comprendre Dieu, ainsi que les actions et les attributs qui résultent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi· la fin ultime d’un homme qui est conduit par la Raison, c’est-à-dire le Désir suprême grâce auquel il s’applique à diriger tous les autres Désirs est celui qui le porte à se concevoir adéquatement lui-même et à concevoir adéquatement tous les objets qui peuvent tomber sous son intelligence.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Appendice, Chapitre IV, p. 354.

S.21 AD-AH-HA Les âmes ne sont pourtant pas vaincues par les armes, mais par l’Amour et la Générosité.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Appendice, Chapitre XI, p. 356.

S.22 AD-AE-AF-CB Le plus utile, pour les hommes, est de s’attacher par des relations sociales, de se soumettre à des liens qui leur permettent de faire de tous un seul ensemble, et, d’une façon générale, de faire tout ce qui rend les amitiés plus solides.
Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Appendice, Chapitre XII, p. 356.

Deleuze

Note de bas de page
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de minuit, 1969, p. XX.

De.1 AE-AI-AJ-CD Bon. Vous vous rappelez, et je fais ce rappel pas du tout pour revenir sur ces points, mais pour les estimer acquis, vous vous rappelez les trois dimensions de l’individualité. Première dimension : j’ai une infinité de parties extensives – bien plus, si vous vous rappelez plus précisément – j’ai une infinité d’ensembles infinis de parties extensives ou extérieures les unes aux autres. Je suis composé à l’infini. Deuxième dimension : ces ensembles infinis de parties extensives extérieures les unes aux autres, m’appartiennent, mais elles m’appartiennent sous des rapports caractéristiques. Rapports de mouvement et de repos, dont la dernière fois j’ai essayé de dire quelle était la nature. Troisième dimension : ces rapports caractéristiques ne font qu’exprimer un degré de puissance qui constitue mon essence, mon essence à moi, c’est à dire une essence singulière. Donc les trois dimensions, c’est les parties extensives extérieures les unes aux autres qui m’appartiennent ; les rapports sous lesquels ces parties m’appartiennent ; et l’essence comme degré, gradus ou modus, l’essence singulière qui s’exprime dans ces rapports. Or, Spinoza ne le dit jamais, parce qu’il n’a pas besoin de le dire. Mais nous, lecteurs, on est bien forcés de constater une curieuse harmonie entre quoi et quoi ? Entre ces trois dimensions de l’individualité, et ce qu’il appelle à une tout autre occasion, les trois genres de connaissances.
Gilles Deleuze, La voix de Gilles Deleuze en ligne, cours à l’université Paris VIII Vincennes, cours 12 du 17/03/81, première partie, transcription Yaëlle Tannau, http://wayback.archive.org/web/2016...

De.2 AE-AI-MA le mode, de toute manière, n’a d’autre puissance qu’actuelle : à chaque instant il est tout ce qu’il peut être, sa puissance est son essence.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 78.

De.3 AD-AF-AI C’est pourtant le premier pas. Car, à partir de cette positivité, nous pourrons former l’idée de ce qui est commun au corps affectant et au corps affecté, au corps extérieur et au nôtre. Or nous verrons que cette « notion commune », elle, est nécessairement adéquate : elle est dans l’idée de notre corps comme elle est dans l’idée du corps extérieur ; elle est donc en nous comme elle est en Dieu ; elle exprime Dieu et s’explique par notre puissance de penser.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 129.

De.4 AI-CD-MA Dira-t-on que les corps simples existent dans l’étendue ? Si l’on veut dire qu’ils existent un par un, ou par un nombre, l’absurdité est évidente. À strictement parler, les parties simples n’ont ni essence ni existence qui leur soient propres. Elles n’ont pas d’essence ou de nature interne ; elles se distinguent extrinsèquement les unes des autres, se rapportent extrinsèquement les unes aux autres. Elles n’ont pas d’existence propre, mais composent l’existence : exister, c’est avoir actuellement une infinité de parties extensives. Par infinités plus ou moins grandes, elles composent, sous des rapports divers, l’existence de modes dont l’essence est d’un degré plus ou moins grand.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 181.

De.5 AI-CD-MA-MB Il faut donc reconnaître qu’une essence de mode (degré de puissance) s’exprime éternellement dans un certain rapport gradué. Mais le mode ne passe pas à l’existence avant qu’une infinité de parties extensives ne soient actuellement déterminées à entrer sous ce même rapport.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 182.

De.6 AD-AE-AI-CD-MB La théorie de l’existence chez Spinoza comporte donc trois éléments : l’essence singulière, qui est un degré de puissance ou d’intensité ; l’existence particulière, toujours composée d’une infinité de parties extensives ; la forme individuelle, c’est-à-dire le rapport caractéristique ou expressif, qui correspond éternellement à l’essence du mode, mais aussi sous lequel une infinité de parties se rapportent temporairement à cette essence. Dans un mode existant, l’essence est un degré de puissance ; ce degré s’exprime dans un rapport ; ce rapport subsume une infinité de parties.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 182.

De.7 AD-AE-AI-CD-MA La triade expressive du mode fini se présente ainsi : l’essence comme degré de puissance ; le rapport caractéristique dans lequel elle s’exprime ; les parties extensives subsumées sous ce rapport, et qui composent l’existence du mode. Mais nous voyons que, dans l’Éthique, un strict système d’équivalences nous conduit à une seconde triade du mode fini : l’essence comme degré de puissance ; un certain pouvoir d’être affecté dans lequel elle s’exprime ; des affections qui remplissent à chaque instant ce pouvoir.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 189.

De.8 AD-AI Le conatus chez Spinoza n’est donc que l’effort de persévérer dans l’existence, une fois celle-ci donnée. Il désigne la fonction existentielle de l’essence, c’est-à-dire l’affirmation de l’essence dans l’existence du mode.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 201.

De.9 AD-AI Le conatus d’un corps composé est aussi bien l’effort de maintenir ce corps apte à être affecté d’un grand nombre de façons.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 202.

De.10 AD-AE-AI-CD La triade complète du mode se présente ainsi : une essence de mode s’exprime dans un rapport caractéristique ; ce rapport exprime un pouvoir d’être affecté ; ce pouvoir est rempli par des affections variables, comme ce rapport, effectué par des parties qui se renouvellent.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 204.

De.11 AE-AI-CD-MA-MB En premier lieu, il y a un ordre des essences, déterminé par les degrés de puissance. Cet ordre est un ordre de convenance totale : chaque essence convient avec toutes les autres, toutes les essences étant comprises dans la production de chacune. Elles sont éternelles, et l’une ne pourrait pas périr sans que les autres ne périssent aussi. L’ordre des rapports est fort différent : c’est un ordre de composition suivant des lois. Il détermine les conditions éternelles sous lesquelles les modes passent à l’existence, et continuent d’exister tant qu’ils conservent la composition de leur rapport. Tous les rapports se composent à l’infini, mais non pas tout rapport avec tout autre. Nous devons considérer, en troisième lieu, un ordre des rencontres. C’est un ordre de convenances et de disconvenances partielles, locales et temporaires. Les corps existants se rencontrent par leurs parties extensives, de proche en proche. Il se peut que les corps qui se rencontrent aient précisément des rapports qui se composent d’après la loi (convenance) ; mais il se peut que, les deux rapports ne se composant pas, l’un des deux corps soit déterminé à détruire le rapport de l’autre (disconvenance). Cet ordre des rencontres détermine donc effectivement le moment où un mode passe à l’existence (quand les conditions fixées par la loi sont remplies), la durée pendant laquelle il existe, le moment où il meurt ou est détruit. Spinoza le définit à la fois comme « l’ordre commun de la Nature », comme l’ordre des « déterminations extrinsèques » et des « rencontres fortuites », comme l’ordre des passions.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 208-209.

De.12 AA-AE-AI-AJ-CD-MA Un corps peut être détruit par un corps d’essence moins parfaite si les conditions de la rencontre (c’est-à-dire le rapport partiel sous lequel elle se fait) sont favorables à cette destruction. Pour savoir à l’avance l’issue d’une lutte, il faudrait savoir exactement sous quel rapport les deux corps se rencontrent, sous quel rapport s’affrontent les rapports incomposables. Il faudrait un savoir infini de la Nature, que nous n’avons pas.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 213.

Eros et magie à la Renaissance, 1484 de Ioan Peter Couliano

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Note de bas de page
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, 1484, Paris, Flammarion, 1984, p. XX.

C.1 AD-AF-AJ-CC la magie est une méthode de contrôle de l’individu et des masses basée sur une connaissance profonde des pulsions érotiques personnelles et collectives
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 14.

C.2 AI-AJ les mélancoliques sont volontairement solitaires […] ils se retirent et pensent beaucoup, parce que leur discernement est très aiguisé
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 79.

C.3 AD-AH [L’amour héroïque] n’est pas un don attendu et reçu passivement, c’est une conquête de la contemplation active
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 101.

C.4 AH-AK cette forme d’enthousiasme érotique se propose pour but principal la grâce de l’esprit et la direction de la passion, non la beauté corporelle
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 101.

C.5 AC-AF Diane est l’un, qui est l’entité même, l’entité, qui est la vérité même, la vérité qui est la nature compréhensible, dans laquelle rayonnent le soleil et la splendeur de la nature supérieure selon la distinction de l’unité en générée et générante ou produisante et produite
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 115.

C.6 AD-AH il est pleinement évident que le lien le plus haut, le plus important et le plus général appartient à l’éros
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 130.

C.7 CC Le Prince de Machiavel était l’ancêtre de l’aventurier politique, dont la figure est en train de disparaître. Par contre, le magicien du De vinculis est le prototype des systèmes impersonnels de mass media, de la censure indirecte, de la manipulation globale et des brain-trusts qui exercent leur contrôle occulte sur les masses occidentales.
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 130.

C.8 AD-AE-AJ-CB Le lien parvient au sujet par la connaissance en général, lie par l’affection en général, agit par la jouissance en général
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 136.

C.9 AJ-AK-CB Celui qui possède la raison universelle, ou du moins la nature, la disposition, l’attitude, l’usage et la finalité de cette chose particulière qu’il doit lier, celui-là saura lier
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 136.

C.10 AD-AH L’amour de l’amant est passif c’est un lien. L’amour actif est quelque chose d’autre, c’est une force active dans les choses et c’est lui qui lie
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 137.

C.11 AD-AH-CC On voit que la magie érotique brunienne se propose pour but de permettre à un manipulateur de contrôler des individus isolés et des masses. Son présupposé fondamental est qu’il y a un grand instrument de manipulation, et celui-ci est l’Éros dans son sens le plus général : ce qu’on aime, du plaisir physique jusqu’aux choses insoupçonnées, en passant, sans doute, par la richesse, le pouvoir, etc […] dans la mesure où elles ont toujours un côté opérationnel, la sociologie, la psychologie et la psychosociologie appliquée représentent, de nos jours, les prolongements directs de la magie renaissante.
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 147.

C.12 AB-HA État-magicien et État-policier : http://pastebin.com/XrJ1vErs

L’État occidental, aujourd’hui, est-il un vrai magicien ou est-il un apprenti sorcier qui met en mouvement des forces obscures et incontrôlables ?

Cela est fort difficile à dire. En tout cas, l’État-magicien – à moins qu’il ne s’agisse de vulgaires prestidigitateurs – est de loin préférable à l’État-policier, à l’État qui, pour défendre sa propre « culture » périmée, n’hésite pas à réprimer toutes les libertés et l’illusion des libertés, se transformant en une prison où tout espoir est perdu. Trop de subtilité et trop de souplesse sont les défauts majeurs de l’État-magicien, qui peut se dégrader et se transformer en État-sorcier ; un manque total de subtilité et de souplesse sont les défauts majeurs de l’État-policier, qui s’est dégradé au rang d’État-geôlier. Mais la différence essentielle entre les deux, celle qui joue entièrement en faveur du premier, c’est que la magie est une science des métamorphoses, elle a la capacité de changer, de s’adapter à toutes les circonstances, de s’améliorer, tandis que, au contraire, la police ne reste jamais que ce qu’elle est : dans ce cas, le défenseur à outrance de valeurs périmées, d’une oligarchie politique inutile et nuisible pour la vie des nations. Le système des contraintes est condamné à dépérir, car ce qu’il défend n’est qu’un amas de formules sans vitalité aucune. Au contraire, l’État-magicien n’attend que de développer des nouvelles possibilités et des nouvelles tactiques, et c’est justement l’excès de vitalité qui dérange son fonctionnement. À coup sûr, lui non plus n’est à même d’exploiter qu’une partie infime de ses ressources magiques. Mais on devine que celles-ci sont d’une richesse extraordinaire, qui, en principe, devrait sans aucune peine déraciner l’arbre sec de l’idéologie policière. Pourquoi cela n’arrive-t-il pas ? Parce que la subtilité de ses jeux internes épuise l’attention de l’État-magicien, qui s’avère peu préparé à aborder le problème d’une magie fondamentale et efficace dans ses relations externes. Ce monstre d’intelligence se retrouve sans armes dès qu’il s’agit de projeter des opération à long terme ou de se créer une visage « charmant » dans les relations internationales. Son pragmatisme sans façons et sans ménagements aboutit à lui créer une image qui, pour être assez fausse, n’en est pas moins répugnante aux yeux de ses partenaires, et ce défaut de promesses et de discours byzantins s’avère, somme toute, contre-performant, autant que ses excès manifestes d’intelligence et son incapacité notoire à proposer des solutions radicales.

Si l’on peut s’étonner que l’État-policier puisse encore fonctionner, on peut également se demander pourquoi l’État-magicien, qui dispose de ressources illimitées, marche si mal, au point qu’il semble perdre chaque jour du terrain devant les progrès idéologiques et territoriaux de l’autre.

La conclusion est inévitable : c’est que l’État magicien épuise son intelligence à créer des diversions internes, se montrant incapable d’élaborer une magie à long terme pour neutraliser l’hypnose provoquée par les cohortes policières qui avancent. Mais l’avenir paraît quand même lui appartenir, et même une victoire provisoire de l’État-policier ne laisserait pas de doutes sur ce point : la contrainte par la force devra se plier devant les procédés subtils de la magie, science du passé, du présent et de l’avenir.
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 148.

C.13 CB Selon al-Kindî, nous nous trouvons au milieu d’un réseau invisible de rayons, provenant des étoiles ainsi que de tous les objets de la terre
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 167.

C.14 GB Trithémius doit être considéré comme le père de la cryptographie moderne en tant qu’auteur du 1er ouvrage d’importance capitale sur ce terrain
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 228.

C.15 HA En persécutant les marginaux, on visait, en réalité, à instaurer un climat de terreur dont le but était d’empêcher la formation de larges mouvements d’opinion et de masse
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 251.

C.16 AD puisque toutes les « sciences » de la Renaissance étaient des édifices dont le matériel de construction était précisément les fantasmes, elles durent également succomber sous le poids de la Réforme.
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 257.

C.17 AD-CG l’ennemi numéro un que tout le christianisme doit combattre, c’est la fantaisie humaine.
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 269.

C.18 AI-CB lois de la magie érotique énoncées par Ficin et développées par Bruno : agir sur la fantaisie du sujet, en tenant compte de ses propres particularités
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 289.

C.19 AD-CG ce qui signifie une victoire complète de la culture sur la nature, du libre arbitre sur l’imagination, du principe de réalité sur le principe du plaisir, de Thanatos sur Éros
Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 290.

De Vinculis in genere (Des liens) de Giordano Bruno

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Note de bas de page
Giordano Bruno, De Vinculis in genere (Des liens), traduction Danielle Sonnier et Boris Donné, Paris, Éditions Allia, 2014, p. XX.

B.1 AJ-CB Il est nécessaire que celui qui doit former un lien possède en quelque façon une compréhension d’ensemble de l’univers, s’il veut être capable de lier un homme
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 7.

B.2 AD-AE-AI-CB 1.IV. Comme on lie l’être humain en plusieurs façons – Parmi les choses capables de lier, la plupart lient les humains plutôt que les bêtes brutes, et beaucoup lient les esprits vifs plutôt que les stupides ; car ceux qui ont abondance de facultés et de pouvoirs envisagent un plus grand nombre de parties, de circonstances et de fins, et sont par conséquent animés par davantage d’appétits.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 10.

B.3 AE-AI-CB 1.VI. Pourquoi un seul lien ne suffit pas – Je suis lié par plusieurs liens, je sens plusieurs êtres qui me lient, parce que les degrés de la beauté sont divers et distincts. L’un m’enflamme et me lie pour telle raison, d’autres pour telle autre raison.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 11.

B.4 AD-AF-AJ-CB 1.XI. Qui lie – Ainsi donc, sait lier celui qui détient la raison de l’univers – ou du moins la nature de la chose particulière qu’il doit lier, sa disposition, son inclination, sa manière, son usage, sa fin.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 16.

B.5 AD-AI-CC-MA 1.XIV. Convenance du lieur – Tout comme sont divers les temps et les occasions, comme surviennent des affections diverses, tout comme il n’est pas une seule et même mesure, rien n’existe qui soit un et simple, de même quantité et de même qualité, et qui puisse plaire également à tous, également les combler (que ce soit des individus pris un par un, ou un seul individu en des temps différents) : pas plus que ne convient à tous une même nourriture, en même mesure et en même qualité. Ce jugement vaut pour toutes choses par quoi notre appétit est lié.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 19-20.

B.6 CB-CF il ne faut pas rechercher toute la nature du lien dans la chose qui s’offre aux sens, il la faut rechercher aussi dans l’autre partie, non moins essentielle : dans ce qui est lié
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 22.

B.7 AE-AI-CB-MA-MD Avec le temps en effet fluctue et se dégrade notre complexion et ce qui résulte de cette complexion. Donc, par une réflexion préalable, avisée, il faut savoir à l’avance le moment propice à la ligature, et avoir la présence d’esprit de profiter vite de l’instant présent afin de lier et enchaîner sitôt que l’on a pouvoir de lier.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 29.

B.8 AD-AJ-CB 1.XXIX. Échelle du lieur – Le lieur n’unit pas à soi une âme s’il ne l’a d’abord ravie ; il ne la ravit pas s’il ne l’a liée, il ne la lie pas s’il ne s’est accouplé à elle ; il ne s’accouple pas à elle s’il ne l’a atteinte ; il ne l’atteint pas sans mouvement ; il ne se meut, si ce n’est par élan ; il ne s’élance pas, s’il n’a d’abord incliné, ou décliné, devers elle ; n’incline pas, s’il n’a pas éprouvé de désir ou d’appétit ; n’éprouve pas d’appétit s’il n’a eu de connaissance ; ne connaît pas si l’objet ne s’est pas trouvé présent – en espèce ou en simulacre – aux yeux, aux oreilles, ou à la saisie du sens interne. Le lieur fait donc passer les liens par la connaissance en général, il noue les liens par l’affection en général.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 31.

B.8a AD-AE-AI 2.XII. Indétermination des liables – Plus les parties du liable sont nombreuses, moins il est limité à des liens bien déterminés. C’est ainsi que la volupté des hommes n’est pas tant circonscrite à une seule période, un seul individu, un seul sexe, que celle des bêtes brutes : tous les chevaux peuvent sans doute également lier une jument, tandis qu’en général tous les hommes ne peuvent en faire autant avec une femme. Ces degrés, cette indétermination qui distinguent l’homme de la bête distinguent aussi l’homme véritable de l’homme grossier, le plus sensible (qui éprouve davantage d’affections) du plus stupide. Et ce que l’on dit pour ce genre de lien, il faut l’étendre à tous les genres et toutes les espèces de liens.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 41-42.

B.9 AD-AE-AH-CB 2.XIII. Fondement de la liabilité – La raison première qui fait que toute chose peut être liée, c’est qu’il y a en elle l’appétit de se conserver dans son être présent d’une part, et d’autre part l’appétit de s’accomplir parfaitement selon soi-même et en soi-même : c’est la philautie en général. Si quelqu’un pouvait éteindre cette philautie dans un sujet, il aurait toute puissance pour le lier et délier à sa guise. Autrement, quand la philautie est attisée, c’est par les genres de liens qui leur sont naturels que toutes choses sont plus facilement enchaînées.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 42.

B.10 AD-FB Toutes affections, assurément, ont dans la complexion une raison bien déterminée – qu’elle ait été départie par la nature, ou qu’elle dérive de l’usage et de l’habitude.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 51.

B.11 AD-AF-AH-AI-CB Pour nous, de vrai, l’amour, et toutes les autres affections aussi bien, est une connaissance éminemment active : en outre, le discours, la ratiocination et l’argumentation, par quoi les hommes sont tout particulièrement liés, ne se rangent aucunement au nombre des espèces primaires de la connaissance ! Dès lors, celui qui veut lier, qu’il soit bien persuadé que la raison ne reçoit pas en partage un rôle plus important ou plus essentiel dans l’action de lier : c’est bien plutôt la connaissance selon le genre.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 52.

B.12 AE-AI-AJ-AK-CB 2.XXVIII. Perfection du liable – Est lié parfaitement ce qui est attaché par toutes ses facultés et parties. Le lieur doit donc en reconnaître le nombre, afin qu’il puisse prendre le liable dans ses rets par maintes, voire toutes, s’il le veut attacher à la perfection. Pour lui ne doivent être douteux ni inaccessibles les aliments et les séductions de l’âme et de l’esprit, divers selon leurs diverses puissances.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 54.

B.13 AD-CB-CF 2.XXIX. Réciprocité des liables – Il n’est pas possible de lier à soi quelqu’un à qui le lieur ne soit aussi attaché lui-même ; les liens adhèrent en effet à ce qui est lié, s’y insinuent. Le lieur n’est certes pas attaché (sinon par accident) à ce qui est liable par un autre que lui ; mais il est forcément attaché s’il lie ce qui n’est liable que par lui. Cependant le lieur a, sur le lié, ce privilège d’être le maître du lien, et de ne le pas subir ni endurer à égalité avec lui. […] Mais dans la vie civile, personne ne lie s’il n’est lié à celui, ou du moins avec celui, qu’il désire lier, par un lien de même genre (ou approchant). C’est ainsi (pour parler plus clair) qu’un orateur ne soulève pas d’affections s’il ne les éprouve lui-même.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 54-55.

B.14 AJ-CB-CF 2.XXX. Vérité du liable – Le liable, pour être véritablement lié, ne requiert pas tant des liens véritables – autrement dit, fondés en vérité –, que des liens apparents – autrement dit, qui procèdent de l’opinion. En effet, l’imagination sans la vérité peut lier véritablement, et véritablement attacher le liable par imagination. […] Pour le liable la vision fantastique a sa vérité, d’où vient qu’elle agit véritablement, qu’elle l’enchaîne de façon véritable et puissante
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 55-56.

B.15 AH tous les liens se rapportent au lien de l’amour, ou dépendent du lien d’amour, ou consistent en ce lien d’amour.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 57.

B.16 AD Le lien […] pour moi, c’est une tristesse gaie, une gaîté triste.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 68.

B.17 AC-AH-AK-CB-EA 3.XII. Grandeur du lien – Une force divine repose en toutes choses : c’est l’amour lui-même, père, source et Amphitrite des liens. Voilà pourquoi Orphée et Mercure l’appellent – et ils n’ont pas tort – le grand Démon, car toute la substance, constitution et (si je puis le dire ainsi) hypostase des choses est une sorte de lien. Dès lors, nous parviendrons à la plus haute doctrine du lien, à son principe, quand nous tournerons les yeux devers l’ordre de l’univers. Par ce lien, les choses supérieures pourvoient aux inférieures, les inférieures se tournent vers les supérieures, celles qui sont égales s’associent l’une l’autre ; la perfection de l’univers, enfin, suit la raison de sa forme.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 71.

B.18 AD-AE-AF-AH-AI-CA-CF-MD 3.XIII. Principal effet du lien – Un unique amour, un unique lien fait toutes choses une ; mais il prend divers visages en diverses choses, de sorte que le même lie différemment ce qui est différent. Ainsi dit-on de Cupidon qu’il est à la fois supérieur et inférieur, tout nouveau et très ancien, aveugle et infiniment lucide, lui qui fait que toutes choses, de toutes leurs forces, demeurent en elles-mêmes et ne s’écartent pas d’elles-mêmes, pour la pérennité de leur espèce. Cependant, pour la vicissitude des êtres particuliers, il fait en sorte que, d’une certaine manière, individuellement, elles s’écartent d’elles-mêmes, lorsque l’amant désire vivement se transporter dans l’être aimé ; et que, de soi-même encore, elles se délient, s’entr’ouvrent, s’ouvrent tout grand lorsque l’amant de tout son être désire recevoir en soi et absorber l’aimé. Ainsi donc, le lien par lequel les choses veulent être là où elles sont, et ne pas perdre ce qu’elles ont, ne laisse pas d’être aussi celui par lequel elles veulent être partout, et avoir ce qui leur manque. D’où vient cela ? d’un certain contentement de ce qu’elles possèdent déjà, mais aussi d’un désir et d’un appétit pour ce qui est éloigné et qu’elles pourraient posséder, et enfin d’amour pour toutes choses – puisque, par un bien, un vrai particulier et fini, ne se peuvent assouvir un appétit ni un intellect particuliers, qui ne regardent leurs objets qu’en vue du bien universel et du vrai universel. En sorte que, par un même lien, une puissance finie dans une matière définie éprouve en même temps la constriction et le desserrement, le morcellement et la dispersion. Tu observeras cette condition générale du lien en chaque lien selon son espèce.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 71-72.

B.19 AC-AD-AG-CF-EA 3.XIV. Qualité du lien – Un lien n’est ni beau ni bon ; il est en effet ce par quoi toutes choses, et chacune, recherchent le beau et le bien ; il met en relation ce qui reçoit avec ce qui est reçu, ce qui donne avec ce à quoi il est fait don, le liable avec le lieur, ce qui suscite appétit avec ce qui éprouve cet appétit. Mais ce qui a de l’appétit pour le beau et le bien en est privé dans la mesure même de cet appétit, et, dès lors, n’est ni beau ni bon, dans cette même mesure. […] En vérité, n’est laid, ni beau, n’est mauvais, ni bon, ce qui tend et qui est porté également vers la bonté, vers la méchanceté, vers la laideur et vers la beauté, comme la matière. […] la matière elle-même contient en son sein l’ébauche de toutes les formes – elle en tire alors toutes choses et les produit au jour ; il n’y a pas là la moindre forclusion – la matière concevrait alors toutes choses depuis l’extérieur, comme étrangères. Car hors le giron de la matière n’existe nulle forme : elles demeurent toutes latentes en elle, et en émanent toutes. Dès lors, pour qui considère les liens dans la vie civile, et selon toutes raisons, ceci doit être évident : si, dans toute matière ou partie de matière, en tout individu ou tout être particulier, tous les germes demeurent latents et sont contenus dans les profondeurs, il s’ensuit alors que les applications de tous les liens peuvent être accomplies par quelque artifice habile (p.73-74)

B.20 AC-AH-AK-CB le lien de l’amour procède des principes actif et passif, selon la raison commune par laquelle toutes choses, qu’elles agissent ou pâtissent, ou bien fassent l’un et l’autre, convoitent d’être ordonnées, accouplées, unies et parfaites [NdT : participe passé du verbe parfaire et non adjectif] – dans la mesure où certaine nature produit l’ordre, l’accouplement, l’union et la perfection ; et sans ce lien, il n’y a rien, tout comme sans la nature il n’y a rien.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 75.

B.21 AD-AE-AH-AK-MD Il appert donc que l’amour, partout, est chose parfaite, et que ce lien partout atteste la perfection. Car quand l’imparfait aime à être parfait, cela qui aime à être parfait y parvient certes par le biais de l’imperfection, mais non pas grâce à l’imperfection ; bien plutôt, grâce à certaine participation à la perfection, grâce à la lumière de la divinité, et grâce à un objet de plus haute nature – ce d’autant plus vivement que son appétit est plus violent. Car ce qui est plus parfait s’embrase d’un amour plus fort pour le bien suprême que ce qui est imparfait.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 75-76.

B.22 AC-AD-AE-AK-CB-EA Il est donc parfait au plus haut point, ce principe qui veut devenir toutes choses, et qui ne se porte pas vers une forme particulière et vers une perfection particulière, mais vers la forme universelle et la perfection universelle. Telle est la matière, à travers l’univers, hors laquelle n’existe aucune forme ; dans la puissance, l’appétit et disposition de laquelle sont toutes formes ; et qui accueille en ses parties, successivement, par quelque vicissitude, toutes les formes – alors qu’elle ne pourrait en accueillir ne serait-ce que deux simultanément. Et la matière, dès lors, est quelque chose de divin : tout de même que l’on estime la forme chose divine, laquelle forme ou bien n’est rien, ou bien est quelque chose de la matière. Hors la matière, sans la matière, rien. – Ainsi pouvoir-faire et pouvoir-être-fait sont-ils une seule et même chose, et reposent sur un seul fondement indivis, quand se donnent et se dérobent en même temps ce qui peut tout faire et ce qui peut être fait tout ; elle est une, la puissance absolue, en sa simplicité
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 76-77.

B.23 AD-AH-AK 3.XVI. Comparaison des liens – Le plus puissant d’entre tous les liens est le lien de Vénus, et de l’amour selon le genre ; s’y rapporte premièrement et éminemment, dans une relation d’égalité, et d’unité, le lien de la haine. Car autant nous aimons l’un des opposés et contraires (selon le genre), autant par conséquent nous haïssons et dédaignons l’autre. Ces deux affections, et en fin de compte cette affection unique, qui est l’amour (cet amour dans la substance duquel la haine est incluse), étend sur toutes les autres sa domination, exerce cette domination sur toutes les autres et les érige, les dirige, régule et maîtrise. Tous les autres liens sont déliés par ce lien[…], Il n’en est pas moins vrai qu’un séducteur bien avisé et habile à jeter ses rets s’ouvre la voie vers les liens des autres affections, à partir de ce qu’aime et de ce que hait celui qu’il doit ligoter et lier ; car l’amour est le lien des liens.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 77-78.

B.24 AD-AF l’esprit, à partir d’une forme unique et d’une espèce unique de lien, se transporte en une autre, par le mouvement ou ébranlement des affects.
Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 82.

Giordano Bruno et la théorie des liens par Tristan Dagron

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Note de bas de page
Tristan Dagron, « Giordano Bruno et la théorie des liens », Les Études philosophiques, n° 4, « Philosophie italienne », octobre-décembre 1994, p. XX.

D.1 AC-AI-AK-CB-CC-CD-DA-EA Il n’y a donc pas d’hétérogénéité entre les mondes, et ce qui est au contraire fondamental, c’est la présence en chacun d’eux de la divinité ou de l’âme du monde. On voit ainsi que, si l’infini et la destruction de la hiérarchie des formes ne débouchent pas sur le chaos, c’est qu’ils sont associés à la thèse de l’unicité et de l’immanence de la cause formelle ou âme du monde qui permet de penser à la fois la plénitude d’un singulier n’ayant rien à envier et n’aspirant qu’à être soi, et la cohésion du tout présent en chaque individu. Cet infini dont tout point est un centre s’oppose donc bien à l’expansion indéfinie et centrée, du flux colonialiste : l’âme du monde comme force liante a pour contre-modèle l’or comme « solvant universel » qui dissout tout, et l’humanité elle-même, dans l’informe homogénéité de la marchandise. La question de la conquête de l’Amérique n’est certes pas une préoccupation centrale de Bruno, mais elle est évoquée à titre de symptôme significatif, et en des lieux stratégiques de son œuvre, comme ici, afin d’être opposée à la mission « héroïque » du Nolain et de dénoncer l’échec intellectuel et social d’une Europe dont le rapport à l’autre ne prend d’autre forme que celle d’une conversion aussi forcée que violente en esclave ou en cadavre (« tyrannie » et « meurtre »), c’est-à-dire en simple corporéité inanimée. Au fond, ce que décrit ici Bruno, ce ne sont que les rapports sociaux du nouvel ordre mondial tels qu’ils commencent à se profiler.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 471-472.

D.1a AC-AD-AE-AH-GC À l’avarice comme haine de soi, Bruno oppose la philautie qu’il met, dans le De vinculis, sa dernière œuvre (1591), au fondement de toute « liabilité » (vincibilitatis fundamentum). Contrairement à l’avare qui est emporté dans la quête indéfinie d’un bien qui se refuse toujours à lui, celui qui est animé par l’amour de soi ne se perd pas dans le désir d’une altérité vouée à lui rester extérieure, mais recherche sa propre perfection. Bruno définit ainsi la philautie par un double mouvement : elle est à la fois désir de se conserver soi-même dans l’état présent […] et désir de perfection […]. La philautie n’a donc rien d’autarcique puisque le mouvement de contraction est complèté par une expansion qui rend le sujet plus facilement « liable » ; le désir de perfection est ainsi au principe des liens naturels […]. Loin d’isoler l’individu singulier, la philautie l’ouvre donc sur la totalité de la nature : l’amour de soi peut ainsi être étendu pour devenir amour de l’autre. Dans ce cas, l’autre que l’on peut aimer comme soi-même est rejoint dans l’immanence de l’unité-totalité. Au contraire, l’amour fondé sur la haine de soi apparait incapable de se lier à un autre, sa transcendance doit toujours être maintenue.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 474-475.

D.1b AC-AD-AE-AH-AI-EA Ce renversement est typique de la démarche de Bruno qui passe constamment du point de vue de l’acte à celui de la puissance et finit toujours par chercher la forme dans l’immanence de la matière, ou le sens à « l’ombre des idées ». Ici, la liberté est paradoxalement transférée de l’agent au patient. La dignité de l’homme ne réside en effet pas dans sa maîtrise des liens, mais dans son caractère indéfiniment liable, c’est-à-dire dans le nombre des liens dont il peut être le patient […]. La multiplicité des objets possibles de plaisir fonde la dignité de l’homme. La liberté est alors moins du côté de celui qui lie sans se lier, de la maîtrise ou du législateur transcendant, qu’au contraire du côté de la sensibilité la plus fine et délicate, infiniment liable ; elle ne se définit pas comme autonomie, mais comme la possibilité d’une expansion infinie de la philautie, autrement dit par la communauté et la réciprocité.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 478.

D.2 AC-AG-CB-EA La « magie », dont est solidaire cette pointe extrême du néo-platonisme, n’est certainement pas exclusivement une « fausse » physique, c’est peut-être avant tout une cosmologie et une métaphysique de la forme, naturelle et sociale. Surtout, comme on peut s’en rendre compte, parler d’archaïsme serait méconnaître le sens de la polémique contre la théologie réformée et, à travers elle, contre les fondements éthiques et politiques du nouvel ordre mondial que le XVIe siècle voit apparaître. Il n’est pas étonnant à cet égard que le débat sur les formes substantielles et les liens soit indissociable d’une réflexion à la fois théologique, politique et économique, traduisant sur tous ces fronts les ambiguïtés et, peut-être déjà, les contradictions d’un « monde » en train de se faire.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 480.

D.3 AC-AH-AI La philautie de Panurge est bien, comme celle de Bruno, un composé de contraction et d’expansion dont le terme est la fusion héroïque avec l’un immanent à toute chose. L’évocation du microcosme nous rapproche encore plus de Bruno. Elle est déterminée par un double mouvement d’assimilation et de transmutation. L’individu n’est pas caractérisé par son opposition à l’extérieur, mais par sa puissance de capter et incorporer les formes naturelles, autrement dit de se faire nature. Il n’est pas microcosme en vertu d’une grâce qui le fait participer au monde supérieur, mais par son pouvoir d’absorption et de conversion en lui du monde comme aliment.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 482.

D.4 AD-AE-FB-GC-GF-MB On remarquera que, d’emblée, le travail est référé à sa valeur d’échange (le gain) et s’inscrit déjà dans le flux de la circulation marchande qui doit le mesurer, alors que pour Panurge, il apparaît comme une détermination intrinsèque de la vie destinée à s’inscrire dans le flux de la circulation du spiritus et à être mesurée par l’usage, c’est-à-dire par la jouissance qu’il procure directement.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 483.

D.5 AC-AG-DA-GA-GC-MD À l’héroïsme de la dette, il oppose ainsi une éthique individualiste du travail et à l’immanence de l’âme du monde une profondeur de la personne. […] Contre la circulation de l’âme universelle et l’idéal « magique » de l’être total, il impose une pensée du sujet puisant dans son propre fond le « thésaur » que Panurge recevait du monde. De plus, à la différence du ventre transmutateur et de la perméabilité du « mage », le sujet pantagruélique autonome est réceptacle clos.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 483.

D.6 AC-CA-CG-DA Mais Panurge, en remerciant Pantagruel, comprend bien de quoi il s’agit : d’une grâce divine – qui, le rendant quitte, le délie de la nature et le transforme en sujet libre
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 484.

D.7 CC-CG-DA Cette grâce effraie Panurge par son infinité qui exclut toute réciprocité et par laquelle d’ailleurs, remarquons-le, il ne sera que bien médiocrement lié. Mais surtout, cette grâce est en même temps perçue comme une malédiction qui risque de le priver de son identité. Délié et devenu sujet, il est vide de sa substance
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 484.

D.8 CG-DA Le tour de force de Rabelais n’est en effet peut-être pas seulement d’avoir décrit l’avènement d’un sujet moderne auquel il assistait, mais aussi d’en avoir esquissé ici, dans le même temps, la figure aliénée et malheureuse.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 484.

D.9 AC-AK-CD-EA-GE-GF L’idée de l’unité et de l’immanence de la vie vise fondamentalement toute forme de dialectique qui poserait le réel comme négativité. Pour le Nolain, sont en cause dans ce cadre tous les avatars de l’Avarice, animal « panmorphique » et monstrueux. Qu’il ait, comme on dit, « manqué » la révolution scientifique n’est donc pas un hasard puisque le monde des liens accidentels n’est pour lui qu’un effet de la dialectique idéaliste, la contrepartie de la théologie de la grâce et du mépris des œuvres et, finalement, le prix fort à payer pour les individus pris dans la tourmente des rapports sociaux marchands. Le monde de la vie est au contraire un monde de forme, le lieu d’une solidarité et d’une réciprocité au sein d’une communauté d’immanence. En ce sens, l’infini opère un décentrement de la pensée politique par lequel le point de vue des « patients » se substitue à celui des « agents », versant anthropologique de la thèse ontologique de la « matière divine ».
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 486-487.

D.10 AD-AI-CA-EA-GE-MA On peut alors comprendre pourquoi la notion de travail ou d’effort (Fatica) est au centre du programme du Spaccio : contre toutes les figures d’aliénation résultant de la politique de l’Avarice, la réforme refuse la division du travail, qui sépare la main de l’esprit et divise l’être total de l’individu, et entend convertir le travail en volupté, liant substantiellement par la pratique le besoin à sa satisfaction : Mais toi, Travail, dit Jupiter, […] ne sois plus pour toi-même travail, mais volupté. Ne fais plus […] qu’une seule et même chose avec la volupté car, en dehors de ces œuvres et de ces actes vertueux, le travail ne serait plus pour lui-même volupté mais travail intolérable. Bruno n’affirme pas seulement la dignité des œuvres et du plaisir, il leur fixe aussi comme objectif d’enchaîner la fortune, c’est-à-dire de résister à la dissipation des formes et à l’entropie qui guette le monde naissant : Chasse la Mésaventure, saisis la fortune par les cheveux ; précipite, quand bon t’en semblera, le cours de sa roue ; et quand tu le juges bon, plantes-y un clou pour qu’elle ne s’enfuie plus.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 487.

D.11 AB-CG Que l’humanité puisse maîtriser son histoire, c’est sans doute l’illusion de Bruno la plus grave.
Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 487.

Vers une théorie de la puissance destituante, par Giorgio Agamben

Note de bas de page
Giorgio Agamben, « Vers une théorie de la puissance destituante », Lundi matin, #45, 25 janvier 2016, https://lundi.am/vers-une-theorie-d....

A1.1 CA-EA la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.2 AC-CB-CG Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.3 AC-AD-AG-FB C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.4 AE-DA-FC L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.5 FA-FC-GE-MA-MB on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage. Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.6 BA-FC Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage. Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.7 AG-EA-FA le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie. Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ce n’est pas cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.8 AG-BA-EA-FA Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.9 CA-EA J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme. C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.10 AA-AC-AD-AI-CC-EA Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. […] Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.11 AC-AI Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique. […] La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.12 AC-AI-CG c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.). Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.13 AC-AE-EA-FB-FC Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela. Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel. Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

A1.14 EA-MA la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?
Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit..

L’Usage des corps - Homo Sacer, IV, 2, par Giorgio Agamben

Note de bas de page
Giorgio Agamben, L’usage des corps : Homo Sacer, IV, 2, traduction Joël Gayraud, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. XX.

A2.1 AC-CG-FB Ce statut singulier de l’agent n’a peut-être été nulle part décrit avec plus de précision que chez Spinoza. Dans le chapitre XX du Compendium grammatices linguae hebraeae, il a introduit une méditation ontologique en analysant le sens d’une forme verbale hébraïque, le verbe réflexif actif, que l’on forme en ajoutant un préfixe à la forme intensive. Cette forme verbale exprime une action où agent et patient, actif et passif s’identifient. […] Quelques pages plus haut, à propos de la forme correspondante du nom infinitif, Spinoza en définit la sphère sémantique au moyen de l’idée d’une cause immanente : Il fut donc nécessaire d’inventer une autre espèce d’infinitif, qui exprimerait l’action rapportée à l’agent comme cause immanente […] laquelle signifie visiter soi-même ou plutôt constituer-soi visitant ou, enfin, montrer-soi visitant (Baruch Spinoza, Opera, vol. I, Heidelberg, Carl Winters Universitätsbuchhandlung, 1925, p. 342). Ici la sphère de l’action de soi sur soi correspond à l’ontologie de l’immanence, au mouvement de l’auto-constitution et de l’auto-présentation de l’être, où non seulement il n’est pas possible de distinguer entre agent et patient, mais où aussi sujet et objet, constituant et constitué s’indifférencient. C’est selon ce paradigme que l’on doit entendre la nature singulière du procès que nous appelons « usage ».
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 59.

A2.2 AE-AH-CG-FB-FC Au livre IV de l’Éthique, Spinoza nous a donné la clé permettant de comprendre la relation particulière avec la puissance dont il est ici question et qu’il appelle acquiescentia in se ipso. Le contentement intérieur, écrit-il, est la joie née de ce que l’homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d’agir. Que veut dire le fait que l’homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d’agir ? Le contentement est, bien sûr, une figure du désœuvrement – mais qu’est-ce qu’un désœuvrement qui consiste à contempler sa propre puissance d’agir ? La contemplation est le paradigme de l’usage. Comme l’usage, la contemplation n’a pas de sujet, parce que en elle le contemplant se perd et s’abandonne intégralement ; comme l’usage, la contemplation n’a pas d’objet parce que, dans l’œuvre, elle contemple seulement sa (propre) puissance. La vie, qui contemple dans l’œuvre sa (propre) puissance d’agir ou de faire, se désactive dans toutes ses œuvres, vit seulement dans l’usage de soi, vit seulement (sa) vivabilité. Nous écrivons « propre » et « sa » entre parenthèses, parce que c’est seulement par la contemplation de la puissance, qui désactive toute energeia et toute œuvre, que quelque chose comme l’expérience d’un « propre » et d’un « soi » devient possible. Le soi – dont le sujet moderne usurpera le lieu – est ce qui s’ouvre comme un désœuvrement central dans toute opération, comme la « vivabilité » et l’« usabilité » dans toute œuvre. Et si l’architecte et le menuisier restent tels même lorsqu’ils ne construisent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont titulaires d’une puissance de construire, qu’ils peuvent aussi ne pas mettre en œuvre, mais parce qu’ils vivent habituellement dans l’usage de soi comme architectes ou comme menuisiers : l’usage habituel est une contemplation et la contemplation est une forme de vie.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 105.

A2.3 AA-AC-FB Nous pouvons donc appeler « usage » le champ de tension dont les pôles sont le style et la manière, l’appropriation et l’ expropriation. Et ce n’est pas seulement chez le poète, mais chez tout homme parlant par rapport à sa langue et chez tout vivant par rapport à son corps, qu’il y a toujours, dans l’usage, une manière qui se distancie du style, un style qui se désapproprie en manière. En ce sens, tout usage est un geste polaire : d’une part appropriation et habitus, de l’autre perte et expropriation. User – d’où l’amplitude sémantique du terme, qui désigne aussi bien l’usage au sens étroit que l’habitude – signifie osciller sans cesse entre une patrie et un exil : habiter.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 136.

A2.4 AI-EA-FB Grégoire le Grand (Dial., Il, 3, 37) écrit de saint Benoît qu’à un certain moment de sa vie, il est revenu au lieu de sa chère solitude et que c’est seulement sous le regard du spectateur suprême qu’il a habité avec lui-même (habitavit secum). Mais que peut signifier « habiter avec soi-même » ? Habitare est un intensif du verbe habere. L’usage, comme relation à un inappropriable,se présente comme un champ de forces tendu entre une propriété et une impropriété, un avoir et un non-avoir. En ce sens si l’on se rappelle la proximité, évoquée plus haut, entre d’une part usage et habitus, d’autre part usage et usage de soi, habiter signifiera être dans une relation d’usage si intense avec quelque chose qu’on va jusqu’à se perdre et s’oublier en elle, jusqu’à la constituer comme inappropriable. Habiter avec soi, s’habiter, désigne le trait fondamental de l’existence humaine : la forme de vie de l’homme est, pour reprendre les mots de Holderlin, une vie habitante (Wenn in die Ferne geht der Menschen wohnend Leben… – Friedrich Hölderlin, Sämtliche Werke, Bd. 2, Gedichte nach 1800, Stuttgart, Kohlhammer, 1953, p. 314). Mais par là même, dans la lettre à Bohlendorff du 4 décembre 1801 où Holderlin a formulé sa pensée suprême, l’usage se présente toujours déjà scindé en propre et en étranger et on peut lire cette thèse décisive : le libre usage du propre [der freie Gebrauch des Eigenes] est la chose la plus difficile.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 136-137.

A2.5 AG-AI-DA-EA L’apport spécifique de Descartes est en effet d’avoir réussi à substituer un sujet fondateur de pratiques de connaissance à un sujet constitué grâce à des pratiques de soi (Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), t. IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 410). L’idée que l’éthique coïncide non pas avec la relation à une norme, mais d’abord avec un « rapport à soi » est constamment présente chez Foucault. […] Pour Foucault, l’éthique est donc la relation qu’on a avec soi quand on agit ou quand on entre en relation avec autrui, en se constituant à chaque fois en sujet de ses propres actes, qui peuvent appartenir à la sphère sexuelle, économique, politique, scientifique, etc.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 155.

A2.6 AC-AG-AJ-DA On peut définir l’archéologie philosophique comme la tentative pour mettre en lumière les a priori historiques qui conditionnent l’histoire de l’humanité et en définissent les époques. En ce sens, il est possible d’établir une hiérarchie des a priori historiques, qui remonte dans le temps vers des formes de plus en plus générales. L’ontologie, ou philosophie première, a constitué durant des siècles l’a priori historique fondamental de la pensée occidentale. L’archéologie qui tente de rouvrir l’accès à une philosophie première doit cependant tenir compte du fait singulier qu’à partir d’un moment symbolisé par le nom de Kant c’est justement l’impossibilité d’une philosophie première qui est devenue l’a priori historique de l’époque où nous vivons encore. Le véritable tournant copernicien du criticisme kantien ne concerne pas tant la position du sujet que l’impossibilité d’une philosophie première, que Kant appelle métaphysique. […] Certes Kant, au moment même où il stipulait l’impossibilité de la métaphysique, a tenté d’en assurer la survie en la faisant se retrancher dans la citadelle du transcendantal. Mais le transcendantal – qui dans la logique médiévale désignait ce qu’on a toujours déjà dit et connu lorsqu’on prononce le mot « être » – implique nécessairement un déplacement de l’a priori historique de l’événement anthropogénétique (l’articulation entre le langage et le monde) vers la théorie de la connaissance, d’un être qui n’est plus animal, mais n’est pas encore humain vers le sujet connaissant. L’ontologie se transforme ainsi en gnoséologie, la philosophie première devient philosophie de la connaissance.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 169.

A2.7 AD-DA-MB Dans la tradition philosophique occidentale, cette temporalité intérieure au sujet sera pensée à partir de Kant sous la forme de l’auto-affection. Quand Heidegger écrira : Le temps, dans sa qualité d’auto-affection pure, forme la structure essentielle de la subjectivité (Martin Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1929, trad. par Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, § 34), il ne faudra pas oublier que, avec le datif sous-entendu et le passé « était » du ti en einai, Aristote avait déjà indiqué dans l’hypokeimenon, dans le subiectum, le lieu logique de ce qui deviendrait la subjectivité moderne, indissolublement liée au temps.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 188.

A2.8 AC-AE-AF-AI-AK-CB-CF-MB-MD Si la substance corporelle, écrit Leibniz en réponse à l’annonce d’une dissertation De substantia corporea que Des Bosses s’apprête à lui envoyer, est quelque chose de réel au-delà des monades qui la composent, comme la ligne est quelque chose de plus que les points, on devra dire qu’elle consiste en une certaine union ou plutôt en quelque chose de réel et d’unifiant que Dieu ajoute aux monades [uniente reali a Deo superaddito monadibus]. Leibniz appelle « lien substantiel » (vinculum substantiale) ce principe absolu (absolutum aliquid) qui confère sa « réalité unitive » aux monades, sans laquelle les corps seraient de pures apparences et seules les monades seraient réelles. S’il n’y avait pas ce lien substantiel des monades, tous les corps avec toutes leurs qualités ne seraient rien d’autre que des apparences bien fondées, comme l’arc-en-ciel ou une image dans le miroir ou encore des rêves ininterrompus parfaitement accordés les uns aux autres (Gottfried Wilhelm Leibniz, Die philosophischen Schriften, Bd. 2, Hildesheim, Olms, 1960, p. 435-436 ; lettre 89, 5 février 1712). Dans le texte joint à la lettre, Leibniz tente de préciser la nature du lien substantiel, en le définissant comme une relation plus parfaite qui transforme une pluralité de substances simples ou monades en une nouvelle substance
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 211-212.

A2.9 AC-AE-CB-CD Ce n’est certainement pas par hasard si Leibniz recourt au terme « lien » pour exprimer ce qu’était, dans le vocabulaire ontologique, l’unité de la substance. Les franciscains, qui avaient affirmé les premiers que le corps vivant est déjà doté dans l’embryon, bien avant que l’âme s’unisse à lui, de son unité et de sa perfection, avaient appelé ce principe forma corporeitatis. Par rapport au terme forma, lié à l’ontologie aristotélicienne, le terme vinculum souligne le fait que Leibniz est en train de tenter de penser quelque chose de différent, même si, sans doute précisément pour cela, il est contraint d’ajouter l’adjectif « substantiel ». On a observé que Leibniz emploie le terme « lien » dans ses opuscules mathématiques pour désigner un signe qui unifie des symboles numériques ou algébriques. Si, dans certains cas, l’union est contingente et que le lien peut être dissous, dans d’autres, comme dans la racine carrée de deux, il est indissoluble de la quantité qu’il modifie, qui n’existe donc que par le lien. Mais le terme vinculum véhiculait d’autres traditions bien connues de Leibniz, comme celle du droit et celle de la magie, où le lien est une puissance active, qui réunit indissolublement ce qui est divisé dans la nature. Dans tous les cas, il est certain que le choix terminologique, ainsi que l’acharnement avec lequel s’y oppose Des Bosses, correspond à la tentative, comme nous le verrons pas toujours réussie, pour penser de façon nouvelle les catégories de l’ontologie aristotélicienne.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 213-214.

A2.10 AC-AD-AE-AH-FB-MD La cause immanente est donc une action où agent et patient coïncident, c’est-à-dire tombent ensemble. Cela signifie que, dans les modes, la substance, en paraphrasant l’exemple spinozien, « se constitue soi-même existante » (ou vivante, si comme il est écrit dans les Cogitata, ch. 6, Dieu est vie), « se promène soi-même » dans l’existence. Mais cela signifie aussi que, pour penser le rapport substances/modes, il est nécessaire de disposer d’une ontologie à la voix moyenne, où l’agent (Dieu, ou la substance), en effectuant les modes, s’affectionne et se modifie en réalité seulement soi-même. L’ontologie modale ne peut être comprise que comme une ontologie médiale et le panthéisme spinozien, s’il s’agit bien de panthéisme, n’est pas une identité inerte (substance = mode), mais un processus où Dieu s’affectionne, se modifie et s’exprime soi-même. Dans la première partie de ce livre, nous avons appelé « usage » un processus médial de ce genre. Dans une ontologie modale, l’être use de soi, c’est-à-dire se constitue, s’exprime et s’aime soi-même dans l’affection qu’il reçoit de ses modifications mêmes.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 235.

A2.11 AD-AE-MD Lorsque Spinoza définit l’essence comme conatus, comme l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être (Éthique, III, prop. 7 : Conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseverare conatur, nihil est praeter ipsius rei actualis essentia), il pense quelque chose comme une exigence (dans le scolie, il dit : potentia sive conatus – le conatus est la puissance puisqu’elle est, en vérité, exigence). L’ oxymore « essence actuelle » révèle l’inadéquation des catégories de l’ontologie traditionnelle par rapport à ce qui reste ici à penser. Le fait que le verbe conor soit à la voix moyenne montre encore une fois à quel point il convient à l’ontologie que nous tentons ici d’esquisser. Si nous proposons de traduire conor par « exiger » et conatus par « exigence » (« L’exigence par laquelle chaque chose exige de persévérer dans son être »), ce n’est qu’à condition de ne pas oublier le caractère médial du processus dont il s’agit ici : l’être qui désire et exige, en exigeant se modifie, se désire et se constitue soi-même. C’est cela et rien d’autre que signifie persévérer dans son être.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 242.

A2.12 AC-AD-AE-AG-MD Pour penser correctement le concept de mode, il faut le concevoir comme un seuil d’indifférence entre l’ontologie et l’éthique. De même que, dans l’éthique, le caractère (l’ethos) exprime l’irréductible être-ainsi d’un individu, de même, dans l’ontologie, ce qui est en question dans le mode, c’est le « comme » de l’être, la façon dont la substance est ses modifications. L’être exige ses modifications, elles sont son ethos : son être irrémédiablement livré à ses modes d’être, à son « ainsi ». La façon dont quelque chose est, l’être-ainsi d’un étant est une catégorie qui appartient de manière indécidable aussi bien à l’ontologie qu’à l’éthique (ce que l’on peut aussi exprimer en disant qu’elles coïncident dans le mode). Aussi la revendication d’une ontologie modale devrait-elle être terminologiquement comprise dans le sens où, entendue correctement, une ontologie modale n’est plus une ontologie, mais une éthique (à condition d’ajouter que l’éthique des modes n’est plus une éthique, mais une ontologie).
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 246.

A2.13 AD-AE-AF-AK-DA-EA-FB-MA Une vie qui ne peut être séparée de sa forme est une vie pour laquelle, dans sa manière de vivre, il en va du fait de vivre lui-même et pour laquelle, dans le cours de sa vie, il en va d’abord de sa manière de vivre. Que signifie cette expression ? Elle définit une vie – la vie humaine – dont les manières, les actes, le déroulement ne sont jamais de simples faits, mais sont d’abord et toujours des possibilités de vie, d’abord et toujours puissance. Et la puissance, dans la mesure où elle n’est autre que l’essence ou la nature de chaque être, peut être suspendue et contemplée, mais jamais absolument séparée de l’acte. L’habitus d’une puissance est l’usage habituel qu’on en fait et la forme-de-vie est cet usage. La forme de la vie humaine n’est jamais prescrite par une vocation biologique particulière, ni assignée à une quelconque nécessité, mais pour habituelle, répétée et socialement obligatoire qu’elle soit, elle conserve toujours le caractère d’une possibilité réelle, c’est-à-dire met toujours en jeu la vie elle-même. Il n’y a donc pas un sujet auquel revient une puissance, qu’il pourrait décider, selon son gré, de mettre en acte : la forme-de-vie est un être de puissance non seulement ou non pas tant parce qu’elle peut agir ou ne pas agir, réussir ou échouer, se perdre ou se trouver, mais surtout parce qu’elle est sa puissance et coïncide avec elle. Aussi l’homme est-il l’unique être dans la vie duquel il en va toujours du bonheur, dont la vie est inémédiablement et douloureusement assignée au bonheur. Mais cela constitue immédiatement la forme-de-vie comme vie politique.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 287-288.

A2.14 CC-CD C’est en ce sens que doit être lue l’allusion, dans le chapitre 4.6 d’Homo Sacer !, à la nécessité de ne plus penser le factum politico-social sous la forme d’un rapport. Dans la même perspective, le chapitre 4.3, en développant l’idée que l’État ne se fonde pas sur un lien social, mais sur l’interdiction de sa dissolution, ne doit pas être entendu comme dissolution d’un lien existant, car le lien lui-même n’a d’autre consistance que celle, purement négative, qui lui vient de la prohibition de sa dissolution. Puisque à l’origine il n’y a ni lien ni relation, cette absence de relation est capturée dans le pouvoir d’État sous la forme du ban et de l’interdiction.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 326.

A2.15 AC-AG-AI-CC-CD De même que la tradition métaphysique a toujours pensé l’humain sous la forme d’une articulation entre deux éléments (nature et logos, corps et âme, animalité et humanité), de même la philosophie politique occidentale a toujours pensé le politique sous la forme d’une relation entre deux figures qu’il s’agissait de lier ensemble : la vie nue et le pouvoir, la maison et la cité, la violence et l’ordre institué, l’anomie (l’anarchie) et la loi, la multitude et peuple. Dans la perspective de notre recherche, nous devons au contraire essayer de penser l’humain et le politique comme ce qui résulte de la déconnexion de ces éléments et interroger non pas le mystère métaphysique de la conjonction, mais le mystère pratique et politique de leur disjonction.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 370.

A2.16 AE-CA-CC-CD-CF-CH-FA-FB-FC-MB-MC Nous appelons destituante une puissance capable de déposer à chaque fois les relations ontologico-politiques pour faire apparaître entre leurs éléments un contact (au sens de Colli [Dans le contact, deux points sont en contact au sens limité qu’entre eux il n’y a rien : le contact est l’indication d’un rien représentatif, qui cependant est un certain rien, puisque ce qu’il n’est pas (son entour représentatif) lui confère une position spatio-temporelle (Giorgio Colli, La ragione errabonda, Milan, Adelphi, 1982, p. 349)]). Le contact n’est pas un point de tangence ni un quid ou une substance où les deux éléments communiquent : il n’est défini que par une absence de représentation, que par une césure. Là où une relation est destituée ou interrompue, ses éléments seront en ce sens en contact, car ce qui est montré entre eux, c’est l’absence de toute relation. Ainsi, lorsqu’une puissance destituante montre la nullité du lien qui prétendait les tenir ensemble, vie nue et pouvoir souverain, anomie et nomos, pouvoir constituant et pouvoir constitué se montrent en contact sans aucune relation ; mais par là même, ce qui avait été séparé de soi et capturé dans l’exception – la vie, l’anomie, la puissance anarchique – apparaît maintenant dans sa forme libre et inentamée. La proximité entre puissance destituante et ce que, au cours de cette recherche, nous avons appelé « désœuvrement » se montre ici en toute clarté. Dans les deux cas, ce qui est en question, c’est la capacité de désactiver et de rendre inopérant quelque chose – un pouvoir, une fonction, une opération humaine – sans simplement le détruire, mais en libérant les potentialités qui étaient restées en lui inactivées pour en permettre un usage différent.
Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 371.

Caliban et la sorcière - Femmes, corps et accumulation primitive de Silvia Federici

Note de bas de page
Silvia Federici, Caliban et la sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive, traduction collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini, Marseille, Senonevero, Genève - Paris, Entremondes, 2014, p. XX.

Fr.1 BA Les secousses de la révolution anabaptiste [entre 1531 et 1535] se firent sentir dans l’Angleterre élisabéthaine et en France, introduisant la plus extrême vigilance et la plus grande sévérité pour toute remise en cause de l’autorité établie. « Anabaptiste » devient une insulte, une marque d’opprobre et d’intention criminelle, comme « communiste » l’était aux États-Unis dans les années 1950 et comme « terroriste » l’est aujourd’hui.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 123.

Fr.2 CA-CD-GC-GE Les femmes furent aussi plus touchées par les enclosures : aussitôt que la terre fut privatisée et que les rapports monétaires commencèrent à dominer la vie économique, elles eurent plus de difficultés que les hommes à subvenir à leurs besoins, étant progressivement confinées au travail reproductif, au moment même où ce travail était complètement dévalorisé.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 147.

Fr.3 CA-FB Avec la disparition de l’économie de subsistance qui prédominait dans l’Europe précapitaliste, l’unité entre production et reproduction, typique de toutes les sociétés reposant sur une production pour l’usage, prit fin.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 147.

Fr.4 CA-GE-GF La paupérisation, la rébellion et la montée de la « criminalité » sont des éléments structurels de l’accumulation capitaliste, dans la mesure où le capitalisme doit priver la force de travail de tous ses moyens de reproduction pour imposer sa domination.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 167.

Fr.5 GB En ce qui concerne la période de « transition », elle a été en Europe un moment de conflit social intense, ouvrant la voie à un ensemble d’initiatives étatiques qui, à en juger par leurs effets, visaient à trois objectifs principaux : (a) créer une force de travail plus disciplinée ; (b) désamorcer la contestation sociale ; (c) maintenir les travailleurs dans les emplois auxquels ils avaient été contraints.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 167.

Fr.6 CA-GB Afin d’affirmer la discipline sociale, une attaque fut lancée contre toutes les formes de socialisation et de sexualité collectives : les sports, les jeux, les danses, les fêtes, festivals et autres rituels de groupe qui avaient été à l’origine des liens et de la solidarité entre travailleurs.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 167.

Fr.7 CA-FB Dans ce nouveau contrat social/sexuel, les femmes prolétaires remplaçaient pour les travailleurs mâles les terres perdues lors des enclosures, devenant leur moyen de reproduction le plus fondamental et un bien commun que tout le monde pouvait s’approprier et utiliser à volonté.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 195.

Fr.8 AA-AC-AD-DA-GB-GD Une tâche fondamentale de l’entreprise de Descartes vise à instituer une division ontologique entre un domaine purement mental et un autre purement physique. Chaque manière, attitude, sensation est ainsi définie ; ses limites marquées, ses capacités soupesées avec une telle minutie que l’on peut avoir l’impression que le « livre de la nature humaine » vient d’être ouvert pour la première fois, ou encore qu’une nouvelle terre vient d’être découverte dont les conquérants dressent la carte et marquent ses chemins, compilent la liste de ses ressources naturelles, évaluent ses avantages et désavantage.

En cela, Hobbes et Descartes sont représentatifs de leur époque. Le soin qu’ils apportent à l’exploration des détails de la réalité corporelle et psychologique ressort dans l’analyse puritaine des inclinaisons et talents individuels, qui est l’amorce d’une psychologie bourgeoise, étudiant explicitement, dans ce cas, toutes les facultés humaines du point de vue de leur potentiel au travail et de leur contribution à la discipline.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 248.

Fr.9 AA-CA-DA Selon Mario Galzigna, la révolution épistémologique opérée par l’anatomie au XVIe siècle est l’acte de naissance du paradigme mécaniste. C’est la coupure anatomique qui rompt l’espace entre le microcosme et le macrocosme et pose le corps à la fois comme réalité séparée et site de production, dans les mots de Vesalius : une usine (fabrica).
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 249.

Fr.10 AA-AI-DA-GB-GD-MB Chez tous les deux [Descartes et Hobbes], le résultat [de la réduction du corps à une question de mécanique, de la mécanisation du corps] est une redéfinition d’attributs corporels qui font du corps idéalement – pour le moins – l’instrument adéquat à la régularité et aux automatismes requis par la discipline capitaliste au travail.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 253-254.

Fr.11 AA-AE-AI-CA-DA-HA La conception du corps en tant que réceptacle de pouvoirs magiques qui avait prévalu dans le monde médiéval était morte. En réalité elle avait été détruite. Derrière cette nouvelle philosophie, nous devinons une vaste initiative de l’État, par laquelle, ce que les philosophes qualifièrent d’irrationnel fut déclaré criminel. Cette intervention de l’État était le « sous-texte » de la philosophie mécaniste.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 255.

Fr.12 AA-AI-CA-GE-GF-HA Cela signifie que le corps mécanique, le corps-machine, ne pouvait devenir un modèle de comportement social sans que l’État ne détruise toute une variété de comportements, de pratiques, et sujets sociaux précapitalistes dont l’existence entrait en contradiction avec la régulation de l’attitude corporelle promise par la philosophie mécaniste.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 255.

Fr.13 AC-CA-CB C’est ainsi qu’il faut comprendre l’attaque contre la sorcellerie et contre cette vision magique du monde qui, en dépit des efforts de l’Église, prévalu tout au long du Moyen Âge au sein du peuple. Au fondement de la magie, il y avait une conception animiste de la nature qui ne posait aucune séparation entre matière et esprit, imaginant ainsi le cosmos comme un organisme vivant, peuplé de forces occultes, dont chaque élément était en relation « de communion » avec le reste.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 257.

Fr.14 CA-GD-GE-MB-MC L’éradication de ces pratiques était une condition nécessaire à la rationalisation capitaliste du travail, parce que la magie apparaissait comme une forme de pouvoir et un instrument pour obtenir ce que l’on voulait sans travail, c’est-à-dire, le refus du travail en action. […] En outre, la magie reposait sur une conception qualitative de l’espace et du temps qui excluait une régulation du procès de travail.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 257-258.

Fr.15 AA-AC-AE-CA-DA-GB-GD-GE-MB-MC Quels qu’étaient les dangers représentés par la magie, la bourgeoisie se devait de combattre sa puissance car elle sapait le principe de la responsabilité individuelle, en situant les déterminations de l’action dans les astres, hors de sa portée et de son contrôle. Ainsi, dans la rationalisation de l’espace et du temps qui caractérisait la spéculation philosophique du XVIe et XVIIe siècle, la prophétie fut remplacée par le calcul de probabilités dont l’avantage, du point de vue capitaliste, était qu’ici le futur pouvait être prédit pour autant que la régularité et l’immuabilité du système était assurée, et qu’aucun changement majeur ne vienne bouleverser la position de la prise de décision individuelle. Pour les mêmes raisons, la bourgeoisie se devait de combattre l’hypothèse que l’on puisse se trouver en deux endroits au même moment, étant donné que la fixation du corps dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire l’identification spacio-temporelle de l’individu, est une condition essentielle de la régularité du procès de travail.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 260.

Fr.16 AA-AI-CA-CG-DA-GD-GE-GF-MB L’intersection entre rationalisation scientifique et assujettissement du corps social est encore plus évidente dans les sciences sociales. On voit, de fait, que leur développement reposait sur l’homogénéisation du comportement social et la construction d’un prototype individuel auquel tous devraient se conformer. Dans les termes de Marx, c’est l’« individu abstrait », construit de façon uniforme, comme une moyenne sociale, et sujet à une dépersonnalisation radicale, de telle sorte que toutes ses facultés puissent être saisies seulement dans leur aspect le plus standardisé. La construction de ce nouvel individu était la base du développement de ce que William Petty appellerait plus tard (utilisant la terminologie de Hobbes) l’« arithmétique politique », une nouvelle science qui devait étudier toute forme de comportement social en terme de nombres, poids et mesures. Le projet de Petty s’est réalisé avec le développement des statistiques et de la démographie qui exécutent sur le corps social les mêmes opérations que l’anatomie sur le corps individuel, en ce qu’elles dissèquent la population et étudient ses mouvements, de la natalité au taux de mortalité, des structures générationnelles aux structures professionnelles, dans leurs aspects les plus massifs et les plus réguliers. Du point de vue du procès d’abstraction subi par l’individu dans la transition au capitalisme, nous voyons aussi que le développement de la « machine humain » est le saut technologique principal, le pas majeur dans le développement des forces productives qui s’est produit dans la période de l’accumulation primitive. Nous voyons, en d’autres termes, que le corps humain et non la machine à vapeur, ni même l’horloge, fut la première machine développée par le capitalisme.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 265-266.

Fr.17 AA-AI-CG-DA-GB Avec l’institution d’une relation hiérarchique entre le corps et l’esprit, Descartes a développé les prémisses théoriques de la discipline au travail requise par l’économie capitaliste en développement. Car la suprématie de l’esprit sur le corps implique que la volonté peut (en principe) contrôler les besoins, réactions et réflexes du corps. Elle peut imposer un ordre normé sur ses fonctions vitales, et forcer le corps à travailler selon des spécifications externes, indépendantes de ses désirs.

Plus important encore, la suprématie de l’esprit autorise l’intériorisation des mécanismes de pouvoir. Ainsi, la contrepartie de la mécanisation du corps est le développement de la raison dans son rôle de juge, inquisiteur, dirigeant, administrateur. Nous retrouvons ici les origines de la subjectivité bourgeoise comme gestion et propriété de soi, lois, responsabilité, avec ses corollaires de la mémoire et de l’identité. Ici, nous trouvons également l’origine de cette prolifération de « micro-pouvoirs » que Michel Foucault a décrite dans sa critique du modèle de pouvoir juridico-discursif. Le modèle cartésien montre, cependant, que le pouvoir peut être décentré et diffusé dans le corps social seulement à la condition d’être recentré dans la personne, qui est alors reconstituée en tant que micro-État. En d’autres termes, en se diffusant, le pouvoir ne pert pas son vecteur, c’est-à-dire son contenu et sa fin, mais acquiert simplement la collaboration du soi pour sa promotion.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 271-272.

Fr.18 CG-DA-GB-HA Contre Hobbes, c’est le modèle cartésien qui l’emporta car il exprimait la tendance à démocratiser les mécanismes de la discipline sociale déjà active en attribuant à la volonté individuelle cette fonction de commandement qui, dans le modèle hobbesien, repose seulement entre les mains de l’État. Comme de nombreux critiques l’ont affirmé, les fondements de la discipline publique doivent être enracinés dans le cœur des hommes, car en l’absence d’une législation intérieure ceux-ci sont inévitablement conduits à la révolution.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 276.

Fr.19 AD-CA-CG-GE-GF L’idée de transformer cet être oisif [le prolétariat médiéval], qui rêvait de la vie comme un carnaval, en un infatigable travailleur, peut avoir semblé une entreprise désespérée. Cela signifiait littéralement « reverser le monde », mais sur un mode totalement capitaliste, où l’inertie face au commandement serait transformée en absence de désir et volonté autonome, où la vis erotica deviendrait vis laborativa, et où le besoin ne s’exprimerait plus que sous la forme du manque, de l’abstinence, et d’une éternelle indigence.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 286.

Fr.20 HA la chasse aux sorcières ne visait pas des crimes socialement condamnés, mais des pratiques et des groupes de personnes auparavant intégrées qui devaient alors être éradiqués de la communauté. Il s’agit là d’un processus souvent constaté dans la répression politique à une époque de changements sociaux et de conflits intenses. En ce sens, les accusations de sorcellerie jouèrent un rôle similaires aux accusations de « haute trahison » […] et aux accusations de « terrorisme » à notre époque L’aspect vague de l’accusation, le fait qu’elle soit impossible à prouver, tout en évoquant le maximum d’horreur possible, impliquait qu’elle pouvait être utilisée pour punir toute forme de contestation et pour semer le trouble, jusque dans les aspects les plus triviaux de la vie quotidienne.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 308-309.

Fr.21 HA On constate à partir de ces exemples que la chasse aux sorcières se développa dans un environnement social où « la haute » vivait dans la crainte permanente des « classes inférieures ». Dans une période où ces dernières perdaient tout, il était raisonnable de redouter les noirs desseins qu’elles pouvaient entretenir.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 315.

Fr.22 CG-DA-GB-GE-GF La magie était aussi un obstacle à la rationalisation du procès de travail et une menace pour l’établissement du principe de responsabilité individuelle. En outre, la magie paraissait être une forme de refus du travail, d’insubordination, et un instrument de résistance au pouvoir par la base. Le monde devait être « désenchanté » pour être dominé.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 316-317.

Fr.23 AA-CA Tout comme les enclosures expropriaient la paysannerie des terres communales, la chasse aux sorcières expropriait les femmes de leur corps, qui étaient ainsi « libérés » de toute entrave les empêchant de fonctionner comme des machines pour la production du travail. C’est ainsi que la menace du bûcher dressa des barrières autour du corps plus redoutables que ne le furent celles dressées lors de l’enclosure des communaux.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 335.

Fr.24 AE-GE-GF La chasse aux sorcières fut une guerre contre les femmes : c’était une tentative concertée pour les avilir, les diaboliser, et pour détruire leur pouvoir social. En même temps, c’était dans les chambres de torture et sur les bûchers sur lesquels les sorcières périssaient que les idéaux bourgeois de la féminité et de la domesticité furent forgés.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 338.

Fr.25 AJ-CG-DA-GB La passion sexuelle ne remettait pas en cause seulement l’autorité masculine sur les femmes – Montaigne déplorait qu’un homme puisse préserver les apparences en toute occasion, sauf dans l’acte sexuel – mais elle bousculait aussi la capacité de l’homme à se gouverner lui-même, lui faisant perdre cette précieuse tête où la philosophie cartésienne localisait la source de la raison. Une femme sexuellement active était alors un danger public, une menace à l’ordre social puisqu’elle subvertissait le sens des responsabilités de l’homme, sa capacité au travail et au contrôle de soi.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 348.

Fr.26 GE Cela nous permet de voir qu’au XVIe siècle, une classe dirigeante s’est formé en Europe et qu’elle était en tous points impliquée dans la formation d’un prolétariat mondial. En tous points, c’est-à-dire pratiquement, politiquement et idéologiquement. C’est un savoir élaboré à l’échelle internationale qui a permis d’asseoir ses modèles de domination.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 409.

Marx de Michel Henry

Note de bas de page
Michel Henry, Karl Marx, Paris, Gallimard, 2009, coll. « Tel », p. XX.

H.1 AC-AE-GF La critique de la propriété privée repose sur cette phénoménologie de la sensibilité en tant que le fait de considérer une chose comme mienne revient à ne pas la considérer en elle-même, dans le déploiement de sa richesse propre, à substituer au développement de tous les sens le seul sens de l’avoir
[Karl Marx, Manuscrits de 44, traduction Émile Bottigelli, Éditions sociales, Paris, 1968, , p. 91] cité par Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 296.

H.2 CG C’est parce que je me représente l’autre, parce que je fais de lui l’objet de ma représentation qu’il n’est plus rien d’autre précisément qu’un objet, mon objet, l’objet dont je suis le sujet, c’est pour cela, par l’effet de ma représentation, que, n’étant plus que mon objet, il peut en effet se représenter comme tel, et me comprendre du même coup comme une conscience et comme son Maître.
Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 397-398.

H.3 AI-CA-CG-GF Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est, membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L’homme n’y est pas considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance initiale. Le seul lien qui les unisse c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leur propriété et de leur personne égoïste.
[Karl Marx, Œuvres philosophiques, tome I, traduction Jules Molitor, Alfred Costes Éditeur, Paris, 1946, p. 195 ; D, I, p. 366] cité par Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 484.

H.4 AC-AI Ce qui est très remarquable, c’est que la critique de Marx ne se borne pas à reprocher à Tracy comme à Stirner le jeu de mots par lequel on passe de ce qui est propre à l’individu, à savoir son être même, sa force, son corps, à la propriété comme structure sociale historiquement déterminée. C’est l’hétérogénéité ontologique radicale des réalités qui sont indûment subsumées sous un même concept – « propre », « propriété », (Eigenschaft, Eigentum), etc. – que souligne l’analyse de Marx. Cette hétérogénéité prend un sens décisif quand il apparaît qu’elle n’est rien d’autre qu’une hétérogénéité entre les propriétés métaphysiques de l’individu, l’essence individuelle et, d’autre part, sa détermination économique et sociale, comme propriétaire, non plus de lui-même, mais d’un bien économique. En tant que propriétaire d’un bien économique, plus exactement d’un bien produit par le travail d’un autre – Marx prend en vue la société du XIXe siècle – l’individu n’est qu’un bourgeois. L’hétérogénéité de l’essence métaphysique de l’individu et de ses déterminations économico-sociales signifie alors l’impossibilité de définir un individu comme « bourgeois ».
Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 512.

H.5 AI-CA-GF Marx a ressenti de façon douloureuse et décrit à la fois comme une perte du sens et de l’individualité l’abolition de cette relation subjective entre l’individu et la richesse lorsque la valeur d’usage, la valeur vitale, devient précisément une valeur d’échange.
Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 556.

H.6 CA-GF Cette façon de déterminer la production indépendamment de la praxis subjective qui constitue pourtant son essence réelle et se fondant au contraire sur la science objective de la nature, c’est la technologie.
Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 590.

H.7 GE-GF Dans l’économie, et pour autant qu’elle se constitue progressivement comme une objectivité envahissante, la vie s’est proprement perdue.
Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 601.

H.8 CA-GF La conclusion de toute cette analyse répète avec force la dénonciation du capital en tant qu’il prétend séparer et sépare effectivement sur le plan idéal de la propriété économique et juridique ce qui est uni dans l’ordre de l’être, à savoir les conditions instrumentales du procès de production, conditions données de façon saisissante comme le « mode d’existence matériel du travail vivant », comme le corps dont le travail vivant est l’âme qui l’éveille d’entre les morts.
Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 753.

H.9 CA-CB-CC-GE La « solution » du socialisme – de ce qui semble être le socialisme de Marx – est alors devant nous. Elle consiste dans la présupposition inverse de celle de l’économie marchande, dans la présupposition selon laquelle les travaux individuels qui constituent assurément l’essence et la condition de toute production possible, constituent aussi et d’emblée un travail social. Ce qui est requis par là c’est, on le voit, le devenir effectif de la substance sociale, le fait qu’elle se confond désormais avec la vie des hommes au lieu de se perdre au-delà d’elle dans l’irréalité de l’abstraction, – comme si le lien qui unit les individus pouvait être séparé de chacun d’eux. Tel est justement le paradoxe de l’économie marchande.
Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 945-946.

H.10 AI-CA-GC L’argent est directement la communauté réelle de tous les individus […] mais […] la communauté n’est, dans l’argent, qu’une abstraction pure, une chose absolument fortuite et extérieure à l’individu.
[Karl Marx, Grundrisse, Fondements de la critique de l’économie politique, tome I, traduction Roger Dangeville, Anthropos, Paris, 1967, p. 164] cité par Michel Henry, Karl Marx, op. cit., p. 949.

Franck Fischbah, La privation de monde – Temps, espace et capital

Note de bas de page
Franck Fischbah, La privation de monde : Temps, espace et capital, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2011, p. XX.

Fi.1 CC-GD-MB-MC Ces transformations de l’espace , en tant qu’elles reposent sur une accélération des vitesses de circulation, engagent et supposent donc aussi des transformations du temps. Ainsi la dynamique d’unification de l’espace terrestre est-elle inséparable, du côté du temps, d’une forme comparable d’unification : des processus qui, parce qu’ils se déroulaient en des points très éloignés les uns des autres et sans relation les uns avec les autres, possédaient chacun leur propre temporalité, tombent au contraire désormais dans un seul et même temps, en l’occurrence dans un temps astronomique qui rend tous les processus terrestres (qu’ils soient naturels ou humains et sociaux) comparables les uns avec les autres et mesurables les uns par rapport aux autres. Tous les événements, où qu’ils se passent et se déroulent, deviennent inscriptibles au sein d’un seul et même temps.
Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 16-17.

Fi.2 MA-MB-MC mais sans doute y va-t-il d’abord d’une dynamique qui tend à réduire le temps à la seule dimension du présent pour autant que tous les points de l’espace, et les événements susceptibles de s’y produire, peuvent désormais être considérés comme absolument et strictement contemporains les uns des autres. Unification de l’espace , abolition des distances, accélération des vitesses : ces trois phénomènes, en cela même qu’ils rapetissent indéfiniment l’espace, tendent aussi à ramener le temps lui-même au seul règne d’un présent perpétuel.
Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 17.

Fi.3 CC-MA-MB-MC-MD L’abolition des distances du côté de l’espace ne s’est pas faite sans produire des effets aussi du côté du temps : en l’occurrence le rapprochement de tous les points du globe et l’abolition des distances a pour effet de rendre tous les points contemporains les uns des autres puisque le temps qu’il faut pour les relier les uns aux autres est pratiquement réduit à rien. La production d’un espace où tout est proche est aussi bien la production d’un temps où tout est au présent : on n’abolit pas les distances sans nier aussi le temps. Cette frénésie de proximité, écrit encore Heidegger, n’est rien d’autre qu’une réduction des pertes de temps ; mais cette réduction des pertes de temps est la fuite du temps devant lui-même, et cette fuite du temps devant lui-même est une des possibilités du temps lui-même, laquelle est le présent[Martin Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, traduction Alain Boutot, Gallimard, Paris, 2006, p. 330]. La frénésie de tout rendre proche suppose une accélération constante des vitesses dont l’effet est de produire à la fois un espace dans lequel plus rien n’est loin et un temps où tout est au présent. En d’autres termes il s’agit d’un mouvement frénétique qui n’aboutit qu’à faire du surplace : pour fuir le temps et le rapprocher toujours d’avantage d’un pur présent immobile, il faut s’agiter tout aussi constamment dans un espace au sein duquel il n’y a plus de distance. Agitation et frénésie d’un côté, immobilisme et permanence de l’autre : telles sont les caractéristiques majeures de notre réalité en tant qu’on ne s’y agite frénétiquement que pour la reconduire constamment à l’identique. Bouger toujours pour que rien ne change jamais : tel semble bien être le mot d’ordre. De sorte que courir sur un tapis roulant en allant dans le sens inverse de celui de son déroulement donnerait une idée relativement exacte de notre temporalité sociale actuelle.
Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 18-19.

Fi.4 CG-DA-GB-GD Autrement plus dévastatrice auront été les différentes formes prises ces vingt dernières années par l’autopromotion obligatoire et contrainte de la subjectivité des sujets dans le milieu de travail, du fait de l’imposition des nouvelles techniques de contrôle, de pouvoir et de gouvernement (des autres et de soi) induites par les procédures omniprésentes de l’évaluation et de l’autoévaluation.
Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 35.

Fi.5 AI-CA-CG-DA-MA-MB-MC La privation de monde, c’est d’abord la production d’un sujet hors du monde, c’est-à-dire d’un sujet qui n’en est précisément un qu’à être extrait et abstrait du monde. Le sujet est celui qui s’épuise à être auprès de soi justement parce qu’il a été privé de sa possibilité essentielle qui est celle d’être au plus loin de soi, dans le monde, auprès du monde et auprès des autres. Ce mode d’existence hors le monde a pour conséquence de faire du monde une réalité objective essentiellement étendue dans l’espace, subsistant comme telle dans un temps ramené et réduit au présent, ou consistant en une succession de maintenant  – ce qui revient au même.
Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 39.

Fi.6 AI-CA-CB-CG-MB Nous ne saurions assez insister sur ce point que l’histoire – comme aussi bien le temps – est ici conçue comme un déroulement que nous posons à l’écart de nous, et, bien plus, que même notre propre présent est conçu comme quelque chose de posé à l’écart, de subsistant d’une manière ou d’une autre, qui se déroule devant nous et dont on prend connaissance ; cette représentation nous est donnée presque comme si c’était notre nature ; nous ne voyons aucune possibilité de penser et de questionner autrement[Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, traduction Frédéric Bernard, Gallimard, Paris, 2008, p. 129] cité par Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 41.

Fi.7 AI-CB-CG-MA-MB-MD Heidegger exprime là une certaine manière de se représenter l’histoire et le temps dont on peut penser qu’elle est devenue encore plus dominante aujourd’hui qu’à l’époque où il en faisait le constat : à savoir un temps et une histoire qui se déroulent, tel un processus naturel, à côté de nous et sans nous. Ou encore : un temps et une histoire qui sont des phénomènes objectifs indépendant de nous et dont nous prenons connaissance extérieurement à la manière dont nous prenons connaissance de n’importe quelle réalité objective. Et comme une réalité objective, ou subsistante (vorhanden) comme dit Heidegger, est essentiellement une réalité présente, cette conception des choses vaut particulièrement de notre présent : il se tient là, à côté de nous, mais également indépendamment de nous. C’est d’ailleurs à ce présent ainsi conçu comme celui du temps qui est là objectivement devant nous, s’étend à l’histoire elle-même puisqu’elle est comprise comme le réceptacle dans lequel sont présents et disponibles les faits qui sont tombés dans le passé. Les choses sont ainsi conçues que, dans ce temps essentiellement ramené au présent, et dans ce présent qui est essentiellement à l’écart de nous, se produisent des faits qui sont eux aussi indépendants de nous, et des faits qui, une fois qu’ils ont eu lieu, tombent dans le passé, mais de telle sorte qu’ils y demeurent disponibles tout en s’y entassant, de telle sorte donc que, au fond, ils restent présents.
Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 41-42.

Fi.8 AI-MB-MD Où l’on voit que la compréhension de l’histoire dans laquelle on se tient de façon dominante et le plus couramment aujourd’hui ignore tout d’un tel mouvement d’advenir, et qu’elle assimile l’histoire à une simple succession de faits qui se produisent ou qui ont lieu. La signification de l’histoire, Geschichte, dans son lien au Geschehen, à l’advenir, est par là complètement ratée : que l’être même de l’existant humain, tant individuel que collectif, soit de l’ordre d’une venue à l’être qui est à chaque fois aussi bien une ouverture de possibles, et que, par là, ce qui est advenu dans le passé des existants humains ait ouvert des possibles qui peuvent encore être des possibles pour nous aujourd’hui, dans la façon que nous avons de faire advenir notre existence individuelle et collective, nous puissions ouvrir des possibles dans lesquels des existants humains à venir pourront encore se tenir eux-mêmes – tout cela est raté, ignoré, occulté, au profit de l’histoire conçue comme déroulement de faits qui se produisent, qui ont lieu et qui, une fois qu’ils ont eu lieu, vont s’entasser dans le passé.
Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 44.

Fi.9 GC-MA-MB la valeur est une expression du temps en tant que présent
[Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, traduction Olivier Galtier et Luc Mercier, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 436] cité par Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 82.

Fi.10 MB il faut précisément que l’histoire soit vue comme le lieu d’une accumulation sans fin et d’un progrès irrépressible ou automatique pour qu’on puisse en conclure qu’il n’y a plus rien à faire, qu’il n’y a plus rien qui puisse encore être accompli. En fin de compte, tout a déjà existé
[Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, 1934, traduction Frédéric Bernard, Paris, Gallimard, 2008, p. 135] cité par Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 115.

Fi.11 AI-CA-CG-GE-GF-MA-MB-MD Où l’on voit que l’extension du temps, comme cadre constamment au présent dans lequel se succèdent les maintenant, à toute les formes de processus et de mouvement, y compris « historique », est elle-même inséparable de l’extension du travail à toutes les formes d’activité de production, notamment animale mais aussi machinique en vertu de « l’attribution d’une capacité de travail à la machine ». Heidegger voit très bien que le temps, l’histoire et le travail sont défigurés et dénaturés en même temps et d’un seul mouvement, qu’on ne dénature pas l’un sans aussitôt dénaturer également les autres ; de même, il voit bien que l’extrême difficulté que nous avons à comprendre le travail comme l’activité par laquelle l’existant humain fait historiquement advenir sont existence est directement liée à la quasi impossibilité où nous sommes de comprendre le temps lui-même autrement que comme un cadre indifférent dans lequel se succèdent des maintenant. Et il voit très bien également la nécessité qu’il y a à lutter contre une époque qui mutile à ce point l’existence humaine en dénaturant si radicalement l’histoire, le temps et le travail humains. Voilà tout ce qui reste, écrit-il : démanteler et détruire ce qui a prévalu jusqu’ici sans jamais faiblir. Et il ajoute même explicitement la visée en fonction de laquelle il faut faire cela : le souci envers les critères et la configuration d’essence de notre être historique, l’étalonnage [des dits critères] selon la vocation et l’œuvre, et, surtout, assurer et garantir la dignité inviolable de chaque travail.
[Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, 1934, traduction Frédéric Bernard, Paris, Gallimard, 2008, p. 195] cité par Franck Fischbah, La privation de monde, op. cit., p. 125.

L’insurection qui vient

Note de bas de page
Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique éditions, 2007, p. XX.

IQV.1 CB Tout ce qui m’attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m’incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit « je ».
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 16.

IQV.2 CB [Le Français] ne peut s’empêcher d’envier ces quartiers dits de « relégation » où persistent encore un peu d’une vie commune, quelques liens entre les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie informelle, une organisation qui ne s’est pas encore détachée de ceux qui s’organisent.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 20.

IQV.3 CB Ce qu’il y a d’inconditionnel dans les liens de parenté, nous comptons bien en faire l’armature d’une solidarité politique aussi impénétrable à l’ingérence étatique qu’un campement de gitans.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 26.

IQV.4 CB Cinquième cercle : « Moins de biens, plus de liens ! »
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 49.

IQV.5 CB Le capitalisme a désintégré à son profit tout ce qui subsistait de liens sociaux, il se lance maintenant dans leur reconstruction à neuf sur ses propres bases.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 56.

IQV.6 CB Ce monde a sa consistance, qui varie avec l’intensité et la qualité des liens qui nous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 59.

IQV.7 CB Des communes qui ne se définiraient pas – comme le font généralement les collectifs – par un dedans et un dehors, mais par la densité des liens en leur sein.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 90.

IQV.8 CB Se rendre visite est autrement plus sûr, ne laisse pas de trace et forge des liens bien plus consistants que toute liste de contacts sur Internet.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 99.

IQV.9 CB La puissance de l’argent est de former un lien entre ceux qui sont sans lien, de lier des étrangers en tant qu’étrangers et par là, en mettant toute chose en équivalence, de tout mettre en circulation. La capacité de l’argent à tout lier se paye de la superficialité de ce lien, où le mensonge est la règle.
Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 107.

À nos amis

Note de bas de page
Comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique éditions, 2014, p. XX.

ANA.1 CB [Les vérités éthiques] sont des vérités qui nous lient, à nous-mêmes, à ce qui nous entoure et les uns aux autres. Elles nous introduisent à une vie d’emblée commune, à une existence inséparée, sans égard pour les parois illusoires de notre Moi.
Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 46.

ANA.2 CB Percevoir un monde peuplé non de choses, mais de forces, non de sujets, mais de puissances, non de corps, mais de liens.
Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 79.

ANA.3 CB Il n’y a pas de ciel social au-dessus de nos têtes, il n’y a que nous et l’ensemble des liens, des amitiés, des inimitiés, des proximités et des distances effectives dont nous faisons l’expérience.
Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 195.

ANA.4 CB Ce n’est pas une entité qui est visée là [par la commune] : c’est une qualité de lien et une façon d’être dans le monde.
Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 201-202.

Critiques

Pour cela, il nous faut d’urgence réarmer nos perceptions et notre imagination politiques. Parvenir à déchiffrer cette époque et à déceler les possibles qu’elle contient, les chemins praticables. Et tenir qu’il n’y a pas eu de présidentielle, que tout ce cirque a assez duré, que ce monde doit être mis à l’arrêt au plus vite partout où nous sommes, sans attendre l’abîme. Cesser d’attendre, donc. Reprendre confiance en nous-mêmes.

Un titre qui résume bien leur sentiment d’urgence et leur besoin d’immanence. Urgence de la révolution face à la montée des forces de la réaction. Immanence des corps et puissance de l’instant, impatience et violence.

Les mots sont importants, et ces ouvriers qualifiés de l’atelier du verbe ne les utilisent jamais à la légère

Un texte qui s’adresse plus à nos perceptions qu’à la raison politique. […] Chez Blanqui, il fallait des armes. Pour le Comité Invisible, ça pourrait être un poing final. […] Mais ce qui se joue dans ces cent cinquante et quelques pages est de l’ordre du sensoriel. Ça vient des tripes et du tréfond, comme un bruit sourd.

la tentation de la violence semble avoir cédé le pas face à l’éloge de l’amour. […] En 2013, il y eut ainsi Premières mesures révolutionnaires signé par l’éditeur de la Fabrique, Éric Hazan, et par le mystérieux Kamo. Puis, en 2014, À nos amis, et enfin, en cette veille de présidentielle, un nouvel ouvrage, Maintenant, les deux par, à nouveau, le Comité invisible. Dix ans, quatre ouvrages, auxquels on pourrait ajouter précédemment la revue postsituationniste Tiqqun, le pamphlet l’Appel, un site internet ami, lundimatin. À noter aussi la préface de Maintenant, il faut des armes, recueil de textes du révolutionnaire Auguste Blanqui publié en 2006 à la Fabrique, intitulée « À un ami » et signé par « un représentant du parti imaginaire ». La recension de ces œuvres peut paraître un brin pénible, et sans doute y en a-t-il que nous ne connaissons pas, mais elle est nécessaire tant les auteurs jouent à cache-cache, et l’ensemble forme un tout cohérent. Car, dans l’instantanéité des réactions actuelles, ou demain vient contredire ce que l’on disait hier, le Comité invisible a un mérite certain : une pensée sur le temps long. Maintenant ne fait pas exception à la règle, prenant le temps de développer ce qui parfois n’était qu’évoqué dans L’insurrection qui vient et A nos amis. Le but, cette fois-ci, étant d’affirmer plus précisément la mise en place d’un communisme utopique et originel peu technophile, fondé sur la non-volonté de pouvoir, le renoncement à l’argent et l’éloge de l’amitié et de l’amour. […] Si le Comité est invisible, il est soumis aux mêmes contingences que le reste de l’humanité : il vieillit. Il fait des gamins, il cultive son jardin et donc, forcément, il s’assagit. Au fil de ses publications, la tentation de la violence est de moins en moins présente

Son arme principale pour faire la révolution ? L’art de la formule qui claque. […] « Maintenant », la dernière production du Comité invisible, souffre de la comparaison. On y retrouve le même verbe soutenu, parfois abscons, les accents de leurs inspirateurs habituels – Guy Debord, penseur de la « Société du spectacle », Michel Foucault, le critique du « biopouvoir » ou encore l’italien Giorgio Agamben, le théoricien de la destitution. […] Pourtant, assez vite, une lassitude s’empare du lecteur. D’abord, ce goût de dézingage systématique, surtout quand ce sont des camarades de lutte qu’on pourrait imaginer assez proches […] On ne trouve donc chez eux aucune instruction, pas de vote utile, d’abstention ou de quelconque barrage […] Puisque tout est foutu et qu’il ne reste qu’à s’écouter parler, le Comité invisible livre dans sa dernière partie une ode à l’amour et au communisme, au sens premier de communauté. […] On frôle parfois la mièvrerie […] Oui-Oui chez les gauchistes? Peut-être, mais l’intention est loin d’être ridicule. Elle est même louable. Face à cette civilisation en ruines, concentrons-nous sur les rapports humains.

Dix ans après la publication de L’Insurrection qui vient, le comité invisible tire le bilan des mobilisations contre la loi sur le travail et se manifeste à nouveau avec Maintenant, un ouvrage décevant, tournant souvent à vide, mais qui contient toutefois quelques éléments intéressants. […] le livre propose une séduisante redéfinition du communisme […] Cette redéfinition finit toutefois par prendre la forme d’un éloge confus, et parfois convenu, de l’amour et de la vie, qui va parfois jusqu’à donner le sentiment qu’on est en train de lire une sorte de manuel de développement personnel pour gauchistes de khâgne, comme le traduisent quelques citations qui oscillent entre naïveté et formules se regardant écrire […] D’abord, l’analyse du printemps dernier en France, si elle est pertinente, donne l’impression d’arriver après la bataille. Non seulement les graffitis, qui ouvrent et donnent leur titre à chaque chapitre du livre, ont été documentés par différents portfolios et ouvrages. Mais surtout, l’excellent site Lundi Matin, très proche du Comité invisible, a déjà effectué un travail de recension et d’écriture autour de l’événement du printemps 2016, qui rend quelque peu obsolète la forme livre publiée aujourd’hui, surtout lorsqu’elle ne fait que décalquer ce qu’on pouvait lire, voilà déjà des mois, sur Internet. Ensuite, cette vision de l’insurrection et de la rupture du cours habituel de la politique (comme de la manifestation classique) peut paraître convaincante pour s’émanciper de l’atonie ou de la domination contemporaines. Mais outre que le constat n’est pas neuf – il n’est guère différent de l’appel à constituer des zones d’autonomie temporaire, théorisées voilà un quart de siècle par Hakim Bey dans TAZ (éditions de l’Éclat) –, il confine ici à un fétichisme de l’émeute qui ravira ses adeptes, mais continuera de laisser dubitatifs celles et ceux qui ne réduisent pas la politique à ce seul geste […] En outre, cet ouvrage ne peut s’empêcher de reproduire un travers déjà à l’œuvre dans À nos Amis, consistant à lancer moins des ponts ou des pistes que des coups de griffe méprisants à l’ensemble du spectre politique susceptible d’être intéressé par le travail théorique et l’action politique du Comité invisible […] Une telle attitude s’apparente, davantage que dans les essais précédents, à une simple posture arrogante, car elle n’est que rarement mise en regard d’une acuité de l’analyse et d’une puissance de conviction du texte. Il ne suffit pas de souligner pompeusement un mot par page en italique pour convaincre son lecteur qu’on aborde ici les rivages joyeux de la pensée du débordement. […] Ces réserves faites, on retrouve dans Maintenant certaines des fulgurances d’écriture qui ont fait la force de L’Insurrection qui vient et d’À nos amis. En premier lieu, on repère un sens de l’Histoire qui fait trop souvent défaut dans l’espace public. À cet égard, le titre, s’il peut paraître trompeur en laissant entendre qu’on ressortirait de cette lecture en sachant quoi faire « ici et maintenant », prend la mesure de la décomposition de la politique que nous sommes en train de vivre.

Mais plus qu’une conscience politique commune, de véritables liens se sont tissés entre la génération de Julien Coupat et celle qui agite les cortèges parisiens au printemps 2016. […] Mais pour pérenniser cette tendance militante, il faudra dépasser le stade de l’émeute et proposer un contre schéma de société. Telle est l’une des attentes majeures qui pèse sur le nouvel ouvrage du Comité Invisible : Maintenant (2017).

« Maintenant » fait suite à « À nos amis », paru en 2014 et peut se lire comme un chapitre fantôme, comme un morceau caché du précédent volume, issu de sa rencontre avec l’actualité française récente. Dans « Maintenant », il est moins question d’assaut que de désertion, moins question de clameur que de silence, moins question de palais qui brûlent que de forces qui s’agrègent, moins question de positionnement politique que de profondeur existentielle, moins question de vitesse que de lenteur. […] Dans « Maintenant », le Comité Invisible arrive à charger le terme apparemment négatif de « destitution » de toute sa charge émancipatrice. Et surtout, il affirme qu’il n’y aura pas de renversement de l’ordre existant qui ne passe par l’affirmation d’une façon de vivre enfin désirable. On a coutume de se représenter la révolution comme ce moment d’assaut au pouvoir politique suivi de l’instauration d’une nouvelle constitution, de nouvelles institutions, d’un nouveau pouvoir. Maintenant, c’est adopter une autre idée de la révolution et c’est se parler à hauteur d’homme, pour un retour au maintenant, au maintenant qui est présence et être dans ce monde. […] Le long maintenant, ce qui fait de nous des humains, ce qui nous a permis de franchir les abimes du temps, c’est là, dans la continuité avec les êtres ou avec le monde, c’est dans le long temps nécessaire à l’émergence de la pensée, des apprentissages, de la décision et de l’invention

Le capitalisme s’est-il emparé de notre temps libre ? C’est l’idée qui est au centre du dernier ouvrage du mystérieux Comité invisible. Les auteurs enjoignent alors de déserter pour ne pas se laisser gouverner si aisément. […] Comme les deux précédents ouvrages, Maintenant (dont chaque titre de chapitre est un slogan apparu sur une banderole ou un mur durant le mouvement contre la loi Travail en 2016) est clair, limpide, furieux. Seules quelques rares références savantes viennent moduler le rythme nerveux d’un ouvrage qui articule avec brio la langue classique, l’ironie et le vocabulaire politique contemporain. Il y a parfois même une forme de prétention de la part des auteurs, qui soulignent leur désintérêt pour la langue politique contemporaine et ne semblent pas trouver beaucoup de grâces à quiconque […] Parfois, on se perd. La conceptualisation de la casse peut par exemple, sembler poussive. Et si quelques phrases relèvent parfois du discours performatif, si ce n’est du registre de l’incantatoire, à bien des égards, il y a, chez le Comité invisible, une certaine lucidité. […] La pensée du Comité invisible évolue. Elle se construit dans le feu de l’action. Les auteurs publient à l’aune d’évènements en cours et on note donc, d’un titre à l’autre, des inflexions.

Peu de bilans du mouvement contre la loi Travail ont été écrits. On s’attendait donc à la formulation de lignes stratégiques précises appuyées sur une vision d’ensemble de ce printemps 2016 et de ses suites, dans une situation caractérisée avant tout par l’approfondissement des tendances à la crise organique du capitalisme français et qui a d’ores et déjà ouvert une séquence de conflictualité de plus haute intensité que dans la période antérieure. Déception. […] Pourtant, très vite, l’ouvrage réduit étonnamment l’étendue de son objet […] La centralité de l’émeute, la volonté de se soustraire au monde, l’action ici et maintenant sans plan ni stratégie au moyen terme trouvent dans Maintenant une justification majeure dans l’absence de la lutte des classes, à laquelle il n’est d’ailleurs fait aucune référence. […] Mais là où le texte étonne, et est le plus faible, c’est qu’il se rend aveugle aux dynamiques concrètes du capitalisme contemporain et fait le choix de sonner le glas du « travailler » comme ancien candidat à l’universalité. […] Cet adieu au prolétariat a des conséquences politiques centrales : la grève générale serait désormais devenue un « accessoire inutile », et non plus la stratégie politique de renversement du pouvoir des classes dominantes. S’il n’y a plus de travailleurs, il n’y a plus d’arrêt du travail. Cette affirmation a de quoi étonner, surtout après le mouvement du printemps 2016 où la grève, sans être générale, était dans une forte dynamique d’expansion dès lors que le gouvernement a fait recours au 49.3. […] Pourtant, n’importe quelle enquête sérieuse montre que jamais le prolétariat exploité n’a jamais été aussi vaste, que le nombre de conflits au travail est en augmentation depuis les années 2000, de même qu’il suffit de lire les journaux dominants pour voir que, ces dernières années, le mécontentement explose dans divers pays sous la forme de grèves générales puissantes, le Brésil étant l’un des derniers exemples en date. […] De la même manière, contre les implicites de l’argument sous-tendant cette idée d’une fragmentation toujours croissante du prolétariat en une infinité de statut différents, qui n’est rien d’autre que la conception rétrospective d’un prolétariat homogène et parfaitement unifié, il faut rappeler que celui-ci n’a jamais été un sujet de cette nature. Le prolétariat a toujours été hétérogène, son unité étant justement à conquérir, devant faire l’objet d’un combat stratégique et politique permanent, raison pour laquelle, justement, l’exaltation unilatérale de sa « spontanéité » est erronée. […] Cette thèse de la « fragmentation » pèche par son manque d’originalité, c’est même une vieille rengaine des intellectuels – de Serge Mallet à André Gorz, en passant par tous les penseurs libéraux de la « modernité » – qui veulent se débarrasser d’un sujet social encombrant car ils ne peuvent pas se lier à lui organiquement. Pas plus qu’elle ne résiste à l’histoire sociale du prolétariat, l’expérience du printemps 2016 la dément. […] Nous avons déjà formulé ailleurs une critique de l’antipolitique de la « destitution », dans la mesure où celle-ci s’abstient de chercher ses forces dans la puissance matérielle des exploités, qui requiert justement un projet politique aussi ambitieux que conscient. […] C’est parce que nous prenons au sérieux toute contribution à l’intelligence de la situation, toute contribution à des débats stratégiques pour renverser l’ordre existant, que nous voyons dans Maintenant un recul par rapport à À nos amis, où il était moins question de « destitution » que d’une volonté plus aboutie et plus offensive (élément essentiel par-delà les désaccords) de s’organiser autour d’un langage commun sur les possibilités offertes par la situation – possibilités qui, aujourd’hui, sont largement sous-estimées par ce dernier opus.

difficile de savoir si les auteurs sont ironiques ou simplement naïfs. En tout cas pour pouvoir débattre ainsi, il faut surmonter l’agacement produit par le texte lui-même, à cause de deux aspects de l’écriture. Premièrement, les auteurs invectivent un tas de monde : Negri, Lordon, la gauche. Ce qui est lassant, c’est que les auteurs n’ont pas de respect pour leurs adversaires. Et ce qui est dommageable du coup, c’est que l’argumentation n’essaie pas de montrer pourquoi ils ont tort, mais en quoi ils sont bêtes. Deuxièmement, les auteurs tiennent pour évidentes des choses qui ne le sont pas, voire qui sont fausses. […] Deux remarques : premièrement, la notion de « forme », que les auteurs opposent à l’institution, n’est pas claire. Les auteurs proposent une énumération de formes (une habitude, un métier, une amitié, etc), qui ne suffit pas encore, me semble-t-il, à en faire un concept opérant. Secondement, les auteurs sous-entendent parfois que la passion de l’institution est si mauvaise, qu’il faut quitter les institutions. […] En somme, il me semble que l’opposition entre destitution et institution telle qu’elle est posée dans Maintenant produit une certaine confusion.

Si L’insurrection qui vient et À nos amis ne pouvaient pas se prêter aux diverses interprétations, il n’en est pas de même pour Maintenant. Impossible, à la lecture de ce titre qui tient tout entier dans un unique adverbe, de ne pas songer à la vieille maxime marxiste qui annonçait – avec raison – que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde : il s’agit maintenant de le transformer ». À moins que Maintenant ne désigne le recueil de textes d’Auguste Blanqui, Maintenant il faut des armes, édité par la même maison d’édition que celle qui s’occupe d’imprimer et de distribuer les injonctions à changer de vie du Comité invisible, La Fabrique. Auguste Blanqui, l’un des principaux représentants du socialisme révolutionnaire au XIXe siècle en France, et qui annonçait le socialisme français de Proudhon et de Sorel, n’a pas chômé : il a fondé des journaux, organisé et mené des insurrections et aura donc trouvé le temps d’écrire. Une vie remplie, à l’image de celles auxquelles nous convient le CI. On le verra : à la lecture de l’ouvrage, on se demande de quelles armes il s’agit de s’équiper. […] le Comité invisible semble s’éloigner de plus en plus de la recherche même d’une émancipation réelle et concrète, à travers les textes qu’il produit, et son temps d’avance poétique ayant été vidé de sa subversion par la modernité[…], a été rattrapé par la réalité. On en vient cependant à se questionner sur l’intérêt même de revenir sans cesse sur une critique déjà établie. […] Le Comité choisit d’abandonner le mythe de la grève générale, et nous ne pouvons le suivre sur cette voie-là. […] Fervents adeptes du situationnisme (d’un certain situationnisme, puisque celui-ci, de Vaneigem à Debord, ne fut jamais une théorie figée complètement), ils en concentrent à la fois les plus belles réussites, les errements les plus divers, et les plus graves manquements : tandis que la critique qu’ils portent du capitalisme et du système qui lui assure sa pérennité est magistrale, c’est sur la manière d’abolir ce dit capitalisme que le Comité ne parvient pas – ne parvient plus, serait plus juste – à penser l’action révolutionnaire. […] Tourner le dos au prolétariat semble pourtant la dernière des choses à faire pour tout mouvement révolutionnaire conséquent. […] La multiplication de cellules isolées de l’ensemble de la société à laquelle semble nous convier le Comité invisible ne saurait représenter une menace suffisante pour les structures du capitalisme et ceux qui en sont les dépositaires, si ce pas de côté n’est pas suivi (ou accompagné) d’une volonté de récupération du pouvoir politique, ou de destruction de celui-ci (ce point représente d’ailleurs l’une des divergences majeures au sein de la gauche radicale et il conviendra de ne plus l’éluder davantage). […] À cet égard, il est regrettable de lire une fois de plus un chapitre consacré à déclarer que « tout le monde déteste la police ». […] Si cet adieu aux armes devait sonner comme un adieu à l’idée même de révolution, ce serait une perte inestimable pour le mouvement révolutionnaire. Tandis qu’À nos amis finissait par « Il y aura des dates et des lieux où masser nos forces contre des cibles logiques », Maintenant se termine sur ces mots : « Nous parlons de s’adresser aux corps, et non juste à la tête ». Puisse le Comité invisible être capable d’opérer la jonction entre les deux, sans toutefois abandonner ce qui fit son matériel subversif.

Remercions les rédacteurs du Comité invisible de nous donner l’occasion de leur dire franchement qu’ils nous emmerdent. […] Prenons le texte comme il se présente : un condensé agressif et stylisé de politique. Naïvement, on croyait une lettre écrite à des amis ; un désir de conversation planait dans l’air. […]. Même si c’était, il est vrai, que de la conversation par défaut, puisque les amis à qui parler se font rares, manifestement, et qu’en plus, les « moyens de communication » sont contrôlés « par ceux qui ne sont pas nos amis », si bien, que ce livre-même là, cet objet marchandisé qui passe entre nos mains, est sans doute déjà, aussi, le malheureux, le résultat de petites compromissions, encore ! Encore des petites compromissions, à l’issue d’un catalogue infini d’entres elles. Maintenant est le titre de ce catalogue de compromissions. « Quand on a des amis, plus besoin d’avoir d’ennemi » adage réécrit d’Aristote ou de Montaigne vérifié à la lecture de Maintenant. Car si les rédacteurs de Maintenant s’adressent à leurs « amis », c’est bien pour leur signifier sur tous les tons, et dans toutes les langues, qu’en réalité ils ne le sont pas. Dans l’océan de toutes les compromissions, Maintenant, néanmoins, tient la ligne de la pureté. […] nous, les beaufs gauchistes assassinés à tour de bras de ce petit livre imprimé chic délavé avec ses graffitis à la mode collages littéraires réinventés à la Sebald qui rythment les séquences façon ancrage prétexte dans la rue, son aristocratisme de l’italique au cas où on serait trop con pour pas comprendre, son usage bien maîtrisé de la métaphore filée, parce que la pureté, c’est aussi, avant tout, tristement, rien qu’une affaire d’écriture, quand elle ne conduit qu’à un programme d’action réduit à un programme poétique, dans Maintenant. Que c’est antipathique un traité de style politique qui rabaisse avec style, justement, les figures de passants qui n’ont pas l’honneur d’être comptés parmi les élus au rang d’amis ! […] Écrire sciemment dans l’intention de nuire aux passants de l’action politique, ceux qui manifestent, ceux qui chantent, ceux qui dansent derrière les camions des centrales syndicales, en les assimilant avec mépris à des teufeurs avides de lucre et de bibine (qui n’en reçoivent pas moins leur lots de lacrymo et de bousculades violentes, n’en déplaise aux admirateurs du cortège de tête, il y en a aussi, parmi ces passants qu’ils traitent comme des moins que rien, des blessés, des meurtris, des choqués, ce qui signifie bien que leurs corps, aussi peu debout qu’ils leur paraissent, récupérés comme ils sont dans le barnum spectaculaire, le sont quand même assez pour recevoir d’effectifs gnons), est-ce vraiment la bonne entrée pour nuire à la société du spectacle d’aujourd’hui ? […] Si l’on s’attarde sur cette inimitié agressive dans Maintenant qui recycle le situationnisme de Debord à fins de classe, c’est parce que le spectacle comme vision du monde objectivée, le spectacle comme irréalité réelle du monde, il semble bien que Maintenant le secrète lui-aussi ! Qui, sous l’alibi de démasquer et de démonter les illusions, en prônant la voyance comme principe de pensée politique, fabrique de l’image au kilomètre ? Le Comité invisible est un producteur en série de vignettes spectaculaires toujours écrites en vue de signaler à la masse qu’elle succombe aux illusions tandis qu’eux, aristocratiquement placés de l’autre côté de la signalisation spectaculaire, s’en retrouvent les fabricants ! […] Récapitulons : une sorte de puritanisme, donc, qui devient grossier quand il s’agit d’attaquer ceux qui n’ont pas de style. Mais qui défend néanmoins le débat, la conversation, et l’amour. Vous l’avez compris, nous n’aimons pas du tout la langue du premier tiers de Maintenant. Trop de visibilité. Ce que ça prouve ? C’est que le code bourgeois moral a encore de beaux jours devant lui quand il s’agit d’écrire. C’est bien la peine de défendre le cortège de tête si c’est pour adopter la langue de ceux qui l’ont en horreur. […] En lisant Maintenant, on se dit finalement qu’on lit un livre idéaliste qui prend un ton apocalyptique pour défendre un présentisme faussement historicisé. […] Il y a plusieurs façons de lire ce qui constitue le cœur de Maintenant. On peut poursuivre la ligne poétique et pister dans tous les raccords sensibles effectués entre l’harmonie de la forme et du geste, « l’accordé », le « vibrant », et la défense du « contact », du « choc », « choc frontal entre deux forces » modalisé parfois par le terme plus apaisé de « rencontre », bloquer mais aussi se soulever, la survalorisation du poétique conçu cette fois comme une micro-épopée discontinue dont on fait l’éloge autant comme mode de vie, comme fin et comme moyens. […] Dans cette logique poétique, on suggère donc au Comité Invisible de réfléchir à ce que cela signifie de défendre l’émeute en éthique et en esthétique sans jamais faire mention du passé en la matière. Petit problème de transmission, d’actualisation, dû sans doute, peut-être, à l’aveuglement un peu égotiste des bardes invisibles de ce printemps 2016 ? […] Autre ligne de lecture : à l’œuvre, une défense de l’irrégularité, de l’illégalisme, qui va jusqu’à la criminalité

Le nouveau livre du Comité invisible témoigne d’une réflexion en mouvement. Ce n’est plus tant l’insurrection qui vient mais le bonheur de la rater et d’essayer encore. Une poétique de la révolution qui recouvre d’absolu bien des simplismes, un peu d’arrogance et quelques contradictions.

D’une plume virtuose et tranchante (mais réservée comme d’habitude aux universitaires), les auteurs de Maintenant précisent longuement dans cet ouvrage leur vision d’un monde où tout aurait implosé, la destitution devenant le geste final, la pichenette révolutionnaire qui balaierait les ruines fantomatiques du capitalisme.

Cette description apocalyptique touche l’ensemble de la société et de ses institutions, y compris et largement celles et ceux qui pensent lutter contre : organisations, militants et militantes… Même l’émeute, pourtant glorifiée, est remise en cause. Le manque de nuance dans l’analyse critique du monde réellement existant fait office de radicalité au détriment de la qualité de l’analyse. Ainsi la comparaison entre Mai 68 et le printemps 2016 néglige d’analyser l’impuissance du mouvement à se massifier dans la durée et, plus grave, néglige l’absence d’une grève générale appuyée sur l’occupation massive des entreprises !

À l’aide de formules percutantes, voire mordantes, de théories tantôt subtiles tantôt brumeuses, et de critiques globalement lucides et bien senties, le Comité Invisible s’efforce de nous dessiller les yeux, de nous montrer le monde tel qu’il est (avec ses monstres à la Trump, ses chausse-trappes, ses belles flammes et ses manifestations sauvages teintées de situationnisme). De localiser l’ennemi. De définir une stratégie. De débusquer les défaillances.

Maintenant nous souffle donc de créer des liens émancipateurs. De faire corps. Et d’ouvrir l’œil. Car « si nos perceptions n’étaient pas ajustées, cela se payait en coups de matraques. Nos erreurs n’étaient plus une question de “point de vue”, elles se mesuraient en points de suture et en chairs tuméfiées » (p. 147, « Pour la suite du monde »).

Que déduire de cette hypothèse ? Que l’ultragauche peut penser et même bien penser, mais, comme le cynisme antique, uniquement en termes éthiques, parce qu’elle a rompu avec les procédures lentes et toujours impures du savoir comme de la politique. Ce serait la grande force comme la limite de ce pamphlet fulgurant. Pour dépasser une telle limite, il faudrait aller regarder vers un troisième sens de cynisme : le cynisme proprement politique qu’inventent les grands penseurs italiens de la Renaissance (Machiavel, Guichardin) et qui exige de renoncer autant au cynisme moral à la Diogène qu’au cynisme immoral des dominants, pour retrouver la vertu de la ruse, du semblant, de l’hypocrisie et du mensonge que portent en elles toutes les « bonnes institutions » – bonnes par leurs effets davantage que par leurs principes.

Aucun intérêt, note de lecture trop brève pour dire quoi que ce soit.

L’intérêt du livre du comité invisible est de nous rappeler que ce « maintenant » compte. Qu’il n’est pas séparable de nos vies quotidiennes et que nous y pouvons quelque chose à condition de mieux observer le réel et de s’y inscrire durablement. […] Le livre Maintenant ne semble dire qu’une seule et même chose sur sept chapitres : il n’y aura pas de liberté, de monde meilleur, si nous n’abandonons pas l’idée qu’il faille gérer ce monde. Le vice de départ, c’est le rapport au monde comme calcul, c’est l’économie. L’économie amène la gestion, et la gestion réduit le vivant à une existence dont le sens ne se laisse plus saisir. […] Le chapitre le plus intéressant du livre s’appelle « Destituons le monde ».

Fanion nostalgique, la phrase claque au vent, comme sentence, pour finir par flotter, comme évidence, sur une subjectivité résolument assumée qui n’a rien à justifier de cette curieuse comparaison. […] Ces voyants-là ne voient que ce qu’ils veulent voir : un monde qui s’inventerait, dans les décombres du négatif, au pas de course des « émeutiers » d’un printemps héroïsés jusqu’à l’enflure. On ne niera pas que ce « comité » à l’invisibilité relative est doué d’un certain savoir-faire. Il a fréquenté les textes des maîtres anciens, appris quelques techniques basiques de disqualification, cultivé ses fascinations pour le débordement, mixé ses apports sur la destitution, réduit le tout à la portion congrue de cette basse époque « fragmentée » et vendu sa seyante prose avec le succès qu’on sait. […] Ab initio, l’affaire sembla, pour nous, entendue. Le temps le confirma : sur le toboggan vertigineux de la confusion contemporaine, cette prose à giclée fixe, déclinée comme une série à saisons, nous laissa les yeux vides et l’esprit distrait. Elle ne cultivait, avec grandiloquence, que la pose. […] la manière purement avant-gardiste dont les experts du « comité » jugent de sa faillite [de ce curieux printemps 2016] atteste, d’une part, d’une arrogante courte vue dans l’exposé des motifs et révèle, de l’autre, une pathétique prédisposition à faire du geste émeutier la seule réalité à laquelle devrait dorénavant se mesurer la justesse d’un combat. […] Sur le fond, l’inspiration dudit « comité » peut apparaître diversifiée. On y trouve un renvoi à la revue Invariance, au Livre des Psaumes et, en plus des inévitables Foucault, Deleuze et Lyotard, des citations, des références au jeune Lukács, à Walter Benjamin, à Alberto Caeiro (hétéronyme de Fernando Pessoa) et à Franco Fortuni. Jamais cité mais immensément présent, le très prolifique Giorgio Agamben demeure, cela dit, la principale source d’inspiration du « comité ». Au point que tout ce qui, dans ce Maintenant, peut faire illusion de nouveauté ou d’originalité est emprunté à l’auteur d’Homo Sacer (et, plus occasionnellement, à Paolo Virno, lui non plus jamais cité). Corps, fragmentation, êtres vivants, destitution, exode, désertion : autant de pièces provenant du même agencement conceptuel et remises en état de marche politico-stratégique dans une perspective métaphysique de déprise, de disjonction, de désidentification.

Discussions autour d’une lecture « en arpentage ».

Des éléments d’analyse apparaissent ici ou là, mais les auteurs, qui ne sont pas juristes pour un sou, se sont essayés à l’étude juridique, sans pour autant convaincre personne. […] Cet ouvrage est bien, pertinent, mais il pêche par des éléments qui ne ressortent pas de l’analyse, mais plutôt d’une vision partisane obsolète et ridicule. […] Mettre en avant le fait que l’espoir est chose vaine, aussi bien pour eux que pour tous les Français est inacceptable. A quoi bon continuer militer s’il n’y a plus d’espoir. Comme le rappelait Charles Maurras, « le désespoir en politique est sottise absolue ». C’est pourtant sur cette antienne que s’inscrit le Comité invisible, sans trop savoir leur réponse à proposer face à une vision cynique du désespoir en politique. Dans le même ordre d’idées, les auteurs critiquent le fait que tout n’est pas politique. Pourtant, « Politique d’abord » ne fait que rappeler que tout est absolument politique, quoi qu’ils en disent, quoi qu’ils en pensent. […] L’un des éléments les plus regrettables est le maintien d’un antifascime primaire, qui tient plus de la paranoïa viscérale que de toute autre forme de constat. Attribuer la politique sécuritaire des Gouvernements des trente dernières années au Front national est d’une bêtise absolue, tout autant qu’attribuer au fascisme le reste des fautes, pourrait disqualifier l’immense travail réalisé dans l’ouvrage réalisé, à cause d’une phobie, tendant plus à la paranoïa qu’à une menace actuelle. […] Cependant, il reste de l’analyse des auteurs une vision utopique et hystérique du casseur comme moment révolutionnaire et anarcho-autonome. Attention, il ne s’agit pas ici de défendre la police, mais faire l’éloge du casseur, juste pour casser, et y voir un probable lendemain qui chante révolutionnaire est absurde. […] Maintenant doit être appréhendé comme une réussite en demi-teinte : réussite sur l’analyse économique et sociale pour ce qui a trait au travail, à la robotisation et l’usage des nouvelles technologies, nécessité d’un réveil de la population. De l’autre côté, des analyses qui restent bloquées par des a priori politiques, dialectiques confinant à la bêtise.

Recension apparemment juste, en catalan.

Résumé et commentaire, en anglais, centré sur la notion agambienne de destitution.

Remarquablement écrit et accessible, ce troisième livre signé par le Comité invisible offre une vision d’ensemble des nouveaux visages du capitalisme néo-libéral et des sociétés de contrôle reliée à des formes d’action et à des expériences multi-situées. […] La vision critique de l’institution dans la pensée politique européenne s’inscrit dans une vision très socio-centrée, puisqu’elle ne prend pas en compte ce que des communautés humaines font à partir de leurs espace-temps imaginaires que sont les institutions.

Mais. Et pour moi, ce MAIS est fondamental : ce « comité invisible » se regarde beaucoup trop le nombril. Le « cortège de tête » qui a émergé dans les manifs contre la loi Travail au printemps 2016 n’est pas le centre du monde. La solidarité liée aux situations de bagarres (de guerre ?) peut paraître séduisante dans l’instant. Où mène-t-elle ? Où a-t-elle mené ? Où mènera-t-elle ? Le « cortège de tête » va-t-il faire reculer les pesticides, le nucléaire, les OGM, la malbouffe ? L’écologie mérite plus que ce nombrilisme mal placé. Sans oublier bien d’autres combats à mener. […] Bref, quelques bonnes analyses, suivies d’un dernier chapitre « Pour la suite du monde » incompréhensible pour une petite cervelle comme la mienne. Et toujours et encore le point central de mon désaccord : construire par la violence ne peut qu’engendrer un monde où la dictature de la matraque remplacera la toute-puissance de l’argent.

Plusieurs d’entre elles [recensions dans la presse] y voient curieusement un assagissement par rapport aux précédents, alors même que ce nouvel ouvrage puise son inspiration dans les actions les plus violentes, du côté des manifestants, auxquelles ont donné lieu les manifestations contre la loi travail au printemps 2016, et que la justification de la violence y reste très présente. Il se pourrait que ce soit le fait d’une confusion avec la place plus importante que prennent dans celui-ci les questions existentielles. Il s’en est encore trouvé fatalement, à gauche, pour lui reprocher son abandon de la lutte des classes et de la grève générale, mais, là aussi, c’était déjà le cas des précédents. Il est vrai que celui-ci continue de dégommer à peu près tout ce que la gauche radicale compte en France de porte-paroles, ce qui réduit forcément le nombre de ses « amis » ! Comme pour les précédents, ses auteurs pensent à toute allure, ne s’embarrassent guère de démonstration, et il n’est pas simple d’en rendre compte. Ses différents chapitres sont introduits par la reproduction photographique de slogans apposés sur les murs par les manifestants du printemps 2016. L’ouvrage plaide pour le monde vécu et la vie, et donc en faveur d’une action politique qui s’inscrit résolument dans l’instant présent – d’où son titre –, face à un fonctionnement de la société qui prend partout, de plus en plus, la forme d’un naufrage.

Car si en apparence l’ouvrage – comme A nos amis le faisait déjà – met constamment en avant le concept « d’amitié » (en affichant l’objectif de « frayer des chemins » ou « d’organiser des rencontres » entre des « mondes amis fragmentés »), il constitue avant tout une expression particulièrement acerbe d’inimitiés, frappant à peu près toutes les composantes du mouvement social. Communistes, syndicalistes, négristes, écologistes, féministes, municipalistes, acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire, militants de la Transition : tout le monde y passe successivement, dans un esprit d’excommunication – j’emploie le mot à dessein – traquant la moindre compromission avec le système économique et politique comme motif de disqualification définitive. Ironiquement, les auteurs critiquent la tendance (hélas bien réelle…) des cercles militants à s’entre-déchirer (« Chaque groupuscule s’imagine gratter quelques parts du marché de la radicalité à ses rivaux les plus proches en les calomniant autant qu’il est possible. »), mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le Comité Invisible tombe aussi complètement dans ce travers avec ce livre. Or le mouvement des Communs n’échappe pas à ce petit jeu de massacre et c’est ce qui me pousse à écrire sur Maintenant, parce qu’il me semble que de telles attaques appellent une réponse que je n’ai pour l’instant lue nulle part. Bien sûr, ce n’est pas tant le principe même de ces critiques qui posent problème, que l’angle sous lequel elles sont assénées et l’intention qui les anime. Il me semble en particulier que les prémisses théoriques et philosophiques sur lesquelles le Comité invisible appuie son raisonnement – notamment son analyse des phénomènes collectifs – sont défaillantes et susceptibles d’emmener les acteurs du mouvement social sur des chemins qui ne mènent nulle part. Bien sûr, ce n’est pas tant le principe même de ces critiques qui posent problème, que l’angle sous lequel elles sont assénées et l’intention qui les anime. Il me semble en particulier que les prémisses théoriques et philosophiques sur lesquelles le Comité invisible appuie son raisonnement – notamment son analyse des phénomènes collectifs – sont défaillantes et susceptibles d’emmener les acteurs du mouvement social sur des chemins qui ne mènent nulle part. Étant donné l’influence que leurs ouvrages exercent (j’ai bien eu l’occasion de le constater en participant à Nuit Debout…), je pense important de démonter les principaux arguments du livre en montrant en quoi ils sont en contradiction avec les fondements de la pensée des Communs. Comprendre pourquoi le Comité invisible éprouve à ce point le besoin de s’en prendre – entre autres – aux Communs est chose utile, car c’est aussi une manière de mieux comprendre ce que sont les Communs, en cernant au passage les raisons de leur incompatibilité avec une certaine mouvance anarcho-libertaire. C’est en tout cas à titre personnel le principal bénéfice que j’ai retiré de la lecture du livre (« know your ennemy », comme dit la chanson…). Je terminerai aussi en relevant certaines contradictions affectant la démarche même du Comité invisible, qui me paraissent confiner à l’imposture intellectuelle (si tant est que l’on accorde un peu d’importance à la cohérence entre les paroles et les actes…). […] Le principal point d’achoppement tient à la perception du rôle des institutions, que le Comité Invisible condamne radicalement, notamment dans un chapitre intitulé « Destituons le monde ». Les auteurs y critiquent la tendance des mouvements militants à vouloir créer des institutions alternatives à celles qui existent déjà, en appelant au contraire à faire de la destitution l’horizon de toutes les luttes. […] Allons même plus loin pour clôre cette partie : si le mouvement de lutte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a pu durer aussi longtemps dans le temps et se trouve en mesure de l’emporter aujourd’hui, c’est parce qu’il est parvenu à mettre en place des arrangements institutionnels – au sens ostromien – et à se doter d’un ensemble d’infrastructures sous la forme de Communs. Sans cela, l’acte initial de destitution souligné par le Comité invisible aurait sans doute été incapable de produire de tels effets… […] Si la question des institutions est une des raisons de l’hostilité du Comité invisible vis-à-vis des Communs, une autre est celle du rapport à l’économie. Là aussi, le point de vue exprimé dans Maintenant est radical, puisqu’il s’agit pour les auteurs ni plus, ni moins de sortir de l’économie. […] Ce rejet radical de l’économie fait que le Comité invisible condamne avec mépris le mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire (en faisant au passage à nouveau le lien avec les Communs). […] On perçoit bien ici un autre point d’achoppement majeur avec la pensée des Communs. Car contrairement à une confusion souvent faite, les Communs ne visent à supprimer ni le marché, ni l’État, mais à trouver le moyen de les soumettre à une logique autre que celle du système néo-libéral. […] Or cet appel à la désertion de l’économie constitue à mes yeux un non-sens et c’est même à terme un mot d’ordre dangereux. Les Communs ont toujours été articulés – d’une manière ou d’une autre – avec le système économique et c’est précisément ce qui fait leur intérêt. […] Je trouve extrêmement grave que le Comité Invisible se permette de balayer avec un tel mépris cet apport de l’ESS à la lutte sociale. L’ironie, c’est que sous couvert de radicalité, leur vision de l’économie me paraît en réalité constituer une forme intériorisée de l’idéologie néo-libérale : comme le marché a réussi peu à peu – on ne peut le nier – à encastrer quasi-intégralement la société dans sa logique, le Comité invisible ne voit pas d’autre solution que de déserter complètement le champ de l’économie, sans voir que ce processus est réversible. Leur propos tend à « essentialiser » l’économie de marché et à « dé-historiciser » sa construction, ce qui est exactement le dessein de l’idéologie libérale depuis Adam Smith, qui veut nous faire croire à la « naturalité » des lois du marché et du comportement de l’homo economicus. Dire que par définition, l’économie constitue un rapport au monde condamnable qu’il faudrait fuir n’est en définitive qu’une image renversée de cette construction idéologique libérale à laquelle ils se soumettent, et absolument pas une manière d’en « sortir ». […] Cette institution du « Non-Marché » porte particulièrement bien son nom. Ce n’est en effet pas une place de marché étant donné que les échanges n’y sont pas régulés par un système de prix fixés par la loi de l’offre et de la demande. Mais on voit bien qu’il ne s’agit ici en aucun cas de « sortir de l’économie », si tant est que l’on veut bien donner un sens « substantiviste » à cette notion. Le Non-Marché fonctionne en réalité comme une forme de coopérative, certes « sortie » de l’économie marchande, mais gardant un pied dans l’économie monétaire et en faisant une large place à ce que Karl Polanyi appelle « la réciprocité » (les logiques de dons et de contre-dons) pour réguler les échanges. C’est typiquement la subtilité de ces formes d’arrangements institutionnels qu’une pensée sommaire se donnant comme mot d’ordre de « sortir de l’économie » ne peut plus appréhender, sinon par le mépris. […] Ces « taches aveugles » dans l’analyse du Comité invisible, on les retrouve également dans leur manière de concevoir les phénomènes collectifs, et c’est à mon sens la plus grave faiblesse du livre. D’une certaine manière, les auteurs partagent sur ce point les ambiguïtés traditionnelles de l’anarchisme. […] Le pouvoir de la multitude de s’auto-affecter passe par la production de formes symboliques qui finissent par se stabiliser sous la forme d’institutions assurant la cohésion du groupe. Et c’est là que la pensée du Comité invisible me paraît extrêmement pauvre quant à son appréhension des phénomènes collectifs. Ce qu’ils portent aux nues avec les cortèges de tête des manifestations constitue en fait le niveau 0 de la dynamique produisant les institutions, qu’ils rejettent par ailleurs si fortement sans voir que ces phénomènes ont en réalité exactement la même nature. […] Et ceci nous permet de reboucler avec la partie de ce billet consacrée aux institutions. Si l’on suit Dardot et Laval, l’enjeu des Communs consiste à mettre en oeuvre une « réinstitution de la société par elle-même ». Il s’agit donc de regarder en face la nature institutionnelle de ces phénomènes (ce que refuse de faire le Comité invisible), tout en étant – avec Lordon – extrêmement conscient des risques de capture qui peuvent toujours survenir et compromettre cette dynamique. C’est à mon sens au prix de cette lucidité que l’on pourra espérer enclencher un véritable processus révolutionnaire, et certainement pas en se cachant la tête dans le sable comme le fait le Comité invisible, en attendant qu’advienne une mystérieuse « situation » qui aurait magiquement la vertu de propager à toute la société les phénomènes passagers d’auto-coordination qui se produisent dans les cortèges de tête des manif’ ! C’est là justement tout l’intérêt des Communs, à condition qu’ils se conçoivent comme des « laboratoires de pratique institutionnelle », ce que ne peut que condamner le Comité invisible sur la base de leurs préjugés théoriques. […] J’en termine par ce qui m’a, en vérité, décidé à écrire ce billet : une profonde impression d’imposture intellectuelle qui se manifeste quand on compare ce que prône le Comité invisible et la manière dont ils agissent en pratique. Depuis Marshall McLuhan, on sait effet qu’il faut accorder autant d’importance au medium qu’au message. Or comment le Comité invisible s’y prend-t-il pour délivrer son message appelant à la « sortie de l’économie » ? Réponse : en vendant 9 euros un livre dont le contenu n’est pas accessible en ligne, mis à part quelques extraits, et qui reste sous « copyright : tous droits réservés », interdisant en théorie toute forme de partage en s’abritant derrière l’institution du droit d’auteur… Vendre un livre appelant à « sortir de l’économie » est à vrai dire à peu près aussi dénué de sens que si des antispécistes diffusaient un message animaliste par le biais d’ouvrages reliés en cuir pleine peau… On me rétorquera peut-être que La Fabrique n’est pas un éditeur comme les autres ; que vendre le livre sous format papier était le meilleur moyen de toucher le grand public ; que 9 euros n’est pas un prix très élevé ; que le Comité invisible a publié de larges passages du bouquin en accès libre sur le site de Lundi Matin ; que le premier livre du comité invisible (L’insurrection qui vient) a été mis en ligne en accès gratuit par la Fabrique, etc. A tous ces arguments, je répondrai : certes, mais tout ceci ne constitue somme toute encore que des compromis avec l’économie, alors que la posture du Comité invisible consiste à discréditer systématiquement tous ceux qui assument un tel compromis, comme c’est le cas pour les Communs et l’ESS. Tenir ce genre de propos est à vrai dire périlleux, car c’est s’interdire toute forme de compromis, sous peine de tomber immédiatement dans une forme de contradiction performative décrédibilisant complètement le message.[…] Le pire, c’est qu’il aurait été fort simple pour le Comité invisible et son éditeur de « sortir de l’économie » : il aurait suffi pour cela de publier le texte en ligne sous licence libre. […] Car il faut bien arriver à cette conclusion : le Comité invisible n’a pas été capable de s’appliquer à lui-même les principes qu’il prône dans son propre livre. Ce qui peut signifier deux choses : 1) soit ce qu’ils proposent est impossible à réaliser ; 2) soit ils se fichent profondément de nous. […] Que dire là encore, sinon que comme pour l’économie, cela revient à essentialiser le numérique comme intrinsèquement malfaisant et à l’abandonner tout entier à l’ennemi, alors qu’il s’agit à l’évidence aujourd’hui d’un des terrains majeurs de la lutte à conduire ?

Le titre du dernier pamphlet du Comité invisible, Maintenant, a tout d’une injonction. Une invitation à botter en touche la « pédagogie de l’attente », à venir à bout du mirage de «l’espoir, cette légère mais constante impulsion vers demain », qui n’est rien de moins que « le meilleur agent du maintien de l’ordre ». Que les choses soient claires : le collectif anonyme, auteur de ce texte, renonce à la projection et aux pronostics. Dix ans après son texte séminal L’insurrection qui vient, deux ans après À nos amis, son nouvel opus concentre ses forces sur la seule temporalité de l’instant. Et, à partir d’elle, invite à recoller les fragments de cette terra incognita qu’est notre présent, pour la transformer en un tout un peu plus signifiant. Avec, toujours, cet art consommé de la formule bien sentie. Il s’agit en effet d’armer les perceptions et d’alimenter la rhétorique, tout soulèvement trouvant son origine dans l’énoncé. […] Pour les tenants de l’insurrection du Comité invisible, il s’agit donc d’humaniser le verbe par l’appel à la destitution – en dézinguant l’appareil économique, les institutions politiques, en douchant les faux espoirs du salariat. C’est sur les ruines de ce monde-là qu’il sera possible de recréer le nouveau langage du partage : « Sans l’expérience, même ponctuelle, de la communauté, nous crevons, nous nous desséchons, nous devenons cyniques, durs, désertiques », conclut le collectif. Cette perspective, utopiste, est louable en soi, bien que le discours galvanisant qui l’accompagne offre peu de prises à l’action directe. Cela, bien sûr, parce que les auteurs anonymes se défendent de vouloir diriger les foules. Si le Comité se targue d’être « invisible », c’est justement parce que seule une présence diffuse lui permet de prendre parole sans pour autant parler au nom du grand nombre. Ce positionnement tend fatalement à confiner Maintenant dans un registre théorique quelque peu verrouillé, d’autant plus qu’il tire ses exemples d’un contexte spécifiquement français – là où les précédents opus ouvraient leur point de vue sur une actualité plus élargie. Qu’à cela ne tienne, nous étions prévenus : « L’époque est aux acharnés », lit-on dans le premier chapitre. On n’arrêtera donc pas notre lecture pour si peu.

Autres

K.1 AB-AJ-MB Tout l’intérêt de ma raison (tant spéculatif que pratique) se concentre dans les trois questions suivantes : I° Que puis-je savoir ?Que dois-je faire ?Que m'est-il permis d’espérer ?
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, publication sous la direction de Ferdinand Alquié, traduction Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la traduction de Jules Barni, Paris, Éditions Gallimard, folio essais, 1980, p. 671.

P.1 AJ-MA-MB Le temps passe. C’est sa nature. Tant qu’il y aura du temps, il y aura l’ennui, et le temps passera. Le passé, lui, ne passe pas. Tout ce qui s’est réellement passé porte en soi une étincelle d’éternité, s’est inscrit en quelque recoin de l’expérience commune. On peut en effacer les traces, pas l’événement. On peut bien en pulvériser le souvenir, chaque débris contient la monade totale de ce que l’on croit détruit, et l’engendrera à nouveau, l’occasion venue. Répétons-le : l’historicisme est un bordel où l’on prend soin que les clients ne se croisent jamais. Le passé n’est pas une succession de dates, de faits, de modes de vie, ce n’est pas une penderie de costumes, c’est un réservoir de forces, de gestes, une prolifération de possibilités existentielles. Sa connaissance n’est pas nécessaire, elle est seulement vitale. Vitale, pour le présent. C’est à partir du présent que l’on comprend le passé, et non l’inverse. Chaque époque rêve les précédentes. La perte de tout sens historique, comme en général de tout sens, dans notre époque, est le corollaire logique de la perte de toute expérience. L’organisation systématique de l’oubli ne se distingue nulle part de l’organisation systématique de la perte de l’expérience. Le révisionnisme historique le plus dément, qui parvient désormais à s’appliquer aux événements contemporains eux-mêmes, trouve son terreau dans la vie suspendue des métropoles, où l’on ne fait jamais l’expérience de rien, sinon des signes, signaux, codes, et de leurs conflits ouatés. Où l’on fait des expériences, des expériences privées, qui flottent, mutiques, ininscriptibles, nulles ; intensités implosives qui ne peuvent se communiquer au-delà des murs d’un appartement, et que tout récit vide plus qu’il ne l’offre en partage. C’est sous la forme de sa privatisation que s’exprime le plus communément, désormais, la privation d’expérience.
Quelques agents du Parti imaginaire, « À un ami », préface de Auguste Blanqui, Maintenant, il faut des armes, textes choisis et présentés par Dominique Le Nuz, Paris, La Fabrique éditions, 2006, p. 26-27.

M.1 MB En tant que valeurs, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé.
Karl Marx, Le capital : critique de l’économie politique, livre I, traduction Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 43.

Protogène résidait à Rhodes ; Apelle, ayant débarqué dans cette île, fut avide de connaître les ouvrages d’un homme qu’il ne connaissait que de réputation ; incontinent il se rendit à l’atelier. Protogène était absent, mais un grand tableau était disposé sur le chevalet pour être peint, et une vieille femme le gardait. Cette vieille répondit que Protogène était sorti, et elle demanda quel était le nom du visiteur :  « Le voici, » répondit Apelle ; et, saisissant un pinceau, il traça avec de la couleur, sur le champ du tableau, une ligne d’une extrême ténuité. Protogène de retour, la vieille lui raconte ce qui s’était passé. L’artiste, dit-on, ayant contemplé la délicatesse du trait, dit aussitôt qu’Apelle était venu, nul autre n’étant capable de rien faire d’aussi parfait. Lui-même alors, dans cette même ligne, en traça une encore plus déliée avec une autre couleur, et sortit en recommandant à la vieille de la faire voir à l’étranger, s’il revenait, et de lui dire : « Voilà celui que vous cherchez. » Ce qu’il avait prévu arriva : Apelle revint, et, honteux d’avoir été surpassé, il refendit les deux lignes avec une troisième couleur, ne laissant plus possible même le trait le plus subtil. Protogène, s’avouant vaincu, vola au port chercher son hôte. On a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche admirée de tout le monde, mais surtout des artistes.
Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XXXV, Traitant de la peinture et des couleurs, traduction Émile Littré, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1877, p. 475-476, http://remacle.org/bloodwolf/erudit....

Elle est retrouvée !
Quoi ? l’éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon...

— Jamais l’espérance.
Pas d’orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

Elle est retrouvée !
— Quoi ? — l’Éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique Jacques Poot et Compagnie, 1873, p. 34.

Notes en vrac

  • Qu’est-ce que « maintenant » : IV.7 => arme pour détruire le monde du capital, destruction de l’idéologie cartésienne
  • « Maintenant » en opposition à « Demain » : espoir = affect de joie inconstante toujours accompagné de crainte (affect de tristesse inconstante) / maintenant : moment de l’actualisation/de l’effectuation de la puissance
  • « Maintenant » et pas « ici et maintenant » en opposition à la spatialisation du temps opérée par le capital, comme critique directe du fondement de la valeur
  • « Maintenant » est le point de départ d’une perception adéquate de la réalité, qui peut remonter dans la théorie pour inspirer de ses enseignements la réalité
  • « Maintenant » = instantanéité = dimension de l’affection = composition et décomposition des rapports constitutifs (de mouvement et de repos, de vitesse te de lenteur) = liens ?
  • « Maintenant » comme attaque directe contre le Temps kantien, fragmentation temporelle