nov.042013
Premières mesures révolutionnaires
dans la catégorie Ressources
On entend souvent que les révolutions ne se font qu'aux beaux jours – allant jusqu'à situer au printemps les soulèvements de l'hiver 2011 dans le monde arabe. Il souffle pourtant sur l'automne 2013, un vent révolutionnaire dont les bourrasques se font sentir jusque dans la sacro-sainte rentrée littéraire. Au milieu de ces rafales, un ouragan atteignant 12° sur l'échelle de Beaufort : Premières mesures révolutionnaires d'Éric Hazan et Kamo.
Ce petit livre d'à peine plus d'une centaine de pages, que j'ai dévorées en quelques heures, est d'une telle richesse, d'une telle densité, d'un tel foisonnement de questions, problématiques et sujets dont je désire traiter sur ce blog, qu'il nécessite d'y consacrer une série de billets, dans lesquels je reviendrai en détail sur le propos du livre d'Hazan et Kamo en le ponctuant de nombreuses citations.
Mais surtout, la force de cette tempête soufflée par Premières mesures révolutionnaires vient moins de ce qu'il y est couché par écrit que de ce qui est mis en branle et demande à être enrichi des multiples vents, bises, brises, alizés, zéphyrs, simouns, siroccos, ponants, moussons, foehns, mistrals ou tramontanes se déchaînant durant toute insurrection. Ce livre est avant tout une invitation à se joindre et amplifier la discussion qui bruisse dans ses pages. Je tenterai donc dans la série de billets s'ouvrant ici par une présentation globale du livre de répondre à cette invitation venteuse en insufflant mes propres commentaires et inspirations tout au long de la trame proposée par Éric Hazan et Kamo.
Comme le suggère son titre, le sujet de Premières mesures révolutionnaires ne consiste pas dans une étude des conditions objectives ou subjectives permettant l'avènement d'une insurrection. Il s'agit plutôt de penser à ce qu'il importe de faire suivre immédiatement le renversement de l'ordre établi afin que perdure le nouvel ordre social qui en émergera. C'est ce que détaille sa préface, honnêtement intitulée Au moment d'apporter les dernières corrections, qui, au vu des divers soulèvements éclatant ces trois dernières années dans divers points du globe, s'ouvre sur l'indéniable constat suivant :
Nous vivons un basculement historique. Ce qui s'effondre si visiblement rend par là même sa critique redondante. Ce qui naît sous nos yeux n'a pas encore de forme, pourrait aussi bien engendrer des monstres et défie donc toute velléité de le décrire. Dans une telle époque, tout commentaire se retrouve ramené au rang de bavardage. On ne peut parler que de son sein, depuis cette brèche d'où l'on entend craquer les fondations mêmes d'un ordre du monde finissant et bruisser les voix nouvelles.
Ce texte se propose humblement de rouvrir la question révolutionnaire. Il ne s'agit pas de pérorer sur la catastrophe du présent ni de démontrer « scientifiquement » l'inévitable effondrement du capitalisme. Nous ne tenons pas à spéculer sur l'imminence ou pas de l'insurrection. Elle est notre point de départ. Nous partons de ce qu'elle ouvre et non de ce qu'elle vient clore.
Je crois que c'est ce passage délicieux qui, dès les premières pages de ma lecture, m'a enthousiasmé et laissé entrevoir que cette dernière promettait d'être fructueuse et constituerait une précieuse source d'inspiration et de réflexion pour ce blog.
Cela fait des années que je lis nombre d'articles, d'études et de livres entiers, que je regarde de multiples documentaires et reportages, que j'assiste à d'innombrables forums, conférences et débats décrivant en long, en large et en travers combien l'ordre social établi, basé sur le capitalisme, le néolibéralisme ou la mondialisation conduit à un tel degré d'oppression, à de tels rapports de domination, qu'il est urgent de constater sa faillite, d'envisager d'autres manières de vivre, qu'en un mot « ça ne peut plus continuer comme ça ! » J'adhère à tous ces constats – avec plus ou moins d'affinité –, mais ceux-ci finissent par tourner en boucle, sans offrir véritablement un espoir de débouchés émancipateurs. Comme ce blog en témoigne, je suis tellement convaincu qu'une insurrection est inévitable, qu'il devient lassant de voir ou entendre répéter les mêmes critiques et arguments.
Éric Hazan et Kamo ne s'embarrassent pas de ces analyses de la déchéance de l'ordre social actuel. Ils ne s'ennuient pas à proposer un énième débat sur l'alternative entre réforme et révolution pour corriger ou renverser le système établi. Ils éludent à raison la question même de savoir si une insurrection est possible. C'est pour eux une certitude : elle est inéluctable !
Mieux vaut donc réfléchir à ce qui devra immédiatement succéder à cette inévitable insurrection. Les précédentes révolutions ont toutes à un moment ou un autre échoué, puisque malgré elles, l'injustice et l'inhumanité de l'ordre social dans lequel nous vivons ne fait plus aucun doute. Comment apprendre de ces échecs et que l'insurrection qui vient puisse faire perdurer un monde meilleur. Je suis d'avis qu'il s'agit non seulement de la meilleure question à se poser, de la seule qui mérite d'y travailler sérieusement, mais également que c'est bien là la meilleure manière de partager l'enthousiasme et emporter la conviction populaire nécessaire à l'avènement d'une telle insurrection.
Car enfin, pourquoi cette insurrection n'a pas déjà eu lieu ? La plupart des réponses que j'ai entendues jusqu'ici reposent sur le fait que les masses populaires ne seraient pas suffisamment conscientes de leurs propres misères pour avoir le désir de les combattre. Je ne le crois pas. Le problème est plutôt la résignation à cette misère. Et l'on ne déconstruit pas une résignation en répétant à satiété l'horreur de ce à quoi on se résigne. Cela ne peut avoir pour effet que d'accroître cette même résignation. Réfléchir à ce qu'il faudrait pour que la libération du carcan oppresseur auquel on se résigne soit définitive permet de susciter et partager l'espoir d'un avenir meilleur, si l'on abandonne cette attitude de résignation pour celle de l'insurrection.
Reste un écueil, celui de se comporter en avant-garde éclairée prescrivant autoritairement un catalogue de mesures au peuple, pour son propre bonheur évidemment. Hazan et Kamo évitent d'emblée de tomber dans ce travers :
Nous ne proposons aucun programme, sauf peut-être celui de mettre les mains dans le cambouis et de nous pencher sur cette drôle de mécanique qu'est la révolution. Quels moyens mettre en œuvre afin de devenir ingouvernables et, surtout, de le rester ? Comment faire en sorte qu'au lendemain de l'insurrection la situation ne se referme pas, que la liberté retrouvée s'étende au lieu de régresser fatalement – en d'autres termes, quels moyens sont adéquats à nos fins ?
Nos fins sont dans le même mouvement précisément définies : devenir à jamais ingouvernables. Rien ne saurait plus parfaitement exprimer le but ultime des réflexions sur l'insurrection que je mène sur ce blog. Devenir à jamais ingouvernables c'est mettre fin à la principale oppression régissant la vie de tout un chacun, et par là même à toute légitimation de toutes les oppressions. Devenir à jamais ingouvernables c'est cibler pour frapper en plein cœur le principe même de l'ordre social établi, tel qu'on l'a défini : « un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne ». Devenir à jamais ingouvernables, c'est abolir définitivement tout rapport de domination au profit des liens de fraternité, dont la « force subversive par rapport aux institutions en tant que telles et à leur logique de cloisonnement » vient justement épauler cet objectif de devenir à jamais ingouvernables.
Devenir à jamais ingouvernables, c'est donc tout le contenu du livre d'Éric Hazan et Kamo qui suit cette présentation alléchante. Et c'est donc aussi ce que je développerai dans les prochains billets de cette série…