nov.242013
Premières mesures révolutionnaires : créer l'irréversible
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Les précédents billets présentaient l'objectif de Premières mesures révolutionnaires – devenir à jamais ingouvernables – et désignaient le capitalisme démocratique comme adversaire, nous abordons maintenant la seconde partie du petit livre d'Éric Hazan et Kamo dont les quelques 65 pages en constituent le cœur : quelles mesures prendre immédiatement après une insurrection victorieuse pour que le renversement du capitalisme démocratique soit irréversible ?
D'abord, il s'agit identifier les erreurs commises lors de précédents soulèvements ayant signé l'échec de ces derniers à renverser l'ordre établi de manière définitive. La première mesure à prendre est en effet de ne pas répéter ces mêmes erreurs. Cette formulation de la séquence d'actions, reproduite avec constance, ayant conduit les révolutions passées à un renversement contre-révolutionnaire est l'un des apports majeur – auquel se consacre le présent billet – de ce livre.
L'objet de Premières mesures révolutionnaires n'est pas de décrire comment peut se dérouler une insurrection victorieuse, mais plutôt de partir de son avènement inéluctable. Pour Kamo et Éric Hazan, il ne fait pas de doute qu'une telle victoire se traduira par une débandade, une fuite, une évaporation du pouvoir en place. Quant à la façon de parvenir à la victoire, le lecteur est renvoyé à des écrits précédents[1]
Dans un pays comme la France, les conditions sont aujourd'hui réunies pour une évaporation du pouvoir sous l'effet d'un soulèvement et d'un blocage général du système, comme décrit dans L'insurrection qui vient (La Fabrique, 2007).
Il ne s'agit pas bien entendu de croire naïvement que le pouvoir en place s'évanouira de lui-même. Mais, les conditions et les moyens aptes à provoquer un tel évanouissement ayant déjà été développés, la posture post-révolutionnaire adoptée par Premières mesures révolutionnaires impose de prendre en compte ce point de départ : l'ouverture rendue possible par la désertion du pouvoir établi. Les exemples ne manquent pas montrant, d'une part, qu'il est tout à fait probable que le pouvoir renversé le soit en s'éclipsant et que, d'autre part, si l'on souhaite que cette désertion soit définitive, il importe d'emplir de lumière la nuit qu'elle aura laissée :
Le phénomène s'est déjà produit deux fois dans l'histoire de ce pays. La première à l'été 1789 : quand s'est répandue la nouvelle de la prise de la Bastille, la structure de gouvernement héritée de Richelieu et de Colbert s'est spontanément défaite. Les intendants – représentants du pouvoir central, équivalents des préfets de régions actuels – sont tout simplement parti. Ils ont vidé les lieux en laissant les clefs sur la porte, et avec eux se sont dissous les corps constitués, les parlements, les municipalités dont les membres tiraient leur pouvoir de l'hérédité, de la vénalité des charges ou d'une désignation directe par le pouvoir central. Il restait bien un exécutif, un roi, des ministres, mais ils ne dirigeaient plus rien. La courroie était cassée, et définitivement.
La seconde évaporation du pouvoir s'est produite en mai 1968 quand, face à la révolte étudiante et à la plus grande grève qu'ait connue le pays, le pouvoir gaulliste s'est volatilisé. Certes cette vacance n'a duré que quelques jours : tout avait été si soudain, si inattendu, que rien n'était prêt dans les esprits pour tirer parti d'une situation aussi exceptionnelle. C'est le vide théorique et programmatique, non comblé par les élucubrations maoïstes ou trotskistes, qui permit au parti communiste et à la CGT de reprendre les choses en mains et au gaullisme de resurgir triomphalement au mois de juin – le vide, bien davantage que les CRS, le préfet Grimaud ou la menace du général Massu.
Récemment, Ben Ali et Moubarak ont eux aussi pris la route du néant malgré leur police et leurs forces spéciales – et ce, dans des pays considérés comme dépolitisés par des dizaines d'années de dictature. Mais rien n'était pensé pour faire suite à ces magnifiques soulèvements populaires. L'opportunité d'en finir avec l'ordre ancien n'a pas été saisie faute de préparation, si bien qu'en Tunisie comme en Égypte le processus constituant s'est enclenché : un gouvernement provisoire autoproclamé s'est installé, il a mis au pas le mouvement révolutionnaire, il a organisé des élections qui ont ramené – ou vont ramener – une sélection plus ou moins aggravée des notables de l'ancien régime. Le tout avec la bénédiction de l'Occident, rassuré de voir s'évanouir le spectre d'une véritable révolution arabe.
Ce n'est pas nouveau. La séquence révolution populaire – gouvernement provisoire – élections – réaction se retrouve à plusieurs reprises dans l'histoire.
Voilà donc avec constance – il est fait référence à l'abdication de Louis Philippe en février 1848, à la débâcle du Second Empire en septembre 1870, à la révolution allemande de 1918-1919, à la Libération en France conduisant à la IVe République, ou encore à la guerre civile italienne de 1944-1945 – le processus qui relie révolutions et contre-révolutions : constitution d'un gouvernement provisoire autoproclamé et tenue rapide d'élections. Ces deux étapes étant d'ailleurs intimement liées :
En faisant élire au plus vite une assemblée – généralement qualifiée de « constituante » – un gouvernement provisoire gagne sur deux tableaux. D'une part il assied une légitimité fragile que ne lui assure pas son caractère autoproclamé : il montre que ses intentions sont pures, qu'il n'entend pas garder le pouvoir. Et d'autre part, il évite que les « extrémistes » ne mettent le temps à profit pour répandre leurs idées. La population nourrie depuis toujours par la propagande du régime qui vient d'être abattu, votera bien et l'Assemblée aura la même couleur que la Chambre d'avant la révolution ou sera plus réactionnaire encore.
Ainsi la première mesure révolutionnaire est de refuser toute légitimité à un gouvernement provisoire autoproclamé, celui-ci ne ferait que reproduire les structures du capitalisme démocratique et viendrait à l'encontre de notre objectif : devenir ingouvernables et le rester. L'insurrection ne doit justement pas n'être qu'une éclipse, dans laquelle la lumière de l'ordre établi serait promise à briller à nouveau après une transition obscure. Le renversement de l'ordre établi doit immédiatement ouvrir sur l'instauration d'un ordre social nouveau. Il ne peut être question d'une période transitoire, car celle-ci, en se reposant sur les fondations de ce qui vient d'être mis en ruine, conduirait inévitablement à sa reconstruction :
Le plus difficile, le plus contraire au « bon sens », c'est de se défaire de l'idée qu'entre avant et après, entre l'ancien régime et l'émancipation en actes, une période de transition est indispensable. Ainsi, parce qu'il faut bien que le pays fonctionne, on conservera les structures administratives et policières, on continuera à faire fonctionner la machine sociale sur les pivots du travail et de l'économie, on fera confiance aux règles démocratiques et au système électoral, si bien que la révolution sera enterrée, avec ou sans les honneurs militaires.
Il n'est donc pas question de définir programmatiquement, étape par étape, les mesures successives que pourrait prendre cet ordre social nouveau. Comme nous l'avons déjà vu, l'insurrection est appelée à se diffuser partout. Les mesures révolutionnaires doivent par conséquent éclairer la nuit globale qui englobera la chute du capitalisme démocratique.
Ce dont il s'agit ici n'est pas de rédiger un programme mais de trouver des pistes, de suggérer des exemples, de proposer des idées pour créer immédiatement l'irréversible. Parmi ces pistes, beaucoup sont dessinées dans le paysage que nous connaissons le mieux, la France. Mais une telle démarche n'a rien à voir avec ce que fut en d'autres temps le « socialisme dans un seul pays ». La décrépitude du capitalisme démocratique est telle que son effondrement sera international, où que se situe le premier ébranlement.
Il ne faudrait pas cependant que cette nuit ne soit qu'une source de frayeur. L'insurrection doit au contraire être un appel à produire librement lumière et chaleur, à même de rassurer. Sa texture n'est pas uniquement constituée d'opacité, au contraire :
Mais partout il faut tenir compte d'un sentiment assez commun, la peur du chaos. Elle est sans cesse renforcée et exploitée par les idéologues de la domination mais on ne peut pas en déduire qu'elle puisse être traitée par le mépris. Personne n'envisage favorablement d'être plongé dans le noir sans rien à manger. Pour que l'immense force de rupture qui monte trouve le levier et s'en saisisse, la première condition est de dissiper cette peur qui existe en chacun de nous, de restaurer un rapport au monde débarrassé des angoisses de manque, de pénurie, d'agression qui font silencieusement la trame de l'existence normale. Mais surtout il faut parvenir à distinguer ces deux peurs que la domination amalgame avec soin : la peur du chaos et la peur de l'inconnu. Et cette dernière, c'est le moment révolutionnaire, ce qu'il ouvre, la joie qui ne manquera jamais de l'accompagner, qui la transforme en appétit de l'inconnu, en soif d'inédit. Du reste, on sous-estime toujours la capacité du peuple à se dépatouiller dans les situations exceptionnelles.
Pour apporter une lumière, l'insurrection doit constamment se rappeler et prendre les mesures favorisant son but ultime – empêcher que nous redevenions gouvernables et gouvernés :
À soi seul, l'écroulement de l'appareil de domination ne suffit jamais à construire du nouveau. Dès le lendemain de l'insurrection victorieuse, il faudra mettre en place ce qui interdira au passé de faire retour, et au reflux de prendre la forme d'un « retour à la normale ».
Il s'agit donc que le pouvoir qui vient d'être chassé reste en exil et pour ce faire, il est possible de s'appuyer sur l'environnement dans lequel ce pouvoir fonctionnait et hors duquel il ne saurait assurer sa reproduction, car le pouvoir ne saurait justement plus comment s'exercer sorti de son cadre d'exercice habituel :
L'appareil d'État s'est dissous, ses débris tournoient dans le vide. Ceux qui se réunissaient chaque semaine pour régler les affaires courantes et qu'on qualifiait contre toute évidence de « gouvernement » sont hébétés, éparpillés dans la nature, certains en fuite. Mais le premier moment passé, ils vont chercher à se retrouver, à se concentrer, à préparer la revanche. Pour qu'ils restent inoffensifs, il faut les maintenir dispersés. Ces gens-là fonctionnent par réunions, dans des bureaux, avec des dossiers. Nous les leurs ôterons : nous fermerons, nous ferons murer et garder tous les lieux où tournaient hier encore les rouages de l'État, du palais de l'Élysée à la plus reculée des sous-préfectures – ou nous y installerons des crèches, des hammams, des cantines populaires comme dans les hôtels de luxe à Barcelone en 1936. Nous couperons leurs lignes de communication, leurs intranets, leurs listes de discussion, leurs lignes téléphoniques sécurisées. Si les ministres déchus et les chefs de la police haïs veulent se réunir dans des arrière-salles de cafés, libre à eux. Privés de leurs bureaux, ces bureaucrates seront incapables d'agir.
Cela ne veut pas dire qu'il faille occuper les lieux de pouvoir. Ceux-ci resteraient lieux de pouvoir – c'est-à-dire des lieux dans lesquels le pouvoir s'exerce et sait s'exercer – et cela reviendrait à remettre en place une forme ou une autre de gouvernement. Ce qu'il faut plutôt c'est que ces lieux soient réinvestis pour devenir des lieux dépourvus de tout pouvoir :
Prendre les places laissées libres, s’asseoir dans les fauteuils vides et ouvrir les dossiers abandonnés serait la pire erreur. Nous n'y penserons même pas. Dans les villages, dans les quartiers, dans les usines, des lieux existent pour se réunir : cinémas, écoles, gymnases, cirques en évitant les amphis, qui rappellent tant d'AG interminables et mortifères.
Ainsi, pour devenir à jamais ingouvernables, les premières mesures qui s'imposent sont de refuser la séquence habituelle de constitution d'un gouvernement provisoire, suivi d'élections, de bannir le pouvoir des lieux où il s'exerce et de bloquer les moyens par lesquels il s'exerce.
Ces mesures en appellent bien entendu d'autres, qui ne sont pas moins urgentes. Car il s'agit, dans ce contexte post-insurrectionnel, rien de moins que de réfléchir à comment nous allons exister. Enfin débarrassés de la domination qu'exerce le capitalisme démocratique sur l'intégralité de nos vies et de nos rapports, quelles nouvelles existences voulons-nous et pouvons-nous vivre ? L'argent et le travail sont les principaux piliers qui aujourd'hui régissent nos vies, comment les transformer, voire comment s'en passer ? Comment prendrons-nous des décisions ? Comment gérerons nous l'« environnement » à la décrépitude avérée que nous laisse le système que nous nous réjouissons de voir s'éteindre ? Que ferons-nous de ceux que nous aurons chassés et qui ne manqueront pas de vouloir revenir ? Quelle culture voulons-nous nous donner ?
Ce sont autant de questions qu'il faudra se poser, autant de thèmes à aborder, afin de prendre les mesures révolutionnaires nous permettant de rester à jamais ingouvernables. Éric Hazan et Kamo les explorent dans toute la suite de la deuxième partie de Premières mesures révolutionnaires et proposent des pistes, dont nous discuterons dans les prochains billets.
Note
[1] Tout bloquer, voilà désormais le premier réflexe de tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. Dans une économie délocalisée, où les entreprises fonctionnent à flux tendu, où la valeur dérive de la connexion au réseau, où les autoroutes sont des maillons de la chaîne de production dématérialisée qui va de sous-traitant en sous-traitant et de là à l’usine de montage, bloquer la production, c’est aussi bien bloquer la circulation.