févr.252014
Premières mesures révolutionnaires : marginaliser l'argent, éradiquer l'économie
dans la catégorie Ressources
Revenons où nous nous étions arrêtés dans la discussion de Premières mesures révolutionnaires, le livre d'Éric Hazan et Kamo, c'est-à-dire à la nécessaire abolition du travail. Il n'est bien entendu pas question d'entendre par là une suppression de toute activité humaine « productive » ou non. Quel que soit le mode d'organisation social en vigueur, il sera toujours nécessaire d'accomplir des activités, non seulement pour agir sur la nature et subvenir ainsi aux besoins humains essentiels, mais également parce que c'est dans l'activité que l'humain se réalise. Lorsqu'il est proposé d'abolir le travail, le mot est à prendre dans le sens du travail salarié tel qu'il est effectivement désigné dans la société capitaliste : la dépense auto-référentielle de la simple force de travail sans égard à son contenu.
Mais, il est dès lors impossible de parler d'abolition du travail sans englober son inséparable corollaire : l'argent. Les deux sont indissociables, comme l'illustre avec humour le sketch de Coluche incarnant un chômeur :
Comme souvent, ce trait d'humour – les gens ne réclameraient pas de travail mais uniquement de l'argent – recèle une vérité plus profonde : le but essentiel du travail, dans la société du capitalisme démocratique, est de gagner de l'argent. Force est de constater que le travail est le principal – et pour la majorité des gens, le seul – moyen de parvenir à se procurer l'argent autour duquel tout est organisé dans cette société marchande. Argent et travail sont ainsi le cœur de l'organisation capitaliste. On ne peut que suivre le philosophe André Gorz lorsqu'il dénonce la complicité structurelle [qui] lie le travailleur et le capital : pour l'un et pour l'autre, le but déterminant est de “gagner de l’argent”, le plus d’argent possible
(Ecologica, Paris, éditions Galilée, 2008).
Suivons donc Kamo et Hazan dans les mesures proposées quant à l'argent et plus globalement à l'économie.
Il est évidemment difficile, les rapports sociaux étant ce qu'ils sont pour l'heure, de se figurer ce que sera l'abolition du salariat, ou juste une existence où l'argent sera renvoyé aux marges de la vie. L'argent n'est-il pas, en tout domaine, l'intermédiaire obligé entre nos besoins et leur satisfaction ? Pour se représenter ce que peut être une existence non économique, il suffit de revenir sur les moments insurrectionnels de l'histoire, de se souvenir de ce qu'en disaient les occupants de la place Tahir, ceux de l'Odéon en mai 1968 ou les insurgés espagnols de 1936. Ces moments où plus rien n'est travail mais où nul ne compte plus ni ses efforts ni les risques qu'il prend, ces moments où les rapports marchands ont été remisés à la périphérie sont aussi ceux de la plus haute vertu individuelle et collective. On objectera qu'on ne reconstruit pas un monde sur la base de moments d'exception – non, certes, mais ces moments nous indiquent ce qu'il convient de faire : dès le lendemain de l'insurrection, appuyer la rupture avec l'ordre passé sur les noyaux humains qui se seront constitués dans l'action, plutôt que de chercher à les mater parce que rétifs à l'obéissance. Contrairement au traitement que la guerre civile espagnole a réservé aux colonnes de volontaires anarchistes, la « Libération » aux maquis ou les « organisations révolutionnaires » aux comités d'action de 1968, il ne faut pas craindre de confier l'essentiel des tâches à ceux que lient déjà un état d'esprit non économique, l'idée d'un partage immédiat de la vie entière. Ceux qui ont connu cette ivresse savent de quoi nous voulons parler, connaissent la saveur inoubliable de cette vie-là. L'abolition de l'économie n'est pas quelque chose qui se décrète, c'est quelque chose qui se construit, de proche en proche.
Dans ce premier paragraphe liant travail et argent, il y a déjà l'essentiel de ce qui peut faire l'objet de mesures révolutionnaires : abolir le travail – au sens du travail salarié capitaliste ; marginaliser l'argent – notons dès maintenant qu'il n'est pas question ici de le supprimer complètement, mais de se débarrasser de sa centralité ; vivre hors de l'économie et, enfin, partir de l'élan révolutionnaire pour reconstruire cette vie post-révolutionnaire sans travail, sans centralité de l'argent et sans économie – soit un renversement complet de la logique du capitalisme démocratique qui constitue le lien social à partir de la division du travail et de l'échange marchand, pour au contraire prendre comme point de départ, les liens sociaux existants[1]. L'abolition du travail a déjà été largement traitée, les autres points seront développés dans un instant. Mais continuons par une remarque pratique :
On souligne assez peu la singularité de notre époque sur la question de l'argent. Jamais l'argent n'a été aussi omniprésent, jamais il n'a été à ce point nécessaire au moindre geste de la vie, et jamais non plus il n'a été aussi dématérialisé, aussi irréel. Il n'y a qu'à voir la frousse que suscite la seule évocation d'un possible bank-run dans n'importe quel pays du monde, et encore récemment à Chypre, pour mesurer la paradoxale vulnérabilité de ce qui fait le cœur de la société présente. L'argent n'est plus une matière palpable, ce n'est même plus un tas dispersé de bouts de papiers, ce n'est plus qu'une somme de bits stockés dans des réseaux informatiques sécurisés. S'agissant de comptes bancaires, l'instauration d'une égalité parfaite est réalisable par quelques clics sur les serveurs centraux des grandes banques d'un pays.
L'accroissement concomitant de l'omniprésence et de la dématérialisation de l'argent ne doit rien au hasard. Il résulte directement de ce qui constitue l'ADN du capitalisme : la valeur. Celle-ci désigne l'essence même de ce qui permet l'échange de marchandises qui est à la base du capitalisme. Chaque marchandise peut y être vue selon deux perspectives : sa valeur d'usage et sa valeur d'échange. La valeur d'usage indique le degré de réalisation du besoin que cette marchandise est censé satisfaire concrètement. Sa valeur d'échange, qui s'exprime dans le prix de la marchandise, est la manifestation de ce qui justifie par essence d'échanger une marchandise contre une autre : la valeur, qui permet donc de comparer deux marchandises entre elles, quelles que soient les différences qualitatives entres ces deux marchandises concrètes. Pour le dire autrement, quel que soit l'usage réservé à une marchandise, elle possède quelque chose qui lui permet d'être quantitativement comparée à toute autre marchandise. Pour permettre une comparaison quantitative, il faut que les marchandises possèdent quelque chose de commun, s'exprimant dans la même unité. Ce quelque chose de commun est donc la valeur et toutes les marchandises peuvent être considérées sous cet angle, purement abstrait, de la valeur.
Le travail, dans le capitalisme démocratique, est traité comme une marchandise : on vend sa force de travail sur le marché de l'emploi. André Gorz, analysant les métamorphoses du travail dans l'évolution post-fordiste du capitalisme, résume parfaitement cette abstraction de la valeur, présente tant dans la marchandise issue du travail que dans le travail lui-même lorsqu'il est considéré à son tour comme une marchandise : Mais l'aspect le plus important, du point de vue de la société, celui qui justifie qu'on parle de société capitaliste, est encore ailleurs : le travail traité comme une marchandise, l'emploi, rend le travail structurellement homogène au capital. De même que le but déterminant du capital n'est pas le produit que l'entreprise met sur le marché mais le profit que sa vente permettra de réaliser, de même, le but déterminant du salarié n'est pas ce qu'il produit mais le salaire que son activité productive lui rapporte. Travail et capital sont fondamentalement complices par leur antagonisme pour autant que “gagner de l'argent” est leur but déterminant. Aux yeux du capital, la nature de la production importe moins que sa rentabilité ; aux yeux du travailleur, elle importe moins que les emplois qu'elle crée et les salaires qu'elle distribue. Pour l'un et pour l'autre, ce qui est produit importe peu, pourvu que cela rapporte. L'un et l'autre sont consciemment ou non au service de la valorisation du capital
(ibid.).
L'argent joue ici un rôle particulier, puisqu'il est la marchandise échangeable contre toute autre, celle dont la valeur est reconnue universellement dans la société capitaliste comme permettant la mesure de la valeur de toute marchandise – y compris la marchandise travail, sous la forme du salaire. Ainsi cette valeur universelle qu'est l'argent se situe complètement dans l'abstraction : lorsque l'on parle de la valeur d'une marchandise, et plus encore de sa valeur exprimée en argent, on occulte complètement – on fait littéralement abstraction de – ce qu'est concrètement cette marchandise, son utilité pratique, et par conséquent la valeur d'usage qui lui est conférée. On place cette marchandise dans un monde purement abstrait, permettant l'application de règles mathématiques – nous y reviendrons.
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'argent soit de moins en moins exprimé sous forme concrète. Dans le monde abstrait de la valeur, l'argent n'a aucun besoin d'être représenté sous la forme d'un métal précieux, ni de pièces sonnantes et trébuchantes, ni de billets de papier, ni même d'une reconnaissance inscrite sur un papier quelconque. L'évolution de la technologie aidant – mieux, le permettant – l'évolution ayant mené à ne plus représenter l'argent que par des bits informatiques apparaît en effet comme découlant logiquement de ce qui constitue génétiquement le capitalisme : l'abstraction de la marchandise en une valeur.
Mais cette abstraction de l'argent poussée, sinon à son terme mais tout au moins au degré avancé permis par son informatisation, est riche de conséquences révolutionnaires. Tout d'abord, le blocage des flux de l'argent peut se résumer au blocage des télécommunications par lequel il s'échange sous forme informatisée. Ensuite, comme Hazan et Kamo le soulignent, sa répartition juste ne nécessite rien d'autre que la volonté politique de réaliser cette égalité – la mise en œuvre pratique de cette volonté politique se résume à un simple clic de souris. Et l'on pourra ici tirer parti du travail d'enquête mené courageusement par Denis Robert, ayant exposé combien les échanges massifs d'argent informatisé se concentrent sur les serveurs des chambres de compensation, qui constituent par conséquent une cible stratégique. Nul doute qu'une panne informatique des serveurs de Clearstream ou Euroclear aurait pour effet immédiat de paralyser l'ensemble de l'économie capitaliste. Nul doute non plus que pour que mon propre compte en banque ou le vôtre n'affiche plus un solde ridicule par rapport à celui de n'importe quel dirigeant politique ou d'entreprise, ou n'importe quelle star du showbiz ou du sport, bref pour que nous soyons tous aussi riches que n'importe quel pitre fortuné, il suffit d'une opération informatique augmentant le montant des uns et baissant celui des autres.
On ne reproduira pas cependant l'erreur bolchévique ou khmère d'abolir l'argent au moment de la prise de pouvoir. L'habitude d'être renvoyé à son isolement individuel pour ce qui est de « satisfaire ses besoins », l'habitude que tout soit payant dans un monde peuplé d'étrangers aux intentions potentiellement hostiles, ne disparaîtra pas en un jour. On ne sort pas indemne du monde de l'économie. Mais l'angoisse du manque, la défiance généralisée, l'accumulation compulsive et sans objet, le désir monétique, tout ce qui faisait de vous un « gagnant » dans la société capitalisée ne sera plus que tare grotesque dans le nouvel état des choses.
Il ne s'agit donc clairement pas d'abolir purement et simplement l'argent. Les conséquences en seraient désastreuses. Non seulement parce que l'échange sous forme d'argent est solidement ancré dans nos habitudes. Non seulement parce qu'il ne s'agit pas d'en revenir à une société du troc – cependant, bien que la médiation par l'argent constitue souvent un intérêt pratique certain, la simplicité du troc peut dans bien des occasions s'avérer pragmatiquement préférable. Mais également car l'argent – ou plutôt la monnaie – joue un rôle social indéniable. La monnaie est ce sur quoi l'ensemble d'une société accorde sa confiance. Comme l'a brillamment démontré l'économiste de l'école de la régulation, André Orléan[2], la genèse de la monnaie est une convergence des élans de désirs des individus d'une même société, exprimant par rétroactions mimétiques toute la puissance de la multitude.
La question est de briser la centralité de l'argent, c'est-à-dire de faire que l'argent ne soit plus le passage nécessaire et obligé de toute relation humaine. Dans le capitalisme démocratique, l'argent joue le rôle d'un fétiche : objet d'une construction humaine, il en vient à acquérir une transcendance qui, en retour, détermine les vies humaines. Il s'agit donc de défétichiser l'argent. On voit tout de suite qu'il y aura inévitablement une tension entre cette défétichisation et le rôle unificateur de la monnaie. Mais cette tension n'est pas indépassable. Et l'on en revient au principe énoncé dans le paragraphe précédent par Hazan et Kamo : les liens créés par l'action révolutionnaires doivent primer. Et cela vaut par rapport aux liens découlant de la reconnaissance commune de la monnaie. Avec l'insurrection, il importe de ne s'appuyer sur ces derniers que lorsque cela s'avère nécessaire et en tout état de cause de faire que ces liens de confiance commune dans la monnaie se subsument aux liens de fraternité nés de la situation révolutionnaire.
Que restera-t-il de la centralité de l'argent lorsqu'on pourra manger à sa faim dans l'une des cantines gratuites ouvertes par les différents collectifs sur les boulevards, dans les villages et les quartiers, lorsqu'on n'aura plus le loyer à payer à son propriétaire, lorsque l'électricité comme l'eau ou le gaz ne seront plus l'objet de factures mais d'un souci d'en user et de la produire le plus judicieusement et localement possible, lorsque les livres, les théâtres et les cinémas seront aussi gratuits que les albums de musique ou les films en peer to peer, lorsque l'obsolescence programmée des marchandises ne nous forcera plus à racheter un mixeur tous les six mois et une chaîne hi-fi tous les trois ans ? L'argent demeurera peut-être, si tant est qu'il soit possible, comme le pensent présentement les inventeurs du bitcoin, de créer une monnaie qui ne soit pas adossée à un ordre étatique, mais il restera aux marges de la vie tant individuelle que collective. Qu'offrirons-nous contre du café aux ex-zapatistes du Chiapas, le chocolat des communes sénégalaises ou le thé des camarades chinois, bien meilleur que celui auquel les plantations industrielles et empoisonnées du capitalisme nous avaient accoutumés ? Existe-t-il des rapports où l'étrangeté entre les êtres qui caractérise les rapports marchands est goûtée en tant que telle et exige donc une forme ou une autre de monnaie ? Telles sont quelques-unes des questions autour desquelles il faudra réfléchir et expérimenter.
Nous sommes aujourd'hui en mesure de produire les moyens nécessaires à la subsistance de l'ensemble des êtres humains. Cependant l'organisation sociale qui englobe aujourd'hui la vie de tous – c'est-à-dire le capitalisme démocratique – conduit à ce qu'un nombre important et croissant de personnes vivent « en dessous du seuil de pauvreté ». C'est que le capitalisme démocratique se moque de l'utilité concrète des marchandises qu'il produit à profusion. Celle-ci n'est qu'un effet de bord du véritable objectif de la production : créer de la valeur à partir du travail humain. Mais cet horizon n'est pas indépassable et constitue justement le but des premières mesures révolutionnaires : organiser la vie hors du capital démocratique. Dès lors, il importe de produire dans le but primordial de satisfaction des besoins – et plus encore de réalisation des désirs. Et il n'y a aucune raison, dans la mesure où cette production peut se faire localement, que l'alimentation, le logement, l'énergie, la culture, etc. ne puissent exister que dans un rapport marchand. La gratuité peut et doit être la règle. L'argent ne doit servir que lorsqu'il est utile. Les questions posées par Éric Hazan et Kamo à la fin de ce paragraphe sont des problèmes dont la résolution implique très certainement l'utilisation d'une monnaie. Mais, à bien considérer ces exemples, ils n'occupent certainement pas la majeure partie des problèmes qui se posent quotidiennement. Ce sont des problèmes marginaux, qu'il faudra certes régler, et très probablement par la médiation d'une monnaie, mais un tel emploi de l'argent n'a aucune raison d'occuper une place autre que marginale.
Les travaux élaborés autour de la création de monnaies alternatives, complémentaires peuvent ici être utiles pour répondre à ces cas – marginaux – où la médiation de l'argent reste nécessaire. De par le monde, des systèmes de monnaies font l'objet non seulement d'expérimentations mais aussi de mises en œuvre réelles et efficaces. Des monnaies favorisant la circulation, dont la valeur se déprécie, décourageant de fait la thésaurisation, l'accumulation ou la spéculation[3]. Des monnaies spécialisées et focalisées sur l'échange de biens ou de services que l'on désire par ce biais promouvoir[4]. Etc. Il est toutefois nécessaire de prendre quelque distance avec ces monnaies alternatives[5], dans la mesure où elles ont été élaborées dans le seul cadre de l'économie et conçues pour être mise en œuvres au sein du capitalisme démocratique, cohabitant notamment avec les monnaies « officielles ». Ainsi en va-t-il du bitcoin cité ci-dessus. Le bitcoin a l'énorme avantage de montrer que la création monétaire peut être réalisée en dehors du système bancaire classique, garanti et soutenu par l'État – la « crise » dans laquelle nous sommes plongés depuis 2007 a démontré hors de toute réfutation possible que ce système bancaire devait son existence même au soutien étatique. Cependant le bitcoin favorise par nature la spéculation. Il est donc nécessaire de faire le tri dans ces expérimentations alternatives, elles sont une aide précieuse, mais jamais une solution « clé en main » aux questions posées.
Une chose reste néanmoins certaine : le besoin de posséder pour soi les choses diminue à mesure qu'elles deviennent parfaitement et simplement accessibles. Plutôt que d'imaginer une somme de richesses fixes à se partager selon les règles bien connues de la plus grande convoitise, de reprendre le fantasme bourgeois où tout le 9-3 viendrait squatter les immeubles du XVIe arrondissement, mieux vaut penser ce qui se passerait si on donnait aux maçons, aux couvreurs, aux peintres du 9-3 les moyens de bâtir à leur façon, en suivant les désirs des habitants. En quelques années, la discussion entre voisins remplaçant l'hypocrite code de l'urbanisme, le 9-3 serait un chef d'œuvre architectural que l'on viendrait visiter de partout, comme il en est du Palais du facteur Cheval. Il n'y a que les bourgeois pour croire que tout le monde leur envie ce qu'ils ont. Tout l'attrait de ce que peut acheter l'argent de nos jours vient de ce qu'on l'a rendu inaccessible à presque tous, et non du fait d'être en soi désirable.
Je compléterais cette constatation en soulignant que ce « besoin de posséder pour soi les choses » est même directement lié à l'ontologie capitaliste. Dans cette logique économique que j'ai à peine effleurée, le capital est une accumulation croissante de valeur. Le capitalisme produit de la valeur dans le but exprès d'accroître cette dernière, indifféremment de l'usage qui peut être fait des marchandises produites. Mais la valeur ne se réalise que dans l'échange marchand. Il importe donc pour le capitalisme démocratique qu'il y ait consommation des marchandises produites. C'est toute l'origine du capitalisme fordiste d'avoir favorisé une consommation de masse des marchandises produites en masses. La valeur d'une marchandise étant par définition créé par du travail humain, les progrès techniques ont sans cesse permis de produire la même marchandise avec un besoin toujours décroissant de travail humain. Il s'en suit une baisse continue de la valeur contenue dans chaque marchandise. Cette baisse de valeur unitaire a pu, dans le capitalisme fordiste, être compensée par un accroissement du nombre de marchandises produites et consommées. L'essor de la publicité, du marketing vont dans ce même sens d'assurer que les marchandises produites – toujours en plus grand nombre – soient bien consommées.
J'ouvre ici une parenthèse car le point précédent aborde le cœur de la crise du capitalisme démocratique. En effet, il arrive cependant un point – que nous avons déjà dépassé – où l'accroissement quantitatif des échanges marchands ne suffit plus à compenser la perte de valeur des marchandises. Les progrès techniques dûs à l'informatisation ont fait baisser drastiquement le besoin en travail humain nécessaire à la production de marchandises, non seulement comme lors de la révolution industrielle en remplaçant petit à petit le travail physique humain par des machines, mais en permettant à des logiciels de se substituer au travail intellectuel. De ce fait, la crise du capitalisme que nous observons actuellement est une crise endogène de la valeur. Le capitalisme démocratique survit encore grâce à des stratagèmes permettant une création artificielle de valeur : création d'argent à partir de l'argent par les mécanismes de crédit ; création de rareté artificielle par le biais de mécanismes juridiques assurant un monopoles sur des ressources cognitives, par nature abondantes et « s'enrichissant » par le partage et non l'exclusivité, etc. Ainsi, Premières mesures révolutionnaires a toutes les raisons d'adopter la posture d'une insurrection déjà advenue, car la fin du capitalisme démocratique est inévitable, sa crise est avant tout endogène : l'accumulation de valeur qui est son objectif constitutif bute inévitablement sur la contradiction née de sa conception de la valeur générée par le travail humain, alors que l'apport de ce dernier doit être continument réduit pour s'assurer un avantage concurrentiel. Refermons la parenthèse, j'aurai l'occasion de revenir là-dessus dans un prochain billet.
Nous ne disons pas qu'il serait aberrant, dans l'urgence des premiers mois suivant l'insurrection, de verser encore à chacun une somme prélevée sur les comptes des riches ou des multinationales. Cela permettrait de laisser le temps à la vie de se réorganiser sans que pèsent sur cette réorganisation le manque d'argent d'un côté, et de l'autre le manque provisoire des structures permettant de vivre sans argent. Au reste, on sait qu'en terme de revenus, 10 % des ménages les plus riches reçoivent actuellement autant que 40 % des ménages les plus pauvres, et que l'inégalité des patrimoines est encore plus forte. Un tel ordre de grandeur signifie qu'un transfert d'urgence des revenus les plus riches vers les plus pauvres permettrait à tous de survivre dans la première phase de bouleversement de tout.
Nous avons déjà vu que la dématérialisation de l'argent facilitait la mise en œuvre pratique d'une telle redistribution. Il serait toutefois négligeant de ne se concentrer que sur cet aspect distributif. C'est tout le système de production, de consommation et d'échange qu'il faut revoir. C'est la fétichisation de la marchandise qui doit être attaquée par l'élan révolutionnaire. Le paragraphe ci-dessus vient d'ailleurs après une critique violente du « revenu de base ». Et s'il est proposé ici de finalement mettre en œuvre dans l'urgence des premiers mois suivant l'insurrection un tel revenu de base – ou quelque chose qui reviendrait au même –, il serait dangereux de penser qu'une meilleure redistribution des richesses règlerait son compte au capitalisme démocratique et permettrait au changement de civilisation promis par l'insurrection de devenir irréversible.
Je reviendrai sur cette question du revenu de base, que j'ai déjà promis d'aborder, dans le prochain billet sur Premières mesures révolutionnaires. Constatons pour l'instant que les réflexions de Kamo et Hazan sur l'argent nous ont conduits à appréhender l'organisation économique globale de la société que nous voulons voir advenir. Il est donc temps de parler d'économie. Je citerai in extenso les réflexions d'Éric Hazan et Kamo sur ce qu'ils entendent par économie et combien – prise en ce sens – les premières mesures révolutionnaires devront viser à son éradication, avant de donner mes propres commentaires à ce sujet :
Cette façon de voir va à l'encontre de ce qu'on enseigne d'ordinaire sous le nom d'économie. Celle-ci, même si ses oracles sont chroniquement démentis et si ses sectateurs, tels les augures antiques, ne peuvent se croiser sans rire, même si ce qu'elle prône sous les noms de « croissance », « développement », « compétitivité » ou « sortie de crise », ne peut se traduire que par une désolation, une misère et une dévastation accrue, l'économie, donc, est parvenue à s'imposer universellement comme la science des besoins, la science de la réalité, la science réaliste par excellence. Même ceux qui critiquent le capitalisme portent souvent le projet d'une « autre économie » – on trouve même actuellement en librairie un manifeste visant à « changer d'économie ». Ils croient que sous le dévoiement capitaliste se cacherait un système des besoins peu ou prou naturel que l'on pourrait satisfaire en assignant aux moyens de productions actuels une finalité enfin humaine, en les mettant au service de tous. Ils pensent qu'il y aurait quelque part une « économie réelle » à sauver des tentacules de la finance. C'est l'un des mérites du récent scandale dit « de la viande de cheval » que d'avoir révélé aux yeux de tous que la finance ne planait pas au-dessus d'une économie par ailleurs saine et artisanale, mais qu'elle en formait le cœur ordinaire, quotidien.
Il suffit de relire l'Économique de Xénophon pour comprendre de quoi il retourne dans l'économie. Ce dialogue traite de la meilleure façon pour un maître de gérer son domaine. Comment faire en sorte que les esclaves travaillent au mieux et produisent le plus de richesse sous la férule de l'épouse-intendante ? Comment faire en sorte que l'épouse gère les esclaves avec le plus de diligence et d'efficacité ? Comment faire en sorte que le maître ait le moins de temps à passer dans l'oikos et que son oikos, son domaine lui procure le plus de puissance matérielle, de richesse ? Ou encore : comment organiser l'asservissement économique de la maisonnée afin de contrôler au mieux la servitude de ses gens ?
On notera au passage que le terme « contrôler » tire son étymologie de la technique comptable médiévale consistant à vérifier chaque compte sur un contre-rouleau. Quand naît l'économie politique au XVIIe siècle, elle montre d'emblée le souci de faire en sorte que la « libre activité » des sujets assure le maximum de puissance matérielle au souverain. Science de la richesse des souverains puis des nations, l'économie est donc essentiellement science du contrôle des esclaves, science de l'asservissement. C'est pourquoi son outil principal est la mesure, dont la valeur marchande n'est que le moyen. Il faut mesurer pour contrôler, parce que le maître doit pouvoir s'adonner tout entier à la politique. Depuis ses origines, l'économie organise la servitude de telle manière que la production des esclaves soit mesurable. Si le fordisme s'est un temps universalisé, c'est parce qu'il permettait non seulement de produire plus mais aussi de mesurer dans les moindres détails l'activité des ouvriers. L'extension de l'économie est en ce sens identique à l'extension de la sphère du mesurable, qui est elle-même identique à l'extension du capitalisme. Ceux qui dénoncent la diffusion quasi universelle des pratiques d'évaluation jusque dans les recoins les plus insoupçonnés des conduites humaines témoignent de la pénétration du capitalisme dans nos vies, dans nos corps, dans nos âmes.
L'économie traite effectivement des besoins : de ceux des dominants, c'est-à-dire de leur besoin de contrôle. Il n'existe pas une économie réelle qui serait la victime du capitalisme financier mais seulement un mode d'organisation politique de la servitude. Sa prise sur le monde passe par sa capacité de tout mesurer grâce à la diffusion planétaire de toutes sortes de dispositifs numériques – ordinateurs, capteurs, iPhones, etc. – qui sont immédiatement des dispositifs de contrôle.
L'abolition du capitalisme, c'est avant tout l'abolition de l'économie, la fin de la mesure, de l'impérialisme de la mesure. Pour l'heure, il faut mesurer pour celui qui n'est pas là, pour le maître, pour le cerveau ou le bureau central, pour que celui qui n'est pas là ait prise sur ce qui est là (cela se nomme le reporting). Ceux qui vivent là, travaillent là, savent bien ce qu'il leur faut mesurer pour leur propre organisation locale : celui qui se chauffe au bois a intérêt à mesurer le nombre de stères qu'il a dans son garage, ceux qui produisent telle machine ont intérêt à mesurer le stock de métal dont ils disposent avant de se lancer dans la production. Quant aux formes de production dont la seule vertu est d'être contrôlable de loin, par le chef ou le siège, elles seront détruites pour laisser la place à une autre rationalité que celle du maître.
J'ai tenu à laisser se dérouler dans leur intégralité les réflexions de Premières mesures révolutionnaire à propos de l'économie, car ce passage illustre à merveille l'attachement, constant dans tout le livre, à aller directement au but, sous des apparences de simplicité, livrant ainsi de manière brute la conclusion d'une pensée, qui est pourtant tout sauf simpliste et s'appuie sur de solides bases théoriques. Reprenons les trois principales assertions ainsi lapidairement énoncées.
Que l'économie soit parvenue à s'imposer universellement comme la science des besoins, la science de la réalité, la science réaliste par excellence
, cela ne fait aucun doute. La prétention de l'économie à accéder au rang de science, et non seulement de science sociale mais de science dure dont la rigueur scientifique n'aurait rien à envier aux sciences naturelles et physiques, s'appuyant sur des équations, théorèmes et démonstrations mathématiques, prouvant ses résultats selon la méthode expérimentale – dont on peut situer le paroxysme dans l'incursion récente des « sciences neurologiques » au secours des comportements économiques –, cette prétention est constante dans l'économie. Mais elle n'a jamais servi qu'un seul but : imposer universellement l'économie comme la « science » définissant les lois « naturelles » permettant non seulement d'expliquer les comportements humains et l'organisation sociale, mais plus encore de dicter ce que doivent être ces comportements et comment doit s'organiser la société.
L'économie capitaliste est ainsi parvenue à imposer la méfiance au fondement de la société : le lien social y est en effet défini en priorité par les échanges marchands, de manière plus efficace que tout désir de sociabilité. L'économie prime sur le désir de faire société, ainsi que l'expose Dominique Méda : l'intervention humaine n'est pas suffisante pour garantir l'ordre social. Au libre choix par les individus de leurs règles de vie et de leurs fins, l'économie préfère la rigueur des lois. Comme une certaine philosophie politique, par exemple celle d'un Rousseau, l'économie ne se donne au départ ni instinct de sociabilité ni inclinaison naturelle pour les autres. Mais, à la différence de la politique, elle considère comme inutile l'idée d'un moment fondateur où les hommes se rassemblent pour décider des règles de leur vie commune : elle ne s'en remet qu'au besoin, c'est-à-dire au désir d'abondance. Elle décentre de ce fait l'objet du désir humain : ce n'est pas directement la société, mais l'abondance. La société ne naît pas de la volonté de faire du bien à autrui, mais de l'intérêt individuel. […] Mais ce désir d'abondance est tellement fort, tellement partagé par toute la société qu'il va déterminer une mécanique sociale bien plus solide – telle est la croyance de l'économie – que l'ordre auquel aurait conduit le désir de société ou la définition collective par les individus des règles de leur vie commune. […] La définition de ce qu'est la richesse sociale, la description de ce dont elle est composée, de ce qui constitue un bienfait et un mal pour une société est un acte éminemment politique : elle nécessite des débats et peut-être des conflits… Nous avons préféré laisser cette responsabilité aux comptables nationaux.
[6]
C'est là le second point principal : les règles comptables – c'est-à-dire la mesure – ont été érigées par l'économie en tant que principes directeurs de la vie en société.
J'ai déjà décrit brièvement ci-dessus ce qui était au fondement de la valeur économique marchande : une abstraction permettant de considérer les marchandises comme étant de nature équivalente et ainsi comparables entre elles. Reste que ce qui fonde cette équivalence, ce qui permet d'additionner – contre tous les préceptes enseignés à l'école élémentaire – des patates et des navets, est à nouveau une abstraction. La seule chose que toutes les marchandises ont en commun – et par conséquent la seule origine possible de la création de valeur – c'est qu'elles sont le produit d'un travail humain. Que celui-ci soit physique ou intellectuel, qu'il consiste en telle ou telle action concrète, ne change rien. Au final, si l'on fait abstraction de toutes ces différences concrètes, c'est une dépense d'énergie humaine dont il est question. Ainsi, dans l'économie capitaliste, qu'elle soit décrite par Adam Smith, David Ricardo ou Karl Marx[7], c'est le travail humain abstrait qui est est la seule source créatrice de valeur.
Cette double abstraction du travail et de la valeur a l'immense avantage, pour les économistes, de faire entrer l'économie – c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, la « science » de la réalité totale – dans le monde de l'abstraction pure des mathématiques. Dans ce monde mathématique, l'économie peut alors poser les équations modélisant cette réalité totale qui est l'objet de son étude. Elle peut dès lors manipuler à souhait les relations entre les principales catégories qui la définissent – valeur, travail, marchandise, monnaie, capital, profit, etc. – qui acquièrent ainsi le statut de variables, c'est-à-dire d'objets mathématiques pouvant être ajustés selon les valeurs qu'ils prennent. Le rôle de l'économie consiste alors justement à faire tourner ces équations mathématiques en y injectant les valeurs mesurées des variables qu'elles manipulent. C'est ainsi que la mesure est l'outil principal de l'économie, celui par lequel les équations qu'elle a définies trouvent à s'appliquer dans les rapports sociaux réels. Comme Hazan et Kamo le font remarquer, la valeur marchande n'est que le moyen
adopté par l'économie pour définir ses règles dans le monde abstrait des mathématiques.
Les modèles et équations posés dans le monde abstrait des mathématiques peuvent ainsi prétendre à l'énoncé de vérités objectives, au même titre que la loi des gaz parfaits p⋅V=n⋅R⋅T. Mais cette prétention s'arrête au monde mathématique. La transposer dans la réalité des rapports sociaux en affirmant que les équations économiques expriment des lois naturelles n'est ni plus ni moins qu'une escroquerie intellectuelle. Car ce qui a permis de poser ces équations mathématiques, ce qui a autorisé l'économie à se situer dans le monde abstrait des mathématiques, c'est précisément le mécanisme d'abstraction de la valeur et du travail. Or ces abstractions sont tout sauf naturelles. Elles ne sont le résultat que d'une détermination politique historique, d'une construction sociale : celle du capitalisme. Dans tout autre ordre social, rien ne permet de définir que les produits de l'activité humaine sont des marchandises, vouées à l'échange marchand par lequel ils se présentent sous une forme abstraite – la valeur – créée par une abstraction de l'activité productive humaine – le travail abstrait.
Par conséquent, l'économie ne peut se définir qu'en référence à l'objectif ayant présidé à la construction sociale qui la fonde. L'économie du capitalisme démocratique n'a qu'un fondement : le but que s'est assigné cet ordre social particulier qu'est le capitalisme démocratique. Ce but, je l'ai évoqué dès le début de ce blog, est on ne peut plus clairement illustré par cette citation de Voltaire : L'esprit d'une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne
. Ou pour le dire comme Kamo et Éric Hazan – et il s'agit du troisième et dernier point principal qu'ils énoncent à propos de l'économie – : Science de la richesse des souverains puis des nations, l'économie est donc essentiellement science du contrôle des esclaves, science de l'asservissement
.
Au terme de ces réflexions sur l'économie, nous pouvons ainsi faire le constat qu'une insurrection ayant pour but que nous devenions à jamais ingouvernables passe par l'éradication de l'économie. Et le capitalisme démocratique étant fondé par la mise au travail du « grand nombre » créant la valeur économique, cette éradication va de pair avec l'abolition du travail.
Notes
[1] Il se confirme ici l'importance du concept subversif de fraternité
[2] Cf. André ORLÉAN et Frédéric LORDON, Genèse de l'Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis, in Yves CITTON et Frédéric LORDON (éds.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l'économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, coll. "Caute !", 2008, 127-170; André ORLÉAN, L'Empire de la valeur, éd. du Seuil, 2011.
[3] Cf. La monnaie distributive, Marie-Louise DUBOIN.
[4] Cf. Une mise en perspective des monnaies sociales, Jérôme BLANC, Transversales Sciences & culture, dossier « monnaies plurielles », 22 décembre 2007
[5] Cf. Monnaies régionales : De nouvelles voies vers une prospérité durable, Bernard LIETAER, Paris, éditions Charles Léopold Meyer, 2008.
[6] Le Travail. Une valeur en voie de disparition, Dominique MÉDA, Paris, Aubier, Coll. Alto, 1995.
[7] L'économie dite néoclassique aura bien tenté d'expliquer la constitution de la valeur uniquement par les rapports entre offre et demande, cette analyse est arrivée aujourd'hui au terme de ce qu'elle pouvait imposer comme croyance dissimulatrice. La création de valeur fictive dans laquelle l'argent produirait plus d'argent sans passer par la marchandise et donc le travail humain mais par le crédit, est en train de s'effondrer. La surproduction d'une quantité toujours plus importante de marchandises, nécessitant de moins en moins de travail humain grâce à des gains de productivité drastiques, ne trouve plus de demande solvable, entraînant la mise au rebut de la société d'une masse croissante de personnes inutiles, puisque leur force de travail est superflue. Bref, l'illusion que l'on puisse créer de la valeur sans travail humain se dégonfle telle une baudruche dont on aurait voulu faire croire qu'elle était emplie d'une substance solide.