janv.242020
Un système de retraite cybernétique
dans la catégorie Insurrection
Suite à des discussions avec des collègues sur les raisons et la manière dont nous pourrions nous opposer au projet de loi sur la retraite universelle, je me suis attelé à un exercice que je voulais absolument éviter – j’expliquerai en détail pourquoi – : l’analyse des projets de textes législatifs rendus publics vendredi 10 janvier.
Je vais tenter de vous restituer ce que je tire de cette analyse. Désolé, ça risque d’être long, très long ! Mais dans ce contexte de grèves, le temps semble tellement distordu qu’on peut bien s’autoriser à en prendre autant que nécessaire pour comprendre vraiment les tenants et aboutissants qui peuvent justement fonder cette distorsion.
Il s’agit en effet de répondre à la question des raisons qui peuvent pousser à s’opposer à ce projet sur la retraite universelle. Au-delà des positions exprimées par les opposants, des déclarations du gouvernement, des discussions de comptoir des commentateurs médiatiques et des éclairs de lucidité entendus au comptoir, ce projet constitue-t-il bien une régression en terme de qualité de vie ? Pour quelques malchanceux seulement ? Ou pour toute la population française, y compris et surtout pour les générations à venir ? Et si oui, comment cela se traduit-il ?
Comment analyser un projet de loi ?
C’est un exercice qui obéit à des règles d’une simplicité que tout le monde est à même de comprendre et de mettre en œuvre, mais qui est – en même temps – d’une complexité quasi insurmontable pour un être humain normalement constitué.
Un projet de loi se présente sous la forme de mesures législatives qui sont propres à la loi envisagée ou, en majorité, viennent s’intégrer au corpus de mesures législatives déjà existantes dans le domaine concerné, ce que l’on nomme « code ». Il y a un code pour les dispositions sur les impôts, sur la « propriété intellectuelle », sur l’éducation, sur les mesures pénales ou civiles, etc. Ici le code principalement modifié est le code de la sécurité sociale.
Les mesures faisant partie du projet prennent donc la forme : « [cette loi dispose que] A », ou majoritairement : « [cette loi] modifie l’article B du code de la sécurité sociale en y supprimant, ajoutant, remplaçant ou modifiant les dispositions par A ». Pour comprendre chaque disposition A du projet de loi, il faut donc déjà remplacer chaque référence à une disposition existante B par son contenu. Mais ce n’est pas tout. Chaque disposition A du projet de loi peut également renvoyer à d’autres dispositions A’, A’’, etc. du même projet, qui elles-mêmes référencent d’autres dispositions existantes B’, B’’, etc. faisant partie du code modifié. Et ainsi – théoriquement – à l’infini.
Bref, il y a toute une tâche syntaxique, purement formelle, de remplacement des références multiples et croisées par le contenu des mesures législatives ainsi référées. Mais cet exercice purement formel doit également se doubler d’une compréhension sémantique au plus bas niveau. C’est-à-dire qu’il s’agit de comprendre quasiment chaque mot employé. C’est exactement comme lorsque l’on débogue un programme informatique et qu’à chaque appel de fonction, on va voir ce que réalise effectivement la fonction appelée jusqu’à la moindre instruction – où se cache en général le bogue. La nécessité même d’un aspect sémantique limite l’utilisation de débogueur complètement automatisé : à un moment ou un autre, il faut une intelligence pour comprendre le sens des instructions informatiques – je laisse là le débat sur la possibilité ou non qu’une intelligence artificielle puisse se substituer à l’esprit humain, on pourra y revenir dans les conséquences concrètes de ce projet de loi. Pour la compréhension d’un projet de loi, c’est exactement pareil : à un moment ou un autre, il faut comprendre la signification des concepts qui sont en jeu sous les termes juridiques.
Pourquoi une telle analyse est à éviter ?
J’ai dit en introduction que je voulais absolument éviter une telle analyse du projet de loi sur les retraites. Pourtant, c’est un exercice auquel j’ai été habitué à me livrer sur diverses lois françaises ou de l’Union européenne. Et cela m’a par exemple permis de participer activement à la mise en échec d’une directive européenne sur les brevets logiciels ou à la censure constitutionnelle de la première loi Hadopi.
Mais c’est un exercice qui demande énormément de temps ! Sur ce projet de loi sur la retraite universelle, j’y ai passé environ deux ou trois dizaines d’heures – sans compter le temps à tourner et retourner dans ma tête ce que j’en comprenais. Et encore, je me suis limité aux mesures introduisant des décisions par décret ou ordonnance – j’y reviendrai plus tard… Pour être complet, il faudrait certainement le triple de temps pour analyser tous les articles de ce projet, toutes les dispositions des codes qu’il modifie et toutes les mesures déjà prises qu’il ratifie.
Et ce n’est pas tout, puisque ce projet de loi sur la retraite universelle vient à peine de commencer son parcours législatif. Le texte dont on dispose aujourd’hui est en effet celui validé par le Conseil d’État. Il vient tout juste d’être présenté en Conseil des ministres. Il lui reste encore à être déposé à l’Assemblée nationale et au Sénat, qui doivent chacun l’examiner et le voter en commission spéciale puis en séance plénière — l’examen à l’Assemblée est prévu à partir du 17 février pour un vote en plénière envisagé au plus tard début mars, avant l’examen et le vote du Sénat, puis éventuellement la convocation d’une Commission mixte paritaire, composée de députés et de sénateurs, si les deux chambres ne sont pas exactement d’accord sur chacune des mesures du texte et enfin le vote par les deux chambres si elles parviennent à un accord ou une décision finale de l’Assemblée qui a le dernier mot en cas de désaccord avec le Sénat. La promulgation du texte final est envisagée par le gouvernement avant l’été. Mais attention, ce ne sont là que des prévisions de calendrier qui peuvent encore être bouleversées à tout moment.
En tout cas, à chaque étape – auxquelles peuvent toujours s’ajouter, comme cela s’est produit samedi 11 janvier sur le gel provisoire des mesures concernant l’âge pivot, des modifications négociées par le gouvernement avec les syndicats ou obtenues sous la pression des opposants — il est nécessaire d’identifier les changements introduits et de reconduire l’analyse juridique précédente sur toutes ces évolutions.
Une fois cette analyse menée à terme, ce que l’on peut en tirer ressemble comme une goutte d’eau à ce que l’on fait pour corriger un bogue : il s’agit de réécrire la ou les instructions fautives. Or, pour un projet de loi, une telle correction, dans le cadre de l’élaboration des lois en démocratie libérale représentative, se traduit par le vote d’amendements. Ce qui est l’apanage des députés et sénateurs, avec le gouvernement qui reste décisionnaire et capable d’introduire des dispositions à tout moment. Il faut donc en premier lieu être en mesure de faire porter ces propositions d’amendements par des parlementaires. Ou par l’exécutif – ce qui aurait d’autant plus de puissance mais qui semble d’autant moins probable s’il s’agit de s’opposer à la volonté présidentiello-gouvernementale.
Mais surtout, il faut être capable de créer un rapport de forces politique à même d’obtenir une majorité pour que ces amendements soient adoptés et demeurent présents jusqu’au texte final – raison pour laquelle ce « déboguage » doit être reconduit à chaque étape, en analysant les modifications introduites, en proposant des corrections sur celles-ci et en étant à même de faire soutenir ces corrections par l’organe décisionnaire de l’étape où l’on se trouve.
Ainsi, à moins d’être en capacité d’influer sur telle ou telle mesure, la tâche d’analyse du contenu exact de chacune de ces mesures est vouée à être une dépense d’énergie conséquente, sans que celle-ci puisse être utile à quoi que ce soit.
Et encore, il s’agit de s’opposer – le cas échéant, si l’analyse révèle un projet profondément attentatoire à la qualité de vie – à une mesure législative dans le cadre même qu’autorise le processus législatif. Ou plus globalement en se conformant aux règles démocratiques qui régissent nos sociétés. Or que se passe-t-il depuis le 5 décembre – et même depuis les oppositions soulevées dès l’annonce qu’une réforme des retraites allait être engagée, ce qui était déjà une promesse de campagne du candidat Macron ?
Il y a des syndicats qui dénoncent ce qui tente d’être mis en place par ce projet de loi. Dans l’optique qui est celle du gouvernement et de l’aveu même d’Emmanuel Macron, il ne s’agirait guère que d’une opposition habituelle sur le sujet, due au fait que ces acteurs ne seraient même pas en mesure d’écouter les explications données par le gouvernement. En somme, les syndicats s’opposeraient « par principe », quel que soit le contenu de la réforme envisagée. C’est ainsi que la majorité au pouvoir s’évertue à délégitimer cette opposition institutionnelle. À ses yeux, cela ne doit surtout pas empêcher la réforme d’être tout de même menée à son terme, pour peu que le gouvernement ne cède pas à ces oppositions de principe. Témoin en est la dernière réforme du système de retraite réalisée par Sarkozy et Fillon en 2010, malgré des manifestations syndicales d’une ampleur numérique inégalée – plusieurs millions d’opposants dans la rue. À l’opposé, en dépit de l’affichage d’une droiture dans leurs bottes, Juppé et Chirac avaient cédé – lâchement du point de vue du pouvoir en place – au mouvement de grève dans les transports de 1995. Pour ses promoteurs, cette opposition syndicale n’a donc qu’une influence extrêmement réduite sur la conduite du projet de réforme, il suffit de l’ignorer royalement, ce qui reste possible tant que la majorité de la population continuera de se rendre chaque jour à son travail sans trop rechigner.
Mais il y a surtout une opposition non organisée par les partenaires sociaux reconnus. Une « base » de travailleurs syndiqués ou non – se mettant en grève parfois à l’encontre des consignes de leur direction syndicale –, de chômeurs – pourtant exclus du monde du travail et des cotisations pour la retraite –, d’étudiants et de lycéens – pour qui l’âge de la retraite ne devrait être qu’un horizon aussi lointain que de plus en plus incertain. Bref il y a des « gens » nombreux qui prennent la tête des cortèges dans les manifestations, se livrent à des actes de vandalisme – occupation des locaux de Blackrock, bris de vitrines de banques, assurances ou permanences de députés de la majorité, etc. – de sabotage – coupures de courant ou, au contraire, remise en service de lignes électriques suspendues pour défaut de paiement – ou de blocage – dépôts de bus, raffineries, entrepôts Amazon… – ou signifient leur mécontentement directement à leur patron – par exemple, empêchement des vœux de la directrice de Radio France par un cœur entonnant le « Nabucco » de Verdi – ou à leur ministre de tutelle – jet de robes aux pieds de la garde des sceaux par les avocats ou de cartables devant les rectorats par les enseignants, etc. Le pire, pour les instigateurs de ce projet, étant que cette opposition non institutionnelle semble toujours recevoir l’approbation de la majorité des français – si tant est qu’on puisse accorder de l’importance aux sondages, ce qui est à l’évidence le cas de l’exécutif.
Or comment le gouvernement fait-il face à cette opposition non institutionnelle ? Par une licence quasi totale accordée au déchaînement de la violence dite « légitime » pour qu’elle puisse faire taire dans la répression cette opposition indomptable. Ce qui depuis déjà quelque temps était dénoncé avec force par des acteurs qu’on avait vite fait de disqualifier comme étant trop extrémistes ou radicaux, est désormais exposé au vu et au su de tous, y compris par les « média de référence » : les forces « de l’ordre » n’ont absolument plus aucun frein pour humilier, blesser, mutiler ou tuer tout citoyen contestant la volonté présidentiello-gouvernementale, quand bien même il n’exercerait que son droit démocratique à manifester pacifiquement.
Ce simple constat disqualifie de lui-même qu’il faille se contenter de rester dans le cadre « démocratique » régissant les conflits politiques. Si les préfets de police, les ministres et sous-ministres de l’intérieur, le premier ministre et le président de la République n’ont que faire des droits « démocratiques » et mettent en danger l’intégrité physique de ceux qu’ils sont censés représenter et qui oseraient exprimer leur opposition, ils ont perdu toute légitimité à faire respecter ces mêmes règles « démocratiques ». À un moment, il faut bien dire « stop, on ne se laissera pas gouverner ainsi ! »
En résumé, il n’est même pas besoin de comprendre s’il y a des raisons objectives de s’opposer à ce projet sur la retraite universelle – et de se lancer dans l’exercice conséquent de sa lecture et analyse. La manière brutale et inhumaine dont celui-ci est imposé suffit à témoigner de ce qu’il n’est pas destiné à améliorer notre qualité de vie, bien au contraire.
Pourquoi la retraite est un sujet sensible ?
S’ajoute à cela que l’analyse purement juridique de ce projet de loi se situe à un niveau extrêmement technique. Dans le sens où cela oblige à prendre pour objet le détail des mesures qui le mettent en œuvre. Dès lors, on court le risque de perdre de vue la direction générale qu’emprunte ce projet de loi, en se laissant divertir par des questions qui se contentent de considérer si tel ou tel chemin doit être pris à chaque intersection.
La prétendue dernière concession annoncée par Édouard Philippe sur la suspension temporaire de l’âge pivot est un exemple paradigmatique de ce danger. En effet, si l’on veut comprendre ce que signifie ce qui est présenté comme objet de négociation, il faudra déjà saisir en quoi consiste cet « âge pivot » – qui n’est que le terme médiatiquement choisi par ce qui est désigné dans le projet de loi par l’expression « âge d’équilibre ». Ce n’est pas bien difficile, de nombreux commentateurs ayant déjà expliqué cette mesure qualifiée de centrale – mais je montrerai jusqu’à quel degré – dans cette réforme. L’âge pivot est l’âge à partir duquel un·e assuré·e pourra choisir de partir en retraite en touchant ses allocations à taux plein. Il complète l’« âge légal » de la retraite, qui reste à 62 ans, à partir duquel on peut demander à faire valoir ses droits à la retraite, mais en touchant une pension réduite, jusqu’à atteindre ce fameux âge pivot. Très bien ! Et si l’on ne fait confiance qu’aux textes, plus qu’aux interprétations qui en sont faites, on pourra vérifier dans les articles mêmes du projet de loi, qu’il s’agit bien du paramètre décidant d’un octroi de pension à taux plein s’appliquant à tous les assuré·e·s né·e·s après 1960.
Il est donc proposé de surseoir à l’introduction d’un tel paramètre jusqu’à ce que les « partenaires sociaux » trouvent un moyen de s’en passer. Avec comme contrainte de respecter l’objectif d’établir un système de retraite économiquement viable – c’est-à-dire non déficitaire — tout en conservant l’ensemble des autres paramètres : âge légal de 62 ans ouvrant droit à la retraite, non augmentation des cotisations, préservation de la part relative au PIB dans les dépenses de l’État, etc. En résumé, le gouvernement est d’accord pour qu’on lui propose d’autres façons de parvenir à ses objectifs. Et si ceux qui ont pour mission d’y réfléchir ne parviennent pas à trouver d’autre solution, on reviendra à celle de l’âge pivot proposée initialement.
Il y a donc des gens qui vont réfléchir pendant trois mois à un moyen technique d’adapter la réforme pour la rendre acceptable à leurs yeux, sans jamais remettre en cause les objectifs de cette même réforme. Ça tombe bien : le principal destinataire de cette « concession », le secrétaire général de la CFDT, n’ayant jamais caché son acceptation de la réforme pourvu qu’on lui permette de participer à son élaboration.
Mais en se concentrant sur ce point précis définissant le chemin à emprunter, on omet totalement de considérer la pertinence de la destination à laquelle on veut arriver. Or quel est cet objectif final ? Il est décrit noir sur blanc dans l’exposé des motifs du projet de loi : « L’objet du projet de loi portant création d’un système universel de retraite [est] de proposer un cadre commun à tous les Français et de construire un régime tout à la fois pérenne, solide, qui vise à […] restaurer la confiance des Français et à redonner de la valeur au travail ». En clair, il s’agit de s’adapter aux évolutions économiques de notre société, pour que la retraite puisse continuer à jouer le rôle qui lui est dévolu dans cette société.
Quel est ce rôle ? La retraite est cette partie de la vie où justement les moyens de vivre – soit en dernière réduction dans une société capitaliste : l’argent – ne dépendent plus de la dépense actuelle de force de travail – qui s’amoindrit biologiquement passé un certain âge —, mais sont versés, en récompense de la force de travail précédemment dépensée – et, selon ce projet de loi, à proportion de la force de travail dépensée tout au long de la vie. Pour faire simple, la retraite est l’horizon de liberté qui permet d’accepter que le reste de sa vie soit dévolu à ce que toute « dépense de nerfs, de muscles, de cerveau » serve à la valorisation de la valeur, c’est-à-dire à la substance même du Capital.
Le système de retraite par répartition, tel que mis en place en France selon le programme du Conseil national de la Résistance, repose sur le prélèvement d’une part de la survaleur produite par les travailleurs actuels, qui est reversée aux anciens travailleurs qui ont cessé leur activité. Il suppose que, quantitativement, le travail actuel génère suffisamment de valeur pour qu’une partie échappe à la seule logique du Capital et soit distribuée à ceux qui ont tout au long de leur vie participé, de par leur travail, à cette même logique.
Or ce système est en crise. Selon les diverses déclarations du gouvernement ou du président, cette crise serait purement démographique, liée au départ à la retraite de la génération du « baby boom ». L’allongement de l’espérance de vie et la baisse de la natalité provoquerait un vieillissement démographique qui mettrait structurellement le système de retraite par répartition en déficit. Les analystes économiques s’écharpent sur ce point. Certains arguant que ce déficit est davantage dû au poids d’une dette amenée à être totalement remboursée dans quelques années et qu’il pourrait être rapidement résorbé en débloquant des fonds de réserve.
Il importe peu de savoir qui a raison sur ce point, si le système de retraite pourrait ou non être garanti dans son fonctionnement actuel. Pourquoi ? Parce que si le système de retraite est en crise, c’est avant tout parce le Capital est lui-même en crise. L’aspect par lequel cette crise du Capital se présente de manière de plus en plus indéniable pour tout le monde est sans aucun doute la crise climatique et environnementale. On ne sait pas si cela sera pour nous, pour nos enfants ou nos petits enfants, mais il est maintenant certain que la vie sur Terre n’est plus capable de se maintenir si elle persiste dans la même forme. Cette forme de vie qui s’étend toujours plus, tant spatialement – au point de couvrir le globe entier –, qu’en profondeur – jusqu’à gouverner nos corps et nos esprits dans ce qu’ils ont de plus intime. Cette forme de vie est celle qu’engendre le monde du Capital. Et l’on sait que la planète ne supporte déjà plus cette forme de vie.
Quel intérêt peut-il y avoir à s’escrimer pour aménager un projet de loi perpétuant cette manière d’habiter la Terre, lorsque l’on sait que c’est justement la perpétuation de celle-là qui condamne celle-ci ? Alors que le nouveau régime de retraite ne versera pas de pensions avant 2037, les projections les moins alarmistes quant au changement climatique prévoient que d’ici une dizaine d’années, la hausse des températures entrainera une explosion de la mortalité. Il ne s’agit plus de défendre tel ou tel système de retraite venant récompenser une vie suspendue à l’exigence du Travail – au sens où ce dernier est la substance du Capital. Puisque c’est en travaillant toujours plus — au sens d’un accroissement de la dépense abstraite valorisant le Capital – que s’amplifie l’emprise destructrice que nous avons sur la planète. Le problème de vivre du Travail se déplace du plan où il était question de savoir à quel âge et sous quelles conditions on sortirait du Travail grâce à la retraite, vers le plan où ce qui importe est de savoir comment vivre tout à fait en dehors d’une logique vouée à rendre l’environnement invivable. Non plus : comment sortir en théorie d’un monde selon les aménagements qu’il nous accorde pour que toute notre vie reste claustrée à l’intérieur de ce même monde ? Mais : comment pratiquement repousser ce monde en perdition hors de nous pour atteindre les mondes au-dehors ?
Il faudrait ajouter à ça qu’avec l’évolution du Capital ces dernières décennies, ayant généré, entre autres, une crise sociale où le chômage est devenu structurel, toute discussion sur un départ à la retraite à 62 ans ou à un âge pivot pour lequel on se battrait afin de le conserver à 64 ans plutôt que 65, 66, voire 67, revient à un pur bavardage. Lorsque le monde du Travail vous rejette sitôt passé la cinquantaine et qu’il accueille la jeunesse au compte-goutte et dans des conditions de plus en plus précaires, revendiquer 69 aurait au moins le charme d’illustrer que ces discussions vont cul par-dessus tête.
Pire, la crise du Capital est également interne. Pour ne pas trop alourdir le présent texte, dont ce n’est pas exactement le sujet, je ne développerai pas ce constat qui pourtant le mériterait. Mais le fait est que la substance du Capital se dégonfle. Le remplacement croissant du Travail humain par l’automatisation informatisée conduit à l’épuisement de la logique fondamentale de valorisation de la valeur. Imaginer un système de retraite destiné à « redonner de la valeur au travail » n’a aucun sens à un stade où la valeur n’arrive plus à poursuivre sa nécessaire croissance grâce au Travail et ne se maintient plus que sous la forme fictive du crédit.
Au final, on a déjà bien compris que puisque la retraite est intimement liée au mode de vie du Capital, l’opposition au projet de loi sur les retraites dépasse largement ce dernier pour viser directement le système du Capital sur lequel il repose.
Que contient le projet de loi sur la retraite universelle ?
Ceci étant posé, il n’est pas inintéressant de se pencher sur les textes du projet de loi. Même s’il ne s’agit pas de se battre sur telle ou telle disposition, à partir du moment où ce sont ces textes qui définissent le projet, leur lecture peut nous permettre de mieux le comprendre. Voire de déterminer si l’essence même de la retraite universelle, telle que ces textes l’exposent, ne révèlerait pas des raisons supplémentaires de s’y opposer – des raisons radicales, germant à la racine du projet de loi. Puisque je me suis coltiné cette analyse, voici en quoi consistent ces textes.
Il y a en fait deux textes. L’un détaille les mesures du projet de loi instituant le régime de la retraite universelle. L’autre est un projet de loi dit organique. Il s’agit d’un type de texte juridique qui, dans la hiérarchie des normes, se situe juste au-dessous de la constitution et au-dessus d’une loi ordinaire – telle que le premier texte. Grosso modo, la loi organique organise les pouvoirs publics, donnant une sorte de cadre de fonctionnement aux lois ordinaires et nécessite des règles de majorité plus strictes pour être adoptée.
Il s’avère que la disposition la plus fondamentale de ce projet réside dans le premier article du projet de loi organique. Celui-ci introduit ce qui a été baptisé, dès les premières phases d’élaboration du projet, la « règle d’or ». Celle-ci impose au futur système de retraite de ne pas être déficitaire sur une période de cinq ans. Il s’agit là du principe sur lequel se base l’intégralité de ce système. Cela dévoile sa nature essentielle : la retraite universelle est une axiomatique.
Qu’est-ce qu’une axiomatique ? En mathématiques, une théorie est dite axiomatisée lorsque l’on parvient à la décrire formellement à partir d’un ensemble de propositions de base – les axiomes – qui sont posées comme vérités non démontrées et à partir desquelles découle l’ensemble des autres propositions de la théorie par simple application de règles logiques – ces dernières propositions démontrées logiquement à partir des axiomes sont appelées théorèmes. Il n’est pas question de retracer ici l’histoire et la philosophie ayant abouti à tenter d’axiomatiser l’intégralité des mathématiques. Il suffit de savoir que le courant axiomatique est né alors que des paradoxes avaient été démontrés dans certaines théories élaborées depuis l’aube des temps, remettant en cause la solidité de tout l’édifice mathématique. C’est que l’on avait certainement laissé trop de place à des vérités que l’on considérait comme telles, simplement parce qu’elles apparaissaient intuitivement vraies, qu’un schéma les représentait ainsi en cachant leurs erreurs, etc. L’axiomatique répondait ainsi au besoin de rendre indubitables les fondements de la totalité des mathématiques, les exemptant de toute incertitude. Le propre d’une axiomatique est de définir des axiomes qui manipulent des objets indéterminés – des signes qui ne sont ni des chiffres, ni des points, des droites ou des plans. Ce niveau d’abstraction permet à une même axiomatique de s’appliquer à plusieurs ensembles théoriques – par exemple, à la fois à l’arithmétique et à la géométrie Euclidienne. On appelle ainsi « modèles » les théories qui réalisent une axiomatique. Il y a dans l’axiomatique une volonté et un effort d’universalisation. Englober le maximum de modèles, voire l’entièreté des mathématiques, nécessite parfois d’ajouter ou de retirer des axiomes. Ce qui est permis tant que les axiomes considérés sont indépendants – on ne peut déduire un axiome d’un autre axiome – et ne sont pas contradictoires entre eux – une proposition ne peut être vraie en utilisant certains axiomes et fausse en en utilisant d’autres, sinon n’importe quoi pourrait être démontré.
Laissons ici ce bref aperçu mathématique, pour voir comment ce concept d’axiomatique caractérise le projet de retraite universelle. Il ne s’agit pas d’une simple métaphore, mais de prendre un concept défini dans un certain domaine de savoir, pour voir comment il permet d’éclairer la pensée dans un autre domaine. Et dans le cafouillage des discussions autour de ce projet de loi sur la retraite universelle, on a bien besoin, pour comprendre de quoi il retourne, de l’exposer à la lumière d’un projecteur conceptuel !
Alors peut-on dire du projet de loi sur la retraite universelle, comme je l’ai annoncé tout de go, qu’il constitue une axiomatique ? Je crois que oui. En tout cas, c’est l’impression première que m’a laissé sa lecture. Mais ce n’est jusqu’ici qu’une intuition. Il faut voir si elle se confirme ou pas.
La « règle d’or », en tout cas, ressemble tout à fait à un axiome. Elle est avancée sans être démontrée, c’est-à-dire sans qu’aucune justification ne vienne la soutenir. L’exposé des motifs qui accompagne le texte législatif du projet de loi organique se contente d’avancer tautologiquement que « l’adoption d’une règle obligeant les lois de financement de la sécurité sociale à prévoir l’équilibre du système de retraite sur chaque période de cinq années » répond au besoin de « la soutenabilité financière à long terme du système ». Cette règle est donc posée là, sans qu’on puisse la discuter, comme principe de base de tout le système envisagé.
Elle s’énonce ainsi : « La prévision de solde cumulé du système universel de retraite, résultant des prévisions de recettes et des objectifs de dépenses […] pour la période allant de l’année en cours aux quatre exercices à venir, doit être positive ou nulle ». C’est-à-dire qu’elle manipule des symboles non qualifiés : des prévisions de recettes et de dépenses, sans déterminer comment sont constituées les unes et les autres. Le système de retraite est ainsi défini de manière complètement abstraite. C’est un système abstrait dans lequel de l’argent rentre et sort. D’où vient cet argent ? Où va-t-il ? Quelle est sa couleur ? De quelle matière est-il fait ? A-t-il un sexe particulier ? Une odeur ? Un pédigrée ? Ce sont là des questions laissées de côté, puisqu’elles ne jouent aucun rôle à ce niveau, dans la valeur de vérité de cet axiome. Dans ces conditions, il ne fait plus de doute que cette règle d‘or fait plus que ressembler à un axiome : c’est bel et bien un axiome.
Pour que cet axiome de la règle d’or puisse être opérant à ce niveau d’abstraction, il suffit de l’ajouter à l’ensemble déjà existant des axiomes qui formalisent les principes de fonctionnement économique du Capital. Deleuze et Guattari ont en effet montré que l’économie politique du Capital pouvait être définie par une axiomatique sociale. Je ne peux ici que renvoyer aux développements convaincants de l’Anti-Œdipe et Mille plateaux ou du cours à Vincennes « Appareils d’État et machines de guerre ». Mais si l’on suit leur conclusion – le Capital fonctionne selon une axiomatique – alors il suffit d’ajouter aux axiomes usuels du Capital la règle d’or de la retraite universelle. Et l’on obtient effectivement une véritable axiomatique pour ce système de retraite.
Revenons à la question de savoir ce que représentent les flux d’argent, exprimés abstraitement par l’axiome de la règle d’or. Il s’agit typiquement d’une question qui fait partie de ce que doit préciser un modèle réalisant cette axiomatique de la retraite universelle. En mathématiques, il n’y a que des signes dans l’axiomatique. Ceux-ci deviennent par exemple des chiffres dans le modèle arithmétique et des points, des droites ou des plans dans le modèle géométrique. Or, en ce qui concerne la retraite universelle, un tel modèle est précisément ce que décrit le premier texte du projet de loi ordinaire. Ici, les recettes deviennent des cotisations. Les dépenses y sont incarnées par des pensions. Et tout devient plus concret !
En effet, le projet de loi ordinaire énonce les règles de fonctionnement du futur système de la retraite universelle : comment les cotisations viendront l’alimenter et sur quels critères seront versées les pensions. Il est inutile de détailler ici le contenu de ces règles. Ce sont justement les dispositions qui sont allègrement commentées partout. Et depuis la publication des textes du projet de loi, on peut en trouver des explications, article par article, qui suffisent amplement pour se faire une idée de comment tournera ce système de retraite. Surtout qu’il n’y a là rien de vraiment « disruptif ». Les mécanismes de la retraite universelle reprennent largement ceux du système de retraite complémentaire obligatoire des salarié·e·s du privé.
Il est plus intéressant de constater que les 65 articles du projet de loi ordinaire, élaborés sur 97 pages, constituent la mise en place d’un système de retraite en tant que modèle à double titre. D’une part, comme modèle réalisant l’axiomatique que nous avons identifiée, c’est-à-dire respectant les lois axiomatisées de l’économie du Capital et l’axiome de l’équilibre financier sur une base quinquennale qu’impose la règle d’or. D’autre part, en tant que les mécanismes énumérés visent à introduire des paramètres de nature discrète – c’est-à-dire des variables numériques liées par des équations algébriques – censés donner une représentation fidèle du fonctionnement réel et continu du système.
Et ce qu’il y a de particulier dans ce double modèle, c’est, d’une part, qu’il est conçu pour intégrer l’ensemble des autres modèles possibles – dont les régimes de retraite en vigueur actuellement, que ce soit le régime général ou les régimes spéciaux et complémentaires. Ceci témoigne du caractère universaliste du système envisagé qui, à terme, doit unifier en son sein la diversité des modèles existants et, de ce fait, interdire toute alternative.
D’autre part, le texte du projet de loi ordinaire prévoit que la fixation de la valeur de chacun des paramètres qu’il introduit soit, en dernier ressort, laissée à l’appréciation souveraine du gouvernement. Cela se traduit par l’autorisation de prendre 107 décrets, dont 76 sont relatifs à la fixation de la valeur numérique de 67 paramètres caractéristiques. Un décret est une disposition juridique qui, en raison de sa technicité, est prise directement par le pouvoir exécutif. Il est courant – et compréhensible – qu’un projet de loi laisse à la bureaucratie de l’État le soin de déterminer les aspects purement techniques mettant en œuvre la législation proposée. Ce qui est singulier dans ce projet sur la retraite universelle, c’est qu’en raison de son caractère axiomatique dicté par les lois de l’économie du Capital et de l’exigence d’équilibre financier, ces paramètres techniques donnent des valeurs à un modèle, conçu comme complètement quantifiable. La fixation numérique de ces quantités détermine ainsi in fine les conséquences concrètes qu’il aura sur la qualité de vie de ceux qu’il gouverne.
Pour prendre un exemple explicatif, revenons sur le fameux âge pivot. Comme on l’a déjà vu, le reversement de pensions de la retraite universelle est conditionné à la fois par un âge légal – fixé comme aujourd’hui à 62 ans – mais également par un âge d’équilibre – ou âge pivot – fixé par décret. Si l’on décide de prendre sa retraite avant d’avoir atteint cet âge pivot, le montant maximal de la pension, auquel on aurait droit en fonction des cotisations que l’on a versées tout au long de sa carrière professionnelle, est diminué d’un coefficient, approuvé par décret. Rien n’interdit que le gouvernement décrète un jour que la valeur de ce coefficient soit si infinitésimale qu’il soit finalement impossible matériellement de faire valoir ses droits à la retraite avant d’atteindre l’âge pivot, que rien n’empêche non plus d’être retardé infiniment. On aurait alors un système de retraite éliminant toute possibilité pratique de prendre sa retraite ! La règle d’or serait parfaitement respectée, ce qui est la seule obligation contraignante du système. Le solde pourrait même être positif – puisque l’axiome de la règle d’or n’impose pas l’équilibre mais interdit que le solde soit négatif –, ce qui permettrait aux cotisations engrangées mais non versées de fructifier sur les marchés financiers. Et ceux qui ne se satisferaient pas de ne plus bénéficier de pension de retraite avant d’atteindre un âge canonique pourraient toujours se tourner vers les produits vendus par les assurances privées. Au passage, il n’est pas innocent que le dernier article du projet de loi sur la retraite universelle prévoie la ratification d’ordonnances, prises à l’été 2019, étendant la possibilité de recourir à ces instruments financiers.
Au final, ce qu’il faut retenir du système de retraite envisagé, c’est qu’il obéit à une axiomatique réalisée par un modèle dont les valeurs fluctuantes des paramètres sont laissées à la discrétion du gouvernement. Il faut également insister sur le caractère universel – tel que le titre du projet l’affiche sans détour – de ce système de retraite. C’est-à-dire que cette axiomatique est vouée à capturer dans ses filets l’ensemble des régimes existants, pour tou·te·s les assuré·e·s – qu’il·elle·s soient né·e·s avant ou après 1975.
Pourquoi s’y opposer ?
Il s’ensuit immédiatement que toute déclaration du pouvoir en place ou de syndicats collaborateurs, affirmant que la retraite universelle garantit une conservation, voire une amélioration de la qualité de vie de telle ou telle catégorie d’assuré·e·s, voire de la totalité d’entre eux·elles, est un pur boniment. Personne ne peut le garantir. Puisque cela dépend entièrement des valeurs choisies par décret pour les paramètres modélisant ce système de retraite. Au passage, cela vaut également pour le régime des policiers. Si le projet de loi traite bien séparément – et apparemment favorablement – leur statut, donnant l’impression naïve de leur préserver une exception, cet éventuel privilège reste suspendu à la fixation de paramètres par pas moins de 7 décrets.
En outre, le projet de loi reste muet sur la mise en place d’un bon nombre de ces paramètres, qui devront être définis plus tard par le biais d’ordonnances. Une ordonnance est un texte législatif autorisé par le Parlement à être établi par le pouvoir exécutif. Le parlement n’a plus qu’à ensuite avaliser l’intégralité de ce texte, sans pouvoir en changer le moindre détail – avec tout de même la possibilité purement théorique de le rejeter entièrement, ce qui à ma connaissance ne s’est jamais produit dans la cinquième République. Pas moins de 26 ordonnances sont prévues dans le projet de loi sur la retraite universelle. La plupart portent sur les indicateurs à mettre en place pour gérer les transitions de régimes particuliers vers celui de la retraite universelle, ou pour prendre en compte des situations spécifiques, comme les pensions de réversion à un veuf ou une veuve divorcé·e. Mais d’autres ordonnances sont prévues pour des paramètres aussi fondamentaux que le calcul des cotisations. Dans ces conditions, on ne peut conclure qu’à la totale incertitude sur les conséquences matérielles de ce projet de loi.
On pourrait objecter qu’il en va de même des affirmations inverses de la part d’opposants, dénonçant la régression introduite par ce nouveau système de retraite en termes de qualité de vie. Puisqu’on nage dans l’incertitude en l’absence de paramètres qu’il reste à fixer par décrets ou ordonnances, ne devrait-il pas non plus être impossible d’alléguer de la nocivité du projet envisagé ?
En fait, non. Ce serait le cas si le système de la retraite universelle n’était pas gouverné par l’axiomatique que nous avons identifiée. Mais ici, si l’on se mettait à maintenir ou, pire, à améliorer la qualité de vie du point de vue de la retraite, les axiomes de l’économie du Capital – organisant notamment la conjugaison des flux abstraits de Travail et d’Argent — entreraient en contradiction avec la règle d’or. Le système deviendrait irrémédiablement déficitaire. La seule manière d’éviter la contradiction serait un contexte économique de reprise d’une croissance forte et constante et d’une baisse drastique et durable du chômage. Dans ces conditions, le système de retraites pourrait rester financièrement équilibré, les règles du Capital pourraient continuer à tourner et la qualité de vie des retraités pourrait se maintenir. Hélas, dans l’évolution actuelle du Capital, cette échappatoire via la croissance est plus qu’hautement improbable. Pire, la crise écologique et climatique rend la croissance non souhaitable, irresponsable et mortifère. Il est ainsi impossible de contrecarrer le caractère néfaste de la retraite universelle. La qualité de vie est vouée à régresser dans ce système.
Bref, coincé dans son axiomatique, le projet de retraite universel ne peut être mécaniquement que pernicieux.
Il l’est d’autant plus – pernicieux, et cela mécaniquement – que nous sommes restés jusqu’ici à un certain niveau d’abstraction, y compris dans notre analyse du modèle réalisant l’axiomatique. Mais en dernière instance, le système de retraite universelle a pour finalité de déterminer les sommes exactes des cotisations et des pensions, ainsi que les conditions précises et quantifiées de leur prélèvement et de leur reversement.
Or il n’échappera à personne que la détermination de ces quantités peut être entièrement automatisée. Il suffit qu’elle soit mise en œuvre par des algorithmes dont les équations modélisent l’axiomatique de la retraite universelle, manipulant des structures de données à même de refléter les divers paramètres introduits par le modèle. Ce mécanisme correspond exactement à ce en quoi consiste l’informatique : une modélisation numérique du réel.
Pour poursuivre, il nous faut revenir au texte même de la règle d’or. L’équilibre financier sur cinq ans qu’elle impose se base en effet sur des prévisions de recettes et de dépenses. La numérisation de telles prévisions repose d’ordinaire sur des projections statistiques – par exemple d’estimations des courbes de croissance économique, du taux d’emploi ou d’espérance de vie… Ces approximations prévisionnelles pourront ensuite être comparées aux chiffres effectivement réalisés, pour que l’écart différentiel résultant de ces comparaisons puisse être réinjecté dans le calcul des futures estimations. Il s’agit de ce qu’on appelle des boucles de rétroaction qui sont au principe même des algorithmes d’auto-apprentissage de l’intelligence artificielle.
Nous atteignons ici l’essence de la retraite universelle : un système complexe autonome, commandé et contrôlé par une axiomatique purement économique, qui peut être entièrement automatisée par des mécanismes téléologiques, dont l’efficience est accrue par des boucles de rétroaction affinant des projections statistiques. En un mot : un système cybernétique.
« Et alors ? » me direz-vous. Il n’y a là rien de scandaleux, ni de révoltant. Si le système de retraite peut fonctionner plus efficacement à l’aide d’algorithmes et d’intelligence artificielle, pourquoi s’en passer ? L’équilibre financier prescrit par la règle d’or qui détermine sa finalité n’est-il pas au fond une mesure de bon sens dans la gestion des retraites ?
Il n’en est rien. Ce qu’il y a de scandaleux et de révoltant est justement l’essence cybernétique de ce système. Pour au moins trois raisons. Tout d’abord, parce qu’un système cybernétique échappe à toute orientation consciente. Le gouvernement a beau proposer un système qu’il croit être totalement sous son égide, il ne sera au final que l’exécutant d’une raison algorithmique. Deuxièmement, parce que le modèle numérisé, sur lequel s’appuie tout système cybernétique, n’est au mieux qu’une représentation approximative d’une réalité infiniment plus complexe que ce qu’on peut en appréhender uniquement par le biais de paramètres discrets et quantifiables. Et cependant, c’est à partir de cette représentation diminuée que la cybernétique machine des résultats ayant en retour des incidences tout à fait concrètes sur la réalité, jusqu’à produire elle-même une réalité restreinte dans laquelle elle peut opérer. Enfin, parce qu’un système cybernétique vient conforter la forme pure prise par le Capital pour parvenir de nos jours à se perpétuer.
Comme l’« hypothèse cybernétique » [Tiqqun, Organe de liaison au sein du Parti Imaginaire, Zone d’Opacité Offensive, Les Belles-Lettres, 2001, p. 42] l’explique avec une lucidité remarquable :
« la cybernétique n’est pas, comme on voudrait l’entendre exclusivement, la sphère séparée de la production d’informations et de la communication, un espace virtuel qui se surimposerait au monde réel. Elle est bien plutôt un monde autonome de dispositifs confondus avec le projet capitaliste en tant qu’il est un projet politique, une gigantesque “machine abstraite” faite de machines binaires effectuées par l’Empire, forme nouvelle de la souveraineté politique, il faudrait dire une machine abstraite qui s’est fait machine de guerre mondiale. »
Si vous êtes arrivés au bout de ce texte – certainement trop long – il ne devrait plus y avoir de doute quant à la nécessité de s’opposer à ce projet de loi sur la retraite universelle. Et de le mettre en échec ! Il n’y a dans ce projet rien de négociable, à partir du moment où sa règle d’or permettra, quels que soient les ajustements marginaux, d’en assurer la finalité axiomatique et cybernétique.
Il n’est pas surprenant que le pouvoir en place ait choisi de réprimer par la terreur toute opposition. Seul un régime dictatorial peut imposer une atteinte aussi violente à la qualité de vie de celles et ceux qu’il gouverne. Et ceci explique que, malgré le dédain affiché, malgré la tentative de pourrissement, malgré les manœuvres de divertissement, malgré les brutalités policières systémiques, l’opposition à ce projet ne faiblisse pas et emprunte toutes les formes possibles et imaginables pour catégoriquement refuser ce qui est clairement inacceptable.
La question n’est donc plus que de savoir comment chacun·e, depuis sa situation singulière, peut efficacement contribuer à l’échec de ce projet. Et au-delà, du Monde qui le sous-tend.