nov.272014
À nos amis : l'insurrection spinoziste
dans la catégorie Ressources
S'il est un livre à lire immédiatement, c'est bien À nos amis, signé par le comité invisible et publié ce mois d'octobre par les éditions La Fabrique.
Parce que ce livre approfondit la question révolutionnaire, dans la continuation du travail commencé avec Tiqqun et faisant bien évidemment l'objet du précédent livre rédigé par le comité invisible, L'Insurrection qui vient, mais également de Premières mesures révolutionnaires, bien que signé cette fois-ci par Éric Hazan et Kamo. Parce qu'il évite tout bavardage et pointe très exactement les sujets sur lesquels il importe de s'interroger ici et maintenant. Parce qu'il analyse avec une clairvoyance inégalée la situation actuelle et les insurrections qui ont jailli – puis ont été écrasées – ces dernières années. Parce qu'il offre un éclairage quasi prémonitoire sur les soulèvements qui se produisent mondialement, à peine quelques jours après sa parution, et notamment en France contre les violences policières, suite à l'assassinat de Rémi Fraisse. Parce qu'il développe une attaque au cœur même des infrastructures de pouvoir du capitalisme démocratique. Parce qu'il dénonce sans concession les idéologies, stratégies et tactiques se réclamant « de gauche » mais qui n'ont comme résultat qu'un renforcement de l'ordre social, économique et politique actuel.
Mais aussi, parce que c'est un livre dont il se dégage une puissance indéniable. Parce que ses aphorismes incisifs et ses envolées poétiques touchent directement – sans médiation – le lecteur, tant intellectuellement que corporellement, affectivement ou sensuellement. Parce qu'il s'appuie sur une rare maîtrise d'un socle théorique et philosophique conséquent lui conférant une indéfectible solidité. Parce qu'il suscite immédiatement chez tout révolutionnaire un sentiment de Joie partagée, tant la lecture d'À nos amis conforte et réalise l'idée que l'insurrection n'a jamais été aussi actuelle.
Tout ceci a déjà été mentionné à propos d'À nos amis, dont la sortie a été largement couverte par la presse. Et il n'est pas utile d'avancer ici une opinion supplémentaire sur ce livre. Car il n'est pas question dans cette adresse à l'ami [, à] l'ami que l'on ne connaît pas encore, aussi
, d'exposer un point de vue qu'il s'agirait d'approuver ou de critiquer. Je n'en résumerai pas non plus l'enchaînement – qui, pour n'être point linéaire, n'en reste pas moins logique – des propos. Pour savoir sommairement ce que le comité invisible y retranscrit, on pourra se reporter par exemple à la note de lecture juste et fidèle, écrite par Camille Polloni, ou celle en anglais de Paul Cudenec.
On a souvent relevé à juste titre les influences situationnistes ou heideggeriennes du comité invisible. Mais j'aimerais dans ce billet souligner une autre philosophie qui sous-tend l'ensemble de ce dernier livre, en donne une clef de lecture et qui, à ma connaissance, n'a jamais été mentionnée, ni d'ailleurs explicitement revendiquée par le comité invisible. On ne peut même pas dire qu'il s'agisse d'une influence – peu importe que ce soit ou non le cas finalement –, tant cette philosophie apparaît maîtrisée, mise en pratique, en œuvre – mieux : réalisée – dans À nos amis. Car cette philosophie, loin de n'être que spéculation théorique, est une philosophie pratique, une éthique. Et cette éthique, qui est celle que propose le comité invisible comme début de plan
pour penser, attaquer, construire
, bref pour réaliser l'objectif révolutionnaire, c'est celle de Spinoza.
L'éthique révolutionnaire
Il n'y a pas d'autres monde. Il y a simplement une autre manière de vivre.Jacques Mesrine (À nos amis, p. 9)
Dès cette exergue, le lecteur est prévenu : il va s'agir là de penser l'acte révolutionnaire et d'en exposer une éthique. En effet, qu'est-ce que la révolution sinon le passage d'une situation actuelle à une autre ? Et la citation de Mesrine est on ne peut plus claire sur le fait que cet autre ne doit pas être considéré comme un changement de monde, c'est-à-dire la destruction du monde actuel en vue de reconstruire un monde nouveau, mais bien plutôt comme une autre manière de vivre, d'habiter le seul monde qui nous est donné. Dès lors, la question qui se pose est de définir la teneur de cette autre manière de vivre
que vise l'acte révolutionnaire :
Ce qui est en jeu dans les insurrections contemporaines, c'est la question de savoir ce qu'est une forme désirable de la vie […] (À nos amis, p. 49)
Il ne faut cependant pas confondre Éthique et Morale. Une Éthique est une recherche de la réponse à la question de comment en pratique conduire sa vie. Une Morale est un système de valeurs, fixées arbitrairement d'un commun accord, constituant le cadre dans lequel doivent s'inscrire tous les actes et pensées de la vie. Là n'est point l'objet d'À nos amis, qui regrette par exemple :
Depuis la déroute des années 1970, la question morale de la radicalité s'est insensiblement substituée à la question stratégique de la révolution. (À nos amis, p. 143, 144)
Il ne s'agit pas en effet de définir a priori ce qui est bien ou mal puis de s'appliquer à conformer ses actes et pensées à cette définition idéalisée. Cela n'a d'ailleurs aucun sens non plus pour Spinoza qui renverse ce jugement moral en notant que bien et mal ne peuvent être posés a priori, mais qu'au contraire c'est parce que ses actes ou ses pensées sont dirigées vers un objet que celui-ci doit être jugé bon et inversement mauvais si ses actes ou pensées repoussent cet objet :
nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu'il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu'un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. (Éthique, III, 9, scolie[1])
Non, la question révolutionnaire n'a rien à voir avec la morale mais tout avec l'éthique et À nos amis insiste là-dessus :
Car l'insurrection est le déplacement sur un terrain offensif de cette organisation qui n'en est pas une, n'étant pas détachable de la vie ordinaire. Elle est un saut qualitatif au sein de l'élément éthique, non la rupture enfin consommée avec le quotidien. (À nos amis, p. 167)
C'est à dire que la question révolutionnaire consiste, comme nous l'avons déjà vu, non pas à définir un autre monde dans lequel vivre, mais à savoir comment et vers où orienter nos désirs de vivre. Autrement dit, l'objectif révolutionnaire réside dans la connaissance de comment notre vie doit être conduite en vue de cet objectif même. C'est exactement ainsi que Spinoza présente en quoi consiste son Éthique, en précisant quelles sont les questions que celle-ci doit aborder :
Je ne traiterai que de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l'Esprit humain et de sa béatitude suprême. (Éthique, II, préface)
Ouvrons ici une courte parenthèse afin qu'il n'y ait pas de confusion chez ceux qui ne connaîtraient pas la philosophie de Spinoza. Lorsque ce dernier parle de béatitude, il ne s'agit nullement d'une notion religieuse, mais de la joie dans tout sa perfection. De même que Spinoza n'emploie le mot Dieu que parce qu'il s'agit du concept linguistique se rapportant le plus précisément à la toute puissance, c'est-à-dire à tout ce qui existe et peut exister. Dans la terminologie spinoziste, Dieu est ainsi complètement identifiée à la Nature. Et tout l'objectif de son éthique est dirigé vers la connaissance parfaite de cette totalité qu'est Dieu, c'est à dire la Nature
[2].
Cette parenthèse refermée, il reste à voir, si l'objectif de l'éthique spinoziste est la béatitude, quel peut bien être celui de l'éthique insurrectionnelle. Nous savons déjà qu'il ne serait être celui d'imaginer un autre monde
, détach[é] de la vie ordinaire
en rupture […] avec le quotidien
. Cette observation conduit À nos amis à préciser plus en avant, si ce n'est l'objectif de l'éthique révolutionnaire, tout au moins sur quoi celle-ci peut se baser, de quelle réalité peut-elle partir :
Mais il y a, dans les insurrections contemporaines, quelque chose qui les désarçonne particulièrement : elles ne partent plus d'idéologies politiques, mais de vérités éthiques. […] Ce sont des vérités qui nous lient à nous-mêmes, à ce qui nous entoure et les uns aux autres. Elles nous introduisent à une vie d'emblée commune, à une existence inséparée, sans égard pour les parois illusoires de notre Moi. (À nos amis, p. 45, 46)
L'homme comme partie de la nature
Ainsi, étant compris que l'éthique révolutionnaire exposée dans À nos amis vise à faire exister une autre manière de vivre
, cette dernière doit rompre avec ce qui caractérise la manière de vivre actuelle, avec, par conséquent, ce qui dans l'ordre social actuel rend ce dernier invivable. Nous venons de voir déjà que cette caractéristique avait quelque chose à voir avec des liens que l'ordre social actuel aurait rompu, des liens tant avec ce qui nous entoure
qu'entre les uns [et les] autres
. Et c'est effectivement ce qui rend l'ordre social actuel catastrophique :
Cette catastrophe est d'abord existentielle, affective, métaphysique. Elle réside dans l'incroyable étrangeté au monde de l'homme occidental, celle qui exige par exemple qu'il se fasse maître et possesseur de la nature […] (À nos amis, p. 29)
C'est en effet un trait caractéristique de l'ordre social actuel, c'est-à-dire du capitalisme démocratique, que pour s'imposer en tant que tel, il lui est nécessaire que les consciences soient captées par une dialectique de la subjectivité et de l'objectivité et que la manière de vivre sous cet ordre soit tout entière dirigée par cette dialectique. Le capitalisme démocratique a besoin que les hommes qu'il tient sous sa coupe se considèrent comme des sujets libres, ayant pleins pouvoirs pour agir sur – et posséder – la nature qui les entoure, cette dernière devant donc être pensée comme objet de l'action productive de ces sujets — et comme leur objet de propriété – et donc étrangère à eux. On retrouve là bien entendu le concept d'aliénation de Marx, lorsqu'il décrit que [le travail aliéné] rend étranger à l'homme son propre corps, comme la nature en dehors de lui, comme son essence spirituelle, son essence humaine[3]
. Mais cette critique radicale de la philosophie moderne de la subjectivité est également à la base de la Société du spectacle de Guy Debord. Et c'est encore elle que dénoncent les figures du Bloom ou de la Jeune fille dans les travaux antérieurs de Tiqqun.
On peut comprendre que cette philosophie anthropocentrique de la subjectivité soit qualifiée d'incroyable dans À nos amis si l'on se souvient de la manière dont Spinoza dénie à l'homme toute notion de libre arbitre :
les hommes se croient libres par cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions mais qu'ils ignorent les causes qui les déterminent. (Éthique, III, 2, scolie)
Dans l'anthropologie spinoziste, le libre arbitre n'est rien de plus qu'une croyance, née de l'ignorance. Or, sans libre arbitre, c'est la notion même de sujet qui s'écroule et avec elle cette conception plaçant l'homme au centre de tout. C'est pour cette raison même qu'est raillé dans À nos amis le raisonnement erroné ayant conduit le candidat de la « gauche » française à intituler son programme pour les dernières élections présidentielles L'Humain d'abord :
La gauche de la gauche, quand on lui demande en quoi consisterait la révolution, s'empresse de répondre :
mettre l'humain au centre. Ce qu'elle ne réalise pas, cette gauche-là, c'est combien le monde est fatigué de l'humanité – cette espèce qui s'est crue le joyaux de la création, qui s'est estimée en droit de tout ravager puisque tout lui revenait. (À nos amis, p. 33)
Mais l'éthique révolutionnaire développée dans À nos amis, tout comme l'éthique spinoziste, ne part pas d'une conception de l'homme, d'une anthropologie, mais bien plutôt d'un niveau plus global, d'une conception de l'Être, de Tout ce qui Est, d'une ontologie. L'ontologie spinoziste critique d'ailleurs très explicitement cette conception faisant de l'homme un Être privilégié par rapport à Tout ce qui Est, un empire dans un empire
:
La plupart de ceux qui ont écrit sur les affects et sur les principes de la conduite semblent traiter non de choses naturelles qui suivent des lois générales de la Nature, mais de choses qui sont en dehors de cette Nature. Il semble même qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient en effet que, loin de le suivre, l'homme perturbe l'ordre de la Nature et que, dans ses propres actions, il exerce une puissance absolue et n'est déterminé que par lui-même. (Éthique, III, préface)
Au contraire, il faut, dans cette ontologie, comprendre l'homme comme n'étant qu'une partie de la nature :
Il est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la Nature. (Éthique, IV, 4)
Mais si l'homme n'est qu'une partie de la nature, cela signifie qu'il est tout cela et rien d'autre, qu'il tire de la nature tout ce qu'il fait et pense :
Qu'il soit sage ou insensé, l'homme est toujours une partie de la nature, et tout ce par quoi il est déterminé à agir doit être rapporté à la puissance de la nature en tant qu'elle peut être définie par la nature de tel ou tel homme. Qu'il soit conduit par la raison ou par le seul désir, l'homme en effet ne fait rien qui ne soit conforme aux lois et aux règles de la nature, c'est-à-dire en vertu du droit de nature. (Traité politique, II, 5[4])
Ainsi, toute l'éthique révolutionnaire d'À nos amis part de cette ontologie impliquant, puisque l'homme est une partie de la nature, que celui-ci se doit avant tout d'habiter pleinement celle-là. Les liens unissant la nature à l'homme sont ontologiquement insécables. C'est bien toute l'œuvre de l'idéologie subjectiviste du capitalisme qui, pour que celui-ci s'impose, nous fait croire à une séparation. Car imaginer une telle séparation entre l'homme et la nature rend nécessaire que les hommes soient gouvernés. Or, comme déjà affirmé dans Premières mesures révolutionnaires, devenir à jamais ingouvernables est un principe cardinal de l'éthique révolutionnaire :
[…] la question du gouvernement ne se pose qu'à partir d'un vide, à partir d'un vide qu'il a le plus souvent fallu faire. Il faut au pouvoir d'être suffisamment détaché du monde, il lui faut avoir créé un vide suffisant autour de l'individu, ou bien en lui, avoir créé entre les êtres un espace assez déserté, pour que l'on puisse, de là, se demander comment on va agencer tous ces éléments disparates que plus rien ne relie, comment on va réunir le séparé en tant que séparé. Le pouvoir crée le vide. Le vide appelle le pouvoir.
Sortir du paradigme du gouvernement, c'est partir en politique de l'hypothèse inverse. Il n'y a pas de vide, tout est habité, nous sommes chacun d'entre nous le lieu de passage et de nouage de quantité d'affects, de lignée, d'histoires, de significations, de flux matériels qui nous excèdent. Le monde ne nous environne pas, il nous traverse. Ce que nous habitons nous habite. Ce qui nous entoure nous constitue. Nous ne nous appartenons pas. Nous sommes toujours-déjà disséminés dans tout ce à quoi nous nous lions. La question n'est pas de former le vide d'où nous parviendrions à enfin ressaisir tout ce qui nous échappe, mais d'apprendre à mieux habiter ce qui est là, ce qui implique d'arriver à le percevoir – et cela n'a rien d'évident pour les enfants bigleux de la démocratie. Percevoir un monde peuplé non de choses, mais de forces, non de sujets, mais de puissances, non de corps, mais de liens.
C'est par leur plénitude que les formes de vie achèvent la destitution. (À nos amis, p. 78, 79)
S'opposant à l'idée de gouvernement – que Spinoza ne manquerait pas de qualifier d'inadéquate – c'est la qualité et la force des liens unissant les hommes entre eux et à la nature qui est mise en avant dans l'éthique d'À nos amis :
La commune, c'est donc le pacte de se confronter ensemble au monde. C'est compter sur ses propres forces comme source de liberté. Ce n'est pas une entité qui est visée là : c'est une qualité de lien et une façon d'être dans le monde. Voilà un pacte qui ne pouvait qu'imploser avec l'accaparement de toutes les richesses par la bourgeoisie, avec le déploiement de l'hégémonie étatique. (À nos amis, p. 201, 202)
L'immanence de la révolution
Ainsi cette qualité de lien
, cette façon d'être au monde
doivent être envisagées comme provenant de nos propres forces
. C'est-à-dire qu'il ne faut pas compter sur une intervention extérieure, qui, du haut de sa supériorité, nous permettrait d'y accéder. Autrement dit : pas de transcendance. La révolution doit exister en elle-même et par elle-même :
[…] la révolution, ce n'était pas ce sur quoi déboucherait peut-être un jour Taksim, mais son existence en acte, son immanence bouillonnante, ici et maintenant. (À nos amis, p. 200)
Où l'on retrouve la principale caractéristique de l'ontologie spinoziste, qui est avant tout une ontologie de l'immanence. Spinoza commence en effet son Éthique par un premier livre intitulé De Dieu. La parenthèse ouverte précédemment nous met déjà en garde contre le fait d'y voir une quelconque idée religieuse : dans la terminologie spinoziste, Dieu est identique à la Nature, à tout ce qui existe et peut exister. Dieu est ainsi une substance, autrement dit ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n'exige pas le concept d'une autre chose, à partir duquel il devrait être formé
[5]. Et Spinoza démontre, en totale opposition au dualisme cartésien distinguant la substance étendue et la substance pensante – le corps et l'âme –, qu'il y a nécessairement unicité de la substance éternelle et infinie, ainsi substance pensante et substance étendue sont une seule et même substance
[6]. Cette unicité de la substance signifie qu'il existe une immanence complète de l'activité de production dans l'infinité des choses produites, la nature est à la fois tout ce qui produit et tout ce qui est produit. Spinoza distingue la nature naturante de la nature naturée, tout en rappelant qu'il s'agit de la même chose considérée différemment :
Avant de continuer je veux expliquer, ou plutôt indiquer, ce que nous devons entendre par Nature Naturante et Nature Naturée. Je pense que, par ce qui précède, il apparaît déjà que nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu en tant qu'il est considéré comme une cause libre. Mais par Nature Naturée, j'entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de chacun de ses attributs, c'est-à-dire tous les modes des attributs de Dieu en tant qu'on les considère comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent, sans Dieu, ni être ni être conçues. (Éthique, I, 29, scolie)
À nos amis reprend une terminologie directement calquée sur cette distinction spinoziste, en réfutant une quelconque dialectique entre le constituant et le constitué :
Un de ces vices réside en ce que nous pensons encore bien souvent la révolution comme une dialectique entre le constituant et le constitué. Nous croyons encore à la fable qui veut que tout pouvoir constitué s'enracine dans un pouvoir constituant, que l'État émane de la nation, comme le monarque absolu de Dieu, qu'il existe en permanence sous la constitution en vigueur, une autre constitution, un ordre à la fois sous-jacent et transcendant, le plus souvent muet , mais qui peut surgir par instants telle la foudre. (À nos amis, p. 73)
Il découle de cette ontologie de l'immanence, tant pour Spinoza que dans À nos amis, que rien ne sert de croire en une quelconque transcendance, que celle-ci s'incarne dans un dieu anthropomorphe, dans un gouvernement quel qu'il soit ou dans une société civile réifiée :
Il n'y a pas de ciel social au-dessus de nos têtes, il n'y a que nous et l'ensemble des liens, des amitiés, des inimitiés, des proximités et des distances effectives dont nous faisons l'expérience. Il n'y a que des nous, des puissances éminemment situées et leur capacité à étendre leurs ramifications au sein du cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose. (À nos amis, p. 195)
La puissance du conatus révolutionnaire
En se fondant sur cette ontologie de l'immanence, on peut désormais, dans À nos amis tout comme avec Spinoza, en revenir à une anthropologie. On peut s'interroger sur ce qu'est cette partie de la nature que la citation d'À nos amis précédente nomme des nous
.
À cette question de la nature humaine, il est donc répondu dans À nos amis que nous sommes des puissances éminemment situées et leur capacité à étendre leurs ramifications au sein du cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose
. Il est ici frappant de constater qu'il s'agit exactement de la réponse que donne Spinoza lui aussi.
En effet, Spinoza nomme conatus cette puissance, qui est un effort pour persévérer dans son être[7] et constitue l'essence actuelle de chaque homme[8]. Le conatus est une volonté, un désir[9] orientant les actes et pensées de chacun, selon son degré de puissance[10]
À partir de cette définition, toute l'Éthique spinoziste repose sur la capacité de chacun à accroître effectivement cette puissance, ce qui est exactement ce qui est entendu dans À nos amis par étendre [ses] ramifications
, ou encore plus explicitement :
Une force révolutionnaire de ce temps veillera plutôt à l'accroissement patient de sa puissance. […] Il ne manque jamais de bureaucrates pour savoir exactement ce qu'ils comptent bien faire de la puissance de nos mouvements, c'est-à-dire comment ils comptent en faire un moyen, un moyen de leur fin. Mais de la puissance en tant que telle, nous n'avons pas coutume de nous soucier. (À nos amis, p. 236, 237)
L'accroissement de la puissance du conatus, que Spinoza définit comme l'essence actuelle de chaque homme, devient ainsi l'essence même du processus collectif révolutionnaire :
La logique de l'accroissement de puissance, voilà tout ce que l'on peut opposer à celle de la prise du pouvoir. (À nos amis, p. 166)
La puissance qui s'en dégage [de ces différentes luttes dites « locales »] n'est pas ce qu'il s'agit de mobiliser en vue de la victoire, mais la victoire même, dans la mesure où, pas à pas, la puissance croît. (À nos amis, p. 190)
Il faut noter que ce passage de la puissance comme essence de l'homme singulier à la puissance collective révolutionnaire est en tout point conforme à ce que Spinoza considère comme choses singulières :
Par choses singulières j'entends les choses finies et dont l'existence est déterminée. Si plusieurs individus concourent à une action unique, de telle sorte qu'ils soient tous simultanément la cause d'un seul effet, je les considère tous dans cette mesure comme une seule chose singulière. (Éthique, II, définition VII)
Il est ainsi tout à fait fondé de définir dans À nos amis le degré de puissance collectif, son intensité comme constituant la force de frappe révolutionnaire :
Notre force de frappe est faite de l'intensité même de ce que nous vivons, de la joie qui en émane, des formes d'expressions qui s'y inventent, de la capacité collective à endurer l'épreuve dont elle témoigne. (À nos amis, p. 196)
Et c'est bien ce conatus révolutionnaire collectif, en tant qu'il est essentiel, qui prime sur les effets dont il est la cause :
Si la commune « produit », ce ne peut être qu'incidemment ; si elle satisfait nos « besoins », c'est en quelque sorte par surcroît, par surcroît de son désir de vie commune ; et non en prenant la production et les besoins pour objet. (À nos amis, p. 217)
Car l'objet du conatus révolutionnaire est plutôt ce qui est précédemment identifié dans À nos amis comme le cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose
. Ce que Spinoza formule à son tour :
Quand certains corps de même grandeur ou de grandeur différente sont contraints par les autres corps à rester appliqués les uns contre les autres ou, s'ils se meuvent à la même vitesse ou à une vitesse différente, sont contraints à se communiquer leur mouvement les uns aux autres selon un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux et que tous composent ensemble un seul corps, c'est-à-dire un Individu qui se distingue des autres par cette union des corps. (Éthique, II, 13, définition)
Enfin, l'analogie entre l'anthropologie spinoziste et celle sur laquelle repose À nos amis est complète lorsque l'on considère comment toutes deux revendiquent l'unicité du corps et de l'esprit, découlant directement de l'ontologie immanente de l'unicité de la Substance :
L'objet de l'idée constituant l'Esprit humain est le Corps, c'est-à-dire un certain mode de l'Étendue existant en acte, et rien d'autre. (Éthique, II, 13)
Il suit de là que l'homme consiste en un Esprit et un Corps, et que le Corps humain existe comme nous le sentons. (Éthique, II, 13, corollaire)
Ainsi, si l'on ne peut distinguer corps et esprit chez l'homme et que ce dernier est une partie de la nature, il importe que le processus révolutionnaire, c'est-à-dire sa puissance, son conatus, garde ces trois dimensions liées entre elles :
Nous dirons ceci : toute puissance a trois dimensions, l'esprit, la force et la richesse. La condition de sa croissance est de les tenir toutes trois ensemble. En tant que puissance historique, un mouvement révolutionnaire est ce déploiement d'une expression spirituelle – qu'elle prenne une forme théorique, littéraire, artistique ou métaphysique –, d'une capacité guerrière – qu'elle soit orientée vers l'attaque ou l'autodéfense – et d'une abondance de moyens matériels et de lieux. Ces trois dimensions se sont composées diversement dans le temps et dans l'espace, donnant naissance à des formes, à des rêves, à des forces, à des histoires chaque fois singulières. Mais chaque fois que l'une de ces dimensions a perdu le contact avec les autres pour s'en autonomiser, le mouvement a dégénéré. Les Brigades rouges, les situationnistes et les boîtes de nuit – pardon, les « centres sociaux » – des Désobéissants comme formules-types de l'échec en matière de révolution. Veiller à son accroissement de puissance exige de toute force révolutionnaire qu'elle progresse simultanément sur chacun de ces plans. Rester entravé sur le plan offensif, c'est à terme manquer d'idées sagaces et rendre insipide l'abondance de moyens. Cesser de se mouvoir théoriquement, c'est l'assurance d'être pris au dépourvu par les mouvements du capital et perdre la capacité de penser la vie dans nos lieux. Renoncer à construire des mondes de nos mains, c'est se vouer à une existence de spectre. (À nos amis, p. 238, 239)
Un monde d'affects
Dans son Éthique, Spinoza accorde une place centrale au concept d'affect, ainsi défini :
J'entends par Affect les affections du Corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées. (Éthique, III, définition III)
En d'autres termes : tout ce qui nous arrive et tout ce que cela nous fait, c'est cela qui détermine notre puissance d'agir, notre conatus. Nous vivons ainsi dans un monde d'affects, ce qui est précisément reconnu dans À nos amis en citant un ami anarchiste révolutionnaire :
[…] nous héritons de la modernité une conception de l'espace comme étendue vide, uniforme et mesurable dans laquelle viennent prendre place objets, créatures ou paysages. Mais le monde sensible ne se donne pas à nous ainsi. L'espace n'est pas neutre. Les choses et les êtres n'occupent pas une position géométrique, mais l'affectent et en sont affectés.Gustav Landauer (À nos amis, p. 203)
Et ce monde d'affects est le monde conflictuel dans lequel s'affrontent les conatus, cherchant ce qui peut accroître ou seconder leur puissance et s'efforçant d'éliminer ce qui la réduit ou la réprime[11], ce qui est formulé dans À nos amis, de manière on ne peut plus spinozienne :
Si nous ne sommes pas des individus unifiés dotés d'une identité définitive comme le voudraient la police sociale des rôles, mais le siège d'un jeu conflictuel de forces dont les configurations successives ne dessinent guère que des équilibres provisoires, il faut aller jusqu'à reconnaître que la guerre est en nous […] (À nos amis, p. 140)
La reprise dans À nos amis du concept spinoziste d'affect est d'une telle évidence que les propos relatifs aux affects peuvent y être utilement éclairés par les définitions que donne Spinoza à chacun d'entre eux.
Ainsi, rien d'étonnant à ce que, constatant que la révolution semble partout s'étrangler au stade de l'émeute
, voire que ce manque de puissance des forces révolutionnaires […] ouvre la voie [aux] fascistes
, il en soit conclut :
L'impuissance aigrit. (À nos amis, p. 13)
Car, le ressort du conatus révolutionnaire est comme nous l'avons vu ce qui augmente sa puissance. Or Spinoza nomme Joie l'affect primitif par lequel l'Esprit passe à une plus grande perfection
et, à l'inverse, Tristesse celui par lequel on passe à une perfection moindre
[12]. Et ce sont ces deux affects que le désir, qui est l'essence de l'homme, s'efforce de promouvoir ou de repousser :
Nous nous efforçons de promouvoir l'avènement de tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la Joie, mais nous nous efforçons d'éloigner ou de détruire tout ce qui s'y oppose, c'est-à-dire tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la Tristesse. (Éthique, III, 28)
Le constat du manque de puissance des forces révolutionnaires, c'est-à-dire leur impuissance, s'accompagne donc bien d'un affect de Tristesse : il aigrit.
De même, en se référant à l'analyse que Spinoza fait des affects, on peut mieux comprendre la critique virulente faite dans À nos amis aux affects lié à la démocratie, comparés à ceux qu'enveloppe l'insurrection :
Le fait qu'une forme d'organisation aussi banale et sans surprise que l'assemblée ait été investie d'une telle vénération frénétique en dit néanmoins long sur la nature des affects démocratiques. Si l'insurrection a d'abord trait à la colère, puis à la joie, la démocratie directe, dans son formalisme, est d'abord une affaire d'angoissés. (À nos amis, p. 62)
Or, pour Spinoza, la Colère est un Désir par lequel nous sommes incités, par la Haine, à faire subir un mal à celui que nous haïssons
[13]. Sachant que la Haine est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure
[14], l'insurrection a bien trait à la reconnaissance que ce contre quoi l'on s'insurge est ce qui diminue notre puissance d'agir, c'est-à-dire de la cause extérieure de tristesse, et au désir de lui faire subir un mal, d'éloigner ou de détruire cette cause. Ceci dans le but d'accroître notre puissance, de passer à un degré supérieur de perfection, ce qui pour Spinoza est exactement la définition de la Joie : le passage d'une perfection moindre à une plus grande perfection
[15].
Quant à l'angoisse, si elle n'est pas nommément définie dans l'Éthique de Spinoza, on peut sans aucun doute la rapprocher de la Crainte, qui est une Tristesse inconstante, née de l'idée d'une chose future ou passée, dont l'issue est en quelque mesure incertaine pour nous
[16] et la définir comme crainte sans objet, dont la cause reste confuse et pourtant liée à notre nature humaine, comme partie de la nature[17]. La démocratie, l'assemblée démocratique et sa pratique du vote comme mode de décision sont alors bel et bien ce qui permet de faire taire une telle crainte, en lui attribuant un objet qui s'exprime dans les différentes alternatives proposées au vote.
Pour enfoncer le clou, on pourrait également remarquer que l'angoisse est mentionnée par Spinoza dans son Éthique à propos de ce qu'il appelle la vaine Gloire
:
Ce qu'on appelle la vaine Gloire est une Satisfaction de soi favorisée par la seule opinion de la foule ; quand cette opinion disparaît, disparaît aussi la satisfaction, c'est-à-dire le bien suprême, aimé par chacun. C'est pourquoi celui qui se glorifie de l'opinion de la foule est angoissé par un souci quotidien, et il s'efforce, travaille et s'applique à conserver son renom. La foule est en effet diverse et inconstante et si le renom n'est pas entretenu, il disparaît bientôt. Mieux : comme tous désirent capter les applaudissements de la foule, chacun ruine aisément le renom d'autrui. Par suite, comme il s'agit d'un combat pour ce qu'on estime être le bien suprême, il se produit un violent désir de s'abaisser réciproquement et celui qui enfin sort victorieux de ce combat se glorifie plus d'avoir nui à autrui que d'avoir été utile à soi-même. Cette Gloire ou Satisfaction est donc en réalité vaine puisqu'elle n'est rien. (Éthique, IV, 58, scolie)
N'est-ce pas cette vaine gloire qui est devenu l'enjeu principal de la démocratie ?
Insurgez-vous !
Il est un affect particulier sur lequel il vaut la peine de s'arrêter un instant : l'Indignation. Celui-ci est l'objet d'une virulente attaque dans À nos amis :
Nous écrivons « des indignés » entre guillemets car dans la première semaine d'occupation de la Puerta del Sol, on faisait référence à la place Tahrir, mais aucunement à l'opuscule inoffensif du socialiste Stéphane Hessel, qui ne fait l'apologie d'une insurrection citoyenne des « consciences » qu'afin de conjurer la menace d'une insurrection véritable. […] La manœuvre spectaculaire est bien connue, qui consiste à prendre le contrôle symbolique des mouvements en les célébrant dans un premier temps pour ce qu'ils ne sont pas, afin de mieux les enterrer le moment venu. En leur assignant l'indignation comme contenu, on les vouait à l'impuissance et au mensonge.
Nul ne ment plus que l'homme indigné, constatait Nietzsche. Il ment sur son étrangeté à ce dont il s'indigne, feignant de n'être pour rien dans ce dont il s'émeut. Son impuissance, il la postule afin de mieux se laver de toute responsabilité quant au cours des choses ; puis il la convertit en affect moral, en affect de supériorité morale. Il croit avoir des droits, le malheureux. Si l'on a déjà vu des foules en colère faire des révolutions, on n'a jamais vu des masses indignées faire autre chose que protester impuissamment. La bourgeoisie s'offusque puis se venge ; la petite-bourgeoisie, elle, s'indigne puis rentre à la niche. (À nos amis, p. 55, 56)
Or si l'on considère la définition que donne Spinoza dans l'Éthique :
L'Indignation est une Haine pour quelqu'un ayant mal agi envers un autre. (Éthique III, Définitions des affects, XX)
on voit mal ce qui pourrait susciter une telle charge offensive envers une haine, c'est-à-dire envers un affect triste, si ce n'est que, par définition, celui-ci s'accompagne d'une réduction de puissance. Qui plus est, lorsque l'on referme l'Éthique pour ouvrir le Traité politique, l'indignation est présentée cette fois-ci comme déclencheur de l'insurrection :
Il faut considérer en troisième et dernier lieu qu'une mesure provoquant l'indignation générale a peu de rapport avec le droit de la Cité. Certainement en effet, obéissant à la nature, les hommes se ligueront contre elle soit en raison d'une crainte commune, soit par désir de tirer vengeance de quelque mal commun et, puisque le droit de la Cité se définit par la puissance commune de la masse, il est certain que la puissance et le droit de la Cité sont amoindris puisqu'ils donnent des raisons de former une ligue. (Traité politique, III, 9)
Et Spinoza parle bien ici d'une insurrection capable de renverser l'État :
Il n'est pas douteux que les contrats ou les lois par quoi la multitude transfère son droit à un conseil ou à un homme, doivent être violés quand cette violation importe à l'intérêt commun. […] si cependant ces lois sont de telle nature qu'elles ne puissent être violées, sans que la Cité par cela même en soit affaiblie, c'est-à-dire que la crainte éprouvée en commun par le plus grand nombre des citoyens se transforme en indignation, par cela même la Cité est dissoute et la loi suspendue ; ce n'est donc plus conformément au droit civil mais en vertu du droit de la guerre qu'elle est défendue. (Traité politique, IV, 6)
On pourrait ainsi voir dans la référence à l'indignation, une disjonction complète entre le spinozisme et À nos amis. Il n'en est rien !
Car à mieux y regarder, c'est juste après avoir défini cet affect d'indignation au livre III de l'Éthique que Spinoza précise une fois pour toutes que le vocabulaire qu'il emploie se base sur celui employé dans le langage courant, sans toutefois signifier exactement la même chose :
Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l'usage courant. Mais mon dessein est d'expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d'usage ne s'oppose pas entièrement au sens où je veux les employer. Qu'il suffise d'en être averti une seule fois. (Éthique III, Définitions des affects, XX, explication)
Ainsi l'indignation tant décriée dans À nos amis, celle promue par le best-seller du socialiste Stéphane Hessel
, y est justement prise pour le sens qu'elle revêt dans l'usage courant et très précisément qualifiée comme affect de supériorité morale
, aussi doit-elle être considérée différemment de l'indignation définie par Spinoza.
Car la particularité de l'indignation dans la théorie spinoziste des affects est qu'elle fait partie des affects engendrés par mimétisme. C'est un affect de tristesse provoqué par la tristesse ressentie par autrui, une imitation affective, dont l'intensité est d'autant plus grande que ce dernier nous est semblable – et plus forte encore s'il s'agit de quelqu'un que nous aimons[18]. En cela, il est susceptible d'affecter pareillement ceux qui se reconnaissent semblables. C'est donc un affect capable de constituer une puissance commune de la part de tous ceux qu'il affecte.
Or la légitimité d'un pouvoir n'est rien d'autre que son existence même en tant que puissance supérieure aux puissances individuelles tenues sous ce pouvoir. On ne dit qu'un pouvoir est légitime que lorsqu'on le reconnaît effectivement comme pouvoir et que, dans un même moment, l'on s'y soumet. Un pouvoir n'est en aucune façon institué de manière transcendantale – dans une dialectique du constituant et du constitué
pour reprendre les termes d'À nos amis. Bien plutôt, un pouvoir n'existe que si les individus qui le reconnaissent et s'y soumettent le dotent d'un affect suffisamment puissant pour que ce pouvoir existe effectivement. Or un affect ne peut être ni réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer
[19]. Pour renverser un pouvoir, il est donc nécessaire que la puissance insurrectionnelle soit suffisamment intense ; et elle ne le sera qu'en parvenant à coaliser un ensemble suffisamment important de puissances individuelles.
Autrement dit, lorsqu'un pouvoir se maintient par une crainte certes commune, cette dernière n'est capable de susciter qu'une haine solitaire de chacun envers ce pouvoir. Mais si ce pouvoir engendre une crainte dépassant un certain seuil, cette crainte se change en indignation, au sens spinoziste et non hesselien, et chacun sait alors que d'autres éprouvent la même haine, ce qui permet de constituer une dynamique collective à même de rassembler une puissance insurrectionnelle :
bien que nous disions que les hommes dépendent non d'eux-mêmes mais de la Cité, nous n'entendons point par là que les hommes puissent perdre leur nature humaine et en revêtir une autre. Nous n'entendons point par suite que la Cité ait le droit de faire que les hommes aient des ailes pour voler, ou, ce qui est tout aussi impossible, qu'ils considèrent avec respect ce qui excite le rire ou le dégoût ; nous entendons qu'alors que, certaines conditions étant données, la Cité inspire aux sujets crainte et respect, si ces mêmes conditions cessent d'être données, il n'y a plus crainte ni respect, de sorte que la Cité elle-même cesse d'exister. Donc la Cité, pour rester maîtresse d'elle-même, est tenue de maintenir les causes de crainte et de respect, sans quoi elle n'est plus une Cité. À celui ou à ceux qui détiennent le pouvoir public, il est donc également impossible de se produire en état d'ébriété ou de nudité avec des prostituées, de faire l'histrion, de violer ou de mépriser ouvertement les lois établies par eux-mêmes, et tout en agissant ainsi, de conserver leur majesté ; cela leur est tout aussi impossible que d'être et en même temps de ne pas être. Mettre à mort les sujets, les dépouiller, user de violence contre les vierges, et autres choses semblables, c'est changer la crainte en indignation, et conséquemment l'état civil en état de guerre. (Traité politique, IV, 4)
Et c'est ici que l'analyse spinoziste rejoint totalement celle d'À nos amis, lorsqu'il y est montré que la destitution du pouvoir n'a aucun sens dans une dialectique du constituant et du constitué, c'est-à-dire dans une ontologie de la transcendance. Alors qu'au contraire, une insurrection fondée sur l'immanence renverse le pouvoir en le montrant pour ce qu'il est : quelque chose qui n'existe que parce que l'on reconnaît qu'il existe – c'est-à-dire qui tire sa puissance des puissances individuelles qui le composent – et qui pourrait tout aussi bien ne pas exister :
Instituer ou constituer un pouvoir, c'est le doter d'une base, d'un fondement, d'une légitimité. C'est, pour un appareil économique, judiciaire ou policier, ancrer son existence fragile dans un plan qui le dépasse, dans une transcendance censée le rendre hors d'atteinte. Par cette opération, ce qui n'est jamais qu'une entité localisée, déterminée, partielle, s'élève vers un ailleurs d'où elle peut ensuite prétendre embrasser le tout ; c'est en tant que constitué qu'un pouvoir devient ordre sans dehors, existence sans vis-à-vis, qui ne peut que soumettre ou anéantir. La dialectique du constituant et du constitué vient conférer un sens supérieur à ce qui n'est jamais qu'une forme politique contingente : c'est ainsi que la République devient l'étendard universel d'une nature humaine indiscutable et éternelle, ou le califat l'unique foyer de la communauté. Le pouvoir constituant nomme ce monstrueux sortilège qui fait de l'État celui qui n'a jamais tort, étant fondé en raison ; celui qui n'a pas d'ennemis, puisque s'opposer à lui, c'est être un criminel ; celui qui peut tout faire, étant sans honneur.
Pour destituer le pouvoir, il ne suffit donc pas de le vaincre dans la rue, de démanteler ses appareils, d'incendier ses symboles. Destituer le pouvoir, c'est le priver de son fondement. C'est ce que font justement les insurrections. Là, le constitué apparaît tel quel, dans ses milles manœuvres maladroites ou efficaces, grossières ou sophistiquées. « Le roi est nu », dit-on alors, parce que le voile du constituant est en lambeaux et que chacun voit à travers. Destituer le pouvoir, c'est le priver de légitimité, le conduire à assumer son arbitraire, à révéler sa dimension contingente. C'est montrer qu'il ne tient qu'en situation, par ce qu'il déploie de stratagèmes, d'artifices – en faire une configuration passagère des choses qui, comme tant d'autres, doit lutter et ruser pour survivre. C'est forcer le gouvernement à s'abaisser au niveau des insurgés, qui ne peuvent plus être des « monstres », des « criminels » ou des « terroristes », mais simplement des ennemis. Acculer la police à n'être plus qu'une force parmi d'autres sur un plan de lutte commun, et non plus cette méta-force qui régente, ordonne ou condamne toutes les puissances. Tous les salauds ont une adresse. Destituer le pouvoir, c'est le ramener sur terre. (À nos amis, p. 74-76)
Ainsi, loin que le concept spinoziste d'indignation soit contredit dans À nos amis, au contraire, la maîtrise de l'Éthique y est telle que, devant le sens donné par un savant marketing à ce mot dans le langage courant, il devient impossible d'utiliser ce même mot pour désigner cet affect pourtant clé dans le déclenchement d'une insurrection. C'est cependant ce concept exact d'indignation, au sens spinoziste du terme, que l'on ne peut que reconnaître dans la physionomie des insurrections contemporaines
dépeinte dans À nos amis, avec une lucidité qui résonne tout particulièrement aujourd'hui de Sivens à Ferguson :
Un homme meurt. Il a été tué par la police, directement, indirectement. C'est un anonyme, un chômeur, un « dealer » de ceci, de cela, un lycéen, à Londres, Sidi Bouzid, Athènes ou Clichy-sous-Bois. On dit que c'est un « jeune », qu'il ait 16 ou 30 ans. On dit que c'est un jeune parce qu'il n'est socialement rien, et que du temps où l'on devenait quelqu'un une fois devenu adulte, les jeunes étaient justement ceux qui ne sont rien.
Un homme meurt, un pays se soulève. L'un n'est pas la cause de l'autre, juste le détonateur. Alexandros Grigoropoulos, Mark Duggan, Mohamed Bouazizi, Massinissa Guesma – le nom du mort devient, dans ces jours, dans ces semaines, le nom propre de l'anonymat général, de la commune dépossession. Et l'insurrection est d'abord le fait de ceux qui ne sont rien, de ceux qui traînent dans les cafés, dans les rues, dans la vie, à la fac, sur Internet. Elle agrège tout élément flottant, plébéien puis petit-bourgeois, que décrète à l'excès l'ininterrompue désagrégation du social. Tout ce qui était réputé marginal, dépassé ou sans avenir, revient au centre. À Sidi-Bouzid, à Kasserine, à Thala, ce sont les « fous », les « paumés », les « bons à rien », les « freaks » qui ont d'abord répandu la nouvelle de la mort de leur compagnon d'infortune. Ils sont montés sur les chaises, sur les tables, sur les monuments, dans tous les lieux publics, dans toute la ville. Ils ont soulevé de leurs harangues ce qui était disposé à les écouter. Juste derrière eux, ce sont les lycéens qui sont entrés en action, eux que ne retient aucun espoir de carrière.
Le soulèvement dure quelques jours ou quelques mois, amène la chute du régime ou la ruine de toutes les illusions de paix sociale. Il est lui-même anonyme : pas de leader, pas de programme. Les mots d'ordre, quand il y en a, semblent s'épuiser dans la négation de l'ordre existant, et ils sont abrupts : « Dégage ! », « Le peuple veut la chute du système ! », « On s'en câlisse ! », « Tayyip, winter is coming ». À la télé, sur les ondes, les responsables martèlent leur rhétorique de toujours : ce sont des bandes de çapulcu, de casseurs, des terroristes sortis de nulle part, certainement à la solde de l'étranger. Ce qui se lève n'a personne à placer sur le trône en remplacement, à part peut-être un point d'interrogation. Ce ne sont ni les bas-fonds, ni la classe ouvrière, ni la petite-bourgeoisie, ni les multitudes qui se révoltent. Rien qui ait assez d'homogénéité pour admettre un représentant. Il n'y a pas de nouveau sujet révolutionnaire dont l'émergence aurait échappé, jusque-là, aux observateurs. Si l'on dit alors que « le peuple » est dans la rue, ce n'est pas un peuple qui aurait existé préalablement, c'est au contraire celui qui préalablement manquait. Ce n'est pas « le peuple » qui produit le soulèvement, c'est le soulèvement qui produit son peuple, en suscitant l'expérience et l'intelligence communes, le tissu humain et le langage de la vie réelle qui avaient disparu. (À nos amis, p. 41-43)
La connaissance comme cause commune
À ce stade, il est possible de revenir à la question éthique initiale de ce qu'est une vie désirable et comment y parvenir. Afin d'y répondre, Spinoza se base sur l'ontologie, l'anthropologie et la description objective des affects que nous avons vues jusqu'ici – et dont il ne fait maintenant plus beaucoup de doutes qu'elles sont partagées dans À nos amis – pour constater que, bien souvent, au lieu d'affirmer pleinement notre existence et ainsi augmenter notre puissance d'agir, nous nous laissons contraindre par des désirs diminuant notre puissance :
J'appelle Servitude l'impuissance humaine à diriger et à réprimer les affects. Soumis aux affects, en effet, l'homme ne relève pas de lui-même mais de la fortune, et il est au pouvoir de celle-ci à un point tel qu'il est souvent contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette Partie, de démontrer la cause de ces faits, et aussi de dire ce que les affects ont de bon ou de mauvais. (Éthique, IV, préface)
Il opère ainsi une distinction entre les affects actifs dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire qui sont entièrement de notre fait, et les passions dont nous ne sommes qu'une cause partielle[20]. Ainsi nous sommes passifs lorsque notre conatus exprime une puissance qui découle d'un enchaînement nécessaire de causes et d'effets extérieurs à notre propre nature. Les passions agissent sur nous avec force et orientent notre désir vers des fins ou des objets qui peuvent nous attrister au lieu de nous réjouir, diminuant ainsi notre puissance au lieu de l'augmenter. La raison de cette servitude réside donc dans la connaissance confuse, dans les idées inadéquates, que nous avons de nous-mêmes, de la nature dont nous sommes une partie et des désirs qui nous affectent. Autrement dit, si nous ne parvenons pas à vivre une vie désirable, à vivre pleinement, c'est par insuffisance de notre connaissance.
C'est ce qui, dans À nos amis, est résumé ainsi :
Revenir sur terre, c'est, pour commencer, ne plus vivre dans l'ignorance des conditions de notre existence. (À nos amis, p. 99)
Nous en faisons régulièrement l'expérience lorsque nous nous laissons surprendre par des actes que notre corps accomplit alors même que notre esprit n'imaginait pas qu'il en serait capable. Spinoza exprime ceci en une formule :
on ne sait pas quel est le pouvoir du Corps (Éthique, III, 2, scolie)
En effet, le corps dépasse infiniment la connaissance que nous croyons en avoir. Ce qui donne lieu, dans À nos amis, à cet étonnement devant la capacité du corps révolutionnaire à s'organiser sans cependant être organisé :
Des foules forcées pendant des semaines à régler par elles-mêmes les questions cruciales du ravitaillement, de la construction, du soin, de la sépulture ou de l'armement n'apprennent pas seulement à s'organiser, elles apprennent ce que, pour une grande partie, on ignorait ; à savoir : que nous pouvons nous organiser, et que cette puissance est fondamentalement joyeuse. (À nos amis, p. 221)
Cette ignorance, cette connaissance confuse, ces idées inadéquates s'inscrivent dans une théorie de la connaissance que Spinoza développe principalement dans son Traité de la réforme de l'entendement, resté inachevé, et qui est succinctement rappelée dans l'Éthique[21]. Dans cette théorie, les connaissances qui ne sont que des perceptions, des imaginations ou des opinions, et qui forment la majeure partie des connaissances habituelles, sont effectivement dites inadéquates, c'est-à-dire qu'elles ne nous donnent pas de connaissances vraies et nous plongent dans l'incertitude si nous les suivons. En d'autres termes, elles sont notre ennemi :
C'est par l'attention au phénomène, par leurs qualités sensibles qu'ils [ les révolutionnaires] parviendront à devenir une réelle puissance, et non par cohérence idéologique. L'incompréhension, l'impatience et la négligence, voilà l'ennemi. Le réel est ce qui résiste. (À nos amis, p. 197)
Nous voyons ici que pour parvenir à une puissance réelle, il est nécessaire de parvenir à un degré de connaissance supérieur, qui aille au delà de nos imaginations et nos opinions. Dans la théorie spinoziste de la connaissance, ce second niveau de connaissance nous est accessible par la Raison et nous donne nécessairement des idées adéquates, seules à même de nous faire sortir de notre servitude passionnelle. Bref pour accroître notre puissance, il nous faut comprendre les propriétés des choses, ce qui ne manque pas d'être souligné dans À nos amis :
Comprendre comment marche n'importe lequel des appareils qui nous entourent comporte un accroissement de puissance immédiat, nous donnant prise sur ce qui ne nous apparaît dès lors plus comme un environnement, mais comme un monde agencé d'une certaine manière et que nous pouvons modeler. Tel est le point de vue hacker sur le monde. (À nos amis, p. 127)
Il est intéressant de noter au passage cette référence au point de vue hacker sur le monde
, c'est-à-dire à l'éthique hacker, titre de l'ouvrage du philosophe finlandais Pekka Himanen, dont la thèse est que l’éthique hacker s'oppose directement à l'éthique du capitalisme. En cela d'ailleurs, le mouvement hacker est sans doute le dernier à s'opposer au capitalisme sur un plan éthique.
Par ailleurs, Spinoza nomme notions communes les idées qui nous sont données par ce second genre de connaissance. Si elles sont nommées ainsi, non pas parce qu'elles sont communes à tous les esprits, mais plutôt parce qu'elles représentent quelque chose de commun aux corps, le terme ne manque pas de rappeler l'accent mis dans À nos amis sur les communes :
Les communes contemporaines ne revendiquent pas l'accès ni la prise en charge d'un quelconque « commun », elles mettent en place immédiatement une forme de vie commune, c'est-à-dire qu'elles élaborent un rapport commun à ce qu'elles ne peuvent s'approprier, à commencer par le monde. (À nos amis, p. 210)
Pour en revenir à l'éthique insurrectionnelle, il est désormais possible de l'exprimer – et d'une manière dont il faut bien noter qu'elle est une nouvelle fois criante de spinozisme :
[…] reconnaître les formes qu'engendre spontanément la vie […] requiert au contraire une attention et une discipline constantes. […] L'attention et la discipline dont nous parlons s'appliquent à la puissance, à son état et à son accroissement. Elles guettent les signes de ce qui l'entame, devinent ce qui la fait grandir. Elles ne confondent jamais ce qui relève du laisser-être et ce qui relève du laisser-aller […]. Elles sont à la fois la condition et l'objet du partage véritable, et son gage de finesse. […] En quarante ans de contre-révolution néolibérale, c'est d'abord ce lien entre discipline et joie qui s'est oublié. On le redécouvre à présent : la discipline véritable n'a pas pour objet les signes extérieurs d'organisation, mais le développement intérieur de la puissance. (À nos amis, p. 235, 236)
En route pour la Joie
Arrivés au terme de cette lecture spinoziste, de cette lecture éthique, d'À nos amis, il devient clair que ce qu'il y est proposé n'est autre que ce que Spinoza propose lui-même comme objectif de son Éthique : soit une joie suprême, parfaite, correspondant à une plénitude de la puissance d'agir, à laquelle chacun peut accéder par un troisième genre de connaissance, dite intuitive, qui est la connaissance de l'essence même de chaque chose et du Tout de la nature. Cette forme de vie désirable est celle de l'homme véritablement libre, non au sens où il disposerait d'un libre arbitre qui, nous l'avons vu, n'est qu'illusoire, mais au sens où il n'est conduit que par la raison, c'est à dire dont la seule nature est cause de ses actions :
Un homme libre, c'est-à-dire un homme qui vit sous le seul commandement de la Raison, n'est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire directement le bien, c'est-à-dire qu'il désire agir, vivre, conserver son être sur le fondement de la recherche de l'utile propre. Par suite il ne pense à rien moins qu'à la mort et sa sagesse est une méditation de la vie. (Éthique, IV, 67, démonstration)
Il convient toutefois de tout de suite préciser afin d'éviter toute confusion que cet homme libre n'est en aucun cas le sujet isolé, fragmenté et égoïste du capitalisme, que la dernière phase dite « néolibérale » porte à son paroxysme, car s'il recherche son utile propre
, ce ne peut être qu'un bien commun, car :
rien n'est plus utile à l'homme que l'homme. […] De tout cela il résulte que les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c'est-à-dire les hommes qui recherchent leur utile propre sous la conduite de la Raison, ne poursuivent rien pour eux-mêmes qu'ils ne le désirent aussi pour les autres hommes (Éthique, IV, 18, scolie)
Le bien que l'homme poursuit et aime pour lui-même, il l'aimera de façon plus constante s'il voit que d'autres l'aiment aussi. Par suite, il s'efforcera de faire en sorte que les autres l'aiment aussi, et puisque ce bien est commun à tous et que tous peuvent s'en réjouir également, il s'efforcera de faire en sorte (pour la même raison) que tous s'en réjouissent et cela d'autant plus qu'il jouira lui-même davantage de ce bien. (Éthique, IV, 37, autre démonstration)
C'est pour cette raison que le comité invisible insiste, sans qu'il soit besoin d'en expliquer plus, sur le fait que la seule forme désirable de vivre en société est la Commune.
Depuis son titre même, il n'est rien dans ce que propose À nos amis qui ne soit effectivement une réalisation de cette liberté commune que vise l'éthique spinoziste :
Seuls les hommes libres sont parfaitement utiles les uns aux autres, et sont liés entre eux par la plus haute amitié, et seuls ils s'efforcent, dans une égale attention d'amour, de bien agir les uns pour les autres. (Éthique, IV, 71, démonstration)
Jusqu'au dernier chapitre d'À nos amis qui se conclut en prolongeant une citation d'un ami philosophe tardivement spinoziste :
Qu'est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance grandit – qu'un obstacle est en voie d'être surmonté, écrivait un ami.Devenir révolutionnaire, c'est s'assigner un bonheur difficile mais immédiat. (À nos amis, p. 239)
Ce qui résonne parfaitement avec les dernières phrases de l'Éthique :
Si la voie dont j'ai montré qu'elle conduit à ce but semble bien escarpée, elle est pourtant accessible. Et cela certes doit être ardu qu'on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu'on pût le trouver sans grand travail, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. (Éthique, V, 42, scolie)
Notes
[1] Soit : la scolie de la neuvième définition du troisième livre de l'Étique, dans sa traduction par Robert Misrahi.
[2] Éthique, IV, 4, démonstration.
[3] Manuscrits de 1844.
[4] Soit : le paragraphe 5 du chapitre II du Traité politique, dans sa traduction par Charles Appuhn.
[5] Éthique, I, définition III.
[6] Éthique, II, 7, scolie.
[7] Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être.
(Éthique, III, 6)
[8] L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose.
(Éthique, III, 7)
[9] Quand on rapporte cet effort à l'Esprit seul, on l'appelle Volonté, mais quand on le rapporte simultanément à l'Esprit et au Corps, on l'appelle Appétit; et celui-ci n'est rien d'autre que l'essence même de l'homme, essence d'où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation. C'est pourquoi l'homme est nécessairement déterminé à les accomplir. En outre, il n'y a aucune différence entre l'Appétit et le Désir, si ce n'est qu'en général on rapporte le Désir aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leur appétit. C'est pourquoi on pourrait le définir ainsi : le Désir est l'appétit avec la conscience de lui-même.
(Éthique, III, 9, scolie)
[10] De l'essence donnée d'une chose suivent nécessairement certaines conséquences et les choses n'ont pas d'autre pouvoir que celui qui suit nécessairement de leur nature déterminée. C'est pourquoi la puissance d'une chose quelconque, c'est-à-dire l'effort par lequel, seule ou avec d'autres, elle agit ou s'efforce d'agir, ou, autrement dit, la puissance, c'est-à-dire l'effort par lequel elle s'efforce de persévérer dans son être, n'est rien en dehors de l'essence donnée, c'est-à-dire actuelle, de cette chose.
(Éthique, III, 7, démonstration)
[11] De tout ce qui accroît ou réduit, seconde ou réprime la puissance d'agir de notre Corps, l'idée accroît ou réduit, seconde ou réprime la puissance de penser de notre Esprit.
(Éthique, III, 11), L'Esprit, autant qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde la puissance d'agir du Corps.
(Éthique, III, 12)
[12] Éthique, III, 11, scolie.
[13] Éthique III, Définitions des affects, XXXVI.
[14] Éthique III, Définitions des affects, VII.
[15] Éthique III, Définitions des affects, II.
[16] Éthique III, Définitions des affects, XIII.
[17] On se rapproche ainsi de l'angoisse au sens d'Heidegger.
[18] La Proposition 21 nous explique ce qu'est la Commisération que nous pouvons définir comme la Tristesse née d'un dommage subi par autrui. Comment il convient de nommer la Joie qui naît du bien qui échoit à autrui, je ne le sais pas. Nous appellerons en outre Faveur, l'Amour pour celui qui a bien agi envers un autre, et au contraire Indignation, la Haine pour celui qui a mal agi envers un autre. Il convient enfin de noter que nous avons de la commisération non pas seulement pour un objet que nous avons aimé (comme nous l'avons montré dans la Prop. 21), mais encore pour un objet qui n'avait produit en nous aucun affect, à condition que nous le jugions semblable à nous (comme je le montrerai plus loin). Par conséquent, nous considérons aussi avec faveur celui qui a bien agi à l'égard de notre semblable, et sommes indignés contre celui qui lui a causé un dommage.
(Éthique, III, 22, scolie)
[19] Éthique, IV, 7.
[20] Je dis que nous agissons lorsqu'il se produit en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui peut être clairement et distinctement compris par cette seule nature. Mais je dis au contraire que nous sommes passifs lorsqu'il se produit en nous, ou lorsqu'il suit de notre nature, quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle.
(Éthique, III, définition II)
[21] De tout ce qu'on vient de dire, il ressort clairement que nous percevons de nombreuses choses et que nous formons des notions universelles de plusieurs façons :
(Éthique, II, 40, scolie II)
1° À partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d'une manière mutilée, confuse, et sans ordre valable pour l'entendement. C'est pourquoi j'ai l'habitude d'appeler ces perceptions : connaissance par expérience vague.
2° À partir des signes, quand, par exemple, après avoir lu ou entendu certains mots, nous nous souvenons des choses et nous en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les objets. Ces deux façons de saisir les choses, je les appellerai désormais connaissance du premier genre, opinion ou Imagination.
3° Et enfin, du fait que nous avons des notions communes, et des idées adéquates des propriétés des choses. J'appellerai Raison et connaissance du second genre cette façon de saisir les choses.
Outre ces deux genres de connaissances, il en existe un troisième, comme je le montrerai plus loin, et que nous appellerons la Science intuitive. Ce genre de connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses.