févr.092015
#JeSuisParsNaturae
dans la catégorie Insurrection
Depuis le massacre perpétré ce 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo et des assassinats qui l'ont suivi, il devient quasiment impossible d'aborder un autre sujet. Je m'étais initialement refusé à écrire quoi que ce soit dans le flot émotionnel qui s'est immédiatement épanché. Mais depuis les manifestations massives du dimanche 11 janvier, étant donné qu'il était partout décrété que nous vivions un moment historique auquel j'ai, en toute conscience, décidé de ne pas participer, j'avais pensé publier ici ma propre réaction dans la rubrique Au comptoir, afin d'expliciter pourquoi je ne pouvais éthiquement pas me résoudre à me rendre aux manifestations qui se sont succédées, qu'elles soient organisées ou spontanées.
Réflexion faite – le temps faisant son ouvrage, quand bien même, en l'espèce, il œuvre particulièrement rapidement –, quelques analyses critiques pertinentes ont commencé à voir le jour. Cependant je n'y ai pour l'instant pas retrouvé l'essentiel de ce qui constitue ma propre analyse. Celle-ci étant directement liée à l'esprit révolutionnaire constituant le cœur de ce blog, ce billet trouve mieux sa place dans la catégorie Insurrection.
Tout me pousse en effet à penser que la problématique principale de cet événement – pour lequel il est flagrant que chacun d'entre nous est en recherche d'explications dont la rationalité parviendrait à s'extraire du torrent passionnel ambiant – réside dans l'absence d'une critique radicale de ce en quoi il a été instantanément qualifié : un acte terroriste.
@aaronsw victime du terrorisme d'État
Avant tout, j'aimerais confier ici ce qui a occupé mon dimanche 11 janvier 2015, alors que près de quatre millions de personnes descendaient dans la rue à Paris, en France et ailleurs. Sans m'étendre plus en avant sur mes sentiments personnels, ce jour-là je pleurais la mort d'Aaron Swartz, qui s'est suicidé jour pour jour deux ans plus tôt, à l'âge de 26 ans, suite aux persécutions dont il faisait l'objet de la part du département de la justice des États-Unis[1], pour avoir téléchargé, caché dans un débarras du MIT, des millions d'articles scientifiques.
L'histoire d'Aaron Swartz est documentée dans un film que j'ai donc regardé ce dimanche et qui montre – c'est tout ce qui nous intéressera ici – comment ce jeune homme, plus impliqué que quiconque dans la défense de la liberté d'expression et l'accès à l'information, a été l'objet d'un acharnement judiciaire dont à la fois les responsables, les causes et les motivations nous ramènent au terrorisme proclamé de la tuerie à Charlie Hebdo. Bien que le mot ne soit jamais prononcé dans ce documentaire, la question du terrorisme y est omniprésente et constitue en fait la principale clé de compréhension de ce drame.
Voir The Internet Own Boy sur Internet Archive
Aaron Swartz fut poursuivi par les unités d'intervention contre la cybercriminalité (ECTFs), un réseau dépendant des services secrets des États-Unis, créé par le Patriot Act suite aux attentats terroristes du 11 septembre, et ayant pour champ d'action les activités ayant des impacts économiques, la criminalité organisée, et le recours à des dispositifs impliquant des nouvelles technologies. La mort d'Aaron Swartz est donc indirectement liée à la lutte antiterroriste.
Il fut arrêté après avoir téléchargé des millions d'articles scientifiques, soit la quasi totalité du catalogue de JSTOR, un éditeur diffusant sous forme électronique diverses publications universitaires. Il est important ici de s'arrêter sur le fait que le modèle économique des éditeurs distribués par JSTOR consiste à créer une valeur – au sens capitalistique du terme – de manière complètement artificielle, en exigeant un prix d'abonnement exorbitant pour l'accès aux résultats de recherches financées la plupart du temps sur des fonds publics. C'est donc un acte défiant l'ordre économique capitaliste qui est à l'origine des persécutions subies par Aaron Swartz.
Cependant, les poursuites contre Aaron Swartz furent motivées par de toutes autres considérations que ce téléchargement massif d'articles scientifiques. Sur le plan économique, JSTOR, l'entreprise pourtant supposément flouée, a retiré sa plainte et c'est donc le seul gouvernement des États-Unis qui a tenu à poursuivre les accusations. Sur le plan juridique, ces dernières ne portaient même pas sur un quelconque viol de droits d'auteur, Aaron ayant opéré ses téléchargements depuis un ordinateur du Massachusetts Institute of Technology qui, comme toute université américaine dispose, d'un accès illimité au catalogue en ligne de JSTOR. Par contre, pour contourner les obstacles techniques à un volume téléchargé si important, Aaron Swartz a dû pénétrer dans la salle de câblage informatique du MIT, devenant ainsi coupable de fraude informatique. Mais ce type d'infractions, dans ces circonstances, ne peut expliquer l'ampleur des charges pénales réclamées par le ministère public – se cumulant à une amende d'un million de dollars et trente-cinq ans de prison. Selon le père d'Aaron Swartz, l'assistant du procureur en charge des poursuites a reconnu vouloir faire d'Aaron un exemple, […] s'appuyer sur cette affaire pour la dissuasion
. Mais il ne s'agissait évidemment pas de dissuader quiconque de télécharger des articles scientifiques, ni de se jouer du système informatique du MIT, la véritable motivation ayant conduit le gouvernement des États Unis à s'acharner sur Aaron Swartz pour en faire un exemple est d'ordre politique.
La mise en accusation d'Aaron Swartz remonte à juillet 2011 et les charges contre lui se sont accumulées jusqu'en septembre 2012, dans un contexte encore marqué par les révolutions arabes dans les pays de la périphérie du capitalisme et où les centres capitalistes voyaient monter une grogne sociale et un activisme politique sans précédent, notamment au sein des mouvements des places ou « occupy », au point que Time Magazine nomma « le manifestant » personnalité de l'année 2011. La même époque connut un regain d'activité chez les hackers, Julian Assange était dans le collimateur des États-Unis après que Wikileaks avait rendu publics des millions de câbles diplomatiques, Chelsea Manning venait d'être arrêtée alors qu'on ne savait même pas si elle était à la source des fuites, Anonymous lançait différents types d'actions suscitant des dizaines d'arrestations, etc. L'une de ces opérations éclaire les motivations des États-Unis à faire d'Aaron Swartz un exemple dissuasif : en dévoilant sur Wikileaks, entre fin 2011 et début 2012, les correspondances internes de Stratfor, un contractant privé des services secrets états-uniens, l'opération AntiSec menée par Anonymous et LulzSec a pu montrer que ses opérations de renseignement commanditées ne visaient pas seulement des « terroristes » tel qu'Ousama ben Laden, mais également le mouvement Occupy, des écologistes, Wikileaks, Anonymous, etc.
Ce sont donc ces mouvements contestataires qui semblent bien être les cibles motivant l'acharnement judiciaire contre Aaron Swartz. Jeremy Hammond, actuellement incarcéré pour avoir transmis les informations de Stratfor, a clairement condamné le gouvernement américain pour sa responsabilité dans la mort d'Aaron Swartz dans une lettre ouverte :
La mort tragique du combattant pour la liberté sur Internet Aaron Swartz révèle la stratégie ratée de « cyber sécurité » du gouvernement, ainsi que sa corruption systématique à travers ses enquêtes sur la criminalité informatique, la loi sur la propriété intellectuelle, et la transparence des corporations/gouvernements. Dans une société prétendument fondée sur les principes de démocratie et une « procédure légale régulière », les efforts d'Aaron pour libérer l'Internet, y compris la distribution gratuite d'essais JSTOR universitaires, l'accès aux archives judiciaires publiques sur PACER, l'arrêt du passage de la loi SOPA / PIPA, et le développement de la licence Creative Commons font de lui un héros, et non un criminel. Ce ne sont pas les « crimes » qu'Aaron aurait soit-disant commis qui ont fait de lui une cible de poursuites fédérales, mais ses idées – élaboré dans son « manifeste de la guérilla pour le libre accès » – que le gouvernement a trouvé tellement dangereux. La poursuite agressive du procureur général des États-Unis, truffée d'abus et de mauvaise conduite, est ce qui a conduit à la mort ce héros. Ce chapitre triste et enrageant devrait servir de signal d'alarme nous éveillant tous sur le danger inhérent à notre système de justice pénale.
Ce que Jeremy Hammond dénonce ici, c'est en effet le principe même de lutte antiterroriste, conduisant l'État à user lui-même de la terreur pour punir sans discernement un jeune homme, dans le but d'intimider ceux considérés comme ses ennemis – Jeremy Hammond, Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden comme bien d'autres hacktivistes, ont d'ailleurs tous été dénoncés comme complices du terrorisme, voire comme terroristes eux-mêmes[2], par des responsables politiques des États-Unis. Voilà quelles étaient mes pensées dimanche 11 janvier 2015. Si l'on ajoute à cette réflexion sur le terrorisme en pratique, un sentiment de proximité personnelle avec l'engagement d'Aaron Swartz[3], je ne pouvais définitivement pas me mêler aux millions de personnes dans la rue ce jour-là.
#JeSuisTerroriste
Effectivement, il y en avait du monde dans la rue ce dimanche 11 janvier 2015 ! Pour diverses motivations. Les uns brandissant la défense inconditionnelle de la liberté d'expression, d'autres la résistance aux intimidations islamistes, quelques uns des sentiments personnels envers les personnes assassinées, un certain nombre enveloppés de relents arabo-islamo-basano-phobiques, un nombre certain drapés d'évitons-les-amalgames de tous poils, beaucoup dénudés dans leur incompréhension quand l'inimaginable se produit, une grande majorité mus par un élan de se rassembler, de se réconforter, de voir ses propres sentiments confirmés, d'éprouver une illusion de fraternité en partageant le même moment avec ses semblables… Mais quelle que soit la raison de manifester de chacune de ces millions de personnes, toutes ont eu en commun l'intime conviction de le faire en réponse à un attentat terroriste, aucune n'a un seul instant depuis le 7 janvier remis en cause la catégorie indiscutable de terrorisme dans laquelle devait incontestablement être rangée la fusillade à Charlie Hebdo.
Or, lorsque le massacre du comité de rédaction de Charlie Hebdo s'est produit, je n'ai absolument pas pensé qu'il s'agissait là d'un acte terroriste. Ma réaction immédiate a été de rapprocher davantage cette scène meurtrière du règlement de compte entre factions rivales, de l'assassinat en plein jour, à une terrasse de café, des cibles de criminels sanguinaires descendus d'une voiture pour faire feu à l'arme lourde avant de repartir en trombe, plutôt que d'une explosion aveugle dans le métro. Il ne m'est pas venu à l'idée un quart de seconde que l'horrible carnage qui venait d'avoir lieu avait été commis dans un but de terroriser la population ou l'État français. En dépit de cette opinion personnelle, force est de constater que les jours suivants – et même dès le début d'après-midi du mercredi 7 janvier – un indéniable sentiment de peur – dont ici encore les raisons ont été diverses, incluant jusqu'aux absurdes théories reflétant une peur du complot – a été sincèrement ressenti par bon nombre de gens dans un climat généralisé relevant effectivement indubitablement de la terreur.
Pour comprendre sur quoi se fondait mon impression initiale d'absence de caractère terroriste dans la tuerie à Charlie Hebdo et comment le terrorisme avait malgré tout fini par devenir la clef de lecture exclusive des événements qui lui sont liés, je me suis plongé dans l'abondante littérature académique sur le sujet, dans des dizaines d'articles juridiques, philosophiques, historiques ou politiques, dans de nombreuses analyses du drame qui venait d'avoir lieu, dans l'excellent livre La terrorisation démocratique de l'anarchiste Claude Guillon ou le non moins excellent essai L'art de la révolte - Snowden, Assange, Manning du philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, dans des films, des documentaires, des interviews de « spécialistes », dans les débats parlementaires de la loi de 1986 ayant introduit la définition pénale du terrorisme dans le droit français, dans les rapports de l'ONU ayant tenté de l'inscrire dans le droit international, etc. Ce qui ressort de ces recherches est avant tout le constat unanimement partagé qu'il n'existe aucune conception précise universellement reconnue – et encore moins transhistorique – de ce qu'est le terrorisme.
Parmi les travaux universitaires les plus cités, la proposition du néerlandais Alex P. Schmid a été mise en avant en tant que consensus académique par l'Organisation des Nations unies lors des tentatives infructueuses de l'ONU pour dégager une définition juridique universelle :
Le terrorisme est une méthode d'action violente répétée inspirant l'anxiété, employée par des acteurs (semi-) clandestins individuels, en groupes ou étatiques, pour des raisons idiosyncratiques, criminelles ou politiques, selon laquelle — par opposition à l'assassinat — les cibles directes de la violence ne sont pas les cibles principales. Les victimes humaines immédiates de la violence sont généralement choisies au hasard (cibles d'occasion) ou sélectivement (cibles représentatives ou symboliques) dans une population cible, et servent de générateurs de message. Les processus de communication basés sur la violence ou la menace entre les (organisations) terroristes, les victimes (potentielles), et les cibles principales sont utilisés pour manipuler la (le public) cible principale, en en faisant une cible de la terreur, une cible d'exigences ou une cible d'attention, selon que l'intimidation, la coercition ou la propagande est le premier but.
C'est bien dans cette distinction, caractérisant habituellement les actes de terrorisme, entre les victimes directes et les cibles principales, que se trouve fondée ma perception des assassinats commis dans les locaux de Charlie Hebdo. Son directeur figurait depuis près de deux ans sur la liste des ennemis jurés, « recherchés morts ou vifs pour crimes contre l'islam » par Al-Qaida. Les membres du journal étaient donc directement visés dans cette fusillade[4]. On ne peut arguer – à moins de verser dans une tautologie paresseuse ou d'invoquer le délit d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, sur lequel je reviendrai – que l'appartenance déclarée des frères Kouachi à une organisation terroriste, ayant revendiqué avoir financé, préparé et commandité ce carnage, suffirait à qualifier cet acte de terroriste. Les propres paroles des meurtriers – « Nous avons vengé le prophète Mohammed ! On a tué Charlie Hebdo !» – venues conclure le bain de sang, rendent explicite que cet acte précis ressortait de la vengeance et non d'une volonté d'inspirer l'anxiété. Ainsi, contrairement à Alain Badiou qui, s'il évite le terme de terrorisme pour lui préférer celui de « crime de type fasciste », caractérise toujours ce dernier en ce qu'il vise à créer un effet de terreur, je rejoins plutôt l'analyse de Jean-Marc Manach selon laquelle les assassins qui ont ouvert le feu dans les locaux de Charlie Hebdo cherchaient moins pas par là à terroriser qui que ce soit – ce qui au final est bien la caractéristique du terrorisme à laquelle on pense immédiatement –, mais à tuer ceux contre qui ils étaient « en guerre ».
Pourtant, dès les rassemblements spontanés qui ont eu lieu au soir du 7 janvier, c'est bel est bien le registre de la peur et du terrorisme qui était convoqué. Il devient dès lors très instructif d'étudier la chronologie des événements qui se sont déroulés ce jour-là et les termes dans lesquels ils ont été rapportés afin d'identifier précisément le moment où l'on a commencé à utiliser le lexique du terrorisme pour les qualifier.
La fusillade à Charlie Hebdo a eu lieu le 7 janvier 2015 aux alentours de 11h30. Les médias traditionnels[5] ont commencé à relater cet événement quelques minutes plus tard : I-Télé à 11:35, Le Parisien à 11h40, Libération à 11h50, 20 minutes à 11h56, Le Monde à 12h06, Le Figaro à 12h08 et Ouest France à 12h45. L'Agence France Presse (AFP) semble[6] avoir sorti sa première dépêche à 12h24. Une page sur Wikipédia a été créée en anglais à 11h50 et en français à 12h19. Le premier message sur le réseau Twitter paraît avoir été envoyé à 11h40. Quel que soit le média et le moment où celui-ci à commencé à couvrir l'événement – et par conséquent selon les informations disponibles à ce moment –, il est alors fait allusion à des tirs à l'arme automatique
, à une fusillade
, à des coups de feu
, à une attaque
. Les personnes à l'origine de ces faits sont qualifiées de deux ou trois individus
, d'hommes cagoulés
, d'hommes lourdement armés
, de deux hommes armés d'une kalachnikov et d'un lance-roquette
, de tireurs
, d'agresseurs
, d'auteurs présumés de la fusillade
, d'assaillants
, voire selon une source policière
de trois individus de type africain
. Le registre lexical des médias restera ainsi pendant plus d'une heure, égrainant petit à petit le nombre de morts et allant tout au plus à rapporter que les policiers parlent d'une “boucherie”, “carnage”
.
À 12h39, Matignon annonce relever le plan Vigipirate au niveau alerte attentat, le plus élevé, sur l'ensemble de la région Ile-de-France. Quelques minutes plus tard, à 12h48, le président François Hollande arrive sur les lieux pour déclarer sans ambigüité que la France est aujourd'hui devant un choc, un choc qui est celui d'un attentat, car c'est un attentat terroriste. Ça ne fait pas de doute […]
. À partir de cet instant, non seulement cette déclaration présidentielle va bien évidemment être reprise par tous les médias, mais ces derniers, tout comme les responsables politiques du monde entier qui commencent à réagir publiquement, n'hésitent plus[7] à puiser dans le vocabulaire du terrorisme pour caractériser les faits et leurs auteurs : combat contre le terrorisme
(David Cameron, premier ministre britannique[8], 12h45), première image des terroristes
(Le Figaro, 13h34), personnes qui veulent la terreur
(Hassen Chalghoumi, imam de Drancy, 13h37), odieux attentat terroriste
(Pierre Moscovici, commissaire de l'Union européenne, 13h40), attentat terroriste
(Mariano Rajoy, président du gouvernement espagnol, 13h46), fuite des terroristes
(Le Monde, 13h54), attentat terroriste
(Marine Le Pen, présidente du Front National, 14h15), attaques terroristes
(Ouest France, 14h25), imposer par la terreur
(François Bayrou, président du Modem, 14h45), acte de terrorisme inqualifiable
(ensemble des Société des journalistes des rédactions du Monde, des Echos, de L'Obs, de Télérama, de Rue89, de Radio France, de RFI, de l'Agence France-Presse, de l'agence AEF, du Point, de l'Express et de Libération, 16h05), acte terroriste barbare
(Stephen Harper, premier ministre canadien, 14h30), lutte contre le terrorisme
(Jens Stoltenberg, secrétaire général de l'OTAN, 14:44), mesures contre le terrorisme
(Nicolas Sarkozy, président de l'UMP, 14h45), nous ne céderons jamais au terrorisme
(Philippe Couillard, premier ministre québécois, 14:59), attentat terroriste
(Heinz Fischer, président autrichien, 15:14), attentat terroriste
(Ligue arabe et Al-Azhar, principale autorité de l'islam sunnite, 15h38), traduire ces terroristes devant la justice
(Barack Obama, président états-unien, 15h45), contre toutes les formes de terreur
(Mevlut Cavusoglu, ministre turc des affaires étrangères, 16:08), menace du terrorisme
(Vladimir Poutine, président russe, 16h45), outrage terroriste
(Viktor Orbán, premier ministre hongrois, 18h00), acte de terrorisme odieux
(Pedro Passos Coelho, premier ministre portugais, 18:03), attaque terroriste
(Nicos Anastasiades, président chypriote, 18h44), etc.
L'historique et la page de discussion liés à l'article en français de Wikipédia sont également très enrichissants. On y apprend en effet que l'article initialement intitulé « Fusillade au siège de Charlie Hebdo » a finalement été renommé « Attentat au siège de Charlie Hebdo » après plusieurs hésitations. Or les motivations invoquées pour ces renommages, ainsi que l'heure à laquelle elles ont eu lieu, sont éloquentes. Dès 12h53, il est évoqué : A 12h52[9], le Président de la République, François Hollande, déclare qu'il s'agit, sans aucun doute, d'un acte terroriste
. À 14h07, un contributeur commence à s'interroger : Hollande parle d'attentat terroriste, renomme-t-on la page ?
. Dans la minute suivante, à 14h08, un article du Monde, intitulé « Attaque contre « Charlie Hebdo » : Hollande parle d'“attentat terroriste” », entraîne le remplacement [de] fusillade par attentat dans le texte de présentation avec lien vers article
. À 14h26, l'article est une première fois renommé au motif que Le Président de la République François Hollande sur place a clairement qualifier cette attaque d'attentat. On peut donc consi…
[10]. Mais le terme « fusillade » est repris à 14h26 à cause d'un risque de confusion avec l'incendie [des anciens locaux en 2011]
. Une discussion s'engage alors, dont on retiendra qu'aux arguments préférant la neutralité objective d'une « fusillade »[11], le terme attentat, malgré le fait qu'il soit inévitablement connoté comme terroriste, sera en définitive retenu[12], même si l'on concède que C'est une fusillade mais depuis ce midi les autorités et élus nationaux disent qu'il s'agit d'un attenta[t]
Ainsi, dans les médias traditionnels, comme pour les contributeurs à l'encyclopédie collaborative, c'est bien suite à la qualification d'attentat terroriste par le président Hollande, que la notion de terrorisme s'est vue autorisée à être employée, contribuant par là même à auto-entretenir et amplifier l'effet de peur. Comme le fait remarquer un présentateur de journal télévisé qui officiait lors de l'attentat dans le RER parisien en 1995 : Mais, au-delà de cette masturbation journalistique aux allures de gag, ce que je me reproche encore vingt ans après, c'est notre délire anxiogène. Nous avions, hélas, fait exactement ce que les terroristes espéraient : terroriser les français !
.
Sur le réseau Twitter, s'il faut noter que le terme a fait son apparition à 11h55 avant l'allocution de François Hollande, le caractère décisif de cette dernière est cependant confirmé par l'analyse statistique[13] des tweets comportant le hashtag #CharlieHebdo. On peut constater sur les diagrammes ci-dessous que le registre lexical du terrorisme ne figure qu'en faible proportion dans la totalité des tweets s'exprimant sur la fusillade à Charlie Hebdo. Mais il est flagrant que si le volume total des messages a très rapidement été important en fonction du flux d'informations continues sur les événements du 7 janvier, celui des tweets mentionnant le terrorisme n'est devenu significatif qu'aux alentours de 12h55[14], c'est-à-dire immédiatement après que le président français a désigné ainsi l'attaque qui venait d'avoir lieu.
Ce que fait apparaître cette chronologie touche au cœur de ce qu'est véritablement le terrorisme : une expression performative. C'est-à-dire que l'action même de qualifier un acte de terroriste, le fera bel et bien être tel qu'on vient de prétendre qu'il est. La condition nécessaire et suffisante pour qu'un acte soit qualifié de terroriste réside dans l'acte de qualification davantage que dans l'acte ainsi qualifié. En l'occurrence, s'il était possible de contester lorsqu'ils se sont produits que les assassinats sanglants à Charlie Hebdo relèvent de la catégorie du terrorisme, s'il était alors tout à fait envisageable d'en faire le récit sur le mode du fait divers[15], le doute n'est plus permis depuis que le chef de l'État les a qualifiés comme tels : ce massacre est bel et bien devenu un attentat terroriste, par la seule force du pouvoir performatif de la parole d'État.
C'est précisément à cause du caractère performatif de ce pouvoir normatif que l'inscription d'une définition consensuelle du terrorisme dans le droit international a toujours échoué, chaque État s'obstinant à en user afin de définir à sa guise ce dont il a besoin que l'on reconnaisse comme terroriste, et craignant inversement que soit ainsi qualifiés, selon cette définition universelle, ses propres actes ou tout au moins des actes qu'il importe à cet État qu'ils ne soient pas rangés dans la catégorie du terrorisme. Pour le dire autrement : chaque État veut pouvoir demeurer seul à définir ce qui doit être considéré dans ses propres intérêts comme relevant du terrorisme.
De ce fait, la qualification juridique du terrorisme repose sur le droit pénal national. Mais là aussi, le texte prend bien garde de laisser à l'État toute latitude pour qualifier juridiquement de terroriste tout acte que cet État désire voir désigné comme tel. C'est ainsi que la définition du terrorisme a été introduite en France par la loi n° 88-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sureté de l'État, dont on retrouve aujourd'hui les termes exacts dans l'article 421-1 du code pénal. Celui-ci énumère un certain nombre d'infractions objectives – atteintes volontaires à la vie, à l'intégrité de la personne, enlèvement et séquestration, détournement de tout moyen de transport, vols, extorsions, destructions, dégradations et détériorations, infractions en matière informatique, en matière de groupes de combat et de mouvements dissous, en matière d'armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires, recel du produit de l'une des infractions précédentes, blanchiment et délits d'initié – qui doivent être considérées comme des actes de terrorisme à la condition subjective qu'elles soient intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur
. Or la nature subjective de cette dernière condition[16] entache irrémédiablement d'une empreinte discrétionnaire la caractérisation juridique française d'un acte terroriste.
Ceci devient tout à fait manifeste lorsque que l'on considère l'ordonnance rendue le 6 mai 2009 par le juge du pôle antiterroriste, Thierry Fragnoli, dans l'affaire dite « de Tarnac ». Les inculpés contestant la nature terroriste attribuée aux actes qui leur étaient reprochés, le juge rejeta leurs arguments en s'appuyant sur la décision du Conseil constitutionnel n° 86-213 DC validant la loi de 1986. Cette décision n'ayant pas été remise en cause par la dizaine de lois relatives au terrorisme qui se sont succédées depuis, Fragnoli en a déduit une définition que le journaliste Laurent Borredon résume de manière limpide : Le terroriste, c'est celui qui est désigné comme tel par un juge. Au moins, c'est clair
.
Il n'est pas innocent que cet aveu provienne d'un magistrat de la section antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, laquelle, instituée par cette même loi du 9 septembre 1986, concentre toutes les affaires relatives à des allégations de terrorisme, au sein d'un pôle spécialisé regroupant membres du parquet, juges d'instructions, tribunal correctionnel, cours d'assise et, depuis la loi n°2006-64 du 23 janvier 2006, juges d'application des peines – tous spécialisés –, collaborant étroitement avec la Sous-direction anti-terroriste (SDAT), service de police lui aussi spécialisé, et présentant, pour reprendre les mots de l'ancien secrétaire général du Syndicat de la magistrature, Gilles Sainati, une proximité étonnante avec [les] services de renseignement
. Cette collusion entre justice, police et renseignements, ainsi que leur spécialisation, régulièrement dénoncées par les associations de défense des droits de l'homme, n'est pas sans créer de biais[17] en faveur de l'unique raison d'être de ce pôle aux pouvoirs exceptionnels : la lutte antiterroriste.
Car la conséquence immédiate de la qualification en tant que tel d'un acte de terrorisme est d'engendrer son contraire, la lutte antiterroriste, qui se voit ainsi ontologiquement légitimée. Or l'antiterrorisme est un ensemble de dispositifs que l'on désigne communément comme étant des « mesures d'exception », justifiant ainsi l'existence d'une « justice d'exception », qui se situerait en marge du droit commun. Il est vrai qu'outre la spécificité des tribunaux et de la police judiciaire qui vient d'être évoquée, tant les règles procédurales que les peines encourues se distinguent en matière d'antiterrorisme de celles du droit commun. Cependant, il est inapproprié de considérer de la sorte la législation antiterroriste, comme une exception à côté du droit commun, dont les principes protecteurs seraient en quelque sorte mis entre parenthèse. On préférera reprendre la formule de l'avocat Antoine Comte : De façon générale, je crois que la division entre droit commun et lois d'exception n'existe plus aujourd'hui ; l'exception a gangrené le droit français
. Ceci s'illustre parfaitement avec l'étendue progressive du prélèvement obligatoire d'ADN et des peines encourues pour le refus de celui-ci[18] : initialement limitée aux suspects d'infractions sexuelles sur les mineurs, cette obligation s'est ensuite très rapidement appliquée bien évidemment à ceux suspectés d'actes de terrorisme, mais aussi de tout crime – c'est-à-dire aux infractions suffisamment graves pour faire encourir plus de dix ans de privation de liberté – pour finalement englober la quasi totalité des suspects de délits d'atteinte aux biens et aux personnes.
Surtout, la présentation de l'antiterrorisme comme législation d'exception, pervertissant les règles de droit commun, masque un point essentiel, relevé par l'ancien responsable du Syndicat de la magistrature, Matthieu Bonduelle : évoquer des détournements et des abus laisse entendre qu'il pourrait y avoir une bonne législation antiterroriste. C'est évidemment fallacieux : la législation antiterroriste est intrinsèquement mauvaise, car elle se fonde sur l'idée que plus on reproche un fait grave à quelqu'un, moins il est nécessaire de lui accorder des droits. […] L'antiterrorisme est ainsi une coproduction législative et judiciaire
. Cette coproduction d'un droit congénitalement délétère a récemment été mise en lumière par les multiples condamnations ridicules pour « apologie du terrorisme ». Mais elle s'incarne davantage à merveille[19] dans cet objet juridique de destruction massive qu'est l'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. En effet, la punition d'une intention, caractéristique du terrorisme, est portée à son comble sous cet acte d'accusation, car il permet une incrimination préventive, sans qu'il soit nécessaire que ce caractère intentionnel soit effectivement lié à la commission d'un quelconque acte répréhensible. On ne peut que partager l'analyse du sociologue Laurent Bonneli : Nous ne sommes pas dans un régime d'exceptionnalisme, mais nous avons des poches d'exceptionnalisme enchâssées au cœur du système. Avec une telle façon de faire, la figure du suspect et celle du coupable tendent logiquement à se confondre ; une logique qui a été poussée à son extrême à Guantanamo, où il n'est plus jamais nécessaire de démontrer la culpabilité des personnes détenues
.
Le constat que personne n'est à l'abri d'une suspicion de terrorisme[20], que nous sommes tous des terroristes potentiels, c'est-à-dire qualifiables en tant que tels par l'État, n'est pas très difficile à faire. Et la raison de cette présomption généralisée nous est donnée avec clairvoyance par Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle :
Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L'histoire du terrorisme est écrite par l'État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.
[…]
L'intérêt actuel de la justice répressive dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser au plus vite. L'important dans cette sorte de marchandise, c'est l'emballage, ou l'étiquette : les barres de codage. Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires.[21]
C'est que le terroriste est avant toute chose celui que l'État désigne publiquement comme son pire ennemi, le plus inacceptable, parce qu'il est l'ennemi voulant la mort de l'État ; et pour cette raison l'État n'a d'autre choix pour persister dans son être que de désirer la destruction totale de cet ennemi. C'est également ce qui justifie que, si nous sommes tous potentiellement susceptibles d'être désignés comme terroristes, certains le sont plus que d'autres. Au sens où il est évident que la psychose à deux faces, terrorisme/antiterrorisme
s'abattra davantage et en priorité sur ceux qui désirent effectivement le renversement de la réalité sociale incarnée par l'État : les fanatiques meurtiers, les étrangers, les êtres superflus pour le procès de création de la valeur, les jeunes, les révolutionnaires.
Toutes ces cibles prioritaires de l'antiterrorisme ne se définissent jamais elles-mêmes comme terroristes. Elles ont d'ailleurs tendance à brandir en miroir le « terrorisme d'État ». Mais surtout, elles ont tout intérêt à refuser d'entrer dans cette fausse dialectique du terrorisme et de l'antiterrorisme. Car celle-ci permet in fine à l'État de réaffirmer son pouvoir, en usant de ce qui est – comme l'a montré Pierre Bourdieu dans son cours sur l'État – l'un de ses pouvoirs constitutifs, dont il détient le monopole : celui de nommer. Il est donc tout à fait naturel que le Janus terrorisme/antiterrorisme soit la figure que désire imposer l'État, puisqu'elle représente sa propre puissance existentielle.
Je rejoins donc, pour conclure cette recherche sur le terrorisme, ce que répondait Julien Coupat à la question de ce que signifie pour lui le mot terrorisme, dans une interview donnée lors de sa détention préventive pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste :
Est souverain, en ce monde, qui désigne le terroriste. Qui refuse d'avoir part à cette souveraineté se gardera bien de répondre à votre question. Qui en convoitera quelques miettes s'exécutera avec promptitude. Qui n'étouffe pas de mauvaise foi trouvera un peu instructif le cas de ces deux ex-« terroristes » devenus l'un premier ministre d'Israël, l'autre président de l'Autorité palestinienne, et ayant tous deux reçus [sic!], pour comble, le Prix Nobel de la paix.
Le flou qui entoure la qualification de « terrorisme », l'impossibilité manifeste de le définir ne tiennent pas à quelque provisoire lacune de la législation française : ils sont au principe de cette chose que l'on peut, elle, très bien définir : l'antiterrorisme dont ils forment plutôt la condition de fonctionnement. L'antiterrorisme est une technique de gouvernement qui plonge ses racines dans le vieil art de la contre-insurrection, de la guerre dite « psychologique », pour rester poli.
L'antiterrorisme, contrairement à ce que voudrait insinuer le terme, n'est pas un moyen de lutter contre le terrorisme, c'est la méthode par quoi l'on produit, positivement, l'ennemi politique en tant que terroriste. Il s'agit, par tout un luxe de provocations, d'infiltrations, de surveillance, d'intimidation et de propagande, par toute une science de la manipulation médiatique, de l'« action psychologique », de la fabrication de preuves et de crimes, par la fusion aussi du policier et du judiciaire, d'anéantir la « menace subversive » en associant, au sein de la population, l'ennemi intérieur, l'ennemi politique à l'affect de la terreur.
Drame du slogan
Il me reste tout de même à expliquer le titre de ce billet, qui vient bien entendu se poser en contre-pied du hashtag #JeSuisCharlie qui s'est déversé en une avalanche dont l'ampleur a été telle qu'elle a largement débordé des « réseaux sociaux » pour submerger la quasi intégralité de l'espace public mondial et se poser en symbole totalisant des événements ayant suivi la tuerie à Charlie Hebdo.
UPDATED: #JeSuisCharlie spreads around the world on Twitter
http://t.co/bKMjDaUkL0 pic.twitter.com/o7d01UZHzZ
— Twitter Data (@TwitterData) 9 Janvier 2015
Or il faut bien dire l'incongruité, l'obscénité, le crétinisme et la perniciosité de ce #JeSuisCharlie. Comme tout slogan, il est de toute façon idiot car sacrifiant le vécu d'une situation politique aux normes irrésistiblement réductrices du marketing capitaliste. On a, par exemple, vu cette déchéance à l'œuvre lorsque le mouvement insurrectionnel d'occupation des places, né en 2011, s'est affublé du désastreux apophtegme « Nous sommes les 99% ». Par ce seul slogan la critique radicale du système capitalisme s'est réduite à une opposition entre la masse des dominés et la minorité des profiteurs, ces derniers désignés à la vindicte populiste. Le drame étant que cette opposition reste prisonnière du système qu'elle prétend critiquer, adoptant les propres catégories de ce système et par là le justifiant.
Mon propos n'est pas seulement de rejeter le Charlie de ce slogan, duquel je ne partagerais pas les opinions et auquel il me serait alors impossible de m'identifier. Il est vrai que depuis bien des années Charlie Hebdo, loin d'un parangon de la liberté d'expression, est à mes yeux principalement associé aux personnalités transpirantes de haine de Philippe Val, Richard Malka ou Caroline Fourest. Mais cette critique-là, à défaut d'être majoritairement entendue, a déjà pu s'exprimer.
Si la critique en restait là, j'aurais très bien pu me contenter de substituer ce troisième terme du slogan et intituler ce billet #JeSuisTerroriste. Cela aurait, d'une part, fait écho à l'analyse du présent billet qu'en un sens nous sommes tous des terroristes. D'autre part, il y aurait eu un côté provocateur calculé, face aux multiples accusations d'apologie du terrorisme s'étant déclenchées sur ceux qui ont publiquement refusé d'être « Charlie ». Cependant ces motivations auraient été inopérantes puisque l'analyse du terrorisme fait justement ressortir que c'est un pouvoir monopolisé par l'État que de dire qui est terroriste, personne ne peut affirmer « je suis terroriste ».
Mais surtout, #JeSuisTerroriste aurait été tout aussi idiot que #JeSuisCharlie. Car ce que ces expressions énoncent structurellement, c'est avant tout un caractère identitaire absolu : « je suis charlie », tout comme « je suis terroriste » ne formulent rien d'autre que respectivement « je = Charlie » ou « je = terroriste ». Il y a là une abstraction de soi-même, au sens littéral du terme : une soustraction. Celui qui la prononce débarrasse l'incommensurable complexité de son être de tout ce qui la constitue pour en extraire une unique qualité, qu'il pose comme sa propre identité. On a pu entendre de multiples interprétation de ce que « je suis Charlie » pouvait signifier pour ceux qui s'en revendiquaient : répondre aux terroristes qui ont ponctué leur crime par « On a tué Charlie Hebdo ! », que ce dernier n'était pas mort ; montrer aux terroristes qu'on n'a pas peur ; exprimer sa solidarité ou sa compassion envers les personnes atrocement tuées ; ou plus prosaïquement, afficher sur sa poitrine ou vitrine quelque chose de si largement partagé, que ça ne peut que faire remonter sa côte de sympathie. Quelles qu'elles prétendent être, ces explications affectives reposent basiquement sur une affirmation identitaire dans un contexte guerrier, une intimation à choisir son camp – « Charlie » ou terroriste – et à en faire son identité abstraite.
Il est bien entendu néfaste de se positionner sur ce plan guerrier qui, en outre, accepte implicitement ou explicitement la catégorie du terrorisme, dont on a vu qu'il était préférable de la rejeter. Mais c'est plus profondément toute réduction identitaire qu'il convient de refuser. Je ne suis ni Charlie, ni terroriste, mais pas plus un citoyen, un consommateur, un humain ou un être pensant et encore moins un individu ou un sujet. Car il y a dans tous ces artifices identitaires toute l'idéologie réductrice du capitalisme démocratique. La seule expression envisageable, dans une perspective d'insurrection spinoziste, est d'affirmer que je suis une partie de la nature, avec toute la richesse de ce que cela signifie…
Ce n'est pas ici le lieu où développer cette conclusion, j'aurai bien d'autres occasions de le faire ultérieurement sur ce blog. Mais, puisqu'en tant que partie de la nature, je suis nécessairement doué de sensibilité, de la même manière que j'ai commencé ce billet en livrant ce qui m'avait le plus touché le 11 janvier 2015, j'aimerais le terminer également par une note sur mon ressenti personnel. En fait, ce qui m'a le plus terrorisé dans la séquence qui s'est jouée autour du massacre à Charlie Hebdo, c'est cette menaçante démonstration de force d'une organisation protéiforme qui se revendique comme « combattants de la liberté », ce sont ces paroles prononcées par l'un de ses chefs, affirmant comme une litanie que son groupuscule était en guerre, avec détermination, sang-froid et une fermeté implacable, louant les actions de sa branche armée sous l'ovation debout de ses principaux dignitaires, prêt à nouer des alliances avec toutes les factions étrangères du même acabit, annonçant un renforcement de ses troupes radicalisées et détaillant par le menu les prochaines actions planifiées pour terrasser ses ennemis. J'ai longtemps hésité à publier ici la vidéo ci-dessous, enregistrée par une caméra de surveillance, tant les images sont insoutenables. Mais les recouvrir d'un voile pudibond serait un aveu de soumission à l'égard de la menace terroriste que veulent nous imposer les barbares qui se pavanent sous les projecteurs. Oui, il faut avoir le courage de les entendre, rassemblés comme un seul corps, entonner d'une voix virile et déterminée ce chant guerrier, appelant à la lutte armée, au prix du sang de leurs fidèles, sacrifié à la cause insoutenable que veulent nous imposer ces brutes inhumaines :
Notes
[1] Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de constater qu'alors qu'un aréopage de chefs d'État est venu ce 11 janvier 2015 à Paris, prétendre défendre la liberté d'expression et s'opposer au terrorisme en posant pour une photo historique, les États-Unis ont choisi de n'y envoyer leur ministre de la justice qu'au seul but de participer à une réunion afin de décider des mesures antiterroristes à prendre.
[2] Au beau milieu de la rédaction de ce billet, Jeremy Hammond s'est exprimé avec lucidité sur le cyberterrorisme, suite aux révélations qu'il figurait sur une liste de suspects de terrorisme du FBI.
[3] En liberté sous caution, Aaron Swartz s'est battu en 2012 contre des lois concernant prétendument le partage soit disant illégal d'œuvres sur Internet – comme je l'avais fait quelques années plus tôt en co-fondant la Quadrature du Net à l'occasion de la loi Hadopi – et ce, avec les mêmes moyens par lesquels nous avions réussi a faire reconnaître constitutionnellement que l'accès à Internet était indispensable à la liberté d'expression.
[4] Et si d'autres personnes – présentes sur le lieu, policiers assurant la protection de Stéphane Charbonnier ou s'interposant lors de la fuite des tueurs – y ont aussi perdu tragiquement la vie, on comprend aisément que celles-ci n'était ni choisies au hasard, ni sélectivement. Il est en ce sens assez significatif qu'en se trompant tout d'abord d'immeuble, les tueurs aient laissé la vie sauve aux innocents voisins.
[5] La plupart de ces médias disposent d'un site web où l'on peut retrouver l'historique horodaté des événements de cette journée. Pour les autres, cet historique a été reconstitué à partir des messages publiés sur leur compte twitter.
[6] La précaution s'explique par le fait que, ne disposant pas d'abonnement commercial aux dépêches de l'AFP et les archives de celles-ci n'étant pas disponibles en lignes, il m'a fallu reconstruire l'historique des dépêches depuis le compte twitter de l'AFP, au risque que certaines n'y aient point été diffusées.
[7] Certains médias ont cependant affirmé quelques semaines plus tard refuser tout de même d'employer le terme, jugé trop subjectif – ce qui est certes exact mais, comme le montre le développement du présent billet, encore quelque peu empreint d'euphémisme.
[8] Il n'est pas inintéressant que le seul chef d'État ou de gouvernement ayant brûlé de quelques minutes la politesse au président français, soit le premier ministre d'un pays ayant lui-même été l'objet dix ans auparavant d'une attaque qualifiée de terroriste.
[9] En fait, la vidéo de la déclaration de François Hollande permet de situer celle-ci à 12h48.
[10] L'erreur de conjugaison est d'origine, de même que le fait que la justification de cette modification soit tronquée, ce qui n'empêche toutefois pas d'en saisir la teneur.
[11] Je suis pour conserver “fusillade”. Au moins pour le moment : je rappelle qu'il n'a pas encore été prouvé (à ma connaissance, du moins) qu'il s'agisse d'un acte de terrorisme. Le Président a dit que cela ne faisait aucun doute, certes, très bien pour lui, mais il peut se tromper. Et à long terme, je préfère “fusillade”, mais si c'est changé, je n'en ferai pas un drame.
[12] Tous les media parlent d'attentat maintenant. La prudence c'est bien, mais trop ça devient un défaut. Je rappelle que les sources notoires et reconnues sont fondamentales, pas un vote subjectif en [page de discussion].
[13] J'ai publié les outils et les résultats bruts obtenus pour cette analyse.
[14] À noter tout de même qu'un premier pic, moins significatif, peut être constaté vers 12h40, certainement suite à l'emploi du terme par Claude Guéant aux alentours de 12h38 sur RTL. Ici encore, il est intéressant que l'homme politique ayant devancé François Hollande dans l'utilisation du mot terrorsite soit un ancien ministre de l'intérieur.
[15] Ainsi, Valentin Villenave, musicien et auteur Libre, peut brillamment démonter cette logique du choix du mode de récit et écrire que « ce roman n'est pas le [s]ien ».
[16] Cela a notamment été souligné durant les débats à l'assemblée nationale par le député communiste des Hauts-des-Seine, Guy Ducouloné : la notion d'“intimidation”, qui est parfaitement abstraite et subjective : toute action pour obtenir quelque chose, toute intervention de quelque nature que ce soit peut être considérée comme une intimidation
.
[17] Il suffit de constater avec quelle vigueur, le vice–président du pôle antiterroriste défend la toute dernière loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014, avouant au passage en avoir inspiré nombre de dispositions. La sincérité et l'honnêteté du juge Trévédic ne sont nullement à remettre en cause : les mesures qu'il défend sont effectivement propres à faciliter son travail. Mais le microcosme dans lequel il évolue, focalisé uniquement sur la lutte antiterroriste, l'empêche de considérer l'impact global de ces mesures, pourtant largement dénoncé, sur la société au sens large.
[18] Il convient d'ajouter, puisque le terrorisme est lui-même défini pénalement par l'emploi de l'intimidation ou la terreur
, que la menace de sanctions pénales pour refus de prélèvement génétique est couramment brandie dans un but d'intimidation.
[19] Passez-moi l'expression, mais il y a quelque chose d'extraordinaire à ce que les plus virulents défenseurs de l'« État de droit », de la « démocratie », des « droits fondamentaux » ou de la « liberté d'expression » – qui depuis peu étaient tous « Charlie » – aient laissé passer l'instauration, la mise en œuvre et la conservation d'une telle mesure, sans en appeler à la condamnation des ministres qui l'ont proposée, des élus qui l'ont votée et des juges qui l'appliquent.
[20] Il faut ici faire un parallèle avec l'immense apport d'Edward Snowden, qui a été de prouver que le plus inquiétant dans la surveillance opérée par l'État était qu'elle n'était plus simplement ciblée – que ce soit sur des individus particuliers ou déclenchée par des propos spécifiques – mais complètement généralisée : tout est enregistré pour que personne ne puisse échapper à l'analyse a posteriori des données collectées. Autrement dit : tout le monde est surveillé, car tout le monde peut potentiellement être suspecté – pas uniquement de terrorisme bien sûr, ni même seulement de délinquance, mais également d'être une cible marketing parfaite pour une quelconque marchandise…
[21] Un an plus tard, Serge Quadruppani écrira en écho : Le spectacle de l'anti-terrorisme qui liquide [tant d'activistes minoritaires ou de rebelles au consensus démocratique] n'est pas pure manipulation de maîtres considérant la société du haut de leur donjon. Ce spectacle tire sa substance et son dynamisme du démocratisme spontané que sécrètent les rapports sociaux capitalistes
.