L’intimité contre la vie privée

Francesca WoodmanLa première précision que je me dois d’apporter est que je suis moi-même lié aux deux intervenants de cet atelier, Emily et Yoann, que je considère comme des amis que j’apprécie beaucoup. Je n’ai pourtant rencontré la première qu’à une seule occasion, en prélude à un apéro organisé par La Quadrature du Net, où j’ai pu bénéficier de ses massages particulièrement détendants après une période de travail ardue. Mais je garde un souvenir quasi magique de cette expérience d’abandon à la douceur de ses mains et de sa voix. Quant au second, ayant un temps été embauché par La Quadrature, j’ai pu deviser avec lui autour de bières une poignée de fois. Certainement trop peu pour que nous puissions prétendre bien nous connaître, mais suffisamment pour que je sorte à chaque fois de ces discussions avec le sentiment agréable d’avoir échangé avec quelqu’un d’aussi calme que curieux, à la bonne humeur contagieuse et à l’esprit critique stimulant.

Voilà, ce que je viens d’exposer là, c’est un bout, une partie, un degré d’intimité. Mais on pourrait également voir le précédent paragraphe comme l’exhibition dans l’espace public de ma propre vie privée. Ce serait une erreur ! Et l’on sent bien pourquoi à travers cet exemple. C’est que je n’ai rien dévoilé d’Emily ni de Yoann qu’ils n’aient eux-mêmes déjà rendu public dans le texte annonçant la tenue de leur atelier. D’une part, il est beaucoup moins question d’eux, en tant qu’« individus », que des liens singuliers par lesquels j’y suis attaché. D’autre part, je n’ai donné de ces liens que ce que j’ai estimé pouvoir en dire dans un texte susceptible d’être lu par quiconque ayant accès à Internet. Parler de « vie privée », plutôt que d’« intimité », à propos de cette courte présentation empêcherait de concevoir ces deux distinctions.

Effectivement, le concept de « vie privée » entraîne immédiatement qu’on pose celui-ci en opposition dialectique avec celui de « vie publique ». Intrinsèquement, la « vie privée » suppose que l’on sépare la vie en deux sphères bien distinctes, dont l’une serait privée et l’autre publique. On retrouve ici la bipartition de la Grèce antique entre l’oikos, monde de l’économie familiale et de la nécessité, et la polis, monde du politique et de la liberté. Mais il s’en suit déjà un jugement de valeur attribuant toute noblesse au second par rapport à la vulgarité du premier. Et la réflexion se poursuivant sur cette base rencontre alors la division sexuée fondant le patriarcat, en laissant les femmes gérer la maison tandis que les hommes s’affairent aux tâches concernant la cité. Ceci jusqu’à la scission opérée par le capitalisme, dès ses origines, entre la sphère de la production embauchant la force de travail, principalement masculine, et celle, essentiellement féminine, de la reproduction de cette même force de travail, par la procréation, la nourriture, le repos, etc.

Certes, ces séparations n’ont jamais découpé des parts parfaitement étanches les unes par rapport aux autres. Il est toujours possible de passer de la polis à l’oikos et vice versa. Et le même individu peut très bien exercer à tour de rôle au sein de la société capitaliste des tâches de production ou de reproduction. Mais, de fait, cette division intrinsèquement induite par la notion de « vie privée » oblige à se positionner d’un côté ou de l’autre de la frontière ainsi tracée, à être attiré par un pôle plutôt que par l’autre, bref à choisir son camp en négligeant tout entre-deux. Dès lors, comment soutenir la protection de la « vie privée », sans que cela ne signifie que l’on renonce, dans le même geste, à garantir la défense de tout ce qui pourrait faire partie de la « vie publique » ? Et, en reprenant le raisonnement à sa source, comment définir ce qui fait partie de la « vie privée » – qu’il faudrait donc défendre – par rapport à ce qui appartiendrait à la « vie publique » – qui n’aurait par conséquent aucun besoin de protection ?

Laissons là ces impasses engendrées par des distinctions binaires pour considérer combien une issue est toute trouvée dans le concept d’intimité. En effet, ce dernier est ce que l’on pourrait appeler une grandeur intensive. C’est-à-dire qu’elle s’exprime sous forme de degré, de gradus : telle ou telle action, telle ou telle parole est plus ou moins intime. Il importe peu qu’elles s’adressent à un public large ou relèvent d’un cercle exclusivement privé. Mais, ce qui est fondamental, c’est que, selon l’acte ou la parole, c’est une intimité plus ou moins élevée qui est en jeu. La graduation est infinie et chaque degré nécessite des moyens de protection adaptés. Parler en terme d’« intimité » offre ainsi l’immense avantage d’explorer toute la palette des moyens de sa défense et de sa promotion selon les situations.

Mais ce n’est pas tout ! Car il est une autre distinction qui ne peut être évitée lorsque l’on considère ces actes ou paroles sous l’angle de la « vie privée » : c’est celle entre l’individu et la société. Ce qui fait partie de la vie privée ne concerne en effet que l’individu, ou tout au plus un groupe d’individus – conjoint, famille, amis, collègues, voisins… –, et ne saurait, au contraire, être connu de la « société » – ensemble plus ou moins restreint de l’humanité ou ses représentants juridiques : les États modernes, voire ses acteurs économiques principaux : les entreprises, autrement dit, les sociétés.

Or, comme j’ai déjà pu longuement le détailler, dans la lecture que je propose de Maintenant, le dernier ouvrage du Comité invisible, il faut bien comprendre combien cette opposition dialectique entre « individu » et « société » est stérile. Combien elle est directement issue d’un mode de pensée prenant racine dans les fondements idéologiques du capitalisme. Et combien lui est préférable une perception en terme de liens.

Justement, là où la « vie privée » prenait forcément comme objet des individus, ce sont les liens qui sont l’objet de l’intimité. L’intimité porte sur les liens qui existent entre les êtres et au sein d’eux-mêmes. C’est ce lien entre amis qui est particulièrement intime, au point qu’il ne peut et ne doit intéresser personne d’autre. C’est, à un degré plus fort de magnitude, ces liens dont la puissance est telle qu’ils parviennent à lier ensemble toutes les parties de mon corps et parallèlement toutes les pensées de mon esprit, qui constituent sans nul doute le plus haut degré d’intimité. Mais c’est aussi ce lien qui m’oppose à des forces que je combats, ou cet autre qui m’attache à des œuvres que j’aime, à des endroits que j’aime habiter, ce sont tous ces liens qui nécessitent une intimité plus ou moins intense, selon qu’ils peuvent et doivent être plus ou moins partagés, selon que leur puissance s’accroît ou décroît lorsqu’ils s’étendent et lient davantage.

Qui plus est un lien s’exprime également avec plus ou moins d’intensité. Toute comme l’intimité, c’est une grandeur intensive. Et il ne serait pas surprenant de découvrir que plus un lien est fort, plus l’intimité dont il est l’objet se doit d’être haute.

Il faudrait étudier plus en avant ce que je viens de tracer comme pistes. Mais on peut d’ores et déjà sentir la richesse qu’apporte le concept d’intimité et avoir envie de déserter les impasses dans lesquelles conduit celui de vie privée. Et l’on comprendra ainsi quelle fût ma joie qu’Emily et Yoann partagent cette intuition […] de mettre un peu de souplesse, de nuances d’intimité, dans le débat sur la protection des données personnelles, parfois caricaturé entre le “tout” ou le “rien à cacher”.

L’informatique contre le numérique

Gerd Altmann, Binary HumansAu contraire, j’ai hélas tiqué que mes amis, dès l’intitulé de l’atelier qu’ils ont animé, tombent dans ce travers d’employer le terme de « numérique ». Le problème est assez différent de celui de l’usage de l’expression « vie privée ». J’ai le sentiment que ce qui est d’abord problématique avec le mot « numérique », c’est qu’il est employé à mauvais escient. On lui fait exprimer des choses qui sortent complètement du sens qu’il est censé envelopper.

Il est de bon ton de se moquer de ceux qui parlent de « digital » : ignorant qu’ils ne font qu’utiliser la traduction anglaise de « numérique », en transposant le mot tel quel en français, ils ne font qu’évoquer ce que ce mot signifie dans notre langue, soit quelque chose de relatif au doigt. Mais l’emploi de « numérique » n’est pas plus heureux. On peut ouvrir n’importe quel dictionnaire français : « numérique » se rapporte bien entendu aux nombres et, dans le domaine informatique, se dit de la représentation de données ou de grandeurs physiques au moyen de chiffres[1]. C’est donc avant tout une histoire de représentation – là-dessus, il serait certainement fructueux de s’appuyer sur les travaux de Walter Benjamin concernant la reproductibilité technique. « Numérique » qualifie une représentation de la réalité au moyen de nombres mathématiques discrets – c’est-à-dire non continus. Le mot désigne une certaine manière d’opérer une abstraction, un mode particulier d‘effectuer une représentation, un moyen spécifique de procéder à une modélisation.

Le summum de l’incongruité est alors atteint avec la substantivation de l’adjectif, lorsque l’on se met à parler « du numérique », à considérer en soi « le numérique », transformant le moyen en fin. La question se déplace du « comment » au « quoi ». Le « numérique » devenant substantif exprime une substance, une entité à part entière. Il faut d’ailleurs mettre au crédit d’Emily et de Yoann d’avoir su éviter cette essentialisation dans la présentation de leur atelier, en n’employant jamais « numérique » en tant que nom, mais uniquement pour qualifier les « intimités », des « outils » ou la « collecte de données » – s’en rapprochant toutefois dangereusement lorsqu’ils évoquent « l’ère numérique » ou des « enjeux numériques ».

Quoi qu’il en soit, il paraît évident que, même employé simplement comme adjectif, ce n’est pas ce mode particulier de représentation de la réalité qui est désigné par « numérique » dans l’usage qui est critiqué ici et qui s’est tant répandu ces derniers temps. C’est bien plutôt le traitement automatisé s’opérant sur les informations que constituent ces données, certes représentées sous forme numérique. Qu’on parle de photographies numériques, de livres numériques, etc., cela ne pose aucun problème. Car on désigne bien un moyen de représentation particulier, comme la photographie argentique ou le livre papier sont issus de moyens de représentation différents. Mais ce que l’on vise, par exemple en parlant d’« outils numériques », ce n’est pas le fait que la matière première dont se nourrissent ces outils soit des nombres. C’est davantage la fonction même de ces outils, qui est de réaliser des opérations sur une modélisation de la réalité et en retour d’agir sur cette même réalité selon les résultats obtenus. Il existe un mot précis pour désigner cette fonction de traitement automatisé des informations, c’est « informatique »[2]. Et la plupart de ce que l’on qualifie erronément de numérique, devrait en fait être désigné par informatique.

On pourrait penser qu’après tout l’erreur n’est pas si grave puisque l’on s’est juste trompé de mot. Ce serait au pire une maladresse. Et après tout, l’usage maladroit se généralisant, il devient usage courant et, au final, l’erreur n’en est même plus une. Je ne crois pas. Car les mots avec lesquels on exprime une idée charrient avec eux toute une nuée de concepts. L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses[3], avertit Spinoza. Mal nommer les choses, c’est immanquablement échouer à saisir la réalité pour ce qu’elle est, s’interdire de voir les enchaînements qui la produisent et se condamner à passer à côté des connexions d’idées qui l’expliquent, pour se retrouver à errer dans un brouillard de confusion. L’analyse et la critique ne peuvent être qu’affaiblies et s’égarer lorsqu’on désigne leur objet par un mot erroné et réducteur.

Comment alerter sur les précautions à prendre dans l’utilisation des outils informatiques – ordinateurs, logiciels, tablettes, téléphones, applications, services en ligne, réseaux de cartes bancaires, contrôles automatisés des titres de transports, fichages biométriques, etc. – , si l’on se borne à les désigner tous ensemble par le vocable « environnement numérique », si ce ne sont que des « enjeux numériques » ? Les questions soulevées par ces pratiques informatiques permettent d’interroger tant les informations qui y sont traitées, leur indépassable incomplétude ou leur intrusivité impudique, que les acteurs qui conçoivent, proposent ou opèrent ces traitements ainsi que leurs motivations et leurs objectifs ; mais aussi les points aveugles de leurs raisonnements algorithmiques, les décisions qu’ils seront à jamais incapables d’explorer, aussi bien que les chemins balisés qu’ils nous forcent à suivre ; ou encore, la destination des résultats qu’ils produisent, le public qui peut y accéder, l’interconnexion avec d’autres systèmes informatisés, leur rôle cybernétique ; et surtout, les conséquences directes ou indirectes que ces pratiques informatiques ont sur nos corps et nos esprits, sur les formes-de-vie qu’elles favorisent, contraignent, empêchent ou détruisent…

En réduisant cela au numérique, ces questions ne se posent même plus. Car on s’est déjà placé du point de vue du modèle sur lequel, in fine, l’outil informatique exécute ses calculs, du point de vue des données brutes représentées par des chiffres, du point de vue de l’abstraction. Celle-ci est validée au lieu d’être questionnée. Et cette validation de l’abstraction entraîne que « le numérique » ne peut être considéré que comme sphère autonome. Non seulement cela diminue l’impact des conséquences de ce qui se passe dans cette sphère – virtuelle – du numérique sur les autres sphères de la réalité mais, en outre, on reproduit, ce faisant, le mécanisme d’abstraction constitutif de l’économie politique, c’est-à-dire du capitalisme. Ce qui n’est pas surprenant : la comptabilité, la mesurabilité étant les conditions sine qua non de l’existence de la valeur économique, qu’il y a-t-il de plus adapté que le « numérique » pour nommer son milieu naturel ?

Voilà la dangereuse pente sur laquelle nous entraîne la pensée lorsqu’elle est formulée en termes de « numérique ». Celle au fond de laquelle on oublie que l’informatique, comme toute science ou technologie moderne, est issue du mode de connaissance scientifique propre au capitalisme. En cela même, elle doit être critiquée. Ce qui ne signifie pas le rejet dogmatique de toute connaissance qu’elle a pu produire. Mais plutôt qu’il faille la percevoir telle qu’elle est : non pas une sphère technique, isolée ou, pire, un sous-ensemble de la sphère économique, mais en considérant également ses aspects sociologique, historique, éthique, politique ou philosophique. Et savoir reconnaître quelles connaissances peuvent être subversives. J’ai bien peur que ce soit justement cette perception qu’escamote l’emploi de « numérique » au lieu d’« informatique ».

S’extirper de la merde

Twin Peaks, Dr Amp, Shovel your way out of the shitCe billet arrivant à son terme, même si – encore une fois – les réflexions abordées mériteraient d’être approfondies, j’espère tout de même avoir été au-delà des simples opinions et convaincu que les discours basés sur la « vie privée » ou le « numérique » étaient à tout le moins questionnables.

S’il est une certitude, c’est que le capitalisme parvient à survivre en grande partie parce qu’il a su instiller un mode de pensée et les mots pour l’exprimer. Même une pensée se voulant critique à son égard, mais reprenant sans recul ses propres mots, ne parvient qu’à s’embourber dans ce mode de pensée qu’elle croyait combattre et finit par être engloutie, récupérée et retournée à son profit. En adoptant la perspective de l’intimité plutôt que celle de la vie privée – comme le font très bien Emily et Yoann – et en désertant le vocable « numérique » pour désigner les concepts qui relèvent de l’informatique, n’est-ce pas déjà faire un pas de côté qui permette de penser plus clairement ? N’est-ce pas s’extirper du bourbier qui encrasse jusqu’à nos manières de penser ?

Notes

[1] Lilen-Morvan, 1976 : Qui désigne ou représente des nombres ou des grandeurs physiques au moyen de chiffres.
Dictionnaire de l’académie française, 9e édition : Se dit, par opposition à Analogique, du codage, du stockage, de la transmission d’informations ou de grandeurs physiques sous forme de chiffres ou de signaux à valeur discrète (ou discontinue). Par ext. Se dit de la représentation d’informations, de données sous forme de chiffres.
Larousse (en ligne) : Se dit de la représentation d’informations ou de grandeurs physiques au moyen de caractères, tels que des chiffres, ou au moyen de signaux à valeurs discrètes. Se dit des systèmes, dispositifs ou procédés employant ce mode de représentation discrète, par opposition à analogique.
Arrêté du 22/12/1981 sur proposition de la commission de terminologie de l’informatique : Se dit, par opposition à “analogique”, de la représentation discrète de données ou de grandeurs physiques au moyen de caractères (des chiffres généralement) ; se dit aussi des systèmes, dispositifs ou procédés employant ce mode de représentation.

[2] Bulletin officiel de l’éducation nationale, 26 févr. 1981, n°8, Arrêté du 22/12/1981 sur proposition de la commission de terminologie de l’informatique et Dictionnaire de l’académie française, 9e édition : Science du traitement rationnel, notamment par machines automatiques, de l’information considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines technique, économique et social.
Larousse (en ligne) : Science du traitement automatique et rationnel de l’information considérée comme le support des connaissances et des communications.

[3] Baruch Spinoza, Éthique, traduction Bernard Pautrat, Paris, Points, 2014, II, Proposition 7