sept.042017
Maintenant, des armes
dans la catégorie Ressources
Des armes au secret des jours
Sous l'herbe dans le ciel et puis dans l'écriture
Des qui vous font rêver très tard dans les lectures
Et qui mettent la poíêsis dans les discours
On passe totalement à côté de ce texte de Léo Ferré si l’on ne comprend pas que les armes y figurent une métaphore des mots. Comme on en manquera encore l’essentiel en ne considérant cette métaphore uniquement en tant que symbole. Car toute sa puissance est enveloppée dans l’Allégorie – au sens qu’en donne Walter Benjamin – qu’elle exprime. Dans cette chanson, il est autant question d’armes que de mots, les deux termes s‘affectant l’un l’autre, dans le lien qui les tient ensemble.
De même, Maintenant, publié par le Comité invisible le 21 avril 2017 aux éditions La Fabrique, ne peut être pleinement saisi, sans y apposer le sous-titre suggéré par un recueil d’écrits d’Auguste Blanqui, paru dans la même maison d’édition, intitulé Maintenant, il faut des armes. Il n’est d’ailleurs pas innocent que ces textes de Blanqui aient été introduits par une préface adressée À un ami, signée par « quelques agents du Parti imaginaire » – Parti imaginaire dont « l’organe conscient », Tiqqun, est de notoriété publique la forme précédemment prise par le Comité invisible, qui plus tard livrera À nos amis.
Car il n’est question dans Maintenant que de forger des armes à même de réaliser « L’insurrection qui vient », d’actualiser l’éthique révolutionnaire qui est au cœur de la pensée livrée par le Comité invisible au fil de ses écrits. La nécessité de se procurer des armes n’a jamais été aussi actuelle que maintenant. Et c’est de cette nécessité que découle Maintenant et dont se préoccupent ceux qui, refusant de se présenter comme « auteurs » – les mots leur venant davantage qu’ils ne leur appartiennent –, peuvent être appelés avec Ferré : poètes de services à la gachette
.
Reste à voir comment…
Des armes et des mots c’est pareil ça tue pareil
Alors quelles sont ces armes ? Ou plutôt, quelle forme prennent-elles dans Maintenant ? Tant il est évident qu’un livre imprimé reste incapable de saboter le moindre caténaire, ni de dynamiter un quelconque data center. Il en reste cependant – par naïveté ? par paresse ? par aveuglement ? – à sérieusement reprocher à Maintenant de ne pas proposer de plan d’action, de stratégie, voire de ne pas appeler à la grève générale ou à la jonction des luttes. Comme si une révolution avait jamais été engendrée en conditionnant les gestes de sa réalité à la description prescriptive par écrit de ce qu’ils devraient être et de l’ordre dans lequel ils seraient sommés de se produire[1].
Non, il n’entre pas dans la puissance effective d’un livre de se déployer hors de l’ordre de la Pensée. Les seuls projectiles qu’il puisse cracher sont les connaissances qu’il exprime, les vérités qu’il enveloppe, les perceptions qu’il donne à lire[2]. Maintenant est un livre, les armes qu’il met à disposition de ses lecteurs sont nécessairement situées dans la Pensée.
Il ne faudrait pas non plus opposer la pensée aux actes[3], entrer dans l’inopérante distinction dialectique entre la théorie et la pratique[4] et reprocher à Maintenant de ne faire que parler de révolution, sans la faire. Ce serait tout d’abord blâmer un livre d’être ce qu’il est et de ne pas être ce qu’il n’est pas. À tout le moins, si l’on se contente de quelques résidus hégéliens, doit on considérer pratique et théorie comme deux moments de la même action. Mais l’on passerait à côté de l’attaque que constitue Maintenant contre le concept de Temps, comme nous le verrons plus tard. Surtout, si l’on accepte la lecture spinoziste que j’ai proposée du précédent ouvrage du Comité invisible, À nos amis, il devient farfelu de séparer actes et paroles, pratique et théorie, corps et esprit[5]. C’est rentrer là dans un mode de pensée typiquement cartésien, que Maintenant se propose justement de faire voler en éclat – nous le verrons également. C’est en effet tenir pour distinctes la substance Étendue et la substance Pensée. Alors que dans la philosophie spinoziste – dont Maintenant est de toute évidence fortement imprégné – l’Étendue et la Pensée ne sont pas des substances, mais des attributs de la substance unique, que l’on nomme celle-ci l’Un, le Tout, Dieu ou la Nature[6]. Celle-ci est l’Être universel par lequel tout ce qui est, peut être dit être, et qui s‘exprime dans une infinité d’attributs, chacun permettant de la saisir selon un certain ordre. Et la Pensée et l’Étendue ne sont que les deux attributs qui sont accessibles à notre entendement limité, les deux ordres selon lesquels les êtres humains appréhendent le même infini absolu de la Nature[7]. Les armes que façonnent les mots de Maintenant ne sont qu’un autre aspect de celles dont doivent s’équiper les corps révolutionnaires[8].
Il est donc clair que les armes dont Maintenant est chargé ont pour cible notre manière de penser, de percevoir et de comprendre le monde. Mais que ceci ne peut être dissocié de notre manière de l’habiter, de comment nous y vivons[9]. C’est là le principe même d’une forme de vie : ce qu’elle est ne peut se distinguer de comment elle est[10]. Et ceci n’est pensable qu’à partir d’une ontologie modale, une définition de l’Être entièrement comprise selon la modalité par lequel il est – ce qu’est précisément l’ontologie spinoziste[11].
On peut se saisir de telles armes selon – au moins – trois manières différentes, qui sont autant de degrés de lecture de Maintenant et qui reflètent assez bien les trois genres de la connaissance selon Spinoza[12], que nous avions abordés avec À nos amis. On peut, au premier degré, prendre les mots de Maintenant tels qu’ils ont été écrits. Ce qui est la moindre des choses. Encore faut-il ne pas se laisser aller à inférer depuis ce qu’on lit des déductions qui ne s’y trouvent point. C’est ce qui arrive lorsqu’on prend de plein fouet telle ou telle critique de telle ou telle pratique, de telle ou telle pensée, de telle ou telle personne pensante ou pratiquante, comme une attaque contre ce que l’on pensait constituer l’ensemble de ses pratiques, de ses pensées ou de ses références. Le Comité invisible alors énerve. De ce qu’il vient questionner ce que l’on pouvait penser comme inquestionnable dans une pensée « de gauche », de ce qu’il vient ébranler ce que l’on croyait être de solides fondations, il énerve et déclenche en retour foule de réactions sur tel ou tel point, d’une confusion telle qu’elle vient recouvrir ce qui est réellement écrit.
Dans ce premier degré de lecture, il convient donc de laisser de côté toute opinion, car il n’en est aucunement question : Maintenant donne explicitement des perceptions du monde qu’il faut donc prendre en tant que telles. On ne peut rien objecter à une perception qui constate, comme l’a exprimé en France le conflit du printemps 2016, que l’époque actuelle est invivable et qu’on ne peut s’en remettre à l’espoir que demain viendra apporter des solutions ; que le monde est fragmenté[13], à tous niveaux, et que si les maîtres des infrastructures tirent partie de cette fragmentation pour faire croire qu’ils mettent en œuvre la seule unification possible[14], d’autres partent de cette fragmentation même[15] pour tisser des liens qui mettent en échec l’ordre actuel des choses, ou plutôt son désordre[16] ; qu’il n’existe pas de sphère politique détachée de la vie[17], où il serait possible d’agir ; qu’il s’agit de trouver un autre usage[18] de ce que l’on a érigé comme institutions[19] ; que la principale d’entre elle se fonde sur le travail humain alors que celui-ci, devenu largement inaccessible autant que superflu[20], ne peut plus se poser en synthèse sociale ; que l’ordre actuel ne tient plus que par la force de coercition incarnée par sa police[21], qui dès lors se constitue en obstacle[22] ; que la suite du monde dépend justement de la perception que nous en avons. Voilà tout ce que l’on peut tirer d’une telle lecture.
Mais déjà quelques concepts pointent, qu’on peut reconnaître comme justes même si l’on ne voit pas bien ce qu’ils renferment : destitution, fragmentation, forme de vie, figure du Crevard, guerre civile, liens, etc. Cela devrait suffire à s’engager dans un deuxième degré de lecture, où il s’agirait de comprendre réellement ce qui est écrit dans Maintenant. La tâche n’est pas facile. Le Comité invisible ne laisse pas de références en notes de bas de page dans lesquelles on pourrait puiser. Mais honnêtement, qui va vérifier les notes de bas de page ? Après tout, l’Éthique de Spinoza n’en contient pas non plus. Et pourtant Maintenant, tout comme l’Éthique, ne cessent de faire des référence, de se confronter à d’autres pensées et font preuve d’une maîtrise admirable du socle théorico-philosophique sur lequel ils appuient leurs propres pensées. Mais ni Spinoza ni le Comité invisible ne se livrent à l’explication ou l’analyse des pensées qu’ils écrivent. Ce n’est tout bonnement pas leur tâche. La leur est de mettre par écrit les pensées qui les traversent, pas de les expliquer. Il y a toujours des clefs d’explication. Le lecteur exigeant se demandera : « Tiens ? Mais pourquoi il dit ça, là ? Pourquoi il le dit comme ça ? À quoi il fait référence ? » Et les références sont aisément trouvables. Mais c’est au lecteur de faire l’acte positif de les chercher. Et il se trouvera bien des commentateurs pour l’aider – ou pour l’orienter sur de mauvaises voies, c’est selon… C’est en tout cas la méthode, lorsque l’on est en face d’un livre qui vous donne des armes, pour se les approprier : il faut chercher à avoir une idée non seulement claire et distincte, mais plus encore adéquate, de ce qu’est cet ouvrage de la pensée, de ce que sont ces armes, des causes qui les font être ce qu’elles sont. Ainsi le livre qu’on a entre les mains – et donc sa cargaison d’armes – devient non celui de son ou de ses auteurs, mais une notion commune entre lui et le lecteur et entre tous les lecteurs.
C’est depuis ce degré de lecture que j’écris. Après avoir passé un bon trimestre à consulter les sources qui transpirent dans Maintenant, à les indexer, les catégoriser, les rapprocher, etc[23]. Cependant il existe un troisième degré de lecture : celui qui correspond chez Spinoza à ce qu’il nomme la « Science intuitive », c’est-à-dire la connaissance directe des essences. À ce niveau, les armes de Maintenant sont directement saisies. Il n’est pas innocent que les plus virulentes critiques à l’égard de ce livre soulignent malgré tout la poésie de son écriture. Car la poésie est le langage du troisième degré de la connaissance[24]. De cette lecture là, il n’y a rien à en dire, elle a déjà su saisir l’essence des armes de Maintenant et saura s’en servir sans faillir, les faire exister en actes, au plein sens de l’allégorie.
Mais c’est donc depuis le second degré de lecture que je souhaite dire ici quelques mots. Non pas pour faire une exégèse de Maintenant. Cela nécessiterait un livre au moins six fois plus épais qu’il ne l’est lui-même. Encore moins pour faire une réponse argumentée aux critiques qu’on entend ici ou là. Celles-ci sont suffisamment inopérantes pour ne pas s’y attarder plus que de raison. Non, je voudrais décortiquer ici, désosser, deux des principales armes que charrie Maintenant. L’une se présente au tout début du livre, avant même qu’il ne débute vraiment, mais en parcourt l’intégralité. L’autre en est la conclusion, exposée dans son dernier chapitre, mais celle-ci s’élabore dès les premières pages et se poursuit dans celles qui suivent. La première est certainement celle dont l’envergure s’étend le plus loin. La seconde est sans doute celle dont l’intensité est la plus puissante.
Avec le temps va tout s’en va
Les armes du Comité invisible sont cachées. Mais l’on sait depuis au moins Edgar Allan Poe que la meilleure cachette pour quoi que ce soit est de le mettre sous le nez de quiconque. Ainsi, la première arme de Maintenant que nous étudions saute aux yeux dès la couverture du livre. Pour ceux qui se procurent encore leurs livres à la FNAC, elle éclate sur le présentoir entre la dernière platitude de Michel Onfray et la vacuité stylisée d’un fils de sous-ministre giscardien, semblant tous deux se battre pour ensevelir de leur absence de pensée le rayon philo, alors que le titre qu’ils encadrent est déjà en soi un dynamitage en règle de la philosophie moderne. Pour ceux qui l’on lu et même pour ceux qui savent juste que ce livre existe, il faut bien à un moment ou à un autre se demander ce qu’exprime ce titre lapidaire : « maintenant ».
Qu’est-ce que ça veut dire d’intituler un livre « maintenant » ? C’est pour le moins étrange ça ! Un livre, c’est là pour raconter une histoire. Que celle-ci se déroule dans le passé, le présent ou le futur, voire qu’elle recouvre deux ou l’ensemble de ces périodes, le livre qui la raconte s’installe dans la durée. Si l’on veut un instantané, on prend une photo, on n’écrit pas un livre ! Ces gens du Comité invisible sont-ils à ce point zozos pour essayer de nous faire croire qu’un livre puisse s’intituler « maintenant » ? Et que cela ait un sens ? Au moins avec L’insurrection qui vient, on savait au premier coup d’œil à quoi s’attendre : à ce qu’on nous raconte ce qui allait arriver. Avec un regard à peine plus acéré, on pouvait corriger en affirmant avec justesse qu’il s’agissait plutôt de ce qui était déjà en train d’arriver. Et si vraiment on voulait afficher une certaine sorte de culture propre à débusquer le moindre indice pour l’interpréter comme signe, on pouvait souligner le clin d’œil en référence au titre d’Agamben La communauté qui vient.
Ou alors ce serait ça « maintenant » : un clin d’œil ? Mais un clin d’œil à qui, à quoi ? Alors si l'on ouvre le livre, on voit que le premier chapitre s’intitule « Demain est annulé ». Bon sang, mais c’est ça bien sûr ! Maintenant est un clin d’œil au film Demain ! Ah ? Vraiment ? C'est vrai que qu’est-ce que c’est que ce film Demain ? C’est un documentaire à succès, réalisé par de jeunes et beaux trentenaires, prenant conscience que ce monde court à la catastrophe et qui se mettent en scène pour présenter une panoplie de remèdes à cette catastrophe, que d’autres gens de tous les âges mettent en œuvre de par le monde, dès aujourd’hui, démontrant ainsi que des solutions existent pour permettre au monde de surmonter la catastrophe et d’espérer y survivre afin de se perpétuer demain et jusqu’à la fin des temps. Ah, ça c’est un titre : « demain » ! Ça distille la triple promesse de conscientiser, d’être constructif et de donner de l’espoir. Et tout ça sous la prouesse de ne jamais remettre en cause l’ordre actuel, mais de n’en admettre que les déficiences. C’est-à-dire non seulement d’éviter toute confrontation avec lui, mais en s’y insérant si bien qu’il s’en retrouverait réparé, amélioré, fortifié.
Alors oui, là c’est vrai : en un sens Maintenant s’oppose à Demain[25]. Avec ses affirmations que Ce monde n’est plus à commenter, à critiquer, à dénoncer
[26], il contrarie la nécessité de toute conscientisation. Avec son concept de « destitution »[27], exposé depuis un certain temps non seulement dans les précédents ouvrages du Comité invisible, mais aussi dans des tribunes[28], et poussant sa logique jusqu’à l’extrémité absolue qu’exprime le titre de son quatrième chapitre : « Destituons le monde », Maintenant ne semble pas se soucier le moins du monde d’être constructif. Quant à l’espoir, il y est qualifié de maladie
dont on se réjouit que cette civilisation ne nous aura pas infectés
. L’opposition est explicite : l’espoir, c’est une fuite du maintenant
[29]. Oui, on peut dire que Maintenant est en quelque sorte une réplique à Demain, une perception opposée.
Prenons l’espoir, puisqu’il est le principal affect qu‘une notion comme « demain » peut soulever. Mais est-ce bien vrai ? Si l’on en est à parler d‘affects – et étant entendu que la pensée spinoziste imprègne les écrits du Comité invisible –, comment Spinoza définit-il l’espoir dans sa théorie des affects ? Eh bien, selon Spinoza, l’Espoir est une Joie inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée, dont l’issue est en quelque mesure incertaine pour nous
[30]. Mais immédiatement, il associe l’espoir à la crainte qui est une Tristesse inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée, dont l’issue est en quelque mesure incertaine pour nous
[31]. D’où il conclut que les affects d’Espoir et de Crainte ne peuvent pas être bons par eux-mêmes
[32].
Il n’est pas d’espoir sans crainte[33] et « demain » porte tout aussi bien l’espoir – pour ce qui est du film, que la catastrophe soit surmontée – que la crainte – qu’elle ne le soit pas. En cela l’espoir s’oppose effectivement à Maintenant. Car « maintenant » est le lieu de la décision. Il est le lieu du “j’accepte” ou du “je refuse”. Il est le lieu du “je laisse filer” ou du “j’y tiens”. Il est le lieu du geste logique qui suit immédiatement la perception. Il est le présent, et donc le lieu de la présence. Il est l’instant, sans cesse reconduit, de la prise de parti. Penser en termes éloignés est toujours plus confortable. “À la fin”, les choses changeront ; “à la fin”, les êtres seront transfigurés. En attendant, continuons ainsi, restons ce que nous sommes. Un esprit qui pense en termes d’avenir est incapable d’agir dans le présent. Il ne cherche pas la transformation : il l’évite. Le désastre actuel est comme l’accumulation monstrueuse de tous les diffèrements du passé, à quoi s’ajoutent en un éboulement permanent ceux de chaque jour et de chaque instant
[34].
Et Spinoza ne dit pas autre chose en démontrant qu’il faut s’affranchir de l’espoir : Par conséquent, plus nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la Raison, plus nous nous efforçons de nous affranchir de l’Espoir, de nous libérer de la Crainte, de commander à la fortune autant qu’il est possible, et de diriger nos actions selon le conseil sûr de la Raison
[35]. Notons encore que cet affranchissement de l’espoir n’est en aucune façon désespoir. Pour Spinoza, autant l’espoir nait d’une incertitude, autant le désespoir est quant à lui l’idée d’une chose future ou passée à propos de laquelle toute incertitude est levée
[36]. C’est en cela que le Comité invisible, tout en nous invitant à nous passer de ce besoin maladif d'espérer, affirme tout de suite que cela ne signifie pas qu’il faille être désespéré[37].
Maintenant peut donc bel et bien être vu et lu comme une arme contre Demain. Pourtant, on sent qu’il y a quelque chose qui cloche si l’on s’en tient là. D’abord ce serait une arme de bien faible portée. On n’écrit pas un livre pour juste dézinguer un film. Et s’il n’y avait que ça dans ce titre, qu’une opposition à Demain, il se serait appelé Aujourd’hui. On le sent que l’instantanéité de « maintenant » prend pour cible quelque chose de plus important que l’espoir colporté par « demain ». On le sent parce qu’il se joue dans ces deux concepts, « demain » et « maintenant », un rapport complètement différent au temps. « Demain » porte la marque du temps spatialisé, qui occupe l’espace devant nous, qui s’y étend dans une durée infinie. « Maintenant » vient trancher ce temps spatialisé, le couper en un plan d’une épaisseur infiniment infime, jusqu’à annuler toute durée. « Maintenant » exprime le plan de coupe sur lequel le temps ne s’inscrit qu’en terme d’instant.
On peut d’ailleurs noter que Maintenant ne s’intitule pas « Ici et maintenant ». Alors que ce hic et nunc est une formule constamment répétée par le Comité invisible[38]. C’est certainement car il n’en va pas de même de l’ici et du maintenant. De la perception de l’espace et de celle du temps. Il n’y a pas vraiment de problème avec la première. La seconde est tout le problème[39].
Maintenant serait donc une arme visant à exploser le temps, en tant qu’on le considère spatialisé. C'est-à-dire une certaine perception du temps[40]. Voilà qui devient intéressant. Car qu’est-ce qui se fonde sur le temps, conçu et perçu comme une projection spatiale, linéaire, comme situé dans la durée tel un segment sur une droite, et donc mesurable, quantifiable, par conséquent valorisable[41] ? Qu’est-ce qui en a fait son principe même, sinon le capitalisme ? On sait bien que, dès que l’on étudie un temps soit peu la formation du capitalisme, l’accumulation primitive, on sait bien que la conception du temps en est une condition nécessaire[42]. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on a pu mesurer et découper le temps, où les cloches n’ont plus sonné le moment de la prière ou du danger, mais lorsque les horloges se sont mises à battre la mesure du temps, heure après heure, on sait bien que ce n’est qu’à partir de là que le capitalisme a pu naître. On sait bien que sans cette conception du temps spatialisé, mesurable, quantifiable, n’auraient pu se fonder les catégories fondatrices de « marchandise », de « travail abstrait », d’« équivalent universel »[43], de « valeur ». C’est la mesure[44] du temps, en tant qu’il a pu être conçu comme mesurable, qui a permis que l’on fasse de cette mesure l’abstraction à partir de laquelle tout pouvait être disqualifié, comparé, évalué : En tant que valeurs, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé
[45].
Voilà qui devient carrément fantastique ! Avec pour seule arme son titre, Maintenant remplit déjà la moitié des objectifs qui y sont fixés pour toute forme révolutionnaire : il y a à attaquer, à purement détruire le monde du capital
[46]. Détruire le monde du capital, purement et simplement, alors comme ça, ça serait s’opposer au temps spatialisé mesurable ? Juste en intitulant un livre « Maintenant » ? Ils nous font rigoler là, le Comité invisible ! Ils s’imaginent qu’on va gober que le monde du capital va s’écrouler, rien qu’en sortant un bouquin, pourvu que celui-ci s’appelle « Maintenant » ? Non, bien sûr ! Évidemment que non : ils ne sont pas aussi fous ! Ils savent bien que le monde du capital ne tremblera pas d’un poil à la vue d’un titre sur un livre. Il faudrait être idiot pour croire le contraire ! Mais ce qu’ils savent aussi, au Comité invisible, c’est que si le monde du capital dure depuis en gros deux cent cinquante ans sans s’effondrer, c’est qu’il n’a pas arrêté de s’appuyer sur un socle théorique solide. Attention : pas du tout un socle théorique pris comme ça, abstraitement, détaché de tout. Pas du tout de la théorie pour la théorie. Pas du tout de la philosophie en l’air, se regardant le nombril à réfléchir à des problèmes abstraits qui ne concernent et n’intéressent qu’elle. Non, souvenons-nous : la théorie ne peut pas, ne doit pas être détachée de la pratique. Ce socle théorique sur lequel s’appuie le monde du capital, il est si solide qu’il a réussi à faire que les manières de penser ce monde soient parfaitement compatibles avec ce monde-même, correspondent tout à fait à ses règles et principes. Jusqu’à ce que nos pensées dans ce monde ne fassent que le renforcer. Jusqu’à ce qu’une pensée qui puisse sortir des limites de la manière de penser du monde du capital soit devenue impensable. C’est ça qui se passe quand on dit que le capital récupère toute forme de contestation.
Alors face à ça, face au fait qu’on ne puisse plus penser que sous l’horizon indépassable du monde du capital, Maintenant est un cri. Maintenant est ce que Deleuze appelait « un cri ». En philosophie parfois, au détour de pages souvent fort compliquées, on entend comme ça un cri qui surgit. Et Maintenant, ce titre « maintenant », c’est un cri. On le sent que c’est un cri, « maintenant ! ». Même s’il n’est pas là, on a envie, tout de suite, d’y mettre un point d’exclamation : Maintenant ! Ça claque. Ça crache. Ça crie. C’est un coup de feu qui donne le signal du départ, « maintenant ». On y entend comme une détonation…
Bon, c’est bien beau tout ça, mais qu’est-ce que c’est que ce cri : « maintenant ! » ? Pourquoi ils se mettent à crier au Comité invisible ? On l’a un peu vu : ce cri, il a l’air de dire quoi ? Il a l’air de dire stop ! Stop à quoi ? Stop à ce temps spatialisé qui se déroule au-dessus de nos têtes. Ce temps mesurable qui pèse sur nos vies, les rendant incapables de ne pas se faire mesurer, quantifier, comptabiliser[47]. Ce temps du monde du capital devant lequel on se sent impuissant. Voilà ce que dit « maintenant » : stop, il faut arrêter de penser au temps comme étant ce temps transcendantal et tout puissant qui se déroulerait objectivement à l’infini, qui nous serait donné comme ça a priori dans tout ce que nous expérimentons[48]. Mais à qui il est adressé ce cri ? Au capital ? Celui-ci s’en moque bien ! Ça peut le gêner un peu, le chatouiller un peu, lui percer un peu les tympans quelques secondes… Mais non, ça ne sert à rien de crier à la figure, aux figures, du capital. Alors à tout le monde ? Ben nan, il faudrait crier sacrément fort ! Et « tout le monde », c’est aujourd’hui en tant que tout le monde vit dans le monde du capital[49]. Avec ses pensées impensables, ce cri aurait peu de chance de se faire entendre. Aux lecteurs de Maintenant alors ? Oui, là oui, s’ils lisent « maintenant », ils peuvent l’entendre ce cri. Ça en bouleversera certains. Ça en fera réagir d’autres. Ou les mêmes…
Mais un cri, quand ça jaillit en philosophie, c’est d’abord pour gueuler aux oreilles d’autres philosophes. Pour leur dire « nan, mais ça va pas là, ta philosophie, ce que tu tentes de nous dire, ça va pas ! Faut arrêter ! Faut arrêter de déconner ! Basta ! Vamos avec ta pensée à la noix ! » S’il y a une philosophie à qui s’adresse ce cri de « maintenant ! », ça me semble être principalement celle de Kant. Kant avec son idée de temps, compris comme une forme a priori de la sensibilité, est le philosophe qui a révolutionné le concept de Temps, qui l’a rendu déroulable le long d’une ligne à laquelle on ne pouvait échapper, qui traversait tout. D’ailleurs pour en revenir à l’Espoir, dont nous avons vu qu’il s’opposait à l’instantanéité du « maintenant », Kant en a fait l’un des intérêts premiers de la Raison : Que m'est-il permis d’espérer ?
[50] Il faudrait creuser. Il faudrait étudier Kant pour voir si c’est bien contre lui que le Comité invisible vient nous crier « maintenant ! » Il faudrait sans doute convoquer Bergson et Heidegger, qui ont spécifiquement répondu à cette question du Temps kantien. Mais faute d’avoir encore sérieusement pris le temps d’étudier tout ça, je m’arrêterai là. Vous qui connaissez Kant, vous me corrigerez si j’ai dit des bêtises…
Mais puisque nous en sommes à considérer les philosophies en lien avec l’instantanéité absolue que crie « maintenant », je voudrais revenir à Spinoza. On en revient toujours à Spinoza ! Parce qu’on n’arrête pas de dire que ce qui manque, ce qui fait défaut, à la doctrine de Spinoza, c’est la prise en compte du Temps. Kant avait déjà dit ça de Descartes : que ce qui clochait dans son cogito, ce qu’il manquait au « je pense donc je suis » c’était la forme du Temps. Mais laissons Descartes pour l’instant, nous aurons l’occasion d’y revenir… Donc Spinoza n’aurait pas pensé le Temps ? Son système serait en tous points parfait, sa conception de la Substance, des Attributs, des Modes, des Affects, des Individus, de la Connaissance, etc., tout ça, ça tiendrait parfaitement la route, sauf que c’est conçu indépendamment du Temps ? On n’arrête pas de dire ça à propos de Spinoza : le Temps n’existerait pas dans la philosophie spinoziste.
Foutaises ! Spinoza a très bien pris en compte le problème du Temps. Il l’a pris en compte d’une manière bizarre, qui doit être impensable lorsque l’on pense à l’intérieur du monde du capital, lorsque l’on pense le Temps à la manière de Kant, pour le faire se dérouler au-dessus de nos vie et les rendre mesurables. Mais d’une certaine manière, qui correspond parfaitement avec ce que nous dit Maintenant, avec cette importance primordiale de l’instantanéité. Qu’est-ce que c’est chez Spinoza que l’instantanéité ? Réponse de Spinoza : l’instantanéité c'est le temps de l’affection. Les affections c’est tout ce qui nous arrive. C’est le moment, l’instant, où en tant qu’individu, je rencontre un autre individu. Le temps, l’instant, où mon corps entre en contact, rencontre, d’autres corps, y compris lui-même. Ou, parallèlement pourrait-on dire, l’idée qui est en moi rencontre une autre idée. L’affection c’est ça : la rencontre, le contact, le choc entre les choses qui s’affectent. Et l’instant, c’est le temps de l’affection. C’est une coupe. Avant les deux choses étaient séparées, chacune tranquille dans son coin. Et dans l’instant de l’affection, boum ! elles se rencontrent. Et alors elle sont tenues ensembles, tenues de faire quelque chose l’une avec l’autre. Elles sont tenues à quoi ? Elles sont tenues de déterminer comment elles s’affectent. Est-ce que ces choses se composent ? Est-ce qu’elles se décomposent ? Est-ce qu’il va y avoir un amour infini entre ces deux choses ? Est-ce qu’elles vont finir par se marier ? Ou est-ce qu’il y aura rejet ? Voire destruction complète ou en partie par l’autre ? On ne sait pas. On verra après. Après la coupure de l’instant, de l’affection. Pour l’instant, les deux choses se rencontrent, elles s’affectent. Et tout s’enchaînera… Ou tout se déchaînera… À partir de cette affection, à partir de cette rencontre, à partir de cet instant de l’affection. À partir de maintenant.
Dans Maintenant, on peut retrouver une trace quasi parfaite de ce temps instantané où les choses sont sommées soit de se composer, soit de se décomposer, dans ce qui est qualifié de politique : “Politique” n’aurait jamais dû devenir un nom. Ç’aurait dû rester un adjectif. Un attribut, et non une substance. Il y a des conflits, il y a des prises de parole qui sont “politiques”, parce qu’ils se dressent décisivement dans une situation donnée contre quelque chose, parce qu’ils portent une affirmation quant au monde qu’ils désirent. Politique est ce qui surgit, ce qui fait événement, ce qui fait brèche dans le cours réglé du désastre. Ce qui suscite polarisation, partage, prise de parti. Mais il n’y a rien de tel que la “politique”. […] Est politique tout ce qui a trait à la rencontre, au frottement ou au conflit entre formes de vie, entre régimes de perception, entre sensibilités, entre mondes dès lors que ce contact atteint un certain seuil d’intensité. Le franchissement de ce seuil se signale immédiatement par ses effets : des lignes de front se tracent, des amitiés et des inimitiés s’affirment, la surface uniforme du social se craquelle, il y a morcellement de ce qui était faussement uni et communications souterraines entre les différents fragments qui naissent de là.
[51] Ce qui est politique, c’est cet instant de l’affection, ce maintenant qu’est l’affection.
Car si l’on pousse un peu Spinoza – oh, pas bien loin, y a pas besoin de trop le pousser, là –, qu’est-ce que c’est que cet instant de l’affection entre deux choses, entre deux êtres, quels qu’ils soient ? Il faut se rappeler que chez Spinoza, ces choses, ces êtres, sont essentiellement des puissances. C’est leur essence aux modes finis : ce sont des puissances d’exister. Et ce maintenant de l’affection, c’est tout bonnement l’instant où ces puissances s’effectuent, où elles s’actualisent. Elles n’arrêtent pas de le faire, les puissances sont toujours actualisées, effectuées, nous dit Spinoza[52]. Mais la vie se joue toujours maintenant, et maintenant, et maintenant
[53], nous dit le Comité invisible.
Arrivé là, on commence à comprendre ce que l’instantanéité de « maintenant » vient chambouler dans la conception du Temps qui a imposé sa suprématie dans le monde du capital. Mais ce qu’on a tout de suite envie d’objecter, c’est la durée. Qu’est-ce qu’elle devient la durée ? Elle est niée dans Maintenant ? Il s’en fiche Spinoza de la durée ? Mais on ne peut pas s’en moquer comme ça ! On ne peut pas la nier ! Si on ne peut pas, c’est qu’il doit y avoir autre chose…
Chez Spinoza, cette autre chose c’est l’affect. Toute affection enveloppe un affect, qui est l’idée de cette affection. Ça se complique, mais pas tant que ça. Je simplifie : l’affection, c’est ce qui m’arrive ; l’affect c’est ce que ça me fait. Je suis affecté par quelque chose, je rencontre quelque chose, forcément ça m’affecte, au sens où ça m’arrive dessus, mais aussi au sens où ça me fait quelque chose. Ça me fait quoi ? Ça me fait augmenter ou diminuer ma puissance[54]. Spinoza rend ça très clair : si à l’instant de l’affection, l’affect qui est enveloppé dans cette affection est une Joie, alors ma puissance sera augmentée. Si c’est une Tristesse, ma puissance sera diminuée. Voilà c’est simple ça.
Effectivement c’est clair et parfaitement politique. L’affection, l’instant, le maintenant, c’est le moment où je fais la rencontre de ce qui se compose avec mon être ou avec ce qui risque de le décomposer en tout ou partie[55]. Il y a une sélection, c’est un tri entre les joies et les tristesses, entre ce qui augmente et ce qui diminue ma puissance. Mais qu’est-ce que ça veut dire augmenter ou diminuer ma puissance ? Ça veut dire que je change d’état. Il y a un changement d’état. Avant maintenant, il y avait une puissance dans un certain état. Après, la puissance passe à un état où elle est augmentée ou diminuée. Il y a passage d’un état à un autre. Et qu’est-ce donc que ce passage d’un état à un autre, sinon la définition de la durée ? On y est ! Il y a de l’instantanéité dans l’affection, mais il y a de la durée dans l’affect qui est enveloppé dans cette affection. En somme, la durée découle de l’instant, est enveloppée par lui. Ça c’est Spinoza qui le dit. Il ne le dit pas comme ça bien sûr, mais c’est ce qu’il veut dire. Le Comité invisible le dit autrement. Il dit qu’il y a du maintenant dans lequel se tissent et se détissent des liens. Ce n'est pas dit exactement comme ça non plus évidemment, mais c’est tout ce que Maintenant raconte : on se lie aux autres et au monde dans le maintenant et on reste liés, on renforce ce lien ou on le laisse se délier petit à petit ou d’un coup. On s’y attache ou on fuit cet enchaînement.
Voilà pour la première arme, le titre « Maintenant ». La comprendre, c’est déjà s’opposer frontalement à la manière de penser qui est celle du monde du capital, en ce qu’elle a de plus fondamental : sa perception du Temps. Mais déjà on voit pointer la seconde, en ce que « maintenant » a soulevé la question du lien entre les êtres.
Dans la grammaire de tes chaînes
On arrive donc à l’autre arme que je voulais décortiquer ici. C’est celle qui nous dit : « l’important, c’est les liens ». Qu’est-ce que ça veut dire « l’important, c’est les liens » ? En quoi c’est une arme ? Si c’en est bien une, c’est en tout cas une arme très ancienne dans l’arsenal du Comité invisible. De celles qu’il faut nettoyer souvent pour le plaisir. Ils n’arrêtent pas de répéter ça, le Comité invisible : « l’important, c’est les liens ». Depuis le début, depuis L’insurrection qui vient, ils le disent sans cesse : « l’important, c’est les liens ». Le slogan publicitaire du cinquième cercle c’était déjà Moins de biens, plus de liens !
[56] Bon, c’était peut-être juste un slogan, une formule. On pouvait se dire que ça ne comptait pas, que c’était posé là, comme ça en slogan, pour faire joli, pour la beauté percutante du slogan. Ça pourrait être tagué sur une vitrine « Moins de biens, plus de liens ! ». On rigolait mais on ne faisait pas attention. Pourtant dans l’Insurrection qui vient, ils nous le disaient que c’était pas que ça, que les liens, c’est ce qu’il y a d’important, que ce problème des liens, c’est un problème existentiel : Tout ce qui m’attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m’incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit “je”.
[57]
Ils l’ont répété encore et encore : « l’important, c’est les liens ». Dans À nos amis, ils nous disaient que c’était comme ça qu’il faudrait percevoir le monde, en accordant toute l’attention nécessaire à l’importance des liens[58] ; qu’il en allait des vérités éthiques[59] ; qu’il ne servait à rien de croire qu’il existerait quelque chose comme une société[60] ; que tout ce qui importe, jusque dans la Commune, c’est les liens[61].
Mais on n’écoutait pas. Ou alors d’une oreille distraite. D’accord, y a des liens, mais on pensait que le plus important, c’était le sabotage, c’était les infrastructures, c’était saboter les infrastructures. On n’entendait pas que « l’important, c’est les liens ». Alors ils le répètent, ils le redisent autrement, mais ils disent toujours la même chose : « l’important, c’est les liens ». Jusqu’à ce qu’on entende. Dans Maintenant, ils insistent : « l’important, c’est les liens », « l’important, c’est les liens ». Ça revient comme une rengaine et ça devient la trame de tout le livre. Du début à la fin, Maintenant raconte l’importance des liens. Résumons ça le plus rapidement possible. C’est-à-dire qu’on revient au premier degré de lecture, là. On peut lire Maintenant, juste comme ça, en acceptant ce qui est raconté et on peut le lire comme une histoire dont – on ne dira pas « la morale », il n’y a rien de moral là-dedans – la conclusion, autant que le fil rouge, c’est « l’important, c’est les liens ».
Maintenant s’ouvre sur le constat que rien de plus remarquable n’est arrivé ces derniers temps – depuis la publication d’À nos amis – et surtout pas la campagne de l’élection présidentielle en France, dont le premier tour s’achevait au lendemain de la sortie de Maintenant, pas même l’élection de Trump, rien de plus remarquable que le surgissement du conflit parti du rejet de la loi « Travaille ! » au printemps 2016. Et au sein de ce conflit, rien n’a été plus remarquable que le jaillissement de cette forme inattendue du cortège de tête[62]. Et dans ce cortège de tête, rien n’a été plus remarquable que la perception dont il a été capable : que l’émeute organisée est à même de produire ce que cette société est incapable d’engendrer : des liens, vivants et irréversibles
[63]. Rien n’a été plus remarquable que cette perception et la conscience immédiate de l’accroissement de puissance que cela a constitué.
De cette perception essentielle suit que ce qu’on peut dire d’essentiel lorsque l’on parle depuis ce monde de la loi « Travaille ! », depuis le monde du capital, c’est que celui-ci est fragmenté. À tous les niveaux. Aussi bien en ce qu’il nous fait oublier tous les liens qui nous relient au monde, faisant de nous des êtres privés de monde. Aussi bien en nous atomisant pour annihiler les liens qui nous tiennent, entre nous. Mais tout aussi bien à l’intérieur de nous-mêmes, éparpillant tout notre être en fragments de plus en plus déliés. Et ce n’est qu’à partir du moment où ce processus de fragmentation a atteint un seuil dans l’efficacité de sa propre logique, que cet éparpillement de petits fragments a pu être amené à croire que la question de son unité se réalise dans des entités qui vont du Moi individualisé à la Société intégrée où tous ces Mois se mettent en rapport[64].
Cependant, cet état de fragmentation, pour peu qu’il soit perçu comme tel, peut très bien nous faire percevoir, du même geste, que toutes les anciennes unités[65], auxquelles on avait bien voulu nous faire croire, ne sont que des illusions[66]. Débarrassés de ces illusions, nous pourrions percevoir que ce qui importe, ce sont les liens entre nous, entre nous et le monde et au sein de nous-mêmes. Bref, nous faire entrer dans ce que le Comité invisible appelle maintenant « le communisme »[67]. La preuve a contrario en est que les propriétaires d’infrastructures ont compris que l’effondrement de la croyance dans les anciennes unités, laissant des êtres fragmentés de toutes parts, était la condition pour imposer à ceux-ci une unification, toujours artificielle et idéologique, mais en laquelle il ne s’agirait plus de simplement croire, mais mieux : de la vivre effectivement[68].
L’échec de la politique, c’est justement l’échec d’avoir voulu appeler ainsi une sphère qui serait détachée de la vie[69] et des liens par lesquels la vie nous tient. C’est l’échec d’avoir voulu faire croire qu’en cette sphère et par elle, une unification sous la forme d’une totalisation pouvait être réalisée[70]. Alors qu’encore une fois, seuls importent les liens. La totalisation des entités sous une entité supérieure est un leurre. C’est pourquoi il faut, pour toute force révolutionnaire, se garder de reproduire sans cesse le processus d’institutionnalisation. Car l’institution, c’est justement, en se plaçant dans la dialectique trompeuse du constituant et du constitué[71], se constituer une entité supérieure[72], affranchie de tout lien, qui serait apte à gouverner nos vies, en les réduisant à des rapports que l’institution aurait définis et qu’elle n’aurait plus qu’à gérer. Contre cela, il y a à déserter ces rapports et affiner la puissance des liens.
La figure du Travailleur a été dans le monde du capital, l’institution par excellence[73], ayant permis l’illusion d’une unification au sein de la fragmentation qu’elle avait elle-même engendrée[74]. Les crises internes et externes du capital aidant, cette figure du Travailleur ne peut plus aujourd'hui fonctionner. Elle est remplacée par la figure du Crevard, monade à la dérive, détachée de tout, se débrouillant comme elle peut pour non plus vivre, mais survivre[75]. Mais qui, cependant, continue encore et toujours à placer les conditions mêmes de sa survie sous le règne de l’économie. Or l’Économie est la science permettant la gestion de toute relation sous la forme de rapports, qu’il s’agit de mesurer, quantifier, comptabiliser, valoriser, etc[76].
Dans cette perception, il est évident qu’une telle illusion, alors qu’elle fuit de toutes parts, ne peut plus tenir sans que le monde du capital ne se maintienne par la force, qui s’incarne dans sa police[77]. Celle-ci constitue donc un obstacle pour les formes révolutionnaires, les empêchant de se libérer du monde du capital et de faire advenir le communisme, c’est-à-dire cette perception qui fait des liens qui nous tiennent ensemble, tout ce qui importe. Il ne s’agit donc pas de prendre la lutte directe contre la police pour une fin en soi – la police comme fin en soi ne peut être le but que d’un certain fascisme – mais de prendre cette lutte comme une occasion de renforcer nos liens et d’opposer cette force de nos liens afin d’éviter l'’obstacle de la police.
Voilà, arrivés ici, nous atteignons le dernier chapitre de Maintenant qui va nous exposer toute une théorie des liens, en décrivant en quoi consiste ce changement de perception auquel tout le livre nous a jusqu’ici invités. Le cœur de cette théorie est d’opposer une perception située sur le plan des liens à celle, hégémonique, qui nous fait voir des entités, en particulier l’individu dans un antagonisme faussé avec la société[78]. Il faut remettre en question toute entité, que ce soit la communauté[79] ou le collectif[80], que ce soit le sujet isolé[81], y compris le sujet révolutionnaire du socialisme marxiste, léniniste, trotskiste, stalinien, etc.[82] La perception en termes d’entités nous fait voir le moi, les autres, le monde, irrémédiablement séparés et ne pouvant rentrer que dans des rapports entre termes distincts[83].
C’est ce qui fait que les rapports économiques[84] se nourrissent de cette fausse antinomie entre individu et société[85], gommant la vérité des liens. Car l’Économie est cette perception – dont il faudrait donc se débarrasser[86] – qui ne considère rien d’autre qu’une telle antinomie fictionnelle entre les deux fictions que sont la société et les individus[87], la première n’étant que composée par l’agrégation des seconds sous les rapports que l’Économie aura elle-même fixés[88]. Une telle perception n’est possible qu’à partir d’un point de vue tant extérieur au monde qu’à soi, c’est à dire un point de vue duquel tous les liens auront été arrachés[89]. Dit autrement, cette perception de l’économie n’est possible que pour un sujet transcendantal[90]. Elle ne peut opérer que sur des entités irrémédiablement séparées. C’est dire ce qu’il faut d’arrachement au monde, aux autres[91] et à soi-même pour imposer universellement une telle perception[92]. C’est dire aussi qu’il lui faut absolument masquer ce qui la contredit. Soit : le plan des liens. En nous poussant à nous percevoir comme des individus, c’est toute cette perception du plan des liens que l’économie, le monde du capital, tente de nous masquer[93].
Car les liens s’établissent sur un plan entre des parties de soi-même, des parties des autres et des parties du monde. Le plan des liens rend compte de cette infinie composition de tout être. C’est ce que fait apparaître le lien par excellence : l’amour. Le véritable amoureux investit une partie de soi dans l’être aimé et, en retour, fait sien une partie de l’être aimé. Il n’est pas question ici de rapports, forcément entre deux termes, mais de tracer au sein des êtres une coupure qui permette aux parties de se composer. Se placer dans ce plan de perception de liens est le moyen de parvenir à des formes de vie en pleine adéquation avec la vie même. Car il s’agit du plan où les puissances se font et se défont, où contrairement aux fausses oppositions entre individu et société, entre individuel et collectif, un “je” peut très bien devenir un “nous”, une puissance peut très bien se composer à d’autres puissances et ainsi s’intensifier, devenir une puissance augmentée. Bref, il s’agit d’une question avant tout éthique[94].
Voilà ce qu’on peut dire de la théorie des liens dans Maintenant, en en restant à une lecture au premier degré, à une lecture qui se contente de reformuler ce qui est écrit avec ses propres mots. Mais sans rien y ajouter ! En y retranchant, c’est certain, puisqu’en résumant, on élimine forcément plein de choses. Mais en se gardant de déformer le propos en y ajoutant ses propres opinions. À partir de là, déjà, on peut reconnaître à nouveau une opposition frontale à Kant et son idée saugrenue de Sujet transcendantal, seule à même de nous faire percevoir en termes d’entités aussi bien le sujet lui-même, que les autres et le monde qui l’entourent. On peut évidemment y voir aussi une attaque contre Hobbes – puisque pour une fois le Comité invisible nous a sympathiquement donné la référence explicite : la société devant gouverner les individus qui la composent s’illustrant sur le frontispice du Léviathan.
Il faut à peine aborder un second degré de lecture pour reconnaître une charge, peut-être encore plus virulente, contre une autre philosophie : celle de Descartes. En effet, il ne fait aucun doute – sauf si justement on est un cartésien indécrottable – que c’est Descartes qui est dans le collimateur du Comité invisible, lorsqu’au beau milieu de sa théorie des liens, ils écrivent :
Nous ne sommes plus assez nihilistes pour croire qu’il y aurait en nous quelque chose comme un organe psychique stable – disons : la volonté – qui commanderait à nos autres facultés. Cette belle invention de théologien, beaucoup plus politique qu’il n’y paraît, poursuivait un double but : d’une part faire de l’homme, fraîchement pourvu de sa « libre volonté », un sujet moral et le livrer ainsi au Jugement dernier comme aux châtiments du siècle ; d’autre part, à partir de l’idée théologique d’un Dieu ayant « librement » créé le monde et se distinguant donc essentiellement de son action, instituer une séparation formelle entre l’être et l’agir. Cette séparation, qui allait durablement marquer les conceptions politiques occidentales, a rendu illisible pour des siècles les réalités éthiques – le plan des formes de vie étant précisément celui de l’indistinction entre ce que l’on est et ce que l’on fait. […] Contre cette question opportuniste, contre l’existence postulée de la « volonté », il faut affirmer que ce qui « veut » en nous, ce qui incline n’est jamais la même chose. Que c’est une simple résultante, en certains instants cruciaux, du combat que se livrent en nous et hors de nous un réseau enchevêtré de forces, d’affects, d’inclinations, d’un agencement temporaire dans lequel telle force s’est tout aussi temporairement assujetti d’autres forces. Que la séquence de ces agencements produise une sorte de cohérence qui puisse aboutir à une forme, c’est un fait. Mais appeler à chaque fois du même nom ce qui se retrouve de façon contingente en position de dominer ou de donner l’impulsion décisive, se persuader qu’il s’agit toujours de la même instance, se persuader finalement que toute forme et toute décision sont tributaires d’un organe de décision, voilà un tour de passe-passe qui n’a que trop duré. D’avoir cru si longtemps à pareil organe, et d’avoir tant et tant stimulé ce muscle imaginaire, on aura abouti à l’aboulie fatale dont semblent affectés de nos jours les rejetons tardifs de l’Empire chrétien que nous sommes. À cela, nous opposons une attention fine aux forces qui habitent et traversent les êtres comme les situations, et un art des agencements décisifs.[95]
Pif ! Paf ! Descartes n’en avait pas pris autant pour son grade depuis Leibniz et Spinoza. Bon, parce que c’est quoi la philosophie de Descartes ? C’est quoi le cogito ? C’est certainement le truc le plus connu de toute l’histoire de la philosophie. Demandez à n’importe qui : c’est quoi le cogito ? Tout le monde répondra. Tout le monde connaît la formule : cogito ergo sum. Même si tout le monde ne comprend pas tout très bien, tout le monde vous dira que le cogito, la philosophie de Descartes, c’est « je pense donc je suis ». « Je pense donc je suis » ça veut dire quoi ? Ça veut dire que Descartes, son problème à lui, c’était de déterminer l’être, le « je suis », qui, posé comme ça, sans rien d’autre, est indéterminé. Déjà là, on aperçoit qu’il y a quelque chose qui ne va pas, que le problème de Descartes, c’est dès le départ, un mauvais problème, un problème tordu. Pourquoi ? Parce qu’en posant son problème, qu’est-ce que « je suis », il pose le « je suis » à part, détaché de tout. Il l’isole déjà rien qu’en posant la question. Mais bon, il va faire pire pour la résoudre. Pour la résoudre, il va employer ce qu’on a par la suite appelé le doute cartésien, c’est-à-dire le doute radical. C’est-à-dire qu‘il va douter de tout. Avant lui, on disait que l’homme – celui qui dit « je suis » – c’était un animal raisonnable, c’était un animal social, un animal politique. Descartes va dire : « ça j’en doute ! » Il en doute parce que ça exige de définir ce qu’est un animal, ce qu‘est être raisonnable, social, politique, etc. Il doute que ce qu’on dit que je suis, ça soit vrai. Rien ne le prouve que je sois un animal raisonnable, social, politique, ça dépend de trop de choses qui ne se définissent pas par elles-mêmes. Par contre, lorsqu’en ayant pris l’homme, en ayant pris le « je suis », en l’ayant détaché du monde où il vit, des autres êtres, y compris des autres hommes, je peux douter de tout. Je peux douter de mes sensations, je peux douter de mon corps, je peux même douter que ma raison produise vraiment des idées claires et distinctes. Mais j’arriverai à une limite au-delà de laquelle je ne peux plus douter. La limite c'est que « je pense ». Par l’action même de douter, dans le doute même, il y a l’action de penser, il y a la pensée en acte. Je peux douter de tout, mais ce dont je ne peux plus douter, ce dont je suis sûr, c’est que je pense, puisque c’est bien en pensant que je doute. Alors voilà la conclusion de Descartes : ce qui détermine le « je suis » indéterminé, c’est le « je pense ». « Je suis » devient donc, par la détermination du « je pense », cet être déterminé en « chose pensante ».
En brossant comme ça à gros traits – mais on était bien obligé d’en passer par là – le cogito, on voit bien que ça s’oppose complètement à la théorie des liens. Il s’en fout Descartes des liens. Au contraire, ça le gêne terriblement les liens. Lui, ce qui l’intéresse, c’est l’individu, c’est l’entité qui dit « je suis ». Et il en arrivera à la déterminer comme l’entité qui peut dire « je pense ». Mais pour en arriver là, il aura fallu arracher à cette entité tous les liens qui empêchaient de l’isoler. Ses liens au monde, aux autres – on l’a vu. Mais il aura aussi fallu déchirer le lien qui tenait ensemble le corps et l’âme, pour ne conserver que cette dernière, qui est l’entité pensante. Bon, comme ça devient difficile de garder comme ça le corps détaché de l’âme, Descartes les remettra plus tard en rapport par le biais de la volonté. Mais dans son cogito il arrache l’âme du corps, et au sein de l’âme même, il arrache tout ce qui n’est pas pensée pure, toutes les illusions, toutes les pensées obscures et confuses, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ce fragment de pensée qui doute.
On comprend que pour défendre l’importance des liens, Descartes se présente comme la cible à abattre. Mais on peut continuer encore un peu avec Descartes, pour voir ce que, de son côté, le monde du capital doit à la philosophie de Descartes[96]. On est allé très lentement sur le cogito, là on peut aller plus vite, parce qu’on a déjà tous les éléments. En effet, en arrachant les liens du Moi et du Monde[97] et les liens de l’Âme et du Corps, qu’est-ce que ça entraîne ce geste déliant de Descartes ? Deux choses. Premièrement, ça oblige à percevoir l’âme et le corps comme des entités isolées, qu’on peut donc étudier en tant que telles, comme des systèmes fermés. On va pouvoir évaluer leurs capacités, les choses qu’elles peuvent faire, elles-mêmes sans rien d’autre et les choses qu’elles ne peuvent pas faire. Et on va les étudier, les évaluer d’un point de vue purement mécaniste[98]. C’est la formation de l’anatomie comme science étudiant le corps mécanisé, le corps comme automate, le corps-animal de l’homme, l’animal-machine[99]. Et c’est la psychologie comme science étudiant les passions de l’âme[100]. Et c’est le rationalisme comme méthode de pensée scientifique étudiant les effets qui s’expliquent par leur causes. C’est tout ça.
Et puis, deuxièmement, le geste déliant de Descartes va avoir comme conséquence de hiérarchiser. Il va hiérarchiser l’âme par rapport au corps : l’âme devient plus importante que le corps, elle va se placer au-dessus[101]. Et dans l’âme elle-même, ça hiérarchisera aussi. Toute cette hiérarchisation, ça veut dire que la Volonté est toute puissante, qu’elle peut commander tout le reste[102]. Le corps peut et doit se mettre au pas de la volonté, et les passions de l’âme se plier à elle. Et là, arrêtons-nous un instant. Remarquons bien en quoi consiste le geste de Descartes : il consiste à délier les liens pour se retrouver avec des entités et à ensuite rassembler à nouveau ces entités déliées sous la forme de rapports. Il oppose le lien d'un côté et le rapport entre les termes de l’autre. Les rapports et les liens, ça n’a rien à voir. Le Comité invisible n’arrête pas de le dire. Et ça reviendra tout le temps…
Tout ça, ça permet quoi ? Ça permet qu’on puisse mettre le corps et l’âme au travail. On peut désormais leur faire faire ce que la volonté rationnelle aura décidé, en raison même de la nature du corps et de l’âme, tels que Descartes les a isolés et hiérarchisés. On peut littéralement les transformer en usines productives, par le travail manuel ou par le travail intellectuel. Et là-dessus Hobbes rejoint Descartes[103]. Là où il y a une différence entre les deux, c’est la discipline au travail que ça suppose[104]. C’est dans le fait qu’il faut bien forcer les hommes au travail. Pour Hobbes, ça passe par l’État surpuissant[105], par le Léviathan, qui est l’entité qui englobe, qui regroupe toutes les autres entités pour les gouverner, les faire adhérer à sa discipline. Pour Descartes, cette discipline peut et doit être intérieure, sous le seul commandement de la volonté, qui toute seule se soumet à la volonté suprême, à la Morale et à ses jugements[106]. Mais finalement, ça revient à quoi ? Ça revient à construire, à produire la figure du Travailleur comme figure universelle de l’homme ; comme figure qu’il faut gouverner dans la discipline du travail[107]. Et ensuite, ça construit la figure du Crevard, qui se met au travail tout seul, dans chaque instant de sa vie. Et plus seulement pendant le temps de travail, puisque le temps de travail humain productif devient une denrée rare, maintenant qu’on est allé jusqu’au bout dans le mécanisme, en remplaçant non seulement les corps par des machines, mais l’âme aussi, avec tout ce qui relève de l’automatisation, de l’informatisation, de la modélisation cybernétique des processus intellectuels et sociaux.
Alors voilà, en allant vite, le Travailleur, le Crevard, c’est Descartes qui les justifie[108]. Du coup, l’arme des liens vient elle aussi dégommer tout le fond théorique du monde du capital. Elle vise à exploser la pensée qui pense en termes d’individu et de société, d’entités et de rapports. Ça, on le voyait déjà au premier degré de lecture. Mais ça signifie, dans une lecture au second degré, que c’est le Travail, la discipline au travail, le gouvernement des individus pour en faire des travailleurs, leur autodiscipline dans une gestion cybernétique des crevards, c’est tout ça qui est là au poteau d’exécution[109]. C’est, à nouveau, attaquer, […] purement détruire le monde du capital
[110].
Mais la théorie des liens, c’est aussi l’autre partie de la tâche éthique révolutionnaire. C’est faire des mondes, faire croître des formes de vie à l’écart de ce qui règne[111]. Ce qui règne, c’est une perception en terme d’entités isolées avec des rapports entre ces entités. Les entités, c’est le Moi, c’est l’individu, c’est les autres individus, c’est le monde, la nature, toutes les choses de la nature, et c’est la société, c’est l’État, etc. Les rapports, c’est les rapports d’antagonisme, les rapports hiérarchiques, les rapports économiques, les rapports sexuels, etc. toutes sortes de rapports, pourvu que ce soient des rapports entre termes, c’est-à-dire entre entités finies, limitées, fermées sur elles-mêmes. Contre ça, la théorie des liens construit un monde, ou plutôt des mondes, ou mieux : des manières d’habiter ces mondes. Il faut bien comprendre que la déflagration que produit l’arme de la théorie des liens au sein de la pensée qui pense tout en termes d’entités et de rapports, dans la pensée qui est celle du monde du capital, cette déflagration tient avant tout à ce qu’elle propose, à la perception à laquelle elle nous invite, à ce qu’elle permet non seulement de penser, mais de vivre, aux manières de vivre, aux formes de vie qu’elle rend possibles. Alors que dans la pensée du monde du capital, c’est justement ça qui est impensable. C’est en pensant l’impensable du monde du capital, que l’arme de la théorie des liens vient perforer de ses balles cette pensée du monde du capital.
Ce que propose la théorie des liens, c’est tout simple, on l’a vu : c’est que l’important, c’est les liens. Bon, ça ne nous avance pas trop ça, « l’important, c’est les liens ». Au-delà de ce qu’en dit le premier degré de lecture de Maintenant, il faudrait quand même bien arriver à dire ce que ça veut dire que « l‘important, c’est les liens ». On a compris que c’était une arme contre le monde du capital. On a compris à quoi ça s’opposait. Mais – concrètement, comme on dit – ça veut dire quoi ? Qu’est-ce que ça enveloppe la théorie des liens ?
Pour comprendre ça, il faut aller creuser à un second degré. On pourrait à nouveau appeler à l’aide Spinoza – on en revient toujours à Spinoza. Mais Spinoza, il n’a pas l’air de trop parler de liens[112]. On verra plus tard si c’est vrai… À propos des liens, il faudrait creuser plus loin. Spinoza, c’était un maintenant de la seconde moitié du XVIIe siècle. Or, il se trouve que c’est dans un maintenant plus vieux d’un siècle, qu’une philosophie des liens a été énoncée. Le philosophe qui propose une théorie des liens, c’est Giordano Bruno. Un drôle de type ! On le connaît principalement pour avoir été brûlé par l’Inquisition en 1600. On le compare souvent à Galilée. Alors que l’Église a dernièrement rétabli Galilée, elle ne l’a jamais fait et a explicitement refuser de le faire pour Bruno. Il s’est plutôt appuyé sur Copernic, partageant son discrédit du géocentrisme, mais en poussant plus loin que l’héliocentrisme, jusqu’à une perception d’un Univers infini. Un drôle de type ! Il a écrit des ouvrages sur la mémoire, les moyens mnémotechniques. Il était aussi versé dans la Magie. C’était lui-même un grand magicien, au sens que ça pouvait avoir pour la science du XVIe siècle[113]. Philosophiquement, on l’associe au néo-platoniciens comme Musile Ficin. Vraiment un drôle de type ! Et il a voyagé dans toute l’Europe. Avec ses moyens mnémotechniques, il voyageait léger, sans avoir besoin d’emporter ses livres. Et il a été excommunié, tant par l’Église romaine que luthérienne. Et voilà qu’avant d’être arrêté et jeté en prison par l’Inquisition, il écrit un livre qu’il intitule De Vinculis in genere – Des liens en général. Et il laissera ce livre inachevé, s’arrêtant au beau milieu d’une phrase. Certainement parce qu’ensuite il a été arrêté, emprisonné pendant près de huit ans, avant d’être ligoté sur le bûcher. Sans compter qu‘en prison, il devait faire attention à tout ce qu’il pouvait dire ou écrire, vu que s’il se retrouvait dans cette situation captive, c’était précisément à cause de ce qu‘il avait pu écrire et que l’Église ne pouvait pas laisser passer. Ça ne devait certainement pas être le moment de finir un livre, qui aurait pu être qualifié d’hérétique, ou promouvant la magie.
Toujours est-il qu’on a là un ouvrage qui promet d’exposer une théorie des liens, même inachevé ça ne peut que nous intéresser. Voyons donc la théorie des liens telle que perçue par Giordano Bruno. S’il fallait l’exprimer en une phrase, ça serait : « tout est lien ». « Tout est lien » ! Il n'y va pas de main morte là. Il ne dit pas seulement « l’important, c’est les liens », il va jusqu’à dire « tout est lien ». Si le Comité invisible, c’est l’ultra-gauche, Bruno c’est l’archi-extra-super-ultra-gauche[114] ! « Tout est lien », ça peut vouloir dire quoi ?
Plusieurs choses. D’abord, il faut voir ça d’un point de vue panthéiste, puisque la pensée de Bruno, comme celle de Spinoza, comme celle du Comité invisible, peut être perçue comme étant fondamentalement panthéiste. « Panthéiste », ça veut dire Dieu est Tout, Tout est en Dieu, pan : Tout et theos : Dieu. Deleuze trouvait même qu’on devrait dire « pan-an-théiste » : Tout-Un-Dieu, Dieu est l’Un qui est le Tout, Tout est dans l’Un, dans la substance unique, qui est Dieu, c’est-à-dire la Nature. Tout ça revient à l’immanence[115], à l’Un qui est Tout. Dès lors, « tout est lien », ça veut simplement dire que les liens sont les manières d’être de l’Être unique, les modifications de l’Un, c’est-à-dire les modes du Tout. Rien n’existe qui ne soit modification de la Nature[116]. Par conséquent, tout est lien !
Alors là, ça saute aux yeux : on nage en plein spinozisme ! Giordano Bruno, c’est du spinozisme qu’il fait là – enfin, du proto-spinozisme si l’on veut accorder à l’Inquisition d’avoir empêché Bruno de connaître Spinoza… Et on n’a pas fini de reconnaître dans ce que dit Bruno des accents de Spinoza. Mais pour l’instant, restons-en au « tout est lien ». Ça veut dire quoi d’autre ? Ça veut dire que, puisque l’on se situe dans un plan d’immanence radicale[117], il ne faut pas croire que le lien est juste le produit de l’action d’un sujet sur un objet. Alors ça, c’est vraiment bizarre, parce que beaucoup de gens n’ont jamais compris le De Vinculis que comme ça, comme un traité de magie enseignant comment manipuler des individus pour le propre compte d’un agent prenant dans ses liens des patients ou, au niveau politique, comme une méthode pour manipuler les foules[118]. Et c’est vrai que Giordano Bruno commence son De Vinculis en nous disant : Il est nécessaire que celui qui doit former un lien […, suit la condition], s’il veut être capable de lier un homme
[119]. C’est vrai qu’en lisant ça, on va se dire : tiens, il va nous apprendre à lier les hommes. Et ça continue : le livre est composé de trois parties dont la première s’intitule « Des lieurs en général ». Ça s’adresse donc bien à celui ou ceux qui veulent lier. Lier quoi, lier qui ? Deuxième partie : « Des liables en général », ce, ceux qu’on peut lier. Voilà l’objet, le patient que va lier le sujet, l’agent de la première partie. C’est vrai qu’il incite à penser ça, Giordano Bruno. Mais là, nous on est très mal dans notre étude de Maintenant. On avait fini par comprendre que la théorie des liens, ça s’opposait aux entités, aux individus, à la société, perçus en terme d’entités. Et voilà que la première chose qu’une philosophie des liens nous présente, c’est les deux entités qui sont chacune à un bout du lien : le lieur et le liable. Ce serait du proto-cartésianisme alors ? Ça ne va pas du tout ça !
Non ça ne va pas ! Mais en fait, Bruno commence par nous dire ça, mais tout de suite après il se ravise : non, c’est pas ça du tout. Un drôle de type, vraiment ! Il commence à nous parler du lieur et du liable, et ensuite il nous dit : non ce n’est pas ça qui compte. La preuve, c’est que ces deux premières parties, « Du lieur en général » et « Du liable en général » sont extrêmement poreuses : dans la première, il n’arrête pas de revenir au liable alors qu’il est censé nous parler du lieur ; et dans la seconde, il n’arrête pas de faire intervenir le lieur alors qu’il était en train de nous parler du liable. C’est donc que la distinction entre ces deux extrémités, ces deux termes du lien, n’a pas vraiment lieu d’être[120]. Et il le dit explicitement : il ne faut pas chercher la nature du lien dans celui qui lie, mais tout autant dans celui qui est lié[121]. C’est moi qui souligne : tout autant. Des deux termes, il n’y en a pas un qui prime sur l’autre, il n’y en a pas un qui est plus important que l’autre. Bien sûr, il y en a un qui a l’air d’avoir un avantage sur l’autre : celui qui est agent du lien agit, alors que celui qui le subit pâtit. Mais nous verrons que même pas ça ! Celui qui peut être lié est au moins aussi fort que le lieur – on verra ça plus tard. Pour l’instant, Bruno nous dit : l’important, ce n’est ni le lieur, ni le liable. Et pour finir de nous convaincre, il intitule sa troisième et dernière partie – restée inachevée – : « Du lien de Cupidon et en quelque façon du lien en général ». Laissons de côté Cupidon, on y reviendra très vite. Mais donc il nous reste : « Du lien en général ». Voilà ce qui est en fait important : c’est pas le lieur, c’est pas le liable, c’est le lien. Ouf ! On peut être rassuré, la théorie des liens de Giordano Bruno exprime exactement la même chose que Maintenant : « l’important, c’est les liens ».
Et tout le De Vinculis va démontrer ça en analysant le lien du point de vue du lieur, du point de vue du liable, puis du point de vue du lien en lui-même. Il va montrer qu’il y a dans le lien une communauté d’immanence entre lieur et liable, que le lien ne peut exprimer qu’un rapport de réciprocité[122], de réversibilité. Et qu’au-delà de ce rapport, le lien est tout.
Dernière chose : « Le lien est tout », si l’on regarde ça vis-à-vis du temps – puisque ça nous a particulièrement intéressés la question du Temps dans Maintenant –, ça donne quoi ? Ça donne que le lien se situe tout aussi bien dans l’instant : il y a un instant propice pour lier convenablement[123], le lien se noue dans l’instant ; et que le lien est tout aussi bien situé dans la durée : un lien qui se fait et se défait sans durer n’est pas vraiment un lien, plus le lien dure, plus il tient dans la durée, plus il est solide. Du coup, ça colle parfaitement à notre lecture de la première arme, l’arme du « maintenant ». On se rappelle que « maintenant », on l’avait perçu, on l’avait compris comme l’instantanéité de l’affection qui enveloppe la durée de l’affect, en ce que l’affect fait passer notre puissance d’un état à un autre. Le lien chez Giordano Bruno, c’est donc la même chose : ça lie dans l’instant et ça tient lié dans la durée.
Bon, revenons un peu à Éros, enfin à Cupidon, ou à Vénus aussi – les différentes allégories de l’Amour sont employées tour à tour par Bruno. Le titre complet de la dernière partie, c’est « Du lien de Cupidon et en quelque façon du lien en général ». C’est-à-dire : du lien d’Amour comme paradigme de tous les liens. C’est que pour Bruno, l’amour est le lien des liens, le lien suprême, le plus fort, celui dont découle tous les autres liens[124]. Et il va passer en revue toutes sortes de liens : la crainte, l’espoir, la gloire, l’orgueil, le risque (le fait d‘oser), le mépris, l’accusation, l’excuse, le rabaissement, la rivalité, le courroux, et il va montrer que tous se ramènent soit à l’amour, soit à la haine. Et même cette dernière peut se rapporter à l’amour, en tant qu’elle est incluse dans l’amour du contraire de ce que l’on hait[125]. Ce n’est pas sans rappeler l’inventaire des affects que fait Spinoza dans son Éthique. Mais n’allons pas trop vite. C’est vrai que tous ces liens bruniens correspondent aux affects spinoziens, pour peu que ce soient des affects ayant un objet qui en est la cause. Mais on examinera ce qu’on peut dire entre liens et affects plus tard, pour le moment on ne peut pas encore bien comprendre ça.
Arrêtons-nous plutôt sur l’Amour. Et relisons ce que dit Maintenant et qu’en allant vite, on aurait pu prendre pour une simple niaiserie :
Contre cela [la fragmentation], il y a à sortir de chez soi, aller à la rencontre, prendre la route, travailler à la liaison conflictuelle, prudente ou heureuse, entre les bouts du monde. Il y a à s’organiser. S’organiser véritablement n’a jamais été autre chose que s’aimer.[126]
Avec ce qu’on vient de voir du De Vinculis, on est en mesure de lire ça comme un appel à nouer ou renouer des liens, le plus possible et les plus solides qui soient, c’est-à-dire découlant tous du lien absolu qu‘est l’amour. Ce n’est qu’à travers les liens – et le plus important d’entre tous – que les puissances révolutionnaires peuvent s’organiser, au lieu qu’ON les organise, autrement dit : au lieu de se laisser gouverner, via les rapports avant tout économiques[127] ou via l’unification artificielle promise par les propriétaires d’infrastructures. Devenir ingouvernable, c’est tenir compte de l’importance des liens, les multiplier, les renforcer car c’est ainsi que les puissances révolutionnaires se lieront, se multiplieront, se renforceront. Ah c’est pas mal ça ! En tout cas, c’est loin d’être niais. C’est toute une éthique révolutionnaire.
Pour Giordano Bruno, il y a une forme d’amour qui est plus puissante que tout. Déjà, l’amour était le lien le plus puissant de tous les liens. Mais il y a plein de sortes d’amour et il y en a une qui est plus puissante que tout. Et il emploie un très joli mot pour désigner cette forme suprême de l’amour, il l’appelle la « philautie ». Littéralement, la philautie c’est l’amour de soi. Mais pourquoi ça serait l’amour le plus puissant, le lien le plus solide ? Est-ce qu’il ne revient pas à la prédominance du Moi là ? Est-ce que Bruno ne serait pas cartésien avant l’heure, kantien prématurément ? Que nenni ! Il reste proto-spinoziste ! Car la philautie, qui est pour lui le principe au fondement de la liabilité, de la capacité à être lié – qui plus est par des liens naturels –, Giordano Bruno la définit exactement comme ceci : l’appétit de se conserver dans son être présent d’une part, et d’autre part l’appétit de s’accomplir parfaitement selon soi-même et en soi-même
[128].
Là, c’est évident ! C’est évident que Bruno fait du Spinoza. Même le plus atterré des économistes aura reconnu dans la citation précédente, ce que Spinoza appelle le conatus et qui est l’essence même de tout ce qui existe[129], l’essence des modes finis – dans la terminologie spinoziste – dont chaque homme[130]. Cette philautie, cet Amour de soi, Spinoza la nomme également « Satisfaction de soi »[131] et la considère effectivement comme la plus haute félicité de l’homme
[132]. Et Spinoza reprend là presque mot pour mot ce que disait Bruno : La Satisfaction de soi est en fait le suprême bien que nous puissions espérer. Car personne ne s’efforce de conserver son être en vue d’une autre fin
[133].
Or la philautie chez Bruno, de même que la satisfaction de soi chez Spinoza, procède d’un double mouvement[134]. Non seulement elle est un mouvement de contraction pour persévérer dans son être – autant qu’il est en soi –, mais c’est également un mouvement d’expansion, visant à s’accomplir parfaitement selon soi-même et en soi-même
[135], selon Bruno, née du fait que l’homme se considère lui-même, ainsi que sa puissance d’agir
[136], selon Spinoza. Puissance d’agir – c’est-à-dire ce qui suit de la puissance de comprendre, c’est important comme on le verra — que l’on a de cesse de parfaire autant que possible[137]. En vertu de l’immanence radicale, tant chez Spinoza que chez Bruno, cette puissance d’agir et de comprendre, cette perfection qu’exprime la philautie, son mouvement expansif, conduit ce lien d’Amour à s’étendre à la Nature tout entière[138] et constitue ainsi en soi-même un amour des autres. On est à l’exact opposé de l’isolement du Moi hypertrophié et égocentrique. Au contraire, à son degré de perfection ultime, celui qui éprouve l’amour de soi, possède la connaissance parfaite et adéquate de la Nature et se trouve ainsi lié à tout ce qui existe[139].
Et puisqu’on a évoqué le conatus, ce désir, cet effort de persévérer dans son être, qui est l’essence des êtres finis, on touche là directement à la philosophie de l’être spinoziste, à son ontologie des modes finis. Or Spinoza donne trois définitions, trois dimensions de définition de l’être fini. Première dimension : tout être est composé d’une infinité de parties infinitésimales, d’un ensemble infini de corps simples. C’est ce qui fait dire à Bruno[140] que pour lier parfaitement, il faut multiplier les liens[141], pour qu’un maximum des parties composantes soient liées[142]. C’est également le sens de ces formulations de Maintenant qu’une lecture superficielle qualifiera à nouveau de simplettes – mais les phrases les plus simples chez le Comité invisible sont toujours celles qui expriment une pensée solidement élaborée :
Nous ne sommes pas de belles complétudes égotiques, des Moi bien unifiés, nous sommes composés de fragments, nous fourmillons de vies mineures. Le mot « vie » en hébreu est un pluriel comme le mot « visage ». Parce que dans une vie, il y a beaucoup de vies et que, dans un visage, il y a beaucoup de visages. Les liens entre les êtres ne s’établissent pas d’entité à entité. Tout lien va de fragment d’être à fragment d’être, de fragment d’être à fragment de monde, de fragment de monde à fragment de monde. Il s’établit en deçà et au-delà de l’échelle individuelle. Il agence immédiatement entre elles des portions d’êtres qui d’un coup se découvrent de plain-pied, s’éprouvent comme continues. Cette continuité entre fragments, c’est ce qui se ressent comme « communauté ». Un agencement. C’est ce dont nous faisons l’expérience dans toute rencontre véritable. Toute rencontre découpe en nous un domaine propre où se mêlent indistinctement des éléments du monde, de l’autre et de soi. L’amour ne met pas en rapport des individus, il opère plutôt une coupe en chacun d’eux, comme s’ils étaient soudain traversés par un plan spécial où ils se retrouvent à cheminer ensemble de par le monde. Aimer, ce n’est jamais être ensemble mais devenir ensemble. Si aimer ne défaisait pas l’unité fictive de l’être, l’« autre » serait incapable de nous faire à ce point souffrir. Si dans l’amour une part de l’autre ne se retrouvait pas à faire partie de nous[143], nous n’aurions pas à en faire le deuil lorsque vient l’heure de la séparation. S’il n’y avait que des rapports entre les êtres, nul ne se comprendrait. Tout roulerait sur le malentendu. Aussi, il n’y a ni de sujet ni d’objet de l’amour, il y a une expérience de l’amour[144].
Ainsi, un lien est d’autant plus puissant que le liable est capable d’être affecté de différentes façons[145]. Et selon la réversibilité du lien que nous avons identifiée, la puissance du lien est d’autant plus grande que le lieur est apte à affecter selon diverses modalités[146]. On reste ici, à la lettre, dans la première dimension de la définition de l’être de Spinoza : Ce qui prédispose le Corps humain à être affecté selon de nombreuses modalités, ou le rend capable d’affecter les corps extérieurs selon de nombreuses modalités, est utile à l’homme, et cela d’autant plus que le Corps est par là rendu plus apte à être affecté et à affecter d’autres corps selon des modalités plus nombreuses. Est nuisible au contraire ce qui réduit cette aptitude du Corps.
[147]
Deuxième dimension de la définition ontologique spinoziste des modes finis : ces parties infimes constitutives appartiennent à tout individu, selon qu’elles expriment toujours le même rapport[148]. Là, évidemment, ça nous pose plein de problèmes. Spinoza nous parle d’« individus », de « rapports », or nous, on croyait que c’était justement là la perception que la théorie des liens venait abattre. Pourtant, Spinoza a raison d’employer ces termes, au point où il en est de ce qu’il veut nous expliquer sur l’être fini, il ne peut pas faire autrement. Et pourtant, le Comité invisible a tout aussi raison de nous dire que ce sont là des notions qu’il faut délaisser au profit d’une perception sur le plan des liens. Pourquoi ? Comment se résout une telle contradiction apparente ? Voyons ça.
Spinoza nous parle d’« individus ». Mais bien sûr qu’il est forcé de nous parler d’individus. Il est en train de nous expliquer ce qu’est un être fini. Alors forcément, il faut individualiser pour dire que cette chose singulière qu’on est en train de considérer, c’est un être fini. C’est un individu, forcément. Mais attention, on peut dire ça de toute chose. On peut le dire de cet individu-là qui s’appelle Arthur Rimbaud ou Vincent van Gogh ou de celui-ci qu‘on nomme Léo Ferré ou Blaise Cendrar. Mais on peut le dire aussi de la jambe de Rimbaud. La jambe de Rimbaud, c’est un individu. Comme l’oreille de van Gogh ou la main de Cendrar. Et pas seulement parce qu’on considère là des individus qui ont été séparés des hommes auxquels ils appartenaient. On peut tout aussi bien dire qu’est un individu le bras, la main, le doigt de Ferré, sa peau, son système lymphatique, ses muscles, son réseau sanguin, ses globules blancs ou ses globules rouges. Et comme ça jusqu’à l’infini : sont des individus toutes les molécules formant ces cellules, tous les atomes de ces molécules, tous les électrons, protons et neutrons de ces atomes, etc. Bref, l’« individu » exprime la singularité de chaque chose qui existe. C’est en ça que le Comité invisible est fondé à nous dire — et pas du tout naïvement encore une fois — : Il y a dans la fragmentation quelque chose qui pointe vers ce que nous appelons “communisme” : c’est le retour sur terre, la ruine de toute mise en équivalence, la restitution à elles-mêmes de toutes les singularités, l’échec fait à la subsomption, à l’abstraction, le fait que moments, lieux, choses, êtres et animaux acquièrent tous un nom propre – leur nom propre.
[149]
Un individu, en termes spinoziste selon ce second degré, ce n’est rien de plus au niveau de l’étendue qu’un corps composé de corps simples. Il ne faudrait pas croire que ces corps simples, ce soient des atomes, ni les particules composant ces atomes, aussi loin que la connaissance scientifique aura identifié la plus petite particule indivisible qu’elle puisse concevoir. Non, le corps simple n’a aucune dimension dans l’étendue[150]. Il est une limite à l’infini. Tout ce qu’on peut dire de lui, c’est qu’il est au repos ou en mouvement, qu’il a une certaine vitesse ou une certaine lenteur. Et encore, il n’y a pas vraiment de sens à parler d’un corps simple, pris isolément, car ces corps simples sont toujours pris dans des ensembles, ils vont par infinités. Et dans ces ensembles infinis de corps simples, ceux-ci se rencontrent et s’entrechoquent, se communiquant leur mouvement, leur vitesse, ou interférant dans ceux-ci. Bref, ils s’affectent. Et à tous les niveaux, ils passent d’un ensemble à l’autre, se renouvelant sans cesse. Du coup, pour pouvoir dire qu’ils appartiennent à un individu identifié, il faut qu’il y ait quelque chose qui caractérise dans la durée qu’un tel individu existe. Et ce quelque chose, c’est justement le rapport constant qu’entretiennent ces parties qui composent l’individu. Que ces parties soient des corps simples ou déjà des corps composés à divers niveaux, si elles entrent dans un rapport constant, bien qu’au sein de ce rapport les parties n’arrêtent pas de se mettre en mouvement, au repos, à être plus rapides ou plus lentes, tant qu’au niveau de l’individu le rapport de vitesse et de lenteur, de mouvement et de repos, reste constant, ce rapport caractérise l’individu.
Les rapports peuvent entre eux se composer ou se décomposer. Un rapport particulier, donc un individu, peut entraîner la disparition d’une partie ou de la totalité des rapports d’autres individus. Ou deux rapports, convenant l’un à l’autre, peuvent alors se composer et former un troisième rapport, un individu au niveau supérieur. Ou encore, l’un peut intégrer en lui le rapport de l’autre. Bref, alors que dans la première dimension des parties extensives composant un individu, ce qui règne c’est la rencontre, le contact, le choc instantané, dans la seconde dimension des rapports caractérisant un individu, ce qui règne c’est les compositions et les décompositions.
Et il me semble que ce que veut nous dire le Comité invisible, quand il dit qu’une société, c‘est à tout prendre, un rapport, un “lien” en extériorité, un “lien” qui ne touche rien en nous et dont on prend congé indemne, un “lien” sans contact – et donc pas un lien du tout
[151], c’est justement que les rapports, ce n’est pas ce qui importe à ce niveau. Ce qui importe, c’est le fait que ces rapports se composent ou pas. Que l’on puisse lier ou pas. En outre, Spinoza nous explique que ces rapports caractérisant un individu, traduisent son pouvoir d’être affecté[152]. Pouvoir qui est constamment rempli par le contact instantané entre les parties extensives qui appartiennent, dans la première dimension, à cet individu, et qui donc actualisent à chaque instant ce rapport[153]. Dès lors oui, ce qui compte c’est d’une part l’instant de l’affection, le « maintenant » de la première dimension, et d'autre part les compositions et décompositions de rapports dans la seconde dimension. Et c’est tout ça le lien. C’est ça qui est important.
Mais j’ai dit qu’il y avait trois dimensions chez Spinoza, trois dimensions définissant ce qu’est un être fini. La troisième dimension, c’est l’essence de cet être fini. C’est son effort pour persévérer dans son être autant qu’il est en lui, son conatus, sa puissance, ou plutôt son degré de puissance. Ce qu’effectue son rapport qui le caractérise, c’est précisément son degré de puissance[154]. Et c’est ce qui garantira la solidité, la force du lien. Et évidemment que c’est également important. C’est même là ce que vise toute forme révolutionnaire : constituer une puissance. Puissance de quoi ? Puissance d’agir dans l’étendue et puissance de comprendre dans la pensée, nous dit Spinoza. Puissance d’agir et puissance de comprendre, ça va ensemble, ça revient au même.
Et l’on touche là au dernier aspect de la théorie des liens qu’il nous reste à examiner chez Giordano Bruno. C’est que les liens ont directement à voir avec la connaissance. Bruno commence le De Vinculis ainsi, car ce qu’il est nécessaire que celui qui doit former un lien […], s’il veut être capable de lier un homme
, cette condition que nous avons laissé en suspens jusqu’ici, c’est de posséder en quelque façon une compréhension d’ensemble de l’univers
[155]. La connaissance est ce qui augmente notre pouvoir d’être affecté[156] et d’affecter, donc d’être lié et de lier. C’est la connaissance du liable qui permet au lieur de le lier[157]. Ainsi une proposition de Bruno résume à elle seule ce qu’est un lien et combien il est une question de connaissance :
1.XXIX. Échelle du lieur – Le lieur n’unit pas à soi une âme s’il ne l’a d’abord ravie ; il ne la ravit pas s’il ne l’a liée, il ne la lie pas s’il ne s’est accouplé à elle ; il ne s’accouple pas à elle s’il ne l’a atteinte ; il ne l’atteint pas sans mouvement ; il ne se meut, si ce n’est par élan ; il ne s’élance pas, s’il n’a d’abord incliné, ou décliné, devers elle ; n’incline pas, s’il n’a pas éprouvé de désir ou d’appétit ; n’éprouve pas d’appétit s’il n’a eu de connaissance ; ne connaît pas si l’objet ne s’est pas trouvé présent – en espèce ou en simulacre – aux yeux, aux oreilles, ou à la saisie du sens interne. Le lieur fait donc passer les liens par la connaissance en général, il noue les liens par l’affection en général.[158]
Il revient à Gilles Deleuze d’avoir montré à quel point, dans le spinozisme, l’ontologie des modes finis, des êtres singuliers, avec ses trois dimensions que nous venons de voir[159], correspond à la théorie de la connaissance qui se déploie également selon trois genres. Commençons par écouter comment Deleuze introduit cette correspondance, car c’est on ne peut plus adéquat :
Bon. Vous vous rappelez, et je fais ce rappel pas du tout pour revenir sur ces points, mais pour les estimer acquis, vous vous rappelez les trois dimensions de l’individualité. Première dimension : j’ai une infinité de parties extensives – bien plus, si vous vous rappelez plus précisément – j’ai une infinité d’ensembles infinis de parties extensives ou extérieures les unes aux autres. Je suis composé à l’infini. Deuxième dimension : ces ensembles infinis de parties extensives extérieures les unes aux autres, m’appartiennent, mais elles m’appartiennent sous des rapports caractéristiques. Rapports de mouvement et de repos, dont la dernière fois j’ai essayé de dire quelle était la nature. Troisième dimension : ces rapports caractéristiques ne font qu’exprimer un degré de puissance qui constitue mon essence, mon essence à moi, c’est à dire une essence singulière. Donc les trois dimensions, c’est les parties extensives extérieures les unes aux autres qui m’appartiennent ; les rapports sous lesquels ces parties m’appartiennent ; et l’essence comme degré, gradus ou modus, l’essence singulière qui s’exprime dans ces rapports. Or, Spinoza ne le dit jamais, parce qu’il n’a pas besoin de le dire. Mais nous, lecteurs, on est bien forcés de constater une curieuse harmonie entre quoi et quoi ? Entre ces trois dimensions de l’individualité, et ce qu’il appelle à une tout autre occasion, les trois genres de connaissances.[160]
Montons ensemble la gamme des genres de connaissance selon Spinoza, pour voir si Deleuze dit vrai, pour entendre – ou pas – s’il existe bien une harmonie avec les trois dimensions de l’individualité[161] et comment cette musique — si musique il y a – résonne dans l’éthique révolutionnaire de Maintenant. Le premier genre de connaissance chez Spinoza, c’est les idées inadéquates. C’est les signes. C‘est les images qui s’impriment en nous par la rencontre des corps extérieurs. C’est les passions, c’est-à-dire les affects passifs qui nous viennent d’affection subies. C’est le régime cacophonique dans lequel on est plongé la plupart du temps. Alors, on le voit tout de suite là, comment ce premier genre de connaissance correspond à la première dimension des modes finis. C’est évident, puisque cette première dimension, c’est celle des parties extensives qui appartiennent à un individu, qui ne se définissent que par ensembles infinis, se mettant chacune en mouvement ou au repos, déterminées qu’elles sont par la rencontre d’autres parties extensives, d’autres ensembles infinis, d’autres individus, passant sans arrêt d’un ensemble à l’autre au gré des rencontres, n’arrêtant pas de s’affecter en étant extérieures les unes aux autres. Forcément, tout ça produit de la confusion, des idées confuses, inadéquates. C’est la servitude passionnelle de la quatrième partie de l’Éthique.
La correspondance est encore plus immédiate entre la seconde dimension de l’individualité et le second genre de connaissance. Puisque ce dernier, c’est justement la connaissance des rapports, la science de la composition ou de la décomposition des rapports, l’art de composer des rapports. On peut maintenant le dire : l’art de lier. C’est donc bien au niveau des rapports caractéristiques des individus que se place ce second genre de connaissance. Il s’agit cette fois d’idées adéquates. Car leurs causes ne résident plus dans la rencontre avec des corps extérieurs, mais provient de la raison qui parvient à former ce que Spinoza nomme des « notions communes ». C’est-à-dire ce qui, dans la composition ou la décomposition des rapports, est commun à ces rapports. En quoi ils conviennent ou disconviennent et tout ce qui s’en suit. C’est-à-dire que cette fois-ci, le pouvoir d’être affecté se remplit non plus de passions, mais d‘affects actifs, dont la cause provient de soi et non plus de l’extérieur. C’est en quelque sorte l’individu qui s’affecte lui-même, qui s’auto-affecte. Qui prend possession de sa puissance pour s’auto-affecter. Ajoutons que ces notions communes peuvent être plus ou moins générales, en ce qu’elles affirment une vérité particulière aux rapports singuliers que l’on considère dans leur composition ou dans leur décomposition, ou que cette vérité peut s’affirmer de tout être fini. On peut ainsi considérer que ces notions communes, comme les appelle Spinoza, représentent dans la pensée ce que Giordano Bruno ou le Comité invisible nomme des liens. La connaissance vraie des liens, en tant qu’elle est une connaissance déterminée par la raison seule, c’est les notions communes. La correspondance à ce second niveau, entre la théorie spinoziste de l’individualité et celle de la connaissance, devient donc beaucoup plus mélodieuse. Au lieu du choc cacophonique dans le premier genre, les sons commencent à s’organiser, à composer une mélodie. Et l’on peut dire que cette mélodie, ce sont les liens qui l’orchestrent.
L’harmonie parfaite est atteinte dans la troisième dimension, puisque c’est celle des essences des êtres finis et que le troisième genre de connaissance est précisément la connaissance des essences. Spinoza la nomme « connaissance intuitive ». Elle est la connaissance directe de ce qu’est éternellement[162] l’être fini, l’individu, et de toutes les propriétés qui en découlent. Ce troisième genre de connaissance est bien entendu toujours formé d’idées adéquates, d’affections de soi-même, mais qui dès lors sont affections de la nature elle-même, et affects de Joie actifs. À ce troisième niveau, l’individu est en pleine possession de sa puissance. Il se comprend directement comme degré de puissance, comme puissance intensive et comprend les autres individus comme tels. Tous les degrés de puissance étant dans la nature, dans sa perfection absolue, il y a donc connaissance de la nature elle-même et de tous les êtres qu’elle comprend. On retrouve la philautie à son plus haut degré où l’amour de soi est amour de la nature entière et par conséquent amour de tous.
Alors d’accord, Deleuze avait bien vu : les trois genres de connaissance correspondent bel et bien aux trois dimensions de l’ontologie des êtres finis. Par ailleurs, nous avons vu que la théorie des liens se rapportait, d’une part, à la perception de l’individualité et, d’autre part, à la connaissance. Tout est donc bien lié – c’est le cas de le dire ! Cependant il reste un problème. C’est que tout être fini, tout individu vivant, se définit toujours simultanément par les trois dimensions de l’individualité. Les trois en même temps. Alors qu’en ce qui concerne la connaissance, on peut très bien vivre toute sa vie uniquement dans le premier genre et ne jamais rien connaître du second et encore moins du troisième. C’est même la condition à laquelle sont condamnés la plupart des êtres finis et même la plupart des êtres humains[163]. Et c’est ce qui fait toute notre servitude, toute notre misère et en particulier ce qui fait que le monde du capital ne tourne pas rond. On pourrait même dire avec ce que nous avons vu, que toute l’entreprise du monde du capital est de nous contraindre à en rester à ce premier genre de connaissance, aux idées confuses. Dès lors, tout l’effort de Giordano Bruno dans son De Vinculis est de nous faire sortir, grâce aux liens, de cet état de connaissance primaire, fait d’idées inadéquates. Tout le projet de l’Éthique de Spinoza est de nous mener aux plus hauts genres de la connaissance. Et les liens exposés dans Maintenant n’ont également d’autre but que de parfaire nos connaissances.
C’est donc armés de la théorie des liens que Maintenant nous propose de gravir le chemin de la connaissance. Car la seule chose qui soit à même d’unir transversalement l’ensemble de ce qui déserte cette société en un parti historique, c’est l’intelligence de la situation, c’est tout ce qui la rend lisible pas à pas, tout ce qui souligne les mouvements de l’adversaire, tout ce qui identifie les chemins praticables et les obstacles – le caractère systématique des obstacles. Depuis cette intelligence-là, ce qu’il faut de décollement vertical pour faire pencher certaines situations dans le sens désiré
[164]. Mais décoller de quoi ? De la servitude passionnelle du premier genre de connaissance, des affects passifs, des problèmes à quoi nous ne pouvons rien
[165], des idées confuses, inadéquates. C’est notamment ce que permet l’émeute organisée en ce qu’elle est suspension momentanée de la confusion
[166]. Car dans l’émeute, il y a production et affirmation d’amitiés, configuration franche du monde, possibilités d’agir nettes, moyens à portée de main
[167], c’est-à-dire que par les liens qui se forment, les affects deviennent actifs et nous permettent de comprendre la composition des rapports.
Mais comment sortir de cette servitude passionnelle du premier genre, ou du moins la réduire le plus possible – puisqu’il s’agit de la condition humaine, on ne pourra jamais totalement s’en défaire[168] ? Eh bien, tout ce qu’on peut faire à ce niveau, c’est sélectionner ces affects passions, ces affections qui nous arrivent. Rechercher les affects passifs de joie, puisqu’ils augmentent notre puissance d’agir et de comprendre. Et éviter les affects passifs de tristesse, qui la diminuent. Et cette sélection s’opère dans la première dimension définissant les êtres finis, dans l’instant de l’affection, dans le « maintenant ». Puisque « maintenant » est le lieu de la décision. Il est le lieu du “j’accepte” ou du “je refuse”. Il est le lieu du “je laisse filer” ou du “j’y tiens”. Il est le lieu du geste logique qui suit immédiatement la perception
[169]. Il s’agit donc dans un premier temps de trier et sélectionner les rencontres : C’est seulement au contact que se découvrent l’ami et l’ennemi. Une situation politique ne procède pas d’une décision, mais du choc ou de la rencontre de plusieurs décisions.
[170] C’est ainsi que le Comité invisible qualifie le « geste communiste » : la nécessité de livrer des passages entre fragments, de les mettre en contact, d’en organiser la rencontre, de frayer les chemins qui mènent d’un bout de monde ami à un autre sans passer en terre hostile, celui d’établir le bon art des distances entre les mondes
[171]. Ce n’est que par cette sélection que notre puissance augmente, grâce à la sélection d’affects joyeux – bien qu’encore passifs – que nous pouvons sortir de la passivité passionnelle et devenir actifs, devenir cause d’affects de joie actifs, parvenir au second genre de connaissance, former des notions communes[172], devenir réellement existant
: Dès qu’une situation politique réelle se présente, […] ce qui se manifeste de manière diffuse, c’est toute l’intelligence, toute la sensibilité, toute la détermination communes […] un espace politique où composer leur hétérogénéité, un espace […] réellement existant.
[173]
C’est ainsi que Maintenant revient incessamment sur cette nécessité de former des notions communes, de se placer au niveau de la composition des rapports, c’est-à-dire des liens. Dans la destitution, il n’est finalement question que d’une nouvelle composition stratégique des mondes
[174]. Depuis la fragmentation, il s’agit d’entrer dans des compositions de rapports, dans des agencements : Cette continuité entre fragments, c’est ce qui se ressent comme “communauté”. Un agencement. C’est ce dont nous faisons l’expérience dans toute rencontre véritable. Toute rencontre découpe en nous un domaine propre où se mêlent indistinctement des éléments du monde, de l’autre et de soi.
[175] C’est une articulation patiente des membres disjoints de notre être
[176]. Ainsi se placer sur le plan des liens signifie posséder sa puissance de comprendre et d’agir : c’est au plan où les choses se passent réellement, au plan où les puissances collectives se font et se défont, se renforcent ou s’effilochent. C’est sur ce plan et là seulement que le réel, y compris le réel politique, devient lisible et fait sens. Vivre le communisme, ce n’est pas travailler à faire exister l’entité à laquelle on adhère, mais déployer et approfondir un ensemble de liens, c’est-à-dire parfois en trancher certains. L’essentiel se passe au niveau de l’infime.
[177] Accroître et habiter cette puissance, c’est finalement la cible que vise positivement la théorie des liens : S’ajouter la capacité à voir des uns et des autres en tout domaine, composer de nouvelles perceptions et les raffiner à l’infini, voilà l’objet central de toute élaboration communiste, l’accroissement de puissance immédiat qu’elle détermine.
[178]
Des couteaux pour trancher le pain de l’amitié
Maintenant nous livre donc des armes prêtes à trancher au cœur de l’idéologie du monde du capital, enfonçant leur lame dans ses entrailles philosophiques, dépeçant le socle théorique qui a si bien su s’imposer tant dans nos corps que dans nos esprits, au point qu’il nous est si difficile de vivre et de penser hors de ce cadre imposé. C’est dire si le geste que tente le Comité invisible, en désertant ce cadre de pensée et d’action, n’est pas simple. C’est peut-être pour ça que l’on a vu fleurir tant de critiques de Maintenant dans la presse ou en ligne qui s’avéraient inopérantes, tellement elles n’arrivaient pas à adopter comme mode de pensée un autre horizon que celui du monde du capital. Ce n’est jamais facile de faire un pas de côté lorsqu’on est à ce point mutilé. Car elles sont innombrables les plaies que le monde du capital a su nous infliger pour instiller son hégémonie au sein de nos moindres mouvements, de nos moindres pensées.
C’est en plein milieu de ces plaies creusées par le monde du capital que les armes de Maintenant viennent inciser leurs propres entailles[179], telle la ligne ténue d’Apelle[180]. Et toute la force de ce texte soigneusement ciselé, c’est que dans ce même geste qui tranche, se reflète positivement sur les lames une tout autre perception des choses[181].
Ainsi nous avons vu que le seul titre « Maintenant » venait transpercer la conception du temps linéaire, découpable, mesurable et universalisé du monde du capital. Et, en même temps, que ce « maintenant » offrait une perception alternative du temps, privilégiant l’instantanéité de l’affection, celle-ci enveloppant la durée de l’affect, au sens où il exprime un passage à un degré de puissance supérieur ou inférieur. Toutefois nous n’avons pas abordé le troisième aspect du temps qui traditionnellement complète les concepts de durée et d'instant, soit l’éternité.
De même, nous avons montré combien la théorie des liens pulvérisait la pensée en terme d’entités : le Moi, l’individu, la société, au profit, simultanément, d’une perception ontologique des êtres finis, comme composés d’une infinité de parties extensives, existant sous des rapports caractéristiques. Et combien les liens permettaient de sortir de la servitude passionnelle livrée aux chocs des rencontres pour parvenir, en les sélectionnant, à une connaissance adéquate des compositions de rapports. Cependant, nous n’avons fait qu’évoquer rapidement le troisième genre de connaissance, qui correspond à la troisième dimension de l’individualité : la connaissance directe des essences, c’est-à-dire des degrés de puissance.
C’est que tout ce que nous avons pu dire ici se situe au second niveau de lecture et s’exprime selon le second genre de connaissance : la perception, procédant de la raison, des compositions et décompositions de rapports. Le troisième genre de connaissance, la connaissance intuitive des essences, nécessite un troisième niveau de lecture, sur lequel il n’y a pas grand chose à dire. On l’atteint ou on ne l’atteint pas, c’est tout. Et dans le spinozisme, la temporalité des essences est justement celle de l’éternité[182]. Les essences étant des degrés de puissance, l’infinité des différents degrés de puissance est éternellement comprise dans la Nature, dans la substance infiniment absolue, dans l’Un absolument infini. Pour atteindre cette perception, il n’y a rien à expliquer. Il faut être un peu poète. Il faut se faire véritablement voyant[183]. Avoir une sensibilité et une pensée au moins rimbaldiennes, qui sache saisir les liens les plus infinis et éternels :
Elle est retrouvée !
Quoi ? l’éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.[184]
Notes
[1] Il faut être particulièrement dyslexique pour oser avancer comme critique que Maintenant ne prescrit aucune proposition programmatique, car il est pourtant bien écrit : Nous n’avons pas de programme, de solutions à vendre. Destituer, en latin, c’est aussi décevoir. Toutes les attentes sont à décevoir.
Comité invisible, Maintenant, Paris, La Fabrique éditions, 2017, p. 124.
[2] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 9-12 : Il y a un usage social du langage. Plus personne n’y croit. Son cours est tombé à zéro. […] Devenu instrument de communication, le langage n’est plus une réalité propre, mais un outil servant à opérer sur le réel, à obtenir des effets en fonction de stratégies diversement conscientes. Les mots ne sont plus mis en circulation qu’afin de travestir les choses.[…] Le cours du langage est tombé à zéro, et pourtant nous écrivons. C’est qu’il y a un autre usage du langage. On peut parler de la vie, et on peut parler depuis la vie. On peut parler des conflits, et on peut parler depuis le le conflit. Ce n’est pas la même langue, ni le même style. Ce n’est pas non plus la même idée de la vérité. Il y a un “courage de la vérité” qui consiste à se réfugier derrière la neutralité objective des “faits”. Il y en a un autre qui considère qu’une parole qui n’engage à rien, qui ne vaut pas en tant que telle, qui ne risque pas sa position, qui ne coûte rien, ne vaut pas grand chose. […] C’est que les uns parlent du monde, mais que les autres parlent depuis un monde. […] Le véritable mensonge, ce sont tous les écrans, toutes les images, toutes les explications que l’on laisse entre soi et le monde. […] La vérité n’est pas quelque chose vers quoi il y aurait à tendre, mais une relation sans esquive à ce qui est là. […] La vérité est pleine présence à soi et au monde, contact vital avec le réel, perception aiguë des données de l’existence.[…] Dans ce qui suit, nous ne prétendons en aucun cas dire “la vérité”, mais la perception que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants.
[3] Cf. Giorgio Agamben, « Vers une théorie de la puissance destituante », Lundi matin, #45, 25 janvier 2016, https://lundi.am/vers-une-theorie-de-la-puissance-destituante-Par-Giorgio-Agamben : C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.
[4] Tristan Dagron, « Giordano Bruno et la théorie des liens », Les Études philosophiques, n° 4, « Philosophie italienne », octobre-décembre 1994, p. 486-487 : L’idée de l’unité et de l’immanence de la vie vise fondamentalement toute forme de dialectique qui poserait le réel comme négativité. Pour le Nolain, sont en cause dans ce cadre tous les avatars de l’Avarice, animal “panmorphique” et monstrueux. Qu’il ait, comme on dit, “manqué” la révolution scientifique n’est donc pas un hasard puisque le monde des liens accidentels n’est pour lui qu’un effet de la dialectique idéaliste, la contrepartie de la théologie de la grâce et du mépris des œuvres et, finalement, le prix fort à payer pour les individus pris dans la tourmente des rapports sociaux marchands. Le monde de la vie est au contraire un monde de forme, le lieu d’une solidarité et d’une réciprocité au sein d’une communauté d’immanence. En ce sens, l’infini opère un décentrement de la pensée politique par lequel le point de vue des “patients” se substitue à celui des “agents”, versant anthropologique de la thèse ontologique de la “matière divine”.
[5] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 155 : Les moyens de communication, dans cette époque, sont les formes d’organisation. C’est notre faiblesse, car ils ne sont pas entre nos mains, et ceux qui les contrôlent ne sont pas nos amis. Il n’y a donc d’autre choix que de déployer un art de la conversation entre les mondes qui fait cruellement défaut, et d’où seul peut émaner, au contact d’une situation, la décision juste. Un tel état du débat ne peut gagner le centre depuis la périphérie où il est pour l’heure tenu qu’au travers d’une offensive du côté de la sensibilité, sur le plan des perceptions, et non du discours. Nous parlons de s’adresser aux corps, et non juste à la tête
[6] Cf. Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit. : Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique. […] La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.
[7] Cf. Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 471-472 : Il n’y a donc pas d’hétérogénéité entre les mondes, et ce qui est au contraire fondamental, c’est la présence en chacun d’eux de la divinité ou de l’âme du monde. On voit ainsi que, si l’infini et la destruction de la hiérarchie des formes ne débouchent pas sur le chaos, c’est qu’ils sont associés à la thèse de l’unicité et de l’immanence de la cause formelle ou âme du monde qui permet de penser à la fois la plénitude d’un singulier n’ayant rien à envier et n’aspirant qu’à être soi, et la cohésion du tout présent en chaque individu. Cet infini dont tout point est un centre s’oppose donc bien à l’expansion indéfinie et centrée, du flux colonialiste : l’âme du monde comme force liante a pour contre-modèle l’or comme “solvant universel” qui dissout tout, et l’humanité elle-même, dans l’informe homogénéité de la marchandise. La question de la conquête de l’Amérique n’est certes pas une préoccupation centrale de Bruno, mais elle est évoquée à titre de symptôme significatif, et en des lieux stratégiques de son œuvre, comme ici, afin d’être opposée à la mission “héroïque” du Nolain et de dénoncer l’échec intellectuel et social d’une Europe dont le rapport à l’autre ne prend d’autre forme que celle d’une conversion aussi forcée que violente en esclave ou en cadavre (“tyrannie” et “meurtre”), c’est-à-dire en simple corporéité inanimée. Au fond, ce que décrit ici Bruno, ce ne sont que les rapports sociaux du nouvel ordre mondial tels qu’ils commencent à se profiler.
[8] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 7 : Toutes les raisons [de faire une révolution] sont réunies, mais ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant des écrans.
[9] Cf. Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit. : Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela. Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel. Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.
[10] Cf. Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit. : J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme. C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités. […] Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : “1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis.” Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. […] Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.
[11] Cf. Giorgio Agamben, L’usage des corps : Homo Sacer, IV, 2, traduction Joël Gayraud, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 246 : Pour penser correctement le concept de mode, il faut le concevoir comme un seuil d’indifférence entre l’ontologie et l’éthique. De même que, dans l’éthique, le caractère (l’ethos) exprime l’irréductible être-ainsi d’un individu, de même, dans l’ontologie, ce qui est en question dans le mode, c’est le “comme” de l’être, la façon dont la substance est ses modifications. L’être exige ses modifications, elles sont son ethos : son être irrémédiablement livré à ses modes d’être, à son “ainsi”. La façon dont quelque chose est, l’être-ainsi d’un étant est une catégorie qui appartient de manière indécidable aussi bien à l’ontologie qu’à l’éthique (ce que l’on peut aussi exprimer en disant qu’elles coïncident dans le mode). Aussi la revendication d’une ontologie modale devrait-elle être terminologiquement comprise dans le sens où, entendue correctement, une ontologie modale n’est plus une ontologie, mais une éthique (à condition d’ajouter que l’éthique des modes n’est plus une éthique, mais une ontologie).
[12] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, traduction Robert Misrahi, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’Éclat, 2005, II, Proposition 40, Scolie II, p. 177-178 : De tout ce qu’on vient de dire, il ressort clairement que nous percevons de nombreuses choses et que nous formons des notions universelles de plusieurs façons. 1° À partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d’une manière mutilée, confuse, et sans ordre valable pour l’entendement (voir le Corollaire de la Proposition 29). C’est pourquoi j’ai l’habitude d’appeler ces perceptions : connaissance par expérience vague. 2° À partir des signes, quand, par exemple, après avoir lu ou entendu certains mots, nous nous souvenons des choses et nous en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les objets (voir le Scolie de la Proposition 18). Ces deux façons de saisir les choses, je les appellerai désormais connaissance du premier genre, opinion ou Imagination. 3° Et enfin, du fait que nous avons des notions communes, et des idées adéquates des propriétés des choses (voir le Corollaire de la Proposition 38, la Proposition 39 et son Corollaire et la Proposition 40). J’appellerai raison et connaissance du second genre cette façon de saisir les choses. Outre ces deux genres de connaissances, il en existe un troisième, comme je le montrerai plus loin, et que nous appellerons la Science intuitive. Ce genre de connaissance procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses. J’expliquerai tout cela par un seul exemple : trois nombres étant donnés, il s’agit d’en déterminer un quatrième qui soit au troisième comme le second au premier. Les commerçants n’hésiteront pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier ; c’est qu’ils n’ont pas oublié ce qu’ils ont entendu de leurs maîtres sans démonstration, ou qu’ils ont souvent expérimenté cette vérité sur des nombres simples, ou enfin qu’ils appliquent la démonstration de la Proposition 19 du livre VII d’Euclide, c’est-à-dire la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour des nombres très simples, rien de tout cela n’est nécessaire. Soit, par exemple, les nombres 1, 2, 3 : il n’est personne qui ne voie que le quatrième nombre proportionnel est 6, et cela d’une manière beaucoup plus claire, puisque, c’est de la relation même entre le premier nombre et le second, en tant que nous la saisissons en une seule intuition, que nous concluons le quatrième.
[13] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 19 : Nous disons plutôt que le monde se fragmente.
[14] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 45-46 : Pour [les grand bâtisseurs d’infrastructure], la crise des unités anciennes est d’abord l’opportunité d’une unification nouvelle. Il y a dans le chaos contemporain, dans l’effritement des institutions, dans la mort de la politique, un marché parfaitement rentable pour les puissances infrastructurelles et pour les géants de l’internet. Un monde parfaitement fragmenté reste tout à fait gérable cybernétiquement. Un monde éclaté est même la condition de la toute-puissance de ceux qui en gèrent les voies de communication. Le programme de ces puissances, c’est de déployer derrière les façades craquelées des vieilles hégémonies une nouvelle forme d’unité, purement opérationnelle, qui ne s’embarrasse pas de la pesante production d’un sentiment d’appartenance toujours vacillant, mais opère à même “le réel”, en le reconfigurant. Une forme d’unité sans limites, et sans prétentions, qui entend bâtir sur l’ordre absolu. Un ordre qui ne prétend jamais fabriquer une nouvelle apparence fantasmatique, mais se contente de fournir, par ses réseaux, ses serveurs, ses autoroutes, une matérialité qui s’impose à tous inquestionnablement. Plus d’autre unité que l’uniformisation des interfaces, des villes, des paysages ; plus d’autre continuité que celle de l’information. L’hypothèse de la Silicon Valley et des grands marchands d’infrastructures, c’est qu’il n’y a plus besoin de se fatiguer à mettre en scène une unité de façade : l’unité, ils entendent la faire à même le monde, incorporée dans ses réseaux, coulée dans son béton. Évidemment que nous ne nous sentons pas appartenir à une “humanité Google” ; mais cela va très bien à Google tant que toutes nos données lui appartiennent. Dans le fond, pour peu que nous acceptions d’être réduits au triste rang d’“utilisateurs”, nous appartenons tous au cloud, qui n’a aucun besoin de le proclamer. Autrement dit : la fragmentation seule ne nous prémunit pas contre une tentative de réunifier le monde par les “gouvernants de demain” : elle en est même pour eux la condition et la texture idéale. De leur point de vue, la fragmentation symbolique du monde ouvre l’espace de son unification concrète ; la ségrégation ne s’oppose pas à la mise en réseau, elle lui donne au contraire sa raison d’être.
[15] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 41 : Au prix d’admettre la fragmentation comme point de départ, [l’appartenance] peut aussi bien donner lieu à une intensification et une pluralisation des liens qui nous font. Fragmentation ne signifie pas séparation, mais chatoiement du monde. Avec le recul, c’est plutôt le processus d’“intégration à la société” qui se révèle avoir été une une lente déperdition d’être, une séparation continuée, un glissement vers toujours plus de vulnérabilité, et d’une vulnérabilité maquillée.
[16] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 42-43 : Le processus de fragmentation du territoire national, à Notre-Dame-des-Landes, loin de constituer un détachement du monde, n’a fait que multiplier les circulations les plus inattendues, les plus planétaires comme les plus voisine. Au point de se dire que la meilleure preuve que les extraterrestres n’existent pas, c’est qu’il n’ont pas pris contact avec la ZAD. À son tour, l’arrachement de ce morceau de terre induit sa propre fragmentation intérieure, sa fractalisation, la multiplication des mondes en son sein, et donc des territoires qui y coexistent et s’y superposent. De nouvelles réalités collectives, de nouvelles constructions, de nouvelles rencontres, de nouvelles pensées, de nouveaux usages, des nouveaux venus en tous sens, avec les confrontations nécessairement induites par le frottement entre les mondes et les façon d’être. Et de là, une intensification considérable de la vie, un approfondissement des perceptions, une prolifération d’amitiés, d’inimitiés, d’expériences, d’horizons, d’histoires, de contacts, de distances – et une grande finesse stratégique. Avec la fragmentation sans fin du monde s’accroît aussi vertigineusement l’enrichissement qualitatif de la vie, la profusion des formes, pour peu que l’on s’attache à la promesse de communisme qu’elle contient.
[17] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 53 : Mais s’il y eut dès le départ un vice foncier de Nuit debout, ce fut, sous prétexte de déborder la politique classique, d’en reproduire et d’en mettre en scène l’axiome principal selon lequel la politique est une sphère particulière, distincte de “la vie”, une activité qui consiste à discourir, débattre et voter.
[18] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 78 : Par la joie vitale qu’il exprimait, par la justesse de son geste, par sa détermination, par son caractère affirmatif autant qu’offensif, le cortège de tête a attiré à lui tout ce qu’il restait de vivant dans les rangs des militants et a destitué la manifestation comme institution. Non par la critique du reste du cortège, mais en faisant un usage autre que symbolique du fait de prendre la rue. Se soustraire aux institutions, c’est tout sauf laisser un vide, c’est positivement les étouffer.
[19] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 68 : Le réel a quelque chose d’intrinsèquement chaotique que les humains ont besoin de stabiliser en lui imposant une lisibilité et, par là, une prévisibilité. Et ce que procure toute institution, c’est justement une lisibilité arrêté du réel, une stabilisation ultime des phénomènes. Si l’institution nous arrange tant, c’est que la sorte de lisibilité qu’elle garantit nous épargne surtout, à nous, à chacun d’entre nous, d’affirmer quoi que ce soit, de risquer notre lecture singulière de la vie et des choses, de produire ensemble une intelligibilité du monde qui nous soit propre et commune. Le problème, c’est que renoncer à faire cela, c’est simplement renoncer à exister. C’est démissionner devant la vie. Or, il se trouve que la vie, qu’elle soit biologique, singulière ou collective, est justement création continue de formes. Il suffit de les percevoir, d’accepter de les laisser naître, de leur faire une place et d’accompagner leur métamorphose. Une habitude est une forme. Une pensée est une forme. Une amitié est une forme. Une œuvre est une forme. Un métier est une forme. Tout ce qui vit n’est que formes et interactions de formes.
[20] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 87-88 : De génération en génération, nous sommes de plus en plus nombreux à être surnuméraires, à être “inutiles au monde” – au monde, en tout cas, de l’économie.
[21] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 112-113 : La fonction de la police comme moyen est de faire en sorte qu’extérieurement l’ordre voulu ait l’air de régner. Elle veille à l’ordre des choses par les armes du désordre et règne sur le visible par son activité insaisissable. Ses pratiques quotidiennes – kidnapper, frapper, épier, voler, forcer, tromper, mentir, tuer, être armé – couvrent l’ensemble du registre de l’illégalité. Si bien que son existence même ne cesse jamais d’être, au fond, inavouable. Parce qu’elle est la preuve que le légal n’est pas le réel, que l’ordre ne règne pas, que la société ne tient pas puisqu’elle ne tient pas d’elle-même, la police se trouve infiniment refoulée dans un point du monde aveugle de pensée.
[22] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 118 : Dans un pays comme la France, c’est-à-dire dans un pays qui peut bien être un État policier à condition de ne pas le proclamer publiquement, il serait insensé de rechercher une victoire militaire sur la police. Viser un uniforme avec un pavé, ce n’est pas la même chose qu’entrer dans un corps à corps avec une force armée. La police est une cible et non un objectif, un obstacle et non un adversaire. Qui prend les flics pour adversaire s’interdit de percer l’obstacle qu’ils constituent. Pour arriver à les balayer, il faut viser au-delà. Face à la police, il n’y a de victoire que politique. Désorganiser ses rangs, la dépouiller de toute légitimité, la réduire à l’impuissance, la tenir à bonne distance, s’octroyer une plus grande marge de manœuvre au moment voulu comme aux endroits choisis : ainsi se destitue la police.
[23] Ceux qui sont intéressés peuvent consulter mes notes de travail.
[24] Cf. Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, op. cit. : Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage. Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.
[25] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 123-124 : Villes en transition, économie sociale et solidaire, VIe République, municipalisme alternatif, revenu universel, le film Demain, migration vers l’espace, mille nouvelles prisons, renvoi de la planète de tous les étrangers, fusion homme-machine – qu’ils soient ingénieurs, managers, militants, politiciens, écologistes, acteurs ou simples bonimenteurs, tous ceux qui prétendent offrir des solutions au désastre présent ne font en fait qu’une chose : nous imposer leur définition du problème, dans l’espoir de nous faire oublier qu’ils en font eux-mêmes, de toute évidence, partie.
[26] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 8 : Ce monde n’est plus à commenter, à critiquer, à dénoncer. Nous vivons environnés d’un brouillard de commentaires et de commentaires sur les commentaires, de critiques et de critiques de critiques, de révélation qui ne déclenchent rien, sinon des révélations sur les révélations. Et ce brouillard nous ôte toute prise sur le monde.
[27] Cf. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 371 : Nous appelons destituante une puissance capable de déposer à chaque fois les relations ontologico-politiques pour faire apparaître entre leurs éléments un contact (au sens de Colli [“Dans le contact, deux points sont en contact au sens limité qu’entre eux il n’y a rien : le contact est l’indication d’un rien représentatif, qui cependant est un certain rien, puisque ce qu’il n’est pas (son entour représentatif) lui confère une position spatio-temporelle” (Giorgio Colli, La ragione errabonda, Milan, Adelphi, 1982, p. 349)]). Le contact n’est pas un point de tangence ni un quid ou une substance où les deux éléments communiquent : il n’est défini que par une absence de représentation, que par une césure. Là où une relation est destituée ou interrompue, ses éléments seront en ce sens en contact, car ce qui est montré entre eux, c’est l’absence de toute relation. Ainsi, lorsqu’une puissance destituante montre la nullité du lien qui prétendait les tenir ensemble, vie nue et pouvoir souverain, anomie et nomos, pouvoir constituant et pouvoir constitué se montrent en contact sans aucune relation ; mais par là même, ce qui avait été séparé de soi et capturé dans l’exception – la vie, l’anomie, la puissance anarchique – apparaît maintenant dans sa forme libre et inentamée. La proximité entre puissance destituante et ce que, au cours de cette recherche, nous avons appelé “désœuvrement” se montre ici en toute clarté. Dans les deux cas, ce qui est en question, c’est la capacité de désactiver et de rendre inopérant quelque chose – un pouvoir, une fonction, une opération humaine – sans simplement le détruire, mais en libérant les potentialités qui étaient restées en lui inactivées pour en permettre un usage différent.
[28] Julien Coupat et Éric Hazan, « Pour un processus destituant : invitation au voyage », Libération, 24 janvier 2016, http://www.liberation.fr/debats/2016/01/24/pour-un-processus-destituant-invitation-au-voyage_1428639
[29] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 15-16.
[30] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XII, p. 264.
[31] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XIII, p. 264.
[32] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 47, p. 328, cf. aussi Ibid., IV, Proposition 47, Démonstration, p. 328 : Il n’y a pas d’affect d’Espoir et de Crainte sans Tristesse. Car la Crainte est une Tristesse et l’Espoir n’existe jamais sans la Crainte. Par suite, ces affects ne peuvent pas être bons par eux-mêmes, mais en tant seulement qu’ils peuvent réprimer un excès de Joie.
[33] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XIII, Explication, p. 264-265 : Il suit de ces définitions qu’il n’y a pas d’Espoir sans Crainte ni de Crainte sans Espoir. En effet, celui qui est en suspens dans l’Espoir et incertain quant à l’issue d’un événement est supposé imaginer quelque chose qui exclut l’existence d’un événement futur. Dans cette mesure il est attristé et par conséquent, pendant qu’il est suspendu à l’Espoir, il craint que l’événement ne se produise pas. Celui qui, au contraire, est dans la Crainte, c’est-à-dire incertain quant à l’avenir d’une chose qu’il hait, imagine aussi quelque cause qui exclut l’existence de cette chose ; et ainsi, dans cette mesure, il se réjouit, et il a par là un Espoir que l’événement ne se produise pas.
[34] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 16-17.
[35] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 47, Scolie, p. 328 : À cela s’ajoute le fait que ces affects révèlent un défaut de connaissance et une impuissance de l’Esprit. C’est pour la même raison que la Sécurité, le Désespoir, le Contentement et la Déception sont des signes d’impuissance intérieure. En effet, bien que la Sécurité et le Contentement soient des affects de Joie, ils supposent cependant qu’une Tristesse les a précédés, à savoir l’Espoir et la Crainte. Par conséquent, plus nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la Raison, plus nous nous efforçons de nous affranchir de l’Espoir, de nous libérer de la Crainte, de commander à la fortune autant qu’il est possible, et de diriger nos actions selon le conseil sûr de la Raison.
[36] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XV, p. 265.
[37] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 15 : Nous ne sommes pas désespérés pour autant.
[38] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 21 : S’ouvrir au monde, c’est s’ouvrir à sa présence ici et maintenant.
[39] Cf. Quelques agents du Parti imaginaire, « À un ami », préface de Auguste Blanqui, Maintenant, il faut des armes, textes choisis et présentés par Dominique Le Nuz, Paris, La Fabrique éditions, 2006, p. 26-27 : Le temps passe. C’est sa nature. Tant qu’il y aura du temps, il y aura l’ennui, et le temps passera. Le passé, lui, ne passe pas. Tout ce qui s’est réellement passé porte en soi une étincelle d’éternité, s’est inscrit en quelque recoin de l’expérience commune. On peut en effacer les traces, pas l’événement. On peut bien en pulvériser le souvenir, chaque débris contient la monade totale de ce que l’on croit détruit, et l’engendrera à nouveau, l’occasion venue. Répétons-le : l’historicisme est un bordel où l’on prend soin que les clients ne se croisent jamais. Le passé n’est pas une succession de dates, de faits, de modes de vie, ce n’est pas une penderie de costumes, c’est un réservoir de forces, de gestes, une prolifération de possibilités existentielles. Sa connaissance n’est pas nécessaire, elle est seulement vitale. Vitale, pour le présent. C’est à partir du présent que l’on comprend le passé, et non l’inverse. Chaque époque rêve les précédentes. La perte de tout sens historique, comme en général de tout sens, dans notre époque, est le corollaire logique de la perte de toute expérience. L’organisation systématique de l’oubli ne se distingue nulle part de l’organisation systématique de la perte de l’expérience. Le révisionnisme historique le plus dément, qui parvient désormais à s’appliquer aux événements contemporains eux-mêmes, trouve son terreau dans la vie suspendue des métropoles, où l’on ne fait jamais l’expérience de rien, sinon des signes, signaux, codes, et de leurs conflits ouatés. Où l’on fait des expériences, des expériences privées, qui flottent, mutiques, ininscriptibles, nulles ; intensités implosives qui ne peuvent se communiquer au-delà des murs d’un appartement, et que tout récit vide plus qu’il ne l’offre en partage. C’est sous la forme de sa privatisation que s’exprime le plus communément, désormais, la privation d’expérience.
[40] Franck Fischbah, La privation de monde : Temps, espace et capital, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2011, p. 16-17 : Ces transformations de l’espace , en tant qu’elles reposent sur une accélération des vitesses de circulation, engagent et supposent donc aussi des transformations du temps. Ainsi la dynamique d’unification de l’espace terrestre est-elle inséparable, du côté du temps, d’une forme comparable d’unification : des processus qui, parce qu’ils se déroulaient en des points très éloignés les uns des autres et sans relation les uns avec les autres, possédaient chacun leur propre temporalité, tombent au contraire désormais dans un seul et même temps, en l’occurrence dans un temps astronomique qui rend tous les processus terrestres (qu’ils soient naturels ou humains et sociaux) comparables les uns avec les autres et mesurables les uns par rapport aux autres. Tous les événements, où qu’ils se passent et se déroulent, deviennent inscriptibles au sein d’un seul et même temps.
[41] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive, traduction collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini, Marseille, Senonevero, Genève - Paris, Entremondes, 2014, p. 260 : Quels qu’étaient les dangers représentés par la magie, la bourgeoisie se devait de combattre sa puissance car elle sapait le principe de la responsabilité individuelle, en situant les déterminations de l’action dans les astres, hors de sa portée et de son contrôle. Ainsi, dans la rationalisation de l’espace et du temps qui caractérisait la spéculation philosophique du XVIe et XVIIe siècle, la prophétie fut remplacée par le calcul de probabilités dont l’avantage, du point de vue capitaliste, était qu’ici le futur pouvait être prédit pour autant que la régularité et l’immuabilité du système était assurée, et qu’aucun changement majeur ne vienne bouleverser la position de la prise de décision individuelle. Pour les mêmes raisons, la bourgeoisie se devait de combattre l’hypothèse que l’on puisse se trouver en deux endroits au même moment, étant donné que la fixation du corps dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire l’identification spacio-temporelle de l’individu, est une condition essentielle de la régularité du procès de travail.
[42] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 257-258 : L’éradication de ces pratiques était une condition nécessaire à la rationalisation capitaliste du travail, parce que la magie apparaissait comme une forme de pouvoir et un instrument pour obtenir ce que l’on voulait sans travail, c’est-à-dire, le refus du travail en action. […] En outre, la magie reposait sur une conception qualitative de l’espace et du temps qui excluait une régulation du procès de travail.
[43] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 101 : Le vertige de l’argent tient à son caractère de pure puissance. L’accumulation monétaire est la remise à plus tard de toute jouissance effective en tant que l’argent met en équivalence comme possibles l’ensemble de ce qu’il permet d’acheter. Toute dépense, tout achat est d’abord déchéance, au regard de ce que l’argent peut. Chaque jouissance déterminée qu’il permet d’acquérir est d’abord négation de l’ensemble des autres jouissances potentielles qu’il contient en lui. À l’époque du capital humain et de la monnaie vivante, ce sont chaque instant de la vie, chaque relation effective qui sont désormais nimbés de l’ensemble des possibles équivalents qui les mine. Être ici est d’abord intenable renoncement à être partout ailleurs, où la vie est apparemment plus intense comme se charge de nous en informer notre smartphone.
[44] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 102 : L’économie n’est pas seulement ce dont nous devons sortir pour cesser d’être des crevards. C’est ce dont il faut sortir pour vivre, tout simplement, pour être présent au monde. Chaque chose, chaque être, chaque lieu est incommensurable en tant qu’il est là. On pourra mesurer une chose tant qu’on voudra, sous toutes ses coutures et dans toutes ses dimensions, son existence sensible échappe éternellement à toute mesure. Chaque être est irréductiblement singulier, ne fût-ce que d’être ici maintenant. Le réel est en dernier ressort incalculable, immaîtrisable.
[45] Karl Marx, Le capital : critique de l’économie politique, livre I, traduction Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 43.
[46] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 83.
[47] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 97 : L’économie comme rapport au monde a excédé depuis longtemps l’économie comme sphère. La folie de l’évaluation domine évidemment chaque aspect du travail contemporain, mais c’est aussi en maîtresse qu’elle règne sur tout ce qui lui échappe. […] La mesure est devenue le mode d’être obligé de tout ce qui entend exister socialement. Les médias sociaux dessinent très logiquement l’avenir d’évaluation omnilatérale qui nous est promis.
[48] Cf. Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, traduction Frédéric Bernard, Gallimard, Paris, 2008, p. 129 : Nous ne saurions assez insister sur ce point que l’histoire – comme aussi bien le temps – est ici conçue comme un déroulement que nous posons à l’écart de nous, et, bien plus, que même notre propre présent est conçu comme quelque chose de posé à l’écart, de subsistant d’une manière ou d’une autre, qui se déroule devant nous et dont on prend connaissance ; cette représentation nous est donnée presque comme si c’était notre nature ; nous ne voyons aucune possibilité de penser et de questionner autrement.
[49] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 81-82 : Seulement voilà : le capital s’est emparé de chaque détail et de chaque dimension de l’existence. Il a fait un monde à son image. D’exploitation des formes de vies existantes, il s’est mué en univers total. Il a configuré, équipé et rendu désirables les manières de parler, de penser, de manger, de travailler et de partir en vacances, d’obéir et de se rebeller qui lui conviennent. Ce faisant, il a réduit à bien peu la part de ce que l’on pourrait, en ce monde, vouloir se réapproprier.
[50] Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, publication sous la direction de Ferdinand Alquié, traduction Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la traduction de Jules Barni, Paris, Éditions Gallimard, folio essais, 1980, p. 671 : Tout l’intérêt de ma raison (tant spéculatif que pratique) se concentre dans les trois questions suivantes : I° Que puis-je savoir ? 2° Que dois-je faire ? 3° Que m'est-il permis d’espérer ?
[51] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 59-60.
[52] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de minuit, 1969, p. 78 : le mode, de toute manière, n’a d’autre puissance qu’actuelle : à chaque instant il est tout ce qu’il peut être, sa puissance est son essence.
[53] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 17.
[54] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définition II, p. 197 : J’entends par Affect les affections du Corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées.
[55] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 213 : Un corps peut être détruit par un corps d’essence moins parfaite si les conditions de la rencontre (c’est-à-dire le rapport partiel sous lequel elle se fait) sont favorables à cette destruction. Pour savoir à l’avance l’issue d’une lutte, il faudrait savoir exactement sous quel rapport les deux corps se rencontrent, sous quel rapport s’affrontent les rapports incomposables. Il faudrait un savoir infini de la Nature, que nous n’avons pas.
[56] Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique éditions, 2007, p. 49.
[57] Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 16, cf. aussi Ibid.', p. 20 : [Le Français] ne peut s’empêcher d’envier ces quartiers dits de “relégation” où persistent encore un peu d’une vie commune, quelques liens entre les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie informelle, une organisation qui ne s’est pas encore détachée de ceux qui s’organisent.
, p. 26 : Ce qu’il y a d’inconditionnel dans les liens de parenté, nous comptons bien en faire l’armature d’une solidarité politique aussi impénétrable à l’ingérence étatique qu’un campement de gitans.
, p. 56 : {{Le capitalisme a désintégré à son profit tout ce qui subsistait de liens sociaux, il se lance maintenant dans leur reconstruction à neuf sur ses propres bases''.}}, p. 59 : Ce monde a sa consistance, qui varie avec l’intensité et la qualité des liens qui nous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux.
, p. 90 : Des communes qui ne se définiraient pas – comme le font généralement les collectifs – par un dedans et un dehors, mais par la densité des liens en leur sein.
, p. 99 : Se rendre visite est autrement plus sûr, ne laisse pas de trace et forge des liens bien plus consistants que toute liste de contacts sur Internet.
et p. 107 : La puissance de l’argent est de former un lien entre ceux qui sont sans lien, de lier des étrangers en tant qu’étrangers et par là, en mettant toute chose en équivalence, de tout mettre en circulation. La capacité de l’argent à tout lier se paye de la superficialité de ce lien, où le mensonge est la règle.
[58] Cf. Comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique éditions, 2014, p. 79 : Percevoir un monde peuplé non de choses, mais de forces, non de sujets, mais de puissances, non de corps, mais de liens.
[59] Cf. Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 46 : [Les vérités éthiques] sont des vérités qui nous lient, à nous-mêmes, à ce qui nous entoure et les uns aux autres. Elles nous introduisent à une vie d’emblée commune, à une existence inséparée, sans égard pour les parois illusoires de notre Moi.
[60] Cf. Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 195 : Il n’y a pas de ciel social au-dessus de nos têtes, il n’y a que nous et l’ensemble des liens, des amitiés, des inimitiés, des proximités et des distances effectives dont nous faisons l’expérience.
[61] Cf. Comité invisible, À nos amis, op. cit., p. 201-202 : Ce n’est pas une entité qui est visée là [par la commune] : c’est une qualité de lien et une façon d’être dans le monde.
[62] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 30 : Le cortège de tête était si peu un sujet détachable du reste de la manifestation et tellement un geste, que jamais la police ne parvint, comme elle s’y employa si régulièrement, à l’isoler.
[63] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 13.
[64] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 72 : Contre la moindre possibilité révolutionnaire en France, on trouvera toujours l’institution du Moi et le Moi de l’institution. Dans la mesure où “être quelqu’un” socialement se ramène toujours, en dernier ressort, à la reconnaissance de, à l’allégeance à quelque institution, dans la mesure où réussir, c’est se conformer au reflet que l’on vous tend dans le palais des glaces du jeu social, l’institution tient chacun par le Moi.
[65] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 26 : Le démantèlement de toute unité politique induit chez nos contemporains une évidente panique. L’omniprésence de la question de l’“identité nationale” dans le débat public en atteste.
[66] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 33 : L’un des aspects les plus remarquables du processus de fragmentation en cours est qu’il touche cela même qui jusque-là devait assurer le maintien de l’unité sociale : le Droit.
[67] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 124 : Aussi refoulée soit-elle, la question du communisme reste le cœur de l’époque. Ne fût-ce que parce que le règne de son contraire – l’économie – n’a jamais été si accompli.
[68] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 46 : La condition du règne des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), c’est que les êtres, les lieux, les fragments de monde restent sans contact réel. Là où les GAFA prétendent “mettre en lien le monde entier”, ce qu’ils font, c’est au contraire travailler à l’isolement réel de chacun. C’est immobiliser les corps. C’est tenir chacun reclus dans sa bulle signifiante. Le coup de force du pouvoir cybernétique, c’est de procurer à chacun le sentiment d’avoir accès au monde entier quand il en est en réalité de plus en plus séparé, d’avoir de plus en plus d’“amis” quand il est de plus en plus autiste. La foule sérielle des transports en commun à toujours été une foule solitaire, mais chacun ne transportait pas avec lui sa bulle personnelle comme depuis que sont apparus les smartphones. Une bulle qui immunise contre tout contact, en plus de constituer un mouchard absolu. Cette séparation voulue par la cybernétique pousse de manière non fortuite dans le sens de la constitution de chaque fragment en petite entité paranoïaque, dans le sens d’un processus de dérive des continents existentiels où l’étrangeté qui règne déjà entre individus dans cette “société” se collectivise férocement en mille petits agrégats en délire. Contre cela, il y a à sortir de chez soi, aller à la rencontre, prendre la route, travailler à la liaison conflictuelle, prudente ou heureuse, entre les bouts du monde. Il y a à s’organiser. S’organiser véritablement n’a jamais été autre chose que s’aimer.
[69] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 58 : Voilà le grand, mensonge, et le grand désastre de la politique : poser la politique d’un côté et de l’autre la vie, d’un côté ce qui se dit mais qui n’est pas réel et de l’autre ce qui est vécu mais ne peut plus se dire.
[70] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 62 : Ce qui vient au jour dans tout surgissement politique, c’est l’irréductible pluralité humaine, l’insubmersible hétérogénéité des façons d’être et de faire – l’impossibilité de la moindre totalisation.
[71] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 76-77 : Là où la logique constituante vient s’écraser sur l’appareil du pouvoir dont elle entend prendre le contrôle, une puissance destituante se préoccupe plutôt de lui échapper, de lui retirer toute prise sur elle, à mesure qu’elle gagne en prise sur le monde qu’à l’écart elle forme. […] Dans une logique destituante, la lutte contre l’État et le capital vaut d’abord pour la sortie de la normalité capitaliste qui s’y vit, pour la désertion des rapports merdiques à soi, aux autres et au monde qui s’y expérimentent. Ainsi donc, là où les constituants se placent dans un rapport dialectique de lutte avec ce qui règne pour s’en emparer, la logique destituante obéit à la nécessité vitale de s’en dégager. Elle ne renonce pas à la lutte, elle s’attache à sa positivité. Elle ne se règle pas sur les mouvements de l’adversaire, mais sur ce que requiert l’accroissement de sa propre puissance. […] la puissance d’impact d’une action ne réside pas dans ses effets, mais dans ce qui s’y exprime immédiatement.
[72] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 69-71 : Au travers de son nom et de son langage, ce que promet l’institution, c’est qu’une chose, en ce bas monde, aura transcendé le temps, se sera soustrait au cours imprévisible du devenir, aura établi un peu d’éternité palpable, un sens univoque, affranchi des liens humains et des situations – une stabilisation du réel définitive comme la mort. C’est tout ce mirage qui s’évanouit quand éclate une révolution. Soudainement ce qui semblait éternel s’effondre dans le temps comme dans un puits sans fonds. Ce qui semblait plonger ses racines dans le cœur des hommes s’avère n’être qu’une fable bonne pour les gogos. Les palais se vident et l’on découvre dans les papiers du souverain laissés en désordre que lui-même n’y croyait plus, s’il y avait jamais cru. Car derrière la façade de l’institution, ce qui se trame est toujours autre chose que ce qu’elle prétend être, c’est même précisément ce dont elle prétendait avoir délivrer le monde : la très humaine comédie de la coexistence de réseaux, de fidélités, de clans, d’intérêts, de lignées, de dynasties même, une logique de luttes acharnée pour des territoires, des moyens, des titres misérables, de l’influence, des histoires de cul et de cornecul, de vieilles amitiés et des haines recuites. Toute institution est, dans sa régularité même, le résultat d’un intense bricolage et, en tant qu’institution, du déni de ce bricolage. Sa prétendue fixité masque un appétit glouton d’absorber, de contrôler, d’institutionnaliser tout ce qui est à sa marge et recèle un peu de vie. Le véritable modèle de toute institution est universellement l’Église. De même que l’Église n’a manifestement pas pour but de mener le troupeau humain au salut divin, mais de faire son propre salut dans le temps, la fonction alléguée d’une institution n’est que prétexte à son existence. Dans toute institution, c’est la Légende du Grand Inquisiteur qui se rejoue à l’année. Son but véritable est platement de persister. Inutile de préciser ce qu’il faut broyer d’âmes et de corps pour parvenir à ce résultat et jusque dans sa propre hiérarchie.
[73] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 89 : Faire d’un homme le “détenteur de sa force de travail” et qu’il soit disposé à “la vendre”, c’est-à-dire faire entrer dans les mœurs la figure du Travailleur, voilà qui requiert pas mal de spoliations, d’expulsions, de pillages et de dévastations, pas mal de terreur, de mesures disciplinaires et de mort. C’est ne rien comprendre au caractère politique de l’économie que de ne pas voir que ce dont il retourne dans le travail, c’est moins de produire des marchandises que de produire des travailleurs – c’est-à-dire un certain rapport à soi, au monde et aux autres.
[74] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 39 : On a tendance à l’oublier, mais il y a un bon siècle de cela, un candidat s’est présenté pour tenir lieu de forme de vie universelle : le Travailleur. S’il avait pu y prétendre, c’est à la suite du grand nombre d’amputations qu’il s’était imposées – en termes de sensibilité, d’attachements, de goût ou d’affectivité.
[75] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 92 : Mais là n’est pas l’essentiel. Il faut surtout maintenir le règne de l’économie par-delà l’extinction du salariat. Cela passe par le fait que, s’il y a de moins en moins de travail, tout n’en soit que plus médié par l’argent, fût-ce dans des quantités infimes. À défaut de travail, il faut maintenir la nécessité de gagner de l’argent pour survivre.
[76] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 94 : L’invention de nouveaux marchés là où on ne les supposait pas l’année précédente illustre ce fait si difficile à faire comprendre à un marxiste : le capitalisme ne consiste pas tant à vendre ce qui est produit qu’à rendre comptabilisable ce qui ne l’est pas encore, à rendre évaluable ce qui la veille encore semblait absolument inappréciable, à créer de nouveaux marchés : là est sa réserve océanique d’accumulation. Le capitalisme, c’est l’extension universelle de la mesure.
[77] Cf. Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, 1484, Paris, Flammarion, 1984, p. 148 : L’État occidental, aujourd’hui, est-il un vrai magicien ou est-il un apprenti sorcier qui met en mouvement des forces obscures et incontrôlables ? Cela est fort difficile à dire. En tout cas, l’État-magicien – à moins qu’il ne s’agisse de vulgaires prestidigitateurs – est de loin préférable à l’État-policier, à l’État qui, pour défendre sa propre “culture” périmée, n’hésite pas à réprimer toutes les libertés et l’illusion des libertés, se transformant en une prison où tout espoir est perdu. Trop de subtilité et trop de souplesse sont les défauts majeurs de l’État-magicien, qui peut se dégrader et se transformer en État-sorcier ; un manque total de subtilité et de souplesse sont les défauts majeurs de l’État-policier, qui s’est dégradé au rang d’État-geôlier. Mais la différence essentielle entre les deux, celle qui joue entièrement en faveur du premier, c’est que la magie est une science des métamorphoses, elle a la capacité de changer, de s’adapter à toutes les circonstances, de s’améliorer, tandis que, au contraire, la police ne reste jamais que ce qu’elle est : dans ce cas, le défenseur à outrance de valeurs périmées, d’une oligarchie politique inutile et nuisible pour la vie des nations. Le système des contraintes est condamné à dépérir, car ce qu’il défend n’est qu’un amas de formules sans vitalité aucune. Au contraire, l’État-magicien n’attend que de développer des nouvelles possibilités et des nouvelles tactiques, et c’est justement l’excès de vitalité qui dérange son fonctionnement. À coup sûr, lui non plus n’est à même d’exploiter qu’une partie infime de ses ressources magiques. Mais on devine que celles-ci sont d’une richesse extraordinaire, qui, en principe, devrait sans aucune peine déraciner l’arbre sec de l’idéologie policière. Pourquoi cela n’arrive-t-il pas ? Parce que la subtilité de ses jeux internes épuise l’attention de l’État-magicien, qui s’avère peu préparé à aborder le problème d’une magie fondamentale et efficace dans ses relations externes. Ce monstre d’intelligence se retrouve sans armes dès qu’il s’agit de projeter des opération à long terme ou de se créer une visage “charmant” dans les relations internationales. Son pragmatisme sans façons et sans ménagements aboutit à lui créer une image qui, pour être assez fausse, n’en est pas moins répugnante aux yeux de ses partenaires, et ce défaut de promesses et de discours byzantins s’avère, somme toute, contre-performant, autant que ses excès manifestes d’intelligence et son incapacité notoire à proposer des solutions radicales. Si l’on peut s’étonner que l’État-policier puisse encore fonctionner, on peut également se demander pourquoi l’État-magicien, qui dispose de ressources illimitées, marche si mal, au point qu’il semble perdre chaque jour du terrain devant les progrès idéologiques et territoriaux de l’autre. La conclusion est inévitable : c’est que l’État magicien épuise son intelligence à créer des diversions internes, se montrant incapable d’élaborer une magie à long terme pour neutraliser l’hypnose provoquée par les cohortes policières qui avancent. Mais l’avenir paraît quand même lui appartenir, et même une victoire provisoire de l’État-policier ne laisserait pas de doutes sur ce point : la contrainte par la force devra se plier devant les procédés subtils de la magie, science du passé, du présent et de l’avenir.
[78] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 131-132 : Depuis lors, anarchistes et marxistes jouent au ping-pong autour du couple individu-société, sans s’inquiéter que cette fausse antinomie ait été façonnée par la pensée économique. Se rebeller contre la société au nom de l’individu ou contre l’individualisme au nom du socialisme, c’est se condamner d’avance. Individu et société n’ont de cesse, depuis trois bons siècles, de s’affirmer chacun aux dépens de l’autre, et c’est ce dispositif rodé et oscillant qui, d’année en année, fait tourner la charmante bobine nommée “économie”. Contrairement à ce que veut bien nous figurer l’économie, ce qu’il y a dans la vie, ce ne sont pas des individus dotés de toutes sortes de propriétés dont ils pourraient faire usage ou se séparer. Ce qu’il y a dans la vie, ce sont des attachements, des agencements, des êtres situés qui se meuvent dans tout un ensemble de liens.
[79] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 127-129 : Il n’y a jamais la communauté comme entité, mais comme expérience. C’est celle de la continuité avec des êtres ou avec le monde. […] Sans l’expérience, même ponctuelle, de la communauté, nous crevons, nous nous desséchons, nous devenons cyniques, durs, désertiques. […] Notre besoin de communauté est si pressant qu’après avoir ravagé tous les liens existants, le capitalisme ne carbure plus qu’à la promesse de “communauté”. Que sont toutes les modes, toutes les technologies de communication, toutes les love songs, sinon une façon d’entretenir le rêve d’une continuité entre les êtres où, à la fin, tout contact se dérobe.
[80] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 141-145 : La manœuvre de la société libérale, au moment où elle ne peut plus cacher son implosion, c’est d’entreprendre de sauver la nature particulière, et particulièrement peu ragoûtante, des rapports qui la constituent en se dupliquant à l’infini en un pullulement de mille petites sociétés : les collectifs. […] De même qu’une constellation de collectifs pourrait bien prendre la relève de la vieille société, il est à craindre que le socialisme ne se survive comme socialisme des collectifs, des petits groupes de gens qui se forcent à “vivre ensemble”, c’est-à-dire : à faire société. Nulle part on ne parle autant du “vivre-ensemble” que là où tout le monde, au fond, s’entre-déteste et où personne ne sait vivre. “Contre l’uberisation de la vie, les collectifs”, titrait récemment un journaliste. Les auto-entrepreneurs aussi ont besoin d’oasis contre le désert néo-libéral. Mais les oasis, à leur tour, sont anéanties : ceux qui y cherchent refuge y amènent avec eux le sable du désert. Plus la “société” se désagrégera, plus grandira l’attraction des collectifs. Ils en figureront une fausse sortie. Cet attrape-nigaud fonctionne d’autant mieux que l’individu atomisé éprouve durement l’aberration et la misère de son existence. Les collectifs ont vocation à réagréger ceux que rejette ce monde, ou qui le rejettent. Ils peuvent même promettre une parodie de “communisme”, qui inévitablement finit par décevoir et faire grossir la masse des dégoûtés de tout. La fausse antinomie que forment ensemble individu et collectif n’est pourtant pas difficile à démasquer : toutes les tares que le collectif a coutume de prêter si généreusement à l’individu – l’égoïsme, le narcissisme, la mythomanie, l’orgueil, la jalousie, la possessivité, le calcul, le fantasme de toute-puissance, l’intérêt, le mensonge –, se retrouvent en pire, en plus caricatural et inattaquable dans les collectifs. Jamais un individu ne parviendra à être aussi possessif, narcissique, égoïste, jaloux, de mauvaise foi et à croire à ses propres balivernes que le peut un collectif.
[81] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 128 : Il n’y a pas moi et le monde, moi et les autres, il y a moi, avec les miens, à même ce petit morceau de monde que j’aime, irréductiblement. Il est assez de beauté dans le fait d’être ici et nulle part ailleurs.
[82] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 128-129 : En prenant le sujet humain isolément de son monde, en détachant les mortels de tout ce qui vit autour d’eux, la modernité ne pouvait qu’accoucher d’un communisme exterminateur d’un socialisme. Et ce socialisme ne pouvait rencontrer les paysans, les nomades et les “sauvages” autrement que comme un obstacle à balayer, comme un fâcheux résidu au bas de la comptabilité nationale. Il ne pouvait pas même voir de quel communisme ils étaient porteurs. Si le “communisme” moderne a pu se rêver comme fraternité universelle, comme égalité réalisée, c’est en extrapolant cavalièrement le fait vécu de la fraternité dans le combat, de l’amitié. Car qu’est-ce que l’amitié, sinon l’égalité entre les amis ?
[83] Cf. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 326 : C’est en ce sens que doit être lue l’allusion, dans le chapitre 4.6 d’Homo Sacer !, à la nécessité de ne plus penser le factum politico-social sous la forme d’un rapport. Dans la même perspective, le chapitre 4.3, en développant l’idée que l’État ne se fonde pas sur un lien social, mais sur l’interdiction de sa dissolution, ne doit pas être entendu comme dissolution d’un lien existant, car le lien lui-même n’a d’autre consistance que celle, purement négative, qui lui vient de la prohibition de sa dissolution. Puisque à l’origine il n’y a ni lien ni relation, cette absence de relation est capturée dans le pouvoir d’État sous la forme du ban et de l’interdiction.
[84] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 103 : Le vice de l’économie, c’est de réduire toutes les relations possibles aux rapports hostiles, toutes les distances à l’étrangeté. Ce qu’elle recouvre ainsi, c’est toute la gamme, toute la gradation, toute l’hétérogénéité entre les différentes relations existantes et imaginables. Selon le degré de proximité entre les êtres, il y a communauté de biens, partage de certaines choses, échange à réciprocité équilibrée, échange marchand, absence totale d’échange.
[85] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 105 : Il n’y a pas d’“autre économie”, il n’y a qu’un autre rapport à l’économie. Un rapport de distance et d’hostilité, justement. Le tort de l’économie sociale et solidaire, c’est de croire aux structures dont elle se dote. C’est de vouloir que ce qui s’y passe coïncide avec les statuts, avec le fonctionnement officiel. Le seul rapport que l’on peut avoir aux structures que l’on se donne, c’est de les utiliser comme paravents afin d’y faire tout autre chose que ce que l’économie autorise. C’est donc d’être complices de cet usage, et de cette distance.
[86] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 104 : Sortir de l’économie, c’est donc être à même de distinguer nettement entre les partages possibles, déployer depuis là où l’on est tout un art des distances. C’est repousser le plus loin possible les rapports hostiles, et la sphère de l’argent, de la comptabilité, de la mesure, de l’évaluation. C’est refouler aux marges de la vie ce qui en est présentement la norme, le cœur et la condition.
[87] Cf. Karl Marx, Œuvres philosophiques, tome I, traduction Jules Molitor, Alfred Costes Éditeur, Paris, 1946, p. 195 ; D, I, p. 366 : Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est, membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L’homme n’y est pas considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance initiale. Le seul lien qui les unisse c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leur propriété et de leur personne égoïste.
[88] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 133-134 : L’économie repose sur deux fictions complices, celle de la “société” et celle de l’“individu”. La destituer implique de situer cette fausse antinomie et de mettre à jour ce qu’elle entend recouvrir. Ce qu’ont en commun ces fictions, c’est de nous faire voir des entités, des unités closes, quand ce qu’il y a, ce sont des liens. La société se présente comme l’entité supérieure qui agrège toutes les entités individuelles. C’est, depuis Hobbes et le frontispice du Léviathan, toujours la même image : le grand corps du souverain composé de tous les petits corps minuscules, homogénéisés, sérialisés, de ses sujets. L’opération dont vit la fiction sociale, c’est de piétiner tout ce qui fait l’existence située de chaque humain singulier, d’effacer les liens qui nous constituent, de dénier les agencements dans lesquels nous rentrons, pour ensuite reprendre les atomes passablement estropiés ainsi obtenus dans un lien tout entier fictif – le fameux et spectral “lien social”. Si bien que s’envisager comme être social, c’est toujours s’appréhender du dehors, se rapporter à soi en faisant abstraction de soi-même. C’est la marque propre de l’appréhension économique du monde que de ne rien saisir qu’extérieurement.
[89] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 136-137 : Le génie de l’opération économique, c’est de recouvrir le plan où elle commet ses méfaits, celui où elle livre sa véritable guerre : le plan des liens. L’anesthésie contemporaine des sensibilités, leur mise en pièces systématique n’est pas seulement le résultat de la survie au sein du capitalisme ; c’en est la condition. Nous ne souffrons pas en tant qu’individus, nous souffrons de tenter de l’être. Comme l’entité individuelle n’existe fictivement que du dehors, “être un individu” exige de se tenir hors de soi, étrangers à nous-mêmes – de renoncer au fond à tout contact avec soi comme avec le monde et les autres. Il est évidemment loisible à chacun de tout prendre du dehors. Il suffit de s’interdire de sentir, donc d’être là, donc de vivre. Nous préférons prendre le parti contraire – celui du geste communiste. Le geste communiste consiste à prendre les choses et les êtres de l’intérieur, à les prendre par le milieu. Qu’est-ce que cela donne de prendre l’“individu” par le milieu ou de l’intérieur ? De nos jours, cela donne un chaos. Un chaos inorganisé de forces, de bouts d’expérience, de lambeaux d’enfance, de fragments de sens, de propensions contradictoires et le plus souvent sans communication les unes avec les autres. C’est peu dire que cette époque a accouché d’un matériau humain en piètre état. Il a grandement besoin d’être réparé. Nous le sentons tous. La fragmentation du monde trouve un reflet fidèle dans le miroir en morceaux des subjectivités.
[90] Cf. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 169 : On peut définir l’archéologie philosophique comme la tentative pour mettre en lumière les a priori historiques qui conditionnent l’histoire de l’humanité et en définissent les époques. En ce sens, il est possible d’établir une hiérarchie des a priori historiques, qui remonte dans le temps vers des formes de plus en plus générales. L’ontologie, ou philosophie première, a constitué durant des siècles l’a priori historique fondamental de la pensée occidentale. L’archéologie qui tente de rouvrir l’accès à une philosophie première doit cependant tenir compte du fait singulier qu’à partir d’un moment symbolisé par le nom de Kant c’est justement l’impossibilité d’une philosophie première qui est devenue l’a priori historique de l’époque où nous vivons encore. Le véritable tournant copernicien du criticisme kantien ne concerne pas tant la position du sujet que l’impossibilité d’une philosophie première, que Kant appelle métaphysique. […] Certes Kant, au moment même où il stipulait l’impossibilité de la métaphysique, a tenté d’en assurer la survie en la faisant se retrancher dans la citadelle du transcendantal. Mais le transcendantal – qui dans la logique médiévale désignait ce qu’on a toujours déjà dit et connu lorsqu’on prononce le mot “être” – implique nécessairement un déplacement de l’a priori historique de l’événement anthropogénétique (l’articulation entre le langage et le monde) vers la théorie de la connaissance, d’un être qui n’est plus animal, mais n’est pas encore humain vers le sujet connaissant. L’ontologie se transforme ainsi en gnoséologie, la philosophie première devient philosophie de la connaissance.
[91] Cf. Michel Henry, Karl Marx, Paris, Gallimard, 2009, coll. « Tel », p. 397-398 : C’est parce que je me représente l’autre, parce que je fais de lui l’objet de ma représentation qu’il n’est plus rien d’autre précisément qu’un objet, mon objet, l’objet dont je suis le sujet, c’est pour cela, par l’effet de ma représentation, que, n’étant plus que mon objet, il peut en effet se représenter comme tel, et me comprendre du même coup comme une conscience et comme son Maître.
[92] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 135 : La texture propre à toute société tient à ce que les humains y sont réunis par cela même qui les sépare – l’intérêt. Dans la mesure où ceux-ci s’y retrouvent en tant qu’individus, en tant qu’entités closes, et donc de manière toujours révocable, ils y sont réunis en tant que séparés.
[93] Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 257 : C’est ainsi qu’il faut comprendre l’attaque contre la sorcellerie et contre cette vision magique du monde qui, en dépit des efforts de l’Église, prévalu tout au long du Moyen Âge au sein du peuple. Au fondement de la magie, il y avait une conception animiste de la nature qui ne posait aucune séparation entre matière et esprit, imaginant ainsi le cosmos comme un organisme vivant, peuplé de forces occultes, dont chaque élément était en relation “de communion” avec le reste.
[94] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 150 : Parce qu’il y va, dans chaque forme, de la vie même, la véritable question communiste n’est pas “comment produire ?”, mais “comment vivre ?”. Le communisme, c’est la centralité de la vieille question éthique, celle-là même que le socialisme historique avait toujours tenue pour “métaphysique”, “prématurée” ou “petite-bourgeoise”, et non celle du travail.
[95] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 151-153.
[96] Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 255 : Cela signifie que le corps mécanique, le corps-machine, ne pouvait devenir un modèle de comportement social sans que l’État ne détruise toute une variété de comportements, de pratiques, et sujets sociaux précapitalistes dont l’existence entrait en contradiction avec la régulation de l’attitude corporelle promise par la philosophie mécaniste.
[97] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 44 : [Tosquelles, psychiatre durant la guerre civile espagnole,] disait : “La guerre civile est en rapport avec la non-homogénéité du Moi. Chacun de nous est fait de morceaux contre-apposés avec des unions paradoxales et des désunions à l’intérieur de chacun de nous. La personnalité n’est pas faite d’un bloc. Sinon, ce serait une statue. Il faut prendre acte d’une chose paradoxale : la guerre ne produit pas de malades nouveaux, au contraire. Il y a beaucoup moins de névroses pendant la guerre que dans la vie civile, et même il y a des psychoses qui guérissent.” Voilà le paradoxe : la contrainte à l’unité nous défait, le mensonge de la vie sociale nous psychotise et c’est embrasser la fragmentation qui nous fait retrouver une présence sereine au monde. Il y a un certain point de l’esprit où ce fait cesse d’être perçu contradictoirement. C’est là que nous nous plaçons.
[98] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 98 : Ce qu’il y a de nouveau dans la phase actuelle du capital, c’est qu’il dispose à présent des moyens technologiques, d’une évaluation généralisée, en temps réel, de tous les aspects de l’être.
[99] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 249 : Selon Mario Galzigna, la révolution épistémologique opérée par l’anatomie au XVIe siècle est l’acte de naissance du paradigme mécaniste. C’est la coupure anatomique qui rompt l’espace entre le microcosme et le macrocosme et pose le corps à la fois comme réalité séparée et site de production, dans les mots de Vesalius : une usine (fabrica).
[100] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 248 : Une tâche fondamentale de l’entreprise de Descartes vise à instituer une division ontologique entre un domaine purement mental et un autre purement physique. Chaque manière, attitude, sensation est ainsi définie ; ses limites marquées, ses capacités soupesées avec une telle minutie que l’on peut avoir l’impression que le “livre de la nature humaine” vient d’être ouvert pour la première fois, ou encore qu’une nouvelle terre vient d’être découverte dont les conquérants dressent la carte et marquent ses chemins, compilent la liste de ses ressources naturelles, évaluent ses avantages et désavantage. En cela, Hobbes et Descartes sont représentatifs de leur époque. Le soin qu’ils apportent à l’exploration des détails de la réalité corporelle et psychologique ressort dans l’analyse puritaine des inclinaisons et talents individuels, qui est l’amorce d’une psychologie bourgeoise, étudiant explicitement, dans ce cas, toutes les facultés humaines du point de vue de leur potentiel au travail et de leur contribution à la discipline.
[101] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 271-272 : Avec l’institution d’une relation hiérarchique entre le corps et l’esprit, Descartes a développé les prémisses théoriques de la discipline au travail requise par l’économie capitaliste en développement. Car la suprématie de l’esprit sur le corps implique que la volonté peut (en principe) contrôler les besoins, réactions et réflexes du corps. Elle peut imposer un ordre normé sur ses fonctions vitales, et forcer le corps à travailler selon des spécifications externes, indépendantes de ses désirs. Plus important encore, la suprématie de l’esprit autorise l’intériorisation des mécanismes de pouvoir. Ainsi, la contrepartie de la mécanisation du corps est le développement de la raison dans son rôle de juge, inquisiteur, dirigeant, administrateur. Nous retrouvons ici les origines de la subjectivité bourgeoise comme gestion et propriété de soi, lois, responsabilité, avec ses corollaires de la mémoire et de l’identité. Ici, nous trouvons également l’origine de cette prolifération de “micro-pouvoirs” que Michel Foucault a décrite dans sa critique du modèle de pouvoir juridico-discursif. Le modèle cartésien montre, cependant, que le pouvoir peut être décentré et diffusé dans le corps social seulement à la condition d’être recentré dans la personne, qui est alors reconstituée en tant que micro-État. En d’autres termes, en se diffusant, le pouvoir ne pert pas son vecteur, c’est-à-dire son contenu et sa fin, mais acquiert simplement la collaboration du soi pour sa promotion.
[102] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 56 : Au fond, le problème de la décision politique ne fait que redoubler et déplacer à une échelle collective ce qui est déjà, chez l’individu, une illusion : la croyance que nos actions, nos pensées, nos gestes, nos mots et nos conduites résulteraient de décisions émanant d’une entité centrale, consciente et souveraine – le Moi. Le fantasme de la “souveraineté de l’Assemblée” ne fait que répéter au plan collectif l’illusoire souveraineté du Moi.
[103] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 253-254 : Chez tous les deux [Descartes et Hobbes], le résultat [de la réduction du corps à une question de mécanique, de la mécanisation du corps] est une redéfinition d’attributs corporels qui font du corps idéalement – pour le moins – l’instrument adéquat à la régularité et aux automatismes requis par la discipline capitaliste au travail.
[104] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 91 : Il faut désormais pouvoir surveiller en masse chacune de nos activités, chacune de nos communications, chacun de nos gestes, disposer caméras et capteurs en tout lieu, parce que la discipline salariale ne suffit plus à contrôler la population. Il n’y a qu’à une population parfaitement sous contrôle que l’on peut songer d’offrir un revenu universel.
[105] Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 255 : La conception du corps en tant que réceptacle de pouvoirs magiques qui avait prévalu dans le monde médiéval était morte. En réalité elle avait été détruite. Derrière cette nouvelle philosophie, nous devinons une vaste initiative de l’État, par laquelle, ce que les philosophes qualifièrent d’irrationnel fut déclaré criminel. Cette intervention de l’État était le “sous-texte” de la philosophie mécaniste.
[106] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 276 : Contre Hobbes, c’est le modèle cartésien qui l’emporta car il exprimait la tendance à démocratiser les mécanismes de la discipline sociale déjà active en attribuant à la volonté individuelle cette fonction de commandement qui, dans le modèle hobbesien, repose seulement entre les mains de l’État. Comme de nombreux critiques l’ont affirmé, les fondements de la discipline publique doivent être enracinés dans le cœur des hommes, car en l’absence d’une législation intérieure ceux-ci sont inévitablement conduits à la révolution.
[107] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 265-266 : L’intersection entre rationalisation scientifique et assujettissement du corps social est encore plus évidente dans les sciences sociales. On voit, de fait, que leur développement reposait sur l’homogénéisation du comportement social et la construction d’un prototype individuel auquel tous devraient se conformer. Dans les termes de Marx, c’est l’“individu abstrait”, construit de façon uniforme, comme une moyenne sociale, et sujet à une dépersonnalisation radicale, de telle sorte que toutes ses facultés puissent être saisies seulement dans leur aspect le plus standardisé. La construction de ce nouvel individu était la base du développement de ce que William Petty appellerait plus tard (utilisant la terminologie de Hobbes) l’“arithmétique politique”, une nouvelle science qui devait étudier toute forme de comportement social en terme de nombres, poids et mesures. Le projet de Petty s’est réalisé avec le développement des statistiques et de la démographie qui exécutent sur le corps social les mêmes opérations que l’anatomie sur le corps individuel, en ce qu’elles dissèquent la population et étudient ses mouvements, de la natalité au taux de mortalité, des structures générationnelles aux structures professionnelles, dans leurs aspects les plus massifs et les plus réguliers. Du point de vue du procès d’abstraction subi par l’individu dans la transition au capitalisme, nous voyons aussi que le développement de la “machine humain” est le saut technologique principal, le pas majeur dans le développement des forces productives qui s’est produit dans la période de l’accumulation primitive. Nous voyons, en d’autres termes, que le corps humain et non la machine à vapeur, ni même l’horloge, fut la première machine développée par le capitalisme.
[108] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 286 : L’idée de transformer cet être oisif [le prolétariat médiéval], qui rêvait de la vie comme un carnaval, en un infatigable travailleur, peut avoir semblé une entreprise désespérée. Cela signifiait littéralement “reverser le monde”, mais sur un mode totalement capitaliste, où l’inertie face au commandement serait transformée en absence de désir et volonté autonome, où la vis erotica deviendrait vis laborativa, et où le besoin ne s’exprimerait plus que sous la forme du manque, de l’abstinence, et d’une éternelle indigence.
[109] Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 409 : Cela nous permet de voir qu’au XVIe siècle, une classe dirigeante s’est formé en Europe et qu’elle était en tous points impliquée dans la formation d’un prolétariat mondial. En tous points, c’est-à-dire pratiquement, politiquement et idéologiquement. C’est un savoir élaboré à l’échelle internationale qui a permis d’asseoir ses modèles de domination.
[110] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 83.
[111] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 83 : D’un côté, il y a des mondes à faire, des formes de vie à faire croître à l’écart de ce qui règne, y compris en récupérant ce qui peut l’être de l’état des choses actuel, et de l’autre, il y a à attaquer, à purement détruire le monde du capital.
[112] Toutefois, l’une des seules mentions explicites des liens dans l’Éthique se rapporte au lien d’amitié, ce qui n’est pas sans rappeler le précédent ouvrage du Comité invisible, cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Appendice, Chapitre XII, p. 356 : Le plus utile, pour les hommes, est de s’attacher par des relations sociales, de se soumettre à des liens qui leur permettent de faire de tous un seul ensemble, et, d’une façon générale, de faire tout ce qui rend les amitiés plus solides.
[113] Cf. Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 480 : La “magie”, dont est solidaire cette pointe extrême du néo-platonisme, n’est certainement pas exclusivement une “fausse” physique, c’est peut-être avant tout une cosmologie et une métaphysique de la forme, naturelle et sociale. Surtout, comme on peut s’en rendre compte, parler d’archaïsme serait méconnaître le sens de la polémique contre la théologie réformée et, à travers elle, contre les fondements éthiques et politiques du nouvel ordre mondial que le XVIe siècle voit apparaître. Il n’est pas étonnant à cet égard que le débat sur les formes substantielles et les liens soit indissociable d’une réflexion à la fois théologique, politique et économique, traduisant sur tous ces fronts les ambiguïtés et, peut-être déjà, les contradictions d’un “monde” en train de se faire.
[114] Cf. Silvia Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 308-309 : la chasse aux sorcières ne visait pas des crimes socialement condamnés, mais des pratiques et des groupes de personnes auparavant intégrées qui devaient alors être éradiqués de la communauté. Il s’agit là d’un processus souvent constaté dans la répression politique à une époque de changements sociaux et de conflits intenses. En ce sens, les accusations de sorcellerie jouèrent un rôle similaires aux accusations de “haute trahison” […] et aux accusations de “terrorisme” à notre époque L’aspect vague de l’accusation, le fait qu’elle soit impossible à prouver, tout en évoquant le maximum d’horreur possible, impliquait qu’elle pouvait être utilisée pour punir toute forme de contestation et pour semer le trouble, jusque dans les aspects les plus triviaux de la vie quotidienne.
[115] Cf. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 59 : Ce statut singulier de l’agent n’a peut-être été nulle part décrit avec plus de précision que chez Spinoza. Dans le chapitre XX du Compendium grammatices linguae hebraeae, il a introduit une méditation ontologique en analysant le sens d’une forme verbale hébraïque, le verbe réflexif actif, que l’on forme en ajoutant un préfixe à la forme intensive. Cette forme verbale exprime une action où agent et patient, actif et passif s’identifient. […] Quelques pages plus haut, à propos de la forme correspondante du nom infinitif, Spinoza en définit la sphère sémantique au moyen de l’idée d’une cause immanente : “Il fut donc nécessaire d’inventer une autre espèce d’infinitif, qui exprimerait l’action rapportée à l’agent comme cause immanente […] laquelle signifie visiter soi-même ou plutôt constituer-soi visitant ou, enfin, montrer-soi visitant” (Baruch Spinoza, Opera, vol. I, Heidelberg, Carl Winters Universitätsbuchhandlung, 1925, p. 342). Ici la sphère de l’action de soi sur soi correspond à l’ontologie de l’immanence, au mouvement de l’auto-constitution et de l’auto-présentation de l’être, où non seulement il n’est pas possible de distinguer entre agent et patient, mais où aussi sujet et objet, constituant et constitué s’indifférencient. C’est selon ce paradigme que l’on doit entendre la nature singulière du procès que nous appelons “usage”.
[116] Cf. Giordano Bruno, De Vinculis in genere (Des liens), traduction Danielle Sonnier et Boris Donné, Paris, Éditions Allia, 2014, p. 75 : le lien de l’amour procède des principes actif et passif, selon la raison commune par laquelle toutes choses, qu’elles agissent ou pâtissent, ou bien fassent l’un et l’autre, convoitent d’être ordonnées, accouplées, unies et parfaites [NdT : participe passé du verbe parfaire et non adjectif] – dans la mesure où certaine nature produit l’ordre, l’accouplement, l’union et la perfection ; et sans ce lien, il n’y a rien, tout comme sans la nature il n’y a rien.
[117] Cf. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 235 : La cause immanente est donc une action où agent et patient coïncident, c’est-à-dire tombent ensemble. Cela signifie que, dans les modes, la substance, en paraphrasant l’exemple spinozien, “se constitue soi-même existante” (ou vivante, si comme il est écrit dans les Cogitata, ch. 6, Dieu est vie), “se promène soi-même” dans l’existence. Mais cela signifie aussi que, pour penser le rapport substances/modes, il est nécessaire de disposer d’une ontologie à la voix moyenne, où l’agent (Dieu, ou la substance), en effectuant les modes, s’affectionne et se modifie en réalité seulement soi-même. L’ontologie modale ne peut être comprise que comme une ontologie médiale et le panthéisme spinozien, s’il s’agit bien de panthéisme, n’est pas une identité inerte (substance = mode), mais un processus où Dieu s’affectionne, se modifie et s’exprime soi-même. Dans la première partie de ce livre, nous avons appelé “usage” un processus médial de ce genre. Dans une ontologie modale, l’être use de soi, c’est-à-dire se constitue, s’exprime et s’aime soi-même dans l’affection qu’il reçoit de ses modifications mêmes.
[118] Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance, op. cit., p. 14 : la magie est une méthode de contrôle de l’individu et des masses basée sur une connaissance profonde des pulsions érotiques personnelles et collectives
ou Ibid., p. 130 : Le Prince de Machiavel était l’ancêtre de l’aventurier politique, dont la figure est en train de disparaître. Par contre, le magicien du De Vinculis est le prototype des systèmes impersonnels de mass media, de la censure indirecte, de la manipulation globale et des brain-trusts qui exercent leur contrôle occulte sur les masses occidentales.
ou encore Ibid., p. 147 : On voit que la magie érotique brunienne se propose pour but de permettre à un manipulateur de contrôler des individus isolés et des masses. Son présupposé fondamental est qu’il y a un grand instrument de manipulation, et celui-ci est l’Éros dans son sens le plus général : ce qu’on aime, du plaisir physique jusqu’aux choses insoupçonnées, en passant, sans doute, par la richesse, le pouvoir, etc […] dans la mesure où elles ont toujours un côté opérationnel, la sociologie, la psychologie et la psychosociologie appliquée représentent, de nos jours, les prolongements directs de la magie renaissante.
[119] Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 7.
[120] Cf. Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 478 : Ce renversement est typique de la démarche de Bruno qui passe constamment du point de vue de l’acte à celui de la puissance et finit toujours par chercher la forme dans l’immanence de la matière, ou le sens à “l’ombre des idées”. Ici, la liberté est paradoxalement transférée de l’agent au patient. La dignité de l’homme ne réside en effet pas dans sa maîtrise des liens, mais dans son caractère indéfiniment liable, c’est-à-dire dans le nombre des liens dont il peut être le patient […]. La multiplicité des objets possibles de plaisir fonde la dignité de l’homme. La liberté est alors moins du côté de celui qui lie sans se lier, de la maîtrise ou du législateur transcendant, qu’au contraire du côté de la sensibilité la plus fine et délicate, infiniment liable ; elle ne se définit pas comme autonomie, mais comme la possibilité d’une expansion infinie de la philautie, autrement dit par la communauté et la réciprocité.
[121] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 22 : il ne faut pas rechercher toute la nature du lien dans la chose qui s’offre aux sens, il la faut rechercher aussi dans l’autre partie, non moins essentielle : dans ce qui est lié
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[122] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 54-55 : 2.XXIX. Réciprocité des liables – Il n’est pas possible de lier à soi quelqu’un à qui le lieur ne soit aussi attaché lui-même ; les liens adhèrent en effet à ce qui est lié, s’y insinuent. Le lieur n’est certes pas attaché (sinon par accident) à ce qui est liable par un autre que lui ; mais il est forcément attaché s’il lie ce qui n’est liable que par lui. Cependant le lieur a, sur le lié, ce privilège d’être le maître du lien, et de ne le pas subir ni endurer à égalité avec lui. […] Mais dans la vie civile, personne ne lie s’il n’est lié à celui, ou du moins avec celui, qu’il désire lier, par un lien de même genre (ou approchant). C’est ainsi (pour parler plus clair) qu’un orateur ne soulève pas d’affections s’il ne les éprouve lui-même.
[123] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 29 : Avec le temps en effet fluctue et se dégrade notre complexion et ce qui résulte de cette complexion. Donc, par une réflexion préalable, avisée, il faut savoir à l’avance le moment propice à la ligature, et avoir la présence d’esprit de profiter vite de l’instant présent afin de lier et enchaîner sitôt que l’on a pouvoir de lier.
[124] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 57 : tous les liens se rapportent au lien de l’amour, ou dépendent du lien d’amour, ou consistent en ce lien d’amour.
[125] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 77-78 : 3.XVI. Comparaison des liens – Le plus puissant d’entre tous les liens est le lien de Vénus, et de l’amour selon le genre ; s’y rapporte premièrement et éminemment, dans une relation d’égalité, et d’unité, le lien de la haine. Car autant nous aimons l’un des opposés et contraires (selon le genre), autant par conséquent nous haïssons et dédaignons l’autre. Ces deux affections, et en fin de compte cette affection unique, qui est l’amour (cet amour dans la substance duquel la haine est incluse), étend sur toutes les autres sa domination, exerce cette domination sur toutes les autres et les érige, les dirige, régule et maîtrise. Tous les autres liens sont déliés par ce lien[…], Il n’en est pas moins vrai qu’un séducteur bien avisé et habile à jeter ses rets s’ouvre la voie vers les liens des autres affections, à partir de ce qu’aime et de ce que hait celui qu’il doit ligoter et lier ; car l’amour est le lien des liens.
[126] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 47.
[127] Cf. également l'opposition rabelaisienne entre Panurge et Pantagruel, citée par Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 482-484 : La philautie de Panurge est bien, comme celle de Bruno, un composé de contraction et d’expansion dont le terme est la fusion héroïque avec l’un immanent à toute chose. L’évocation du microcosme nous rapproche encore plus de Bruno. Elle est déterminée par un double mouvement d’assimilation et de transmutation. L’individu n’est pas caractérisé par son opposition à l’extérieur, mais par sa puissance de capter et incorporer les formes naturelles, autrement dit de se faire nature. Il n’est pas microcosme en vertu d’une grâce qui le fait participer au monde supérieur, mais par son pouvoir d’absorption et de conversion en lui du monde comme aliment. […] On remarquera que, d’emblée, le travail est référé à sa valeur d’échange (le gain) et s’inscrit déjà dans le flux de la circulation marchande qui doit le mesurer, alors que pour Panurge, il apparaît comme une détermination intrinsèque de la vie destinée à s’inscrire dans le flux de la circulation du spiritus et à être mesurée par l’usage, c’est-à-dire par la jouissance qu’il procure directement. […] À l’héroïsme de la dette, il oppose ainsi une éthique individualiste du travail et à l’immanence de l’âme du monde une profondeur de la personne. […] Contre la circulation de l’âme universelle et l’idéal “magique” de l’être total, il impose une pensée du sujet puisant dans son propre fond le “thésaur” que Panurge recevait du monde. De plus, à la différence du ventre transmutateur et de la perméabilité du “mage”, le sujet pantagruélique autonome est réceptacle clos. […] Mais Panurge, en remerciant Pantagruel, comprend bien de quoi il s’agit : d’une grâce divine – qui, le rendant quitte, le délie de la nature et le transforme en sujet libre […] Cette grâce effraie Panurge par son infinité qui exclut toute réciprocité et par laquelle d’ailleurs, remarquons-le, il ne sera que bien médiocrement lié. Mais surtout, cette grâce est en même temps perçue comme une malédiction qui risque de le priver de son identité. Délié et devenu sujet, il est vide de sa substance […] Le tour de force de Rabelais n’est en effet peut-être pas seulement d’avoir décrit l’avènement d’un sujet moderne auquel il assistait, mais aussi d’en avoir esquissé ici, dans le même temps, la figure aliénée et malheureuse.
[128] Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 42 : 2.XIII. Fondement de la liabilité – La raison première qui fait que toute chose peut être liée, c’est qu’il y a en elle l’appétit de se conserver dans son être présent d’une part, et d’autre part l’appétit de s’accomplir parfaitement selon soi-même et en soi-même : c’est la philautie en général. Si quelqu’un pouvait éteindre cette philautie dans un sujet, il aurait toute puissance pour le lier et délier à sa guise. Autrement, quand la philautie est attisée, c’est par les genres de liens qui leur sont naturels que toutes choses sont plus facilement enchaînées.
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[129] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 201 : Le conatus chez Spinoza n’est donc que l’effort de persévérer dans l’existence, une fois celle-ci donnée. Il désigne la fonction existentielle de l’essence, c’est-à-dire l’affirmation de l’essence dans l’existence du mode.
[130] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 6, p. 205 : Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
et Ibid., III, Proposition 7, p. 206 : L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose.
[131] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 30, Scolie, p. 227 : Dans d’autres cas, j’appellerai Satisfaction de soi la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure
et Ibid., III, Proposition 54, Scolie, p. 251 : la Joie qui naît de la considération de nous-même se nomme Amour de soi ou Satisfaction de soi.
[132] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Appendice, Chapitre IV, p. 354 : Ce qui est donc le plus utile, dans l’existence, est de perfectionner l’entendement, c’est-à-dire la Raison, autant qu’on le peut, et c’est en cela seul que consiste la plus haute félicité de l’homme, ou béatitude. Car la béatitude n’est rien d’autre que la satisfaction de soi elle-même, satisfaction qui naît de la connaissance intuitive de Dieu : or perfectionner l’entendement n’est également rien d’autre que comprendre Dieu, ainsi que les actions et les attributs qui résultent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi· la fin ultime d’un homme qui est conduit par la Raison, c’est-à-dire le Désir suprême grâce auquel il s’applique à diriger tous les autres Désirs est celui qui le porte à se concevoir adéquatement lui-même et à concevoir adéquatement tous les objets qui peuvent tomber sous son intelligence.
, cf. aussi Ibid., IV, Proposition 52, p. 331 : La Satisfaction de soi peut naître de la Raison et seule cette Satisfaction qui naît de la Raison est la plus haute qui puisse être donnée.
et Ibid., IV, Proposition 52, Démonstration, p. 332 : La Satisfaction de soi est une Joie née du fait qu’un homme se considère lui-même et considère sa puissance d’agir. Mais la vraie puissance d’agir de l’homme, ou sa vertu, est la Raison elle-même que l’homme considère clairement et distinctement. Aussi, la Satisfaction de soi naît-elle de la Raison. De plus, tandis que l’homme se considère lui-même clairement et distinctement, c’est-à-dire adéquatement, il ne perçoit rien d’autre que ce qui suit de sa propre puissance d’agir, c’est-à-dire ce qui suit de sa puissance de comprendre. C’est pourquoi la plus haute Satisfaction qui puisse être donnée naît de cette seule considération. C.Q.F.D.
[133] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 52, Scolie, p. 332 : La Satisfaction de soi est en fait le suprême bien que nous puissions espérer. Car personne ne s’efforce de conserver son être en vue d’une autre fin ; et parce que cette Satisfaction de soi est toujours plus nourrie et fortifiée par les louanges, étant au contraire toujours plus troublée par le blâme, nous sommes essentiellement conduits par la gloire et ne pouvons guère mener une vie d’opprobre.
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[134] Cf. Tristan Dagron, Giordano Bruno et la théorie des liens, op. cit., p. 474-475 : À l’avarice comme haine de soi, Bruno oppose la philautie qu’il met, dans le De Vinculis, sa dernière œuvre (1591), au fondement de toute “liabilité” (vincibilitatis fundamentum). Contrairement à l’avare qui est emporté dans la quête indéfinie d’un bien qui se refuse toujours à lui, celui qui est animé par l’amour de soi ne se perd pas dans le désir d’une altérité vouée à lui rester extérieure, mais recherche sa propre perfection. Bruno définit ainsi la philautie par un double mouvement : elle est à la fois désir de se conserver soi-même dans l’état présent […] et désir de perfection […]. La philautie n’a donc rien d’autarcique puisque le mouvement de contraction est complété par une expansion qui rend le sujet plus facilement “liable” ; le désir de perfection est ainsi au principe des liens naturels […]. Loin d’isoler l’individu singulier, la philautie l’ouvre donc sur la totalité de la nature : l’amour de soi peut ainsi être étendu pour devenir amour de l’autre. Dans ce cas, l’autre que l’on peut aimer comme soi-même est rejoint dans l’immanence de l’unité-totalité. Au contraire, l’amour fondé sur la haine de soi apparait incapable de se lier à un autre, sa transcendance doit toujours être maintenue.
[135] Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 42.
[136] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Définitions des Affects XXV, p. 268.
[137] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 75-76 : Il appert donc que l’amour, partout, est chose parfaite, et que ce lien partout atteste la perfection. Car quand l’imparfait aime à être parfait, cela qui aime à être parfait y parvient certes par le biais de l’imperfection, mais non pas grâce à l’imperfection ; bien plutôt, grâce à certaine participation à la perfection, grâce à la lumière de la divinité, et grâce à un objet de plus haute nature – ce d’autant plus vivement que son appétit est plus violent. Car ce qui est plus parfait s’embrase d’un amour plus fort pour le bien suprême que ce qui est imparfait.
[138] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 71 : 3.XII. Grandeur du lien – Une force divine repose en toutes choses : c’est l’amour lui-même, père, source et Amphitrite des liens. Voilà pourquoi Orphée et Mercure l’appellent – et ils n’ont pas tort – le grand Démon, car toute la substance, constitution et (si je puis le dire ainsi) hypostase des choses est une sorte de lien. Dès lors, nous parviendrons à la plus haute doctrine du lien, à son principe, quand nous tournerons les yeux devers l’ordre de l’univers. Par ce lien, les choses supérieures pourvoient aux inférieures, les inférieures se tournent vers les supérieures, celles qui sont égales s’associent l’une l’autre ; la perfection de l’univers, enfin, suit la raison de sa forme.
[139] Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 76-77 : Il est donc parfait au plus haut point, ce principe qui veut devenir toutes choses, et qui ne se porte pas vers une forme particulière et vers une perfection particulière, mais vers la forme universelle et la perfection universelle. Telle est la matière, à travers l’univers, hors laquelle n’existe aucune forme ; dans la puissance, l’appétit et disposition de laquelle sont toutes formes ; et qui accueille en ses parties, successivement, par quelque vicissitude, toutes les formes – alors qu’elle ne pourrait en accueillir ne serait-ce que deux simultanément. Et la matière, dès lors, est quelque chose de divin : tout de même que l’on estime la forme chose divine, laquelle forme ou bien n’est rien, ou bien est quelque chose de la matière. Hors la matière, sans la matière, rien. – Ainsi pouvoir-faire et pouvoir-être-fait sont-ils une seule et même chose, et reposent sur un seul fondement indivis, quand se donnent et se dérobent en même temps ce qui peut tout faire et ce qui peut être fait tout ; elle est une, la puissance absolue, en sa simplicité
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[140] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 19-20 : 1.XIV. Convenance du lieur – Tout comme sont divers les temps et les occasions, comme surviennent des affections diverses, tout comme il n’est pas une seule et même mesure, rien n’existe qui soit un et simple, de même quantité et de même qualité, et qui puisse plaire également à tous, également les combler (que ce soit des individus pris un par un, ou un seul individu en des temps différents) : pas plus que ne convient à tous une même nourriture, en même mesure et en même qualité. Ce jugement vaut pour toutes choses par quoi notre appétit est lié.
[141] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 11 : 1.VI. Pourquoi un seul lien ne suffit pas – Je suis lié par plusieurs liens, je sens plusieurs êtres qui me lient, parce que les degrés de la beauté sont divers et distincts. L’un m’enflamme et me lie pour telle raison, d’autres pour telle autre raison.
[142] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 10 : 1.IV. Comme on lie l’être humain en plusieurs façons – Parmi les choses capables de lier, la plupart lient les humains plutôt que les bêtes brutes, et beaucoup lient les esprits vifs plutôt que les stupides ; car ceux qui ont abondance de facultés et de pouvoirs envisagent un plus grand nombre de parties, de circonstances et de fins, et sont par conséquent animés par davantage d’appétits.
[143] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 71-72 : 3.XIII. Principal effet du lien – Un unique amour, un unique lien fait toutes choses une ; mais il prend divers visages en diverses choses, de sorte que le même lie différemment ce qui est différent. Ainsi dit-on de Cupidon qu’il est à la fois supérieur et inférieur, tout nouveau et très ancien, aveugle et infiniment lucide, lui qui fait que toutes choses, de toutes leurs forces, demeurent en elles-mêmes et ne s’écartent pas d’elles-mêmes, pour la pérennité de leur espèce. Cependant, pour la vicissitude des êtres particuliers, il fait en sorte que, d’une certaine manière, individuellement, elles s’écartent d’elles-mêmes, lorsque l’amant désire vivement se transporter dans l’être aimé ; et que, de soi-même encore, elles se délient, s’entr’ouvrent, s’ouvrent tout grand lorsque l’amant de tout son être désire recevoir en soi et absorber l’aimé. Ainsi donc, le lien par lequel les choses veulent être là où elles sont, et ne pas perdre ce qu’elles ont, ne laisse pas d’être aussi celui par lequel elles veulent être partout, et avoir ce qui leur manque. D’où vient cela ? d’un certain contentement de ce qu’elles possèdent déjà, mais aussi d’un désir et d’un appétit pour ce qui est éloigné et qu’elles pourraient posséder, et enfin d’amour pour toutes choses – puisque, par un bien, un vrai particulier et fini, ne se peuvent assouvir un appétit ni un intellect particuliers, qui ne regardent leurs objets qu’en vue du bien universel et du vrai universel. En sorte que, par un même lien, une puissance finie dans une matière définie éprouve en même temps la constriction et le déserrement, le morcellement et la dispersion. Tu observeras cette condition générale du lien en chaque lien selon son espèce.
[144] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 137-138.
[145] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 41-42 : 2.XII. Indétermination des liables – Plus les parties du liable sont nombreuses, moins il est limité à des liens bien déterminés. C’est ainsi que la volupté des hommes n’est pas tant circonscrite à une seule période, un seul individu, un seul sexe, que celle des bêtes brutes : tous les chevaux peuvent sans doute également lier une jument, tandis qu’en général tous les hommes ne peuvent en faire autant avec une femme. Ces degrés, cette indétermination qui distinguent l’homme de la bête distinguent aussi l’homme véritable de l’homme grossier, le plus sensible (qui éprouve davantage d’affections) du plus stupide. Et ce que l’on dit pour ce genre de lien, il faut l’étendre à tous les genres et toutes les espèces de liens.
[146] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 54 : 2.XXVIII. Perfection du liable – Est lié parfaitement ce qui est attaché par toutes ses facultés et parties. Le lieur doit donc en reconnaître le nombre, afin qu’il puisse prendre le liable dans ses rets par maintes, voire toutes, s’il le veut attacher à la perfection. Pour lui ne doivent être douteux ni inaccessibles les aliments et les séductions de l’âme et de l’esprit, divers selon leurs diverses puissances.
[147] Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 38, p. 319, cf. aussi Ibid., IV, Proposition 39, Démonstration, p. 320 : Le Corps humain, pour se conserver, a besoin d’un grand nombre d’autres Corps. Mais ce qui constitue la forme du Corps humain est le rapport selon lequel ses parties se communiquent leur mouvement. Donc ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du Corps humain, conserve aussi la forme du Corps humain et fait donc que le Corps humain peut être affecté et peut affecter les corps extérieurs selon des modalités nombreuses ; et donc cela est bon. Ce qui, d’autre part, fait qu’entre les parties du Corps humain s’établit un autre rapport de mouvement et de repos, fait aussi que le Corps humain prend une forme nouvelle, c’est-à-dire (comme il est connu de soi et comme nous l’avons fait observer à la fin de la préface) fait que le Corps humain soit détruit et soit donc rendu totalement incapable d’être affecté selon de nombreuses modalités, cela est donc mauvais. C.Q.F.D.
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[148] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., II, Définition après Proposition 13, Axiome II avant Lemme IV, p. 150 : Quand certains corps de même grandeur ou de grandeur différente sont contraints par les autres corps à rester appliqués les uns contre les autres ou, s’ils se meuvent à la même vitesse ou à une vitesse différente, sont contraints à se communiquer leur mouvement les uns aux autres selon un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux et que tous composent ensemble un seul corps, c’est-à-dire un Individu qui se distingue des autres par cette union des corps.
[149] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 43.
[150] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 181 : Dira-t-on que les corps simples existent dans l’étendue ? Si l’on veut dire qu’ils existent un par un, ou par un nombre, l’absurdité est évidente. À strictement parler, les parties simples n’ont ni essence ni existence qui leur soient propres. Elles n’ont pas d’essence ou de nature interne ; elles se distinguent extrinsèquement les unes des autres, se rapportent extrinsèquement les unes aux autres. Elles n’ont pas d’existence propre, mais composent l’existence : exister, c’est avoir actuellement une infinité de parties extensives. Par infinités plus ou moins grandes, elles composent, sous des rapports divers, l’existence de modes dont l’essence est d’un degré plus ou moins grand.
[151] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 134.
[152] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., IV, Proposition 38, Démonstration, p. 319 : Plus le Corps est capable de telles choses, plus l’Esprit devient capable de percevoir. Aussi ce qui dispose le Corps de cette façon et le rend capable de ces choses est nécessairement bon, c’est-à-dire utile, d’autant plus utile que cela peut rendre le Corps plus capable. Au contraire, cela est nuisible qui rend le Corps moins capable de produire et de recevoir des affections. C.Q.F.D.
[153] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 189 : La triade expressive du mode fini se présente ainsi : l’essence comme degré de puissance ; le rapport caractéristique dans lequel elle s’exprime ; les parties extensives subsumées sous ce rapport, et qui composent l’existence du mode. Mais nous voyons que, dans l’Éthique, un strict système d’équivalences nous conduit à une seconde triade du mode fini : l’essence comme degré de puissance ; un certain pouvoir d’être affecté dans lequel elle s’exprime ; des affections qui remplissent à chaque instant ce pouvoir.
[154] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 204 : La triade complète du mode se présente ainsi : une essence de mode s’exprime dans un rapport caractéristique ; ce rapport exprime un pouvoir d’être affecté ; ce pouvoir est rempli par des affections variables, comme ce rapport, effectué par des parties qui se renouvellent.
[155] Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 7.
[156] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 202 : Le conatus d’un corps composé est aussi bien l’effort de maintenir ce corps apte à être affecté d’un grand nombre de façons.
[157] Cf. Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 16 : 1.XI. Qui lie – Ainsi donc, sait lier celui qui détient la raison de l’univers – ou du moins la nature de la chose particulière qu’il doit lier, sa disposition, son inclination, sa manière, son usage, sa fin.
[158] Giordano Bruno, Des liens, op. cit., p. 31.
[159] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 208-209 : En premier lieu, il y a un ordre des essences, déterminé par les degrés de puissance. Cet ordre est un ordre de convenance totale : chaque essence convient avec toutes les autres, toutes les essences étant comprises dans la production de chacune. Elles sont éternelles, et l’une ne pourrait pas périr sans que les autres ne périssent aussi. L’ordre des rapports est fort différent : c’est un ordre de composition suivant des lois. Il détermine les conditions éternelles sous lesquelles les modes passent à l’existence, et continuent d’exister tant qu’ils conservent la composition de leur rapport. Tous les rapports se composent à l’infini, mais non pas tout rapport avec tout autre. Nous devons considérer, en troisième lieu, un ordre des rencontres. C’est un ordre de convenances et de disconvenances partielles, locales et temporaires. Les corps existants se rencontrent par leurs parties extensives, de proche en proche. Il se peut que les corps qui se rencontrent aient précisément des rapports qui se composent d’après la loi (convenance) ; mais il se peut que, les deux rapports ne se composant pas, l’un des deux corps soit déterminé à détruire le rapport de l’autre (disconvenance). Cet ordre des rencontres détermine donc effectivement le moment où un mode passe à l’existence (quand les conditions fixées par la loi sont remplies), la durée pendant laquelle il existe, le moment où il meurt ou est détruit. Spinoza le définit à la fois comme “l’ordre commun de la Nature”, comme l’ordre des “déterminations extrinsèques” et des “rencontres fortuites”, comme l’ordre des passions.
[160] Gilles Deleuze, La voix de Gilles Deleuze en ligne, cours à l’université Paris VIII Vincennes, cours 12 du 17/03/81, première partie, transcription Yaëlle Tannau, http://wayback.archive.org/web/20160324142450/http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=151.
[161] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 182 : La théorie de l’existence chez Spinoza comporte donc trois éléments : l’essence singulière, qui est un degré de puissance ou d’intensité ; l’existence particulière, toujours composée d’une infinité de parties extensives ; la forme individuelle, c’est-à-dire le rapport caractéristique ou expressif, qui correspond éternellement à l’essence du mode, mais aussi sous lequel une infinité de parties se rapportent temporairement à cette essence. Dans un mode existant, l’essence est un degré de puissance ; ce degré s’exprime dans un rapport ; ce rapport subsume une infinité de parties.
[162] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 182 : Il faut donc reconnaître qu’une essence de mode (degré de puissance) s’exprime éternellement dans un certain rapport gradué. Mais le mode ne passe pas à l’existence avant qu’une infinité de parties extensives ne soient actuellement déterminées à entrer sous ce même rapport.
[163] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 90 : En vendant son temps, en se faisant le sujet de ce à quoi on l’emploie, le salarié place le sens de son existence entre les mains de ceux qu’elle indiffère, voire dont la vocation est de la fouler aux pieds. Le salariat a permis à des générations d’hommes et de femmes de vivre en éludant la question du sens de la vie, en “se rendant utile”, en “faisant carrière”, en “servant”. Il a toujours été loisible au salarié de remettre cette question à plus tard – disons : jusqu’à la retraite – tout en menant une honorable vie sociale. Et comme il est “trop tard”, paraît-il, une fois retraité, pour se la poser, il ne reste plus qu’à attendre patiemment la mort. On aura ainsi réussi à passer une vie entière sans avoir eu à entrer dans l’existence. Le Cri de Munch ne dessine pas pour rien, encore aujourd’hui, le véritable visage de l’humanité contemporaine. Ce qu’il ne trouve pas, ce désespéré, sur sa jetée, c’est la réponse à la question “comment vivre ?”.
[164] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 154.
[165] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 16.
[166] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 14.
[167] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 13-14 : L’émeute organisée est à même de produire ce que cette société est incapable d’engendrer : des liens, vivants et irréversibles. […] Dans l’émeute, il y a production et affirmation d’amitiés, configuration franche du monde, possibilités d’agir nettes, moyens à portée de main. La situation a une forme et l’on peut s’y mouvoir. Les risques sont définis, à la différence de tous ces “risques” nébuleux que les gouvernants se plaisent à faire planer au-dessus de nos existences. L’émeute est désirable comme moment de vérité. Elle est suspension momentanée de la confusion : dans les gaz, les choses sont curieusement claires et le réel enfin lisible.
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[168] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 69 : La passion française de l’institution provient d’une défiance proprement chrétienne envers la vie. La grande malice de l’idée d’institution est de prétendre qu’elle nous affranchirait du règnes des passions, des aléas incontrôlables de l’existence, qu’elle serait un au-delà des passions quand elle n’est que l’une d’elles, et certainement l’une des plus morbides. L’institution se veut un remède aux hommes, à qui on ne peut décidément pas faire confiance, peuple ou dirigeant, voisin, frère ou inconnu. Ce qui la gouverne, c’est toujours la même fadaise de l’humanité pècheresse, sujette au désir, à l’égoïsme, à la concupiscence, qui doit se garder d’aimer quoi que ce soit en ce monde et de céder à ses penchants tous uniformément vicieuse.
[169] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 15-17 : L’espoir, voilà au moins une maladie dont cette civilisation ne nous aura pas infectés. Nous ne sommes pas désespérés pour autant. Nul n’a jamais agi par espoir. L’espoir a partie liée à l’attente, au refus de voir ce qui est là, à la crainte de faire effraction dans le présent, bref : à la crainte de vivre. Espérer, c’est se déclarer par avance sans prise sur ce dont on attend pourtant quelque chose. C’est se mettre en retrait du processus pour ne pas avoir à tenir à son résultat. C’est vouloir que les choses soient autrement sans en vouloir les moyens. C’est une lâcheté. Il faut savoir à quoi l’on tient, et s’y tenir. Quitte à se faire des ennemis. Quitte à se faire des amis. […] L’espoir, cette très légère mais constante impulsion vers demain qui nous est communiquée de jour en jour, est le meilleur agent du maintient de l’ordre. On nous informe de problèmes à quoi nous ne pouvons rien, mais à quoi il y aura sûrement demain des solutions. Tout l’écrasant sentiment d’impuissance que cette organisation sociale cultive en chacun à perte de vue n’est qu’une immense pédagogie de l’attente. C’est une fuite du maintenant. Or il n’y a jamais eu, il n’y a et il n’y aura jamais que du maintenant. […] Si nous sommes si enclins à fuir le maintenant, c’est qu’il est le lieu de la décision. Il est le lieu du “j’accepte” ou du “je refuse”. Il est le lieu du “je laisse filer” ou du “j’y tiens”. Il est le lieu du geste logique qui suit immédiatement la perception. Il est le présent, et donc le lieu de la présence. Il est l’instant sans cesse reconduit, de la prise de parti. Penser en termes éloignés est toujours plus confortable. “À la fin”, les choses changeront ; “à la fin”, les êtres seront transfigurés. En attendant, continuons ainsi, restons ce que nous sommes. Un esprit qui pense en termes d’avenir est incapable d’agir dans le présent. Il ne cherche pas la transformation : il l’évite. Le désastre actuel est comme l’accumulation monstrueuse de tous les diffèrements du passé, à quoi s’ajoutent en un éboulement permanent ceux de chaque jour et de chaque instant. Mais la vie se joue toujours maintenant, et maintenant, et maintenant.
[170] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 64 : Il nous faut abandonner l’idée qu’il n’y a politique que là où il y a vision, programme, projet et perspective, là où il y a finalité, décisions à prendre et problèmes à résoudre. Il n’y a de véritablement politique que ce qui surgit de la vie et fait d’elle une réalité déterminée, orientée. Et cela naît du proche et non de la projection vers lointain. Le proche ne veut pas dire le restreint, le borné, l’étroit, le local. Cela veut plutôt dire l’accordé, le vibrant, l’adéquat, le présent, le sensible, le lumineux et le familier – le préhensible et compréhensible. Ce n’est pas une notion spatiale, mais éthique. La distance géographique est inapte à nous éloigner de ce dont nous nous sentons proches. Être voisins, à l’inverse, ne rapproche pas toujours. C’est seulement au contact que se découvrent l’ami et l’ennemi. Une situation politique ne procède pas d’une décision, mais du choc ou de la rencontre de plusieurs décisions. Qui part du proche ne renonce pas au lointain, il se donne juste une chance d’y arriver. Car c’est toujours depuis l’ici et maintenant que se donne le lointain. C’est toujours ici que le lointain nous touche et que nous nous en soucions. Et ce quelle que soit la puissance d’arrachement des images, de la cybernétique et du social.
[171] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 43.
[172] Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 129 : C’est pourtant le premier pas. Car, à partir de cette positivité, nous pourrons former l’idée de ce qui est commun au corps affectant et au corps affecté, au corps extérieur et au nôtre. Or nous verrons que cette “notion commune”, elle, est nécessairement adéquate : elle est dans l’idée de notre corps comme elle est dans l’idée du corps extérieur ; elle est donc en nous comme elle est en Dieu ; elle exprime Dieu et s’explique par notre puissance de penser.
[173] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 29-30.
[174] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 85 : Seule une affirmation a la puissance d’accomplir l’œuvre de la destruction. Le geste destituant est donc désertion et attaque, élaboration et saccage, et cela d’un même geste. Il défie dans le même temps les logiques admises de l’alternative et de l’activisme. Ce qui se joue en lui, c’est un nouage entre le temps long de la construction et celui plus saccadé de l’intervention, entre la disposition à jour de notre bout de monde et la disposition à le mettre en jeu. Avec le goût de risquer se perdent les raisons de vivre. Le confort, qui émousse les perceptions, se repaît de répéter des mots qu’il vide de sens et préfère ne rien savoir, est son véritable ennemi intérieur. Il n’est pas question, ici, d’un nouveau contrat social, mais d’une nouvelle composition stratégique des mondes. Le communisme est le mouvement réel qui destitue l’état de chose existant.
[175] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 138.
[176] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 139.
[177] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 140 : Le communisme ne se joue pas dans le renoncement à soi, mais dans l’attention au moindre geste. C’est une question de plan de perception, et donc de façon de faire. Une question pratique. Ce à quoi la perception des entités – individuelles ou collectives – nous barre l’accès, c’est au plan où les choses se passent réellement, au plan où les puissances collectives se font et se défont, se renforcent ou s’effilochent. C’est sur ce plan et là seulement que le réel, y compris le réel politique, devient lisible et fait sens. Vivre le communisme, ce n’est pas travailler à faire exister l’entité à laquelle on adhère, mais déployer et approfondir un ensemble de liens, c’est-à-dire parfois en trancher certains. L’essentiel se passe au niveau de l’infime. Pour le communiste, le monde des faits importants s’étend à perte de vue. C’est toute l’alternative entre individuel et collectif que la perception en termes de liens vient révoquer positivement. Un “je” qui, en situation, sonne juste peut être un “nous” d’une rare puissance. Aussi bien, le bonheur propre à toute Commune renvoie à la plénitude des singularités, à une certaine qualité de liens, au rayonnement en son sein de chaque fragment de monde – fin des entités, de leur surplomb, fin des claustrations individuelles et collectives, fin du règne du narcissisme. […] Ce qu’il y a à déserter, ce n’est pas “la société” ni la “vie individuelle”, mais le couple qu’ils font ensemble. Il nous faut apprendre à nous mouvoir sur un autre plan.
[178] Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 148.
[179] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 73-74 : Briser le cercle qui fait de sa contestation l’aliment de ce qui nous domine, marquer une rupture dans la fatalité qui condamne les révolutions à reproduire ce qu’elles chassent, rompre la cage de fer de la contre-révolution, telle est la vocation de la destitution. La notion de destitution est nécessaire pour libérer l’imaginaire révolutionnaire de tous les vieux fantasmes constituants qui l’entravent, de tout héritage trompeur de la Révolution française. Elle est nécessaire pour trancher au sein de la logique révolutionnaire, pour opérer un partage à l’intérieur même de l’idée d’insurrection.
[180] Cf. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XXXV, Traitant de la peinture et des couleurs, traduction Émile Littré, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1877, p. 475-476, http://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre35.htm : Protogène résidait à Rhodes ; Apelle, ayant débarqué dans cette île, fut avide de connaître les ouvrages d’un homme qu’il ne connaissait que de réputation ; incontinent il se rendit à l’atelier. Protogène était absent, mais un grand tableau était disposé sur le chevalet pour être peint, et une vieille femme le gardait. Cette vieille répondit que Protogène était sorti, et elle demanda quel était le nom du visiteur : “Le voici,” répondit Apelle ; et, saisissant un pinceau, il traça avec de la couleur, sur le champ du tableau, une ligne d’une extrême ténuité. Protogène de retour, la vieille lui raconte ce qui s’était passé. L’artiste, dit-on, ayant contemplé la délicatesse du trait, dit aussitôt qu’Apelle était venu, nul autre n’étant capable de rien faire d’aussi parfait. Lui-même alors, dans cette même ligne, en traça une encore plus déliée avec une autre couleur, et sortit en recommandant à la vieille de la faire voir à l’étranger, s’il revenait, et de lui dire : “Voilà celui que vous cherchez.” Ce qu’il avait prévu arriva : Apelle revint, et, honteux d’avoir été surpassé, il refendit les deux lignes avec une troisième couleur, ne laissant plus possible même le trait le plus subtil. Protogène, s’avouant vaincu, vola au port chercher son hôte. On a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche admirée de tout le monde, mais surtout des artistes.
[181] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 36 : Nous proposons une autre perception des choses, une autre façon de les prendre.
[182] Cf. Baruch Spinoza, Éthique, op. cit., III, Proposition 8, p. 206 : L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’enveloppe pas un temps fini mais un temps indéfini.
et Ibid., III, Proposition 9, p. 207 : Aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes qu’en tant qu’il a des idées confuses, l’Esprit s’efforce de persévérer dans son être pour une durée infinie, et il est conscient de son effort.
[183] Cf. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 147-149 : Deleuze disait de 1968 que ce fut un “phénomène de voyance : une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose.” Ce à quoi Benjamin ajoutait : “La voyance est la vision de ce qui est en train de prendre forme : […] Percevoir exactement ce qui arrive à la seconde même est plus décisif que savoir par avance le futur lointain.” […] Voir, c’est parvenir à sentir les formes. Contrairement à ce qu’un mauvais héritage philosophique nous a inculqué, la forme ne relève pas de l’apparence visible, mais du principe dynamique. La véritable individuation n’est pas celle des corps, mais celle des formes. Il suffit de se pencher sur le processus d’idéation pour s’en convaincre : rien n’illustre mieux l’illusion du Moi individuel et stable que la croyance que j’aurais des idées tant il est clair que les idées me viennent, sans même que je sache d’où, de processus neuronaux, musculaires, symboliques si enfouis qu’elles affluent naturellement en marchant, ou quand je m’endors et que cèdent les frontières du Moi. Une idée qui surgit, c’est un bon exemple de forme : dans son énoncé entrent en constellation sur le plan du langage quelque chose d’infra-individuel – une part de nous, un éclat d’expérience, un bout d’affect – et quelque chose de supra-individuel. Une forme est quelque chose qui tient rassemblés en soi, en une unité tendue, dynamique, des éléments hétérogènes du Moi et du monde.
[184] Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique Jacques Poot et Compagnie, 1873, p. 34.