sept.222022
Ubique et axiomatique du Capital
dans la catégorie Informatologie
Le capitalisme se forme quand le flux de richesse non qualifié rencontre le flux de travail non qualifié, et se conjugue avec lui. C’est ce que les conjonctions précédentes, encore qualitatives ou topiques, avaient toujours inhibé (les deux principaux inhibiteurs, c’étaient l’organisation féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes). Autant dire que le capitalisme se forme avec une axiomatique générale des flux décodés
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux : Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 565
On appellera « ubique » tout ce que l’on désigne tantôt par le signifiant « informatique », tantôt – et de plus en plus – par celui de « numérique ».
L’ubique est le nom et l’objet d’une enquête. Celle-ci a pour objectif de déterminer le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire de l’ubique. Peut-on se fier et prendre appui sur l’ubique dans une visée émancipatrice ? Ou, au contraire, l’ubique doit-elle être combattue en raison des incomparables moyens de contrôle et de domination qu’elle fournit ?
Nos explorations, tant génétiques qu’archéologiques, ont confirmé la nature mathématique de l’ubique. Nous y avons notamment évoqué comment l’ubique s’avérait la technique idéale pour mettre en œuvre la méthode axiomatique, celle-ci consistant en un enchaînement mécanique de règles permettant de déduire tous les théorèmes d’une théorie mathématique à partir de propositions prises comme hypothèses et jamais démontrées – les axiomes. Or les travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari ont montré que l’on pouvait trouver une analogie entre l’axiomatique et le fonctionnement des sociétés modernes du capitalisme. Il est par conséquent intéressant de s’arrêter sur ce point qui nous permettra de dépasser le domaine des mathématiques pour aborder des considérations politiques.
C’est bien un rapport d’analogie que l’on peut établir entre le Capital et les axiomatiques formelles des mathématiques – un rapport de rapports. On se fourvoierait à le concevoir comme une simple métaphore, où une caractéristique de l’un correspondrait à une propriété de l’autre – dans une comparaison un à un. Ce sont plutôt les manières dont les éléments constitutifs de l’économie politique capitaliste s’organisent entre eux qui se calquent sur les façons qu’ont les axiomatiques logico-déductives de répondre aux problèmes qui se posent à elles. En ce sens, le capitalisme n’est pas simplement comparé à une axiomatique mais il en adopte les méthodes de fonctionnement – et se heurte aux mêmes limites.
Il serait tout autant erroné de poser une telle analogie entre l’ubique et une axiomatique. L’ubique n’est pas une axiomatique. L’ubique n’est pas comparable à une axiomatique. L’ubique ne fonctionne pas comme une axiomatique. Le rapport entre ubique et axiomatique est fondamentalement différent : l’ubique permet à une axiomatique de fonctionner, de se réaliser.
Ces mises en garde précisées, voyons comment, par analogie, le capitalisme fonctionne comme une axiomatique et comment l’ubique est capable de mettre en œuvre ce fonctionnement.
Lorsqu’on axiomatise une théorie mathématique, on aboutit à un système d’axiomes portant sur des objets non qualifiés, c’est-à-dire se présentant uniquement comme des signes sans signification. La seule chose qui importe, ce sont les relations qu’entretiennent ces signes entre eux, quoi qu’ils puissent représenter.
On peut bien définir une droite comme passant par deux points ou un plan comme contenant une droite et un point extérieur à celle-ci, les notions de points, de droites et de plans n’ont pas dans l’axiomatisation de la géométrie les significations qu’on leur accorde couramment en géométrie. Elles n’en ont aucune. Et on pourrait tout aussi bien les remplacer par d’autres signifiants – par « tables », « chaises » et « chopes de bière » avait l’habitude de plaisanter David Hilbert, père de l’axiomatique moderne – ou plus prosaïquement par des x, des y et des z.
Or, c’est également sur des flux non qualifiés qu’opère le Capital. En premier lieu – et axiome principal – en conjuguant le travail et la richesse. Peu importe que cette dernière soit foncière, marchande ou financière. De même qu’il est égal que le travail consiste à cultiver des légumes, façonner du métal ou écrire un livre. Pour le capitalisme, le travail est sans qualité, quelconque. Et la richesse se présente nue, universelle. Il n’y a que du travail abstrait et de la valeur quelle que soit son utilité.
Tant l’axiomatique que le Capital fonctionnent à un degré d’abstraction ayant évacué toute signification aux objets qu’ils manipulent. C’est précisément – nous l’avons vu – à ce niveau qu’opère l’ubique : dans un processus d’abstraction de la réalité manipulant des bits d’informations dénuées de sens.
Mais le capitalisme serait bien impuissant s’il en restait à ce niveau formel sans réussir à se concrétiser dans la vie réelle. De même, une axiomatique serait de peu d’utilité si ses règles abstraites ne trouvaient à s’appliquer sur des objets mathématiques définis.
C’est pourquoi l’une des principales caractéristiques d’une axiomatique mathématique est qu’elle se réalise dans ce qu’on appelle des modèles. Toute théorie axiomatisée s’applique ainsi à différents modèles de réalisation qui, bien qu’hétérogènes, n’en sont pas moins isomorphes, c’est-à-dire partageant une même structure de relations, une même forme, définie justement par l’axiomatique. Pour rendre ceci plus clair, prenons comme exemple l’axiome énonçant qu’à tout élément x, on peut associer un élément e, tel qu’il existe une relation entre x et e dont le résultat est x. Cet axiome se réalise dans l’addition des entiers naturels avec e = 0, on a en effet x + 0 = x. Mais on trouve également une réalisation de cet axiome dans la multiplication des nombres réels en prenant e = 1 : x * 1 = x. Ou pour sortir de l’arithmétique, si l’on considère les transformations géométriques, un tel élément e consiste dans la transformation laissant tout point invariant. Etc.
Cette propriété d’isomorphisme des modèles de réalisation est d’ailleurs ce qui assure la fécondité de la méthode axiomatique. En axiomatisant une théorie mathématique, on peut en déduire des règles s’appliquant sur tout modèle de réalisation de cette axiomatique, où ces règles étaient insoupçonnées.
Or, si l’on revient au capitalisme, les États modernes peuvent être vus comme autant de modèles de réalisation de l’axiomatique du Capital. En dépit de leur différences indéniables, tous ces États, qu’ils soient totalitaires, démocratiques, socialistes ou libéraux, effectuent la même axiomatique, obéissant à un niveau d’abstraction supérieur aux règles du marché mondialisé.
Leur hétérogénéité peut de même être notamment comprise comme découlant d’une autre propriété des axiomatiques logico-déductives : pouvoir ajouter ou retirer des axiomes jusqu’à saturation – lorsque l’ajout d’un axiome supplémentaire rendrait le système contradictoire – ou appauvrissement – lorsqu’un retrait additionnel rendrait l’axiomatique incapable de permettre une déduction complète à partir des axiomes restants. Ainsi les États dits socialistes ou sociaux-démocrates auraient cette tendance à l’adjonction d’axiomes censés réguler le fonctionnement automatique du Capital. Alors que les États néolibéraux restreindraient le plus possible le nombre d’axiomes de manière à laisser les lois du marché s’exercer sans contrainte.
Et l’ubique est ici encore une technique parfaitement appropriée pour permettre cet isomorphisme. En modifiant les valeurs que peuvent prendre telle ou telle variable d’un programme ubique, ce dernier produit autant de résultats distincts et pourtant structurés de manière similaire. De même, l’ajout ou le retrait de variables ou de conditions algorithmiques sur celles-ci autorisera à un traitement ubique plus ou moins contraint.
Bref, tout système axiomatique est susceptible d’être codé ubiquement. Or, si l’on accepte l’analogie entre axiomatique et capitalisme, on ne peut qu’en conclure, par transitivité, que les principes fonctionnels du capitalisme sont susceptibles d’être mis en œuvre par l’ubique. Est-ce à dire que l’ubique est irrémédiablement condamné à faire fonctionner l’axiomatique du Capital ?
Ce serait aller un peu vite en besogne ! Car toute axiomatique possède ses limites. Bien que se voulant universelle, une axiomatique n’est jamais capable de tout embrasser dans ses filets. C’est le sens du théorème d’incomplétude de Gödel que nous avons vu précédemment : toute axiomatique se heurte à certaines propositions qui restent irrévocablement indécidables. Cela peut être également conclu du fait qu’il a été démontré que toute axiomatique suffisamment élaborée possède un modèle de réalisation dans l’arithmétique des entiers. Bien que ce soit un domaine infini, cette dernière ne manipule que des éléments discrets et se révèle donc incapable d’appréhender la puissance du continu, qui échappe par conséquent à toute axiomatique.
De même, ce qui confirme l’analogie avec une axiomatique, le capitalisme est inévitablement confronté à des limites. Celles-ci peuvent être externes, comme celle qui devient de plus en plus patente dans l’extraction de ressources naturelles qui existent en quantités nécessairement limitées, tandis qu’un axiome constitutif du Capital exige de celui-ci une croissance illimitée. L’acceptation des lois du capitalisme par les formations sociales, dont ce dernier se nourrit en les exploitant, en constitue également une limite externe. Et le Capital possède par ailleurs des limites internes comme la baisse tendancielle du taux de profit, mise en lumière par l’analyse marxienne – soit la contradiction découlant de la nécessité du Capital de produire toujours plus de survaleur, c’est-à-dire toujours plus de profit par rapport au capital investi en moyens de production et en salaires et donc, du fait d’un environnement concurrentiel, de réduire irrésistiblement la part dévolue au paiement de la force de travail, par exemple en la remplaçant grâce aux gains de productivité engendrés par les nouvelles technologies – telles que l’ubique –, alors qu’un axiome premier du capitalisme veut que seul le travail humain génère de la valeur. Bref, le Capital n’a de cesse de tarir la source à laquelle il s’abreuve.
Bien entendu, le Capital s’efforce – et parvient – à constamment déplacer les bornes auxquelles il se heurte et qui le contraignent. Tout comme une axiomatique cherche à incorporer, en ajoutant ou en retirant des axiomes, les propositions qui lui échappent. Il n’empêche qu’il existera toujours des limites infranchissables, pour une axiomatique comme pour le Capital – ce qui n’est pas pour nous étonner si nous acceptons l’analogie entre les deux.
Que signifient ces limites et ces lignes de fuite pour l’ubique ? Nous avons refusé l’analogie entre cette dernière et l’axiomatique et posé que l’ubique pouvait faire fonctionner une axiomatique. Mais nous n’avons jamais affirmé que l’ubique était limitée à cela. Ainsi, l’ubique est potentiellement capable de traitements échappant à l’axiomatique qu’elle met en œuvre. Rien n’oblige l’ubique à faire tourner l’axiomatique du Capital. Au contraire, l’ubique est susceptible d’être utilisée à son encontre.
Ce qui nous fait certes retomber sur la question motivant notre enquête : l’ubique est-elle conservatrice ou révolutionnaire ? Mais nous sommes désormais en mesure d’affirmer qu’il n’existe de réponse catégoriquement positive ou négative à cette question. Nous pouvons dès lors considérer l’ubique comme étant en tension entre deux pôles – l’un confortant la domination du capitalisme et l’autre permettant de s’en émanciper. Et nous devons poursuivre notre enquête…


