Précédemment, nous n’avons abordé la relation entre l’ubique et le système de domination capitaliste qu’indirectement. Partant de l’analogie entre le capitalisme et les axiomatiques logiques, puisque l’ubique permet de mettre en œuvre ces dernières, nous en avons déduit, par transitivité, que l’ubique devait également être un moyen approprié pour faire fonctionner le capitalisme. Mais nous pouvons désormais approfondir notre compréhension de ce qui lie capitalisme et ubique – tout du moins le pôle conservateur de l’ubique.

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une “gigantesque collection de marchandises” […] Ainsi commence le premier chapitre du livre I du Capital, dans lequel Karl Marx élabore une analyse de ce qu’est le capitalisme. Et cette première phrase contient déjà en substance tout ce qui caractérise la nature et le fonctionnement du capitalisme : un système entièrement soumis au concept abstrait de marchandise – dont l’analyse montrera qu’il en découle toutes les autres catégories capitalistes : travail, argent, valeur, capital – et une dynamique qui ne peut être que celle de l’accumulation perpétuelle et universelle – aboutissant à une « gigantesque collection » devant toujours être poursuivie et étendue. Or tout ce que nous avons vu jusqu’à présent à propos de l’ubique nous permet de conclure de manière similaire : la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de pensée scientifique et technique de l’ubique apparaît comme une gigantesque collection de calculs. Détaillons…

Qu’est-ce qu’une marchandise ? C’est quelque chose – objet matériel ou service – qui peut être échangé – c’est-à-dire dans le système capitaliste : vendu et acheté – sur un marché. En vertu de quoi, une marchandise du point de vue capitaliste est un être artificiel par essence biface : sa face concrète est l’objet particulier ou le service particulier que l’on vend ou que l’on achète pour son utilité effective particulière – sa valeur d’usage – et qui est le produit d’un travail humain particulier ; sa face abstraite se manifeste par ce qui rend la marchandise comparable à toute autre – notamment à la marchandise dite universelle qu’est l’argent – et donc susceptible d’être échangée contre elle – sa valeur d’échange. Et à un niveau supérieur d’abstraction, c’est le produit de tout travail humain indifférencié : sa valeur – tout court.

Or cette caractéristique d’avoir deux visages peut se retrouver dans les calculs de l’ubique. Car qu’est-ce qu’un calcul du point de vue de l’ubique ? Nous l’avons vu au cours de notre enquête, dans la génétique de l’ubique : c’est le résultat auquel aboutit une machine de Turing. C’est là la face concrète du calcul : être la décision particulière obtenue mécaniquement par l’ubique. Mais nous avons vu également qu’existaient des machines de Turing dites universelles – dont font partie nos ordinateurs actuels – capables d’exécuter n’importe quelle machine de Turing particulière. Ainsi, à un niveau d’abstraction supérieur, un calcul particulier n’est jamais qu’une décision, parmi tous les calculs décidables, à laquelle une machine universelle de Turing est à même d’aboutir. C’est là la face abstraite du calcul : être, certes, un résultat particulier, mais juste un parmi tout ce qui est calculable – ou, dit autrement, être l’une des décisions qu’il est possible d’obtenir par l’ubique parmi tout ce qui est décidable.

C’est par cette face abstraite – via le concept de machine universelle de Turing – que l’ubique cherche à coloniser progressivement le domaine du calculable, du décidable, dans une dynamique d’expansion visant à recouvrir l’intégralité de ce domaine. Il s’agit là de la même dynamique par laquelle le capitalisme – via le concept de valeur – cherche à coloniser progressivement tout le domaine du « marchandisable ». Ainsi le capitalisme est-il une collection gigantesque constamment accrue de marchandises et l’ubique une collection constamment étendue de calculs.

Il faut bien insister sur le fait que dans les deux cas, bien qu’un support concret lui soit nécessaire, c’est par sa face abstraite – machine universelle de Turing pour l’ubique et valeur pour le capitalisme – que l’ubique et le capitalisme sont engagés dans un mouvement extensif s’auto-entretenant. C’est-à-dire que ce n’est pas le besoin concret et particulier d’un produit ou d’un service qui préside à sa production en tant que marchandise pour le capitalisme, mais le fait que cette marchandise étend l’empire de la valeur. Autrement dit, le capitalisme reste indifférent au contenu particulier de ce qui est marchandisé : que cela améliore la qualité de vie ou, au contraire, remette en cause la vie même, la marchandise – qu’elle soit arme de destruction massive, produit polluant, infrastructure d’oppression ou prothèse médicale, objet utilitaire, performance artistique, poison ou médicament, service culturel ou sexuel, etc. – sera produite par le capitalisme. Parce qu’elle a une valeur.

De manière similaire, serait-ce moins le besoin concret et particulier d’une décision à un problème particulier qui préside à programmer un calcul que celui d’étendre l’empire du calculable par l’ubique ? Une réponse affirmative permettrait en tout cas de comprendre le moteur du déferlement de l’ubique ces dernières décennies dans toutes les activités humaines : sociales, économiques, administratives, ludiques, médicales, politiques, etc. Et là aussi, la théorie de l’information – que nous examinerons prochainement dans notre enquête — est explicitement indifférente au contenu faisant l’objet d’une communication ubique. Peu importe pour l’ubique que le message soit constructif ou destructeur, d’amour ou de haine, etc. — il se doit d’être calculé et communiqué. Parce qu’il est calculable par une machine universelle de Turing.

Dans les deux cas, le principe abstrait, qui cependant nécessite de s’incarner dans un support concret, ne se maintient que par sa propre extension en reconduisant ce mouvement expansionniste à l’infini.

Et puisque nous avons qualifié de colonisation la dynamique auto-reproductrice visant à étendre l’empire de la valeur capitaliste comme celui du calcul ubique, il nous faut remarquer que les frontières délimitant ce qui en fait ou non partie restent dans les deux cas indéfinies. On a vu que, génétiquement, l’ubique est incapable de savoir a priori si un calcul aboutira à une décision ou non. De même, le capitalisme ne saurait décider a priori si un produit ou un service est « marchandisable » ou non, s’il est issu ou pas d’un travail productif. Il faut que soit produit concrètement le résultat de ce travail particulier pour savoir s’il permet un accroissement de valeur. L’incertitude est de même nature, ne pouvant être résolue que par la face concrète du calcul ou de la marchandise. Dans les deux cas, c’est justement ce qui permet que ces frontières soient constamment tentées d’être repoussées. Quitte à forcer le réel à rentrer dans ce qui est calculable ou marchandisable, par une opération d’abstraction et en laissant de côté, en ignorant, tout ce qui empêche la calculabilité ou la « marchandabilité » – en somme tout ce qui est informel – que l’on peut prendre au double sens de ce qui n’a pas de forme suffisamment malléable, ou qui ne peut faire l’objet d’une information quantifiée.

Enfin, comme nous somme partis du Capital pour examiner la similarité entre capitalisme et ubique, nous pouvons également prendre appui sur l’une des principales conclusions mises à jour par Marx sur la nature du capitalisme. À première vue, celui-ci semble reposer sur des cycles dans lesquels une marchandise serait convertie en argent, qui à son tour permettrait l’achat d’une autre marchandise et ainsi de suite. Soit symboliquement un cycle M-A-M, où M représente une marchandise – comme toutes sont équivalentes du point de vue de la valeur, il n’y a pas lieu de différencier la marchandise de départ de celle à laquelle on aboutit – et A de l’argent. Or, le véritable moteur du capitalisme selon Marx serait en réalité un cycle A-M-A’, où de l’argent A sert à produire une marchandise M permettant d’obtenir plus d’argent A’.

En ce qui concerne l’ubique, on pourrait penser qu’il est mu par des cycles où un calcul C permettrait d’obtenir une information I, qui à son tour servirait à un nouveau calcul et ainsi de suite. Soit symboliquement un cycle C-I-C – tous les calculs étant équivalents du point de vue d’une machine universelle de Turing, il n’y a pas lieu non plus de différencier le calcul de départ et celui auquel on aboutit. Or, le véritable moteur de l’ubique n’est-il pas en réalité un cycle I-C-I’, où de l’information I sert à produire un calcul C permettant d’obtenir davantage d’information I’ ?

S’il fallait une preuve empirique à cette formule I-C-I’, l’émergence ces dernières années de ce que l’on nomme « big data » nous en fournit une toute trouvée. Les algorithmes dits d’auto-apprentissage en intelligence artificielle – ou machine learning – ne parviennent à une efficacité qu’à la condition d’être nourris, éduqués, avec suffisamment de données, d’informations et produisant un surcroît d’informations, soit une plus-value d’informations.

Dès lors, la production de davantage d’informations devient une condition vitale pour ces calculs. La finalité de l’ubique devient alors l’accroissement infini de la production d’informations et non de calculs – qui nécessitent toujours des besoins concrets : aboutir à telle décision particulière. Tout comme la finalité du capitalisme est l’accroissement infini de la production d’argent et non de marchandises – qui nécessitent toujours des besoins concrets : satisfaire telle utilité particulière.

Au terme de cette étude comparative des concepts et principes de fonctionnements au cœur du capital et de l’ubique, on ne peut que conclure à une parfaite adéquation de cette dernière au capitalisme. Mais souvenons-nous que nous n’avons examiné ici qu’un pôle de l’ubique. Or les similitudes que nous avons mis en lumière entre ce pôle et le capitalisme se rapportent toutes à une opération caractéristique : la quantification. La valeur – tout court – d’une marchandise est ce qui permet de la considérer sous son seul aspect quantifié de valeur d’échange par rapport à d’autres marchandises, faisant fi de toute notion qualitative liée à sa valeur d’usage. Le mouvement d’auto-reproduction du capital, mu par la valeur, est une extension quantitative : A’ doit être quantitativement supérieur à A – tout comme I’ doit être quantitativement supérieur à I. Le moteur du Capital est ainsi la réduction économique au nombre, à la comptabilité, à la monnaie, etc., bref au quantifiable.

Dès lors, nous pouvons désormais qualifier de numérique ce pôle capitaliste de l’ubique. C’est dans sa dimension numérique que l’ubique s’avère une science et une technique au service du capitalisme, par sa capacité génétique à opérer des calculs sur des nombres. À partir du moment où le réel peut être abstrait et modélisé dans des nombres – numérisable –, l’ubique est l’outil parfait pour faire tourner le capitalisme.

Reste à voir comment le capitalisme s’est transformé pour rendre le réel quasi exclusivement numérique. Et si ce « quasi » laisse échapper quelque chose qui pourrait relever du pôle antagoniste émancipateur de l’ubique…